Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[2017] 1 R.C.F. 128

A-280-15

2016 CAF 131

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)

c.

Jose de Jesus Bermudez (intimé)

Répertorié : Bermudez c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour d’appel fédérale, juges Ryer, Near et Boivin, J.C.A.—Vancouver, 16 mars; Ottawa, 27 avril 2016.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Perte du droit d’asile — Résidents permanents — Appel d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de l’agente d’audience de soumettre une demande de perte d’asile à la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada à l’égard de l’intimé — L’intimé, un Colombien, a acquis son statut de résident permanent à titre de membre de la catégorie de personnes de « pays source » — Il a par la suite utilisé un passeport colombien pour retourner en Colombie — Un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a transféré le dossier de l’intimé à une agente d’audience aux fins d’examen d’une perte de l’asile — L’intimé a demandé, sans succès, que la demande de constat de perte de l’asile ne soit pas soumise pour des motifs d’ordre humanitaire — La Cour fédérale a déclaré que l’agente d’audience n’était pas tenue de présenter une demande de perte de l’asile dans tous les cas énumérés à l’art. 108(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et qu’elle avait un pouvoir discrétionnaire de s’abstenir de demander le constat de la perte de l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire — Il s’agissait de déterminer si l’agente d’audience a un pouvoir discrétionnaire de prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire au moment de décider s’il y a lieu de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu de l’art. 108(2) de la Loi — L’agente d’audience n’a pas le pouvoir discrétionnaire de prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire — L’interprétation de la Cour fédérale est déraisonnable, car elle a pour effet d’intégrer des considérations à l’art. 108 qui n’ont pas été prévues par le législateur — La Cour fédérale s’est fondée sur le Guide d’exécution de la loi de Citoyenneté et Immigration Canada, lequel n’est pas à jour — Les facteurs n’étaient pas de nature humanitaire en l’espèce — Le libellé de la question certifiée était fondé sur l’art. 25 et celle-ci a reçu une réponse négative — Les non-citoyens n’ont pas le droit d’intégrer des motifs d’ordre humanitaire dans chaque disposition de la Loi — L’art. 25 ne se veut pas un régime d’immigration différent — La portée de l’art. 108 est clairement définie et laisse peu de place au pouvoir discrétionnaire — Le rôle de l’agent d’audience est de déterminer s’il existe des éléments de preuve, à première vue, permettant de présenter une demande de constat de perte de l’asile — Ce rôle prend fin lorsqu’une demande de constat de perte de l’asile est présentée — Il est clair que le législateur a voulu expressément que le droit de rester au Canada soit refusé aux réfugiés qui n’ont plus besoin de la protection de l’État — La portée de l’obligation de l’agent d’audience d’agir avec équité en vertu de l’art. 108 est minime — En l’espèce, l’agente d’audience n’a pas manqué à son obligation d’agir équitablement envers l’intimé — Appel accueilli.

Il s’agissait d’un appel d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de l’agente d’audience de soumettre une demande de perte d’asile à la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada afin qu’elle constate que l’intimé avait perdu son droit d’asile.

L’intimé, une victime colombienne de violence par des paramilitaires, a acquis son statut de résident permanent à titre de membre de la catégorie de personnes de « pays source ». Il est par la suite retourné deux fois en Colombie. Il a été interrogé par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Étant donné que l’intimé transportait un passeport colombien contenant des preuves de ses deux derniers voyages en Colombie, le dossier de l’intimé a été porté à l’attention d’une agente d’audience de l’ASFC aux fins d’examen d’une perte de l’asile. L’intimé a demandé, sans succès, que la demande de constat de perte de l’asile ne soit pas soumise pour des motifs d’ordre humanitaire. La demande de constat de perte de l’asile soutenait que l’intimé s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité et qu’il avait ainsi perdu son droit d’asile. La Cour fédérale a convenu que l’agente d’audience n’était pas tenue de présenter une demande de perte de l’asile dans tous les cas énumérés au paragraphe 108(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et qu’elle avait en fait un pouvoir discrétionnaire de s’abstenir de demander le constat de la perte de l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire.

Il s’agissait en l’espèce de déterminer si l’agente d’audience a un pouvoir discrétionnaire de prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire au moment de décider s’il y a lieu de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu du paragraphe 108(2) de la Loi à l’égard d’un résident permanent.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

L’agente d’audience n’a pas le pouvoir discrétionnaire de prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire pour déterminer s’il y a lieu de présenter une demande de constat de perte de l’asile. L’interprétation de la Cour fédérale selon laquelle les agents d’audience peuvent prendre en compte la preuve dans son ensemble à l’extérieur de la portée des circonstances énumérées à l’article 108 de la Loi, y compris les motifs d’ordre humanitaire, est déraisonnable, car elle a pour effet d’intégrer des considérations à l’article 108 qui n’ont pas été prévues par le législateur. La Cour fédérale s’est fondée sur le Guide d’exécution de la loi (ENF), Chapitre ENF 24 : « Interventions ministérielles » (Guide ENF-24) de Citoyenneté et Immigration Canada, lequel n’est pas à jour, et a pris en compte les facteurs qui y sont énumérés et qui s’appliquent à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par l’agent d’audience. Ces facteurs portaient précisément sur les critères relatifs à la perte d’asile et n’étaient pas de nature humanitaire, si appliqués correctement dans le contexte. L’article 25 est l’un des quelques articles de la Loi qui fait mention de motifs d’ordre humanitaire. En l’espèce, le libellé de la question certifiée était fondé sur l’article 25. En conséquence, il s’agissait de savoir si le pouvoir discrétionnaire relatif aux motifs d’ordre humanitaire, tel qu’envisagé à l’article 25, aurait dû être exercé dans le contexte d’une demande de constat de perte de l’asile présentée par l’agent d’audience. Cette question a reçu une réponse négative. Les non-citoyens, qu’il s’agisse d’étrangers ou de résidents permanents, n’ont pas le droit d’intégrer des motifs d’ordre humanitaire dans chaque disposition de la Loi pour la seule raison qu’une disposition pourrait mettre en péril leur statut. L’article 25 ne se voulait pas un régime d’immigration différent. L’intention du législateur est claire et non ambiguë : une demande d’asile doit être rejetée et la personne ne peut être considérée comme un réfugié au sens de la Convention ni comme une personne à protéger si au moins une des circonstances énumérées au paragraphe 108(1) de la Loi est présente. La portée de l’article 108 est clairement définie et laisse peu de place au pouvoir discrétionnaire pour ce qui est des circonstances qui déclenchent son application. Il s’ensuit que le rôle de l’agent d’audience est de déterminer s’il existe des éléments de preuve, à première vue, permettant de présenter une demande de constat de perte de l’asile pour les motifs énumérés au paragraphe 108(1). Le cas échéant, l’agent d’audience doit présenter la demande. Le rôle de l’agent d’audience se termine là et le processus est repris par la SPR, qui se chargera de déterminer s’il y a lieu de mettre fin au droit d’asile. À la lecture des articles 40.1, 46 et 108 de la Loi, il est clair que le législateur a voulu expressément que le droit de rester au Canada soit refusé aux réfugiés qui n’ont plus besoin de la protection de l’État, y compris les réfugiés qui ont acquis la résidence permanente. Le législateur n’a pas jugé les facteurs d’ordre humanitaire pertinents dans ce contexte.

Enfin, la portée de l’obligation de l’agent d’audience d’agir équitablement en vertu de la Loi aux fins de l’article 108 est minime. Avant de soumettre une demande de constat de perte de l’asile, l’agent d’audience peut demander des renseignements supplémentaires, les examiner et les prendre en compte par rapport aux motifs énoncés au paragraphe 108(1). L’intimé a été appelé en entrevue et son avocat a également soumis des observations à l’agente d’audience, sachant que cette dernière envisageait de présenter une demande de constat de perte de l’asile. Dans les circonstances, on ne peut pas dire que l’agente d’audience a manqué à son obligation d’agir équitablement envers l’intimé.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25, 30(1), 40.1, 44, 46, 48(2), 63(3), 74d), 108, 110(2).

Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, L.C. 2012, ch. 17, art. 18, 19.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 231(1).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :

Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, [2006] 1 R.C.F. 3.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Romero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 671, [2015] 3 R.C.F. 265.

DÉCISIONS CITÉES :

Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; French c. Canada, 2016 CAF 64; Contrevenant no 10 c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 42; Turmel c. Canada, 2016 CAF 9; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Tran, 2015 CAF 237, [2016] 2 R.C.F. 459, autorisation de pourvoi à la C.S.C. accordée le 14 avril 2016; Varga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 394, [2007] 4 R.C.F. 3; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Nagalingam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1411, [2013] 4 R.C.F. 455; Faci c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693; Richter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 806, [2009] 1 R.C.F. 675; Spencer c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 990; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653.

DOCTRINE CITÉE

Agence des services frontaliers du Canada. Bulletin opérationnel : PRG-2015-07. “Procedures for Filing a Cessation Application at the RPD”, en ligne : <http://ccrweb.ca/sites/ccrweb.ca/files/prg_2015_07_eng.pdf>.

Citoyenneté et Immigration Canada. Guide d’exécution de la loi (ENF). Chapitre ENF 24 : « Interventions ministérielles », en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/enf/enf24-fra.pdf>.

APPEL d’une décision (2015 CF 639, [2016] 1 R.C.F. 301) par laquelle la Cour fédérale a confirmé qu’un agent d’audience avait le pouvoir discrétionnaire de prendre en compte des facteurs d’ordre humanitaire au moment d’évaluer s’il y avait lieu de soumettre une demande de constat de perte de l’asile à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Banafsheh Sokhansanj et Mary Murray pour l’appelant.

Peter Edelmann et Jennifer Ellis pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

Edelmann & Co. Law Offices, Vancouver, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motfis du jugement rendus par

Le juge Boivin, J.C.A. :

I.          Introduction

[1]        Dans le cadre du présent appel, il faut rechercher si un agent d’audience de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) (l’agent d’audience) peut-il, à sa discrétion, examiner les circonstances ou facteurs qui ne sont pas explicitement énumérés à l’article 108 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), plus précisément les facteurs d’ordre humanitaire et l’intérêt supérieur de l’enfant, lorsqu’il étudie la question de savoir si une demande de constat de perte de l’asile devrait être présentée à la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’elle puisse décider si l’asile est perdu sur constat des faits mentionnés au paragraphe 108(1) de la LIPR, plus particulièrement dans les cas visant un réfugié qui a obtenu le statut de résident permanent au Canada?

[2]        Par une décision datée du 8 juin 2015 (2015 CF 639, [2016] 1 R.C.F. 301), un juge de la Cour fédérale (le juge) a conclu que l’agente d’audience pouvait, à sa discrétion, tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire pour décider si une demande de constat de perte de l’asile devait être présentée à la SPR. Pour ce motif, le juge a accueilli la demande de contrôle judiciaire de M. Bermudez (l’intimé) et a annulé la décision rendue par l’agente d’audience de présenter une demande de constat de perte de l’asile à la SPR pour qu’elle puisse rechercher si l’asile de l’intimé avait été perdu (motifs du juge, au paragraphe 39) :

À mon avis, l’agente d’audience conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas présenter de demande de constat de perte de l’asile, lorsqu’elle estime que les preuves présentées ne permettent pas de conclure qu’il y a eu une nouvelle réclamation au titre de l’article 108. Pour en arriver à cette décision, elle doit tenir compte des observations présentées par la personne concernée et ne pas se limiter à ses antécédents de voyages. En l’espèce, l’agente a omis de prendre en compte les observations pertinentes et il y a donc lieu de faire droit à la demande et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour qu’il l’examine à nouveau.

[3]        Ce faisant, le juge a reconnu que l’agente d’audience, déléguée du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) n’était pas tenue, aux termes de la LIPR, de présenter une demande de constat de perte de l’asile dans tous les cas énumérés au paragraphe 108(1) de la LIPR et pouvait en fait s’abstenir à sa discrétion de présenter une demande de constat de perte de l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire. En omettant de le faire en l’espèce, l’agente d’audience avait entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et avait commis, selon le juge, une erreur susceptible de révision.

[4]        En tirant cette conclusion, le juge a souligné que l’intimé avait non seulement obtenu l’asile en vertu de la LIPR, mais il avait aussi obtenu le statut de résident permanent lorsqu’il est entré au Canada. Le juge a accepté l’argument de l’intimé selon lequel la résidence permanente « est un statut [traduction] “qui commande une grande stabilité, une longévité et des droits connexes beaucoup plus importants” que ceux d’un étranger » (motifs du juge, au paragraphe 30).

[5]        Le présent appel est interjeté par la Couronne, et la Cour en est saisie en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR. Le juge, en rendant sa décision, a certifié qu’une question grave d’importance générale, c’est-à-dire une question qui est déterminante pour l’issue du présent appel, était en litige. La question certifiée est ainsi rédigée :

L’agent de l’ASFC ou l’agent d’audience, qui est le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, a-t-il le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs autres que ceux qui sont énumérés au paragraphe 108(1), notamment des raisons d’ordre humanitaire et de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu du paragraphe 108(2)?

[6]        Ni les questions soulevées devant le juge, ni la décision en appel ou les observations des parties ne visent de facteurs précis autres que ceux énoncés au paragraphe 108(1) et autres que des motifs d’ordre humanitaire et l’intérêt supérieur de l’enfant. À ce titre, je reformulerais la question certifiée de la façon suivante :

L’agent de l’ASFC ou l’agent d’audience, qui est le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, a-t-il le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire et de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu du paragraphe 108(2)?

[7]        Par les motifs suivants, je suis d’avis de faire droit à l’appel. Il y a lieu de répondre par la négative à la question certifiée, et la décision de l’agente d’audience doit être maintenue.

II.         Faits et procédures

[8]        L’intimé a obtenu l’asile dans son pays natal, la Colombie, où il avait été victime de violence paramilitaire, et des membres de sa famille avaient été tués lors d’un massacre le 31 mai 2001. Il est arrivé au Canada le 18 août 2006 et, à titre de membre de la catégorie de personnes de « pays source », il a acquis le statut de résident permanent à son arrivée.

[9]        L’intimé est retourné par la suite en Colombie en 2008 et en 2009. À ces deux occasions, il a pris des mesures pour éviter d’être découvert en Colombie. Le but de ses voyages en Colombie était de rencontrer la femme qui était alors sa fiancée et de l’épouser. Le mariage a été reporté en raison de la santé de la mère de sa fiancée et, en fin de compte, les fiançailles furent rompues.

[10]      En juin 2011, l’intimé a demandé la citoyenneté canadienne et a déclaré, dans le cadre de sa demande de citoyenneté ses déplacements en Colombie en 2008 et en 2009.

[11]      Le 5 février 2014, l’intimé est entré au Canada après un déplacement au Mexique et a été interrogé par un agent de l’ASFC. L’agent de l’ASFC a noté que l’intimé était titulaire d’un passeport colombien qui contenait la preuve de ses deux voyages précédents en Colombie. Pour ce motif, le dossier de l’intimé a été porté à l’attention de l’agente d’audience de l’ASFC pour examen d’une perte d’asile.

[12]      Le 26 mai 2014, l’avocat de l’intimé a déposé des observations écrites auprès de l’agente d’audience de l’ASFC en lui demandant de ne pas présenter une demande de constat de perte de l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire. Joint aux observations de l’intimé figurait son affidavit souscrit le 26 mai 2014, des articles et des rapports relatifs au massacre survenu en Colombie et à l’état actuel des groupes paramilitaires, ainsi que des lettres de soutien de la part de bon nombre de membres de la famille de l’intimé.

[13]      Les observations de l’intimé ont été rejetées et, le 7 juillet 2014, l’agente d’audience a présenté la demande de constat de perte de l’asile à la SPR en vertu du paragraphe 108(2) de la LIPR pour qu’elle puisse rechercher si le droit d’asile de l’intimé avait été perdu. La demande de constat de perte de l’asile faisait état des motifs suivants à l’appui de la thèse que l’intimé s’était de nouveau et volontairement réclamé de la protection du pays dont il a la nationalité et que l’intimé avait perdu son droit d’asile (dossier d’appel, à la page 281) :

4.   Lorsqu’il a obtenu le droit d’établissement, l’intimé était titulaire d’un passeport délivré par la République de Colombie le 9 novembre 2005.

5.   L’intimé a utilisé ce passeport pour voyager en Colombie lors des occasions suivantes :

a. du 9 décembre 2008 au 8 janvier 2009;

b. du 12 décembre 2009 au 15 février 2010.

6.   La dernière entrée en Colombie le 12 décembre 2009 n’est pas établie par un timbre sur le passeport, mais avait été plutôt indiquée par l’intimé lui-même dans ses observations présentées à l’ASFC par l’entremise de son avocat le 26 mai 2014. Le timbre de sortie de Colombie lors de ce dernier voyage (15 février 2010) ne figure pas dans le passeport de l’intimé.

7.   L’intimé a aussi utilisé ce passeport pour entrer aux États-Unis à au moins huit occasions, et l’a utilisé pour entrer au Mexique une fois en 2014.

8.   Selon la preuve ci-jointe, le ministre soutient que l’intimé s’est de nouveau et volontairement réclamé de la protection du pays dont il a la nationalité, et est une personne visée par [l’alinéa] 108(1)a) de [la] LIPR.

[14]      L’intimé a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale. Comme il est expliqué précédemment, le juge a fait droit à la demande de contrôle judiciaire, et la Couronne interjette maintenant appel de la décision du juge conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR.

III.        Dispositions légales pertinentes

[15]      Les cas menant à la perte d’asile sont énoncés à l’article 108 de la LIPR :

Rejet

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

Perte de l’asile

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

Effet de la décision

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile

Exception

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

[16]      Une décision prise en dernier ressort, conformément au paragraphe 108(2), donne lieu à interdiction de territoire aux termes de l’article 40.1 de la LIPR :

Perte de l’asile ― étranger

40.1 (1) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant la perte de l’asile d’un étranger emporte son interdiction de territoire.

Perte de l’asile ― résident permanent

(2) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile d’un résident permanent emporte son interdiction de territoire.

[17]      L’article 44 porte sur l’établissement des rapports en matière d’interdiction de territoire :

Rapport d’interdiction de territoire

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

Suivi

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

Conditions

(3) L’agent ou la Section de l’immigration peut imposer les conditions qu’il estime nécessaires, notamment la remise d’une garantie d’exécution, au résident permanent ou à l’étranger qui fait l’objet d’un rapport ou d’une enquête ou, étant au Canada, d’une mesure de renvoi.

[18]      Enfin, l’alinéa 46(1)c.1) dispose que la résidence permanente est perdue en cas de perte d’asile :

Résident permanent

46 (1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants :

[…]

c.1) la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile.

IV.       Questions en litige

[19]      Je suis d’avis de formuler ainsi les questions en litige soulevées dans le présent appel :

1)         La demande de contrôle judiciaire devant le juge était-elle prématurée?

2)         L’agent d’audience a-t-il le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile aux termes du paragraphe 108(2)?

3)         L’agente d’audience a-t-elle manqué à l’obligation d’équité procédurale?

V.        Norme de contrôle

[20]      Comme il s’agit d’un appel interjeté d’une décision de la Cour fédérale relative à une demande de contrôle judiciaire, la mission de notre Cour est de rechercher si le juge a retenu la bonne norme de contrôle et s’il l’a bien appliquée (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 57).

[21]      La première question énoncée ci-dessus, c’est-à-dire si la demande de contrôle judiciaire était prématurée, porte sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Une cour d’appel ne doit intervenir en l’absence d’erreur de droit ou d’erreur dans l’application d’un principe de droit que s’il peut être démontré qu’il y a une erreur évidente qui pourrait changer l’issue de l’affaire : French c. Canada, 2016 CAF 64; Contrevenant no 10 c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 42; Turmel c. Canada, 2016 CAF 9. Si l’on suit les paragraphes 43 et 44 de l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909 (Kanthasamy), la deuxième question, qui découle d’une question certifiée, porte sur l’interprétation des lois et est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (voir également Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Tran, 2015 CAF 237, [2016] 2 R.C.F. 459, autorisation de pourvoi à la C.S.C. accueillie, 36784 (14 avril 2016)). Enfin, la troisième question, qui a trait aux principes d’équité procédurale, a été soulevée pour la première fois par le juge. À ce titre, que ces principes aient été correctement appliqués ou non, cette question commande l’application de la norme de la décision correcte.

VI.       Analyse

A.        Cadre législatif

[22]      La perte d’asile est un concept qui fait partie du droit de l’immigration du Canada depuis qu’il a ratifié pour la première fois la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. n° 6. À l’heure actuelle, elle est prévue à l’article 108 de la LIPR et est fondée sur la prémisse que l’asile est une mesure temporaire contre la persécution. L’asile est perdu lorsque les cas énumérés au paragraphe 108(1) de la LIPR se produisent.

[23]      Les cas énumérés au paragraphe 108(1) de la LIPR comprennent les cas dans lesquels une personne s’est de nouveau et volontairement réclamée de la protection du pays dont elle a la nationalité, y compris en se rendant dans ce pays ou en voyageant ailleurs en utilisant le passeport de ce pays. De tels cas peuvent donner lieu à une demande de constat de perte de l’asile qui aboutit à une décision par la SPR. Avant 2012, dans les cas similaires à celui de l’intimé, la loi était telle que la perte d’asile n’avait nulle incidence sur le statut de résident permanent de l’intéressé.

[24]      Toutefois, depuis 2012, des modifications législatives édictées par le législateur fédéral dans le cadre de la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, L.C. 2012, ch. 17, aux articles 18 et 19 (les modifications de 2012) prévoient maintenant que lorsque l’agent de l’ASFC présente une demande de constat de perte de l’asile à la SPR, cette dernière peut rendre une décision en dernier ressort portant qu’il y a perte de l’asile aux termes des alinéas 108(1)a) à d), et la perte du statut de résident permanent s’ensuit, c’est-à-dire que l’intéressé est interdit de territoire aux termes de la LIPR (article 40.1 et alinéa 46(1)c.1) de la LIPR).

[25]      En outre, selon les modifications de 2012, la perte d’asile donne également lieu aux conséquences suivantes aux termes de la LIPR :

-           la demande d’asile en question est réputée avoir été rejetée (paragraphe 108(3));

-           l’intéressé n’a plus le droit de travailler ou d’étudier sans permis (paragraphe 30(1));

-           l’intéressé n’a pas le droit d’interjeter appel auprès de la Section d’appel des réfugiés ou de la Section d’appel de l’immigration (alinéa 110(2)c), paragraphe 63(3));

-           l’intéressé n’a pas le droit au sursis d’exécution de la mesure dans l’attente de l’issue du contrôle judiciaire d’une décision relative à la perte de l’asile (paragraphe 231(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227); et

-           l’intéressé peut être renvoyé du Canada « dès que possible » (paragraphe 48(2)).

[26]      À la lumière de ces textes législatifs, je me pencherai maintenant sur les questions soulevées dans le présent appel.

B.        La demande de contrôle judiciaire devant le juge était-elle prématurée?

[27]      La Couronne a accordé une grande importance au moyen tiré de la prématurité, affirmant que le juge avait commis une erreur de droit en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour rejeter la demande de contrôle judiciaire au motif que celle-ci était prématurée. Toutefois, vu les questions déférées au juge, et vu qu’un certain nombre des dispositions pertinentes en l’espèce (comme l’article 40.1 et l’alinéa 46(1)c.1)) ont été adoptées à titre de modifications à la LIPR en 2012, je ne suis pas disposé à conclure que le juge a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et qu’il était prématuré de discuter les questions en litige.

C.        Perte de l’asile dans les cas prévus par la LIPR

[28]      J’estime que la principale question en litige dans le présent appel, soit celle de savoir si l’agente d’audience peut, à sa discrétion, tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire pour décider de présenter une demande de constat de perte de l’asile auprès de la SPR aux termes du paragraphe 108(2), en est une d’interprétation du régime de perte de l’asile de la LIPR. Cela nous amène donc à examiner les rôles et les pouvoirs des agents d’audience et de la SPR lorsqu’ils se penchent sur la question de la perte de l’asile aux termes de la LIPR.

[29]      Le juge en l’espèce a conclu que l’agente d’audience pouvait, à sa discrétion, examiner les facteurs d’ordre humanitaire pour retarder la demande de constat de perte de l’asile. Il a tiré cette conclusion en laissant entendre que les agents d’audience sont appelés à examiner les preuves dans leur ensemble, au-delà du cadre des cas énumérés à l’article 108, et en tenant compte, en l’espèce, des facteurs d’ordre humanitaire. Malgré tout le respect que j’ai pour lui, je suis d’avis que cette interprétation est déraisonnable puisqu’elle ajoute à l’article 108 de la LIPR des éléments qui n’ont pas été prévus par le législateur fédéral. À mon avis, la conclusion du juge n’accorde pas non plus l’importance nécessaire aux éléments de preuve essentiels en l’espèce.

[30]      Tout d’abord, dans le cadre de son analyse, le juge s’est fondé sur le Guide d’exécution de la loi (ENF) de Citoyenneté et Immigration Canada, chapitre ENF 24 « Interventions ministérielles » (guide ENF 24) publié en 2005 et a examiné les facteurs énumérés dans le tableau 5 qui s’appliquent à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par l’agent d’audience. Au moment où le juge a entendu la demande de contrôle judiciaire, le guide ENF 24 n’avait pas été mis à jour après les modifications de 2012 apportées à la LIPR. Le guide ENF 24 a depuis été remplacé par le Bulletin opérationnel de l’ASFC : procédures de dépôt d’une demande de constat de perte de l’asile à la SPR (PRG-2015-07) (le guide PRG-2015-07) le 5 février 2015. Selon les facteurs énumérés dans le guide ENF 24, y compris l’« établissement », le juge a conclu au paragraphe 38 de ses motifs que l’agente d’audience est tenue de tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire comme l’« établissement » :

Le guide [ENF-24] envisage la possibilité qu’une demande [de] constat de perte de l’asile ne soit pas présentée lorsque la personne concernée est un résident permanent. Même lorsque cette personne n’est pas un résident permanent, l’agent est invité à tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire comme son établissement […]

[31]      Le juge a donc conclu que les facteurs énumérés dans le guide ENF 24 englobaient les facteurs d’ordre humanitaire au motif que le guide ordonne à l’agent d’audience d’examiner l’« établissement » comme facteur pertinent.

[32]      Pourtant, cette conclusion est contredite par la preuve d’un conseiller principal en matière de politique de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), M. Aaron Smith, qui a signalé que les facteurs énumérés dans le guide ENF 24 portent spécifiquement sur les critères relatifs à la perte d’asile et ne constituent pas des facteurs d’ordre humanitaire dans le contexte (transcription du contre-interrogatoire d’Aaron Smith, dossier d’appel, vol. I, onglet 5, aux pages 184 à 187). M. Smith a expliqué que l’établissement [traduction] « est un facteur à considérer pour répondre à la question de savoir si oui ou non […] il a été satisfait aux dispositions du paragraphe 108(1) » (dossier d’appel, vol. I, onglet 5, à la page 187, lignes 30 à 32). Si l’établissement d’un point de vue humanitaire signifie accorder une valeur probante indépendante à la mesure dans laquelle l’intéressé est établi au Canada (des facteurs tels que la question de savoir si cette personne a ou non un conjoint ou des enfants au Canada et si elle occupe un emploi ou est engagée dans la communauté), l’établissement dans une perspective de perte d’asile n’est pertinent que dans la mesure où il suppose que l’intéressé s’est établi au Canada et, qu’à ce titre, il ne s’est pas établi de nouveau dans son pays d’origine. Le juge n’a pas discuté cette preuve pertinente dans ses motifs et n’a pas expliqué pourquoi il n’en a pas tenu compte.

[33]      Deuxièmement, l’exercice du pouvoir discrétionnaire au chapitre des motifs d’ordre humanitaire étant exceptionnel par nature, il y a très peu de références à ce pouvoir discrétionnaire dans la LIPR. La principale disposition qui vise l’exercice du pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs d’ordre humanitaire est l’article 25. Les parties pertinentes de l’article 25 sont ainsi rédigées :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[…]

Exceptions

(1.2) Le ministre ne peut étudier la demande de l’étranger faite au titre du paragraphe (1) dans les cas suivants :

[…]

c) sous réserve du paragraphe (1.21), moins de douze mois se sont écoulés depuis le dernier rejet de la demande d’asile, le dernier prononcé de son retrait après que des éléments de preuve testimoniale de fond aient été entendus ou le dernier prononcé de son désistement par la Section de la protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés.

Exception à l’alinéa (1.2)c)

(1.21) L’alinéa (1.2)c) ne s’applique pas à l’étranger si l’une ou l’autre des conditions suivantes est remplie :

[…]

b) le renvoi de l’étranger porterait atteinte à l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché.

[34]      À l’occasion de l’affaire Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a tout récemment discuté l’article 25 de la LIPR, quoique les faits soient différents de ceux de la présente espèce.

[35]      Dans cette affaire, à la suite d’un examen des risques avant renvoi défavorable, M. Kanthasamy a déposé une demande de mesure pour considérations d’ordre humanitaire sur le fondement du paragraphe 25(1) de la LIPR afin de présenter au Canada sa demande de résidence permanente. L’on peut utilement signaler que dans l’affaire Kanthasamy, était directement en jeu l’article 25 de la LIPR et l’existence du pouvoir discrétionnaire de l’agente n’a pas été contestée.

[36]      Plus précisément, la question en litige dans l’affaire Kanthasamy n’était pas de savoir si le pouvoir discrétionnaire de l’agente lui permettait d’examiner les facteurs d’ordre humanitaire en application de l’article 25, mais plutôt de savoir si l’agente avait bien apprécié la situation dans son ensemble en exerçant le pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 25 de la LIPR.

[37]      En ce qui concerne la présente affaire, je remarque que la question certifiée emprunte son libellé à l’article 25 de la LIPR. La Cour doit donc rechercher si le pouvoir discrétionnaire fondé sur les motifs d’ordre humanitaire prévu par l’article 25 aurait dû être exercé dans le cadre d’une demande de constat de perte de l’asile présentée par l’agente d’audience. Je suis d’avis que la réponse à cette question doit être négative.

[38]      L’article 25 de la LIPR comprend des délégations précises de l’autorité du ministre à une catégorie limitée de personnes leur permettant d’exercer le pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs humanitaires selon des facteurs clairement et expressément définis. Il s’ensuit que des non-citoyens, qu’ils soient étrangers ou résidents permanents, n’ont pas le droit de voir ajoutés par interprétation des motifs d’ordre humanitaire à chaque disposition de la LIPR, dont l’application pourrait mettre en péril leur statut : Varga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 394, [2007] 4 R.C.F. 3, au paragraphe 13; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 47. En d’autres termes, l’article 25 de la LIPR « n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle » (Kanthasamy, aux paragraphes 23 et 85).

[39]      L’intention du législateur fédéral, telle qu’elle est reflétée par le texte de l’article 108 de la LIPR ― qui n’a pas été modifié en 2012 ― est claire et sans ambiguïté : la demande d’asile doit être rejetée, et l’intéressé n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, si un ou plusieurs des cas énumérés au paragraphe 108(1) se produisent. Le champ d’application de l’article 108 est clairement défini et laisse très peu de marge de manœuvre en ce qui a trait aux cas qui le font jouer. Comme le dispose le paragraphe 108(2) de la LIPR, ces cas font jouer un processus dans le cadre duquel la SPR est chargée « à la demande du ministre » de rechercher si l’asile « est perdu de tels des faits mentionnés au paragraphe [108](1) ». Il s’ensuit que le rôle de l’agent d’audience, à titre de délégué du ministre, est de décider si, à première vue, un des motifs de perte de l’asile prévus au paragraphe 108(1) de la LIPR existe. Si tel est le cas, l’agent d’audience présente par conséquent la demande. Le rôle de l’agent d’audience prend alors fin, et le processus est repris par la SPR, qui recherche si la perte de l’asile est justifiée.

[40]      Il est également évident à la lecture des articles 40.1, 46 et 108 de la LIPR que le législateur fédéral a voulu expressément que les réfugiés qui ne sont plus des personnes à protéger n’aient plus le droit de demeurer au Canada, y compris les réfugiés qui ont obtenu le statut de résident permanent au Canada. En d’autres termes, lorsque les cas recensés au paragraphe 108(1) de la LIPR se produisent, et qu’une conclusion positive dans ce sens est tirée par la SPR, l’interdiction de territoire prévu par la LIPR s’ensuit. Les facteurs d’ordre humanitaire n’ont tout simplement pas été jugés utiles par le législateur fédéral en la matière. Si le législateur avait voulu que les motifs d’ordre humanitaire fussent pris en compte dans le processus de perte de l’asile, il aurait employé des termes exprès. Il ne l’a pas fait.

[41]      Il convient de rappeler que, dans la présente affaire, l’intimé soutient, en fait, que l’agent d’audience peut, à sa discrétion, examiner les motifs d’ordre humanitaire en vue de rechercher si une demande de constat de perte de l’asile doit être présentée ou non. Pourtant, l’avocat de l’intimé a reconnu que la SPR elle-même ne dispose pas d’un tel pouvoir discrétionnaire. Le juge y a également fait allusion dans ses motifs (paragraphe 34). Cela nous amène à poser la question suivante : sur quel fondement un agent d’audience est-il réputé disposer du pouvoir discrétionnaire lui permettant d’examiner les motifs d’ordre humanitaire alors qu’il n’est nullement controversé que la SPR, un organisme quasi judiciaire, ne dispose pas d’un tel pouvoir? Nulle réponse convaincante n’a été produite devant la Cour à cet égard. En l’absence d’un texte dans la LIPR dans ce sens, je ne peux conclure que l’agent d’audience dispose du pouvoir discrétionnaire lui permettant d’examiner les motifs d’ordre humanitaire pour rechercher si une demande de constat de perte de l’asile doit être présentée.

[42]      Tout en ayant à l’esprit ce qui précède, bien que je retienne l’idée que les conséquences de la perte de l’asile, ainsi que les conséquences découlant de l’interdiction de territoire aux termes de la LIPR, soient importantes, ces conséquences ne permettent pas, en soi, à la Cour d’insuffler dans la loi un élément que le législateur fédéral n’a pas voulu. Il est loisible au législateur fédéral de modifier le régime de la LIPR, de sorte que le statut de résident permanent ne soit pas perdu au cas où la demande de constat de perte de l’asile serait favorable, ou que les motifs d’ordre humanitaire soient examinés par l’agent d’audience avant qu’il présente une demande en vertu du paragraphe 108(2) ou, plus généralement, que la situation précédant les modifications de 2012 prévaudrait. Le juge, cependant, doit respecter les choix politiques du législateur fédéral et appliquer la loi en l’état.

D.        Obligation d’équité procédurale

[43]      L’intimé soutient que l’agente d’audience a, en l’espèce, une obligation d’équité procédurale. En discutant cette question, le juge de première instance s’est appuyé sur la jurisprudence Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, [2006] 1 R.C.F. 3 (Hernandez) qui visait un résident permanent. Elle décide que le pouvoir discrétionnaire dont dispose l’agent d’audience doit être interprété de façon plus large afin que soient pris en considération les motifs d’ordre humanitaire. Dans l’affaire Hernandez, cette question a été soulevée relativement au paragraphe 44(1) de la LIPR. La Cour fédérale a conclu que le paragraphe 44(1) de la LIPR confère un certain pouvoir discrétionnaire résiduel vu que le représentant du ministre « peut établir un rapport circonstancié ».

[44]      Quelques observations suffiront pour conclure que la jurisprudence Hernandez n’est pas pertinente en l’espèce. Tout d’abord, elle portait sur l’article 44 et non pas sur l’article 108 de la LIPR, dont le texte diffère entièrement. Comme il a été signalé précédemment, on trouve à l’article 44 le mot « peut », alors que l’on trouve au paragraphe 108(1) les termes « [e]st rejetée », ce qui ne laisse aucune possibilité de pouvoir discrétionnaire résiduel. En outre, la jurisprudence postérieure à la décision Hernandez, y compris des décisions rendues à l’égard de résidents permanents, a eu tendance à réduire de façon importante le pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 44 de la LIPR envisagé par l’arrêt Hernandez (Nagalingam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1411, [2013] 4 R.C.F. 455; Faci c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693; Richter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 806, [2009] 1 R.C.F. 675; Spencer c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 990).

[45]      Le juge a également cité une autre décision de la Cour fédérale, soit la décision Romero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 671, [2015] 3 R.C.F. 265 (Romero) où était également en cause un résident permanent. La Cour fédérale a alors notamment conclu que l’agent d’audience n’avait pas le pouvoir discrétionnaire lui permettant de tenir compte de facteurs autres que ceux se rapportant aux alinéas 108(1)a) à d), y compris les motifs d’ordre humanitaire, et que l’obligation d’équité procédurale à laquelle est assujetti l’agent d’audience était minime. Fait à souligner, la Cour fédérale, dans l’affaire Romero, était d’avis que « la distinction entre les résidents permanents et les autres catégories de non-citoyens tir[ait] peu à conséquence dans le cas qui nous occupe » (paragraphe 98).

[46]      En l’espèce, toutefois, le juge a souligné que cette distinction doit être opérée. Se rapportant à la jurisprudence Romero, le juge a relevé l’importance de l’issue de la demande de constat de perte de l’asile pour l’intimé et a conclu comme suit au paragraphe 35 :

Je souscris à l’avis de la juge Strickland que les droits de participation qu’entraîne l’obligation d’équité dans un tel contexte n’exigeaient pas une entrevue ou une audience. À mon avis, compte tenu de l’importance de la décision pour le demandeur, l’obligation d’équité exige toutefois d’accorder au demandeur la possibilité de présenter toutes ses observations et d’expliquer pourquoi il ne convient pas de présenter une demande à la SPR. Comme le révèle le dossier, le demandeur a tenté de le faire, mais l’agente d’audience a décidé d’ignorer la plus grande partie de ces documents au motif que le ministre les considérait comme non pertinents. Elle a rendu cette décision en se fondant uniquement sur les renseignements faisant état des voyages du demandeur à l’étranger. Selon moi, lorsqu’elle a agi ainsi, l’agente d’audience a limité son pouvoir discrétionnaire.

[47]      Compte tenu de ce qui précède, l’intimé soutient qu’il avait droit à ce qui peut être uniquement qualifié d’ « audience préalable à l’audience » devant l’agente d’audience, qui aurait lieu avant l’audience complète devant la SPR. Il soutient également que les mots « à la demande du ministre » du paragraphe 108(2) de la LIPR impliquent que ladite demande ne doit être présentée qu’une fois que l’agent d’audience a procédé à l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire. L’intimé soutient que l’agent d’audience doit également fournir des motifs qui pourraient faire l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

[48]      En réalité, la thèse de l’intimé, si elle est acceptée, reviendrait à créer un processus bifurqué sous le régime de la LIPR, lorsque les demandes de constat de perte de l’asile visent un résident permanent. Soit dit en tout respect, ce n’est pas ce que le législateur fédéral a voulu, et le texte de l’article 108 de la LIPR ne va pas dans ce sens.

[49]      En effet, selon le sens ordinaire des mots utilisés dans les paragraphes 108(1) et (2) de la LIPR, le législateur fédéral a voulu que ce soit la SPR, un organisme quasi judiciaire disposant de vastes pouvoirs procéduraux, qui soit chargée de rechercher s’il y a eu perte de l’asile dans un cas particulier, et non pas l’agent d’audience. Ainsi, lorsque la demande de constat de perte de l’asile est présentée à la SPR, l’intéressé a la possibilité de présenter pleinement ses moyens dans le cadre d’un processus ouvert et impartial devant la SPR. Plus précisément, l’intéressé qui comparaît devant la SPR peut produire des observations, il a droit à une audience quasi judiciaire en bonne et due forme, il a droit à un avocat et il a le droit de citer des témoins et de produire des éléments de preuve. Ce processus permet à la SPR d’exercer ses fonctions juridictionnelles et de rendre une décision quant à la question de savoir s’il faut accueillir ou rejeter la demande de constat de perte de l’asile aux termes du paragraphe 108(2). La SPR apprécie l’ensemble des éléments de preuve et tient compte de critères tels que le caractère volontaire et l’intention ainsi que le fait ou non de se réclamer d’un autre pays. Il s’ensuit que le dépôt de la demande en application du paragraphe 108(2) ne constitue rien de plus qu’une décision provisoire qui met en branle la procédure devant un organisme quasi judiciaire, à savoir la SPR.

[50]      Nous ne voulons pas dire par là que l’agent d’audience n’est pas tenu d’agir équitablement aux termes de la LIPR aux fins de l’article 108. Toutefois, la portée de cette obligation est minime. En effet, avant de présenter une demande de constat de perte de l’asile, l’agent d’audience peut demander des renseignements supplémentaires, les examiner et en tenir compte au regard des motifs prévus au paragraphe 108(1). La Couronne elle-même a confirmé que c’est une pratique que les agents d’audience peuvent suivre mais que celle-ci n’est pas obligatoire. À cet égard, je relève que cette pratique est reflétée dans le guide PRG-2015-07, qui a depuis remplacé le guide ENF-24. Le guide PRG-2015-07 signale que [traduction] « dans certaines circonstances, l’agent d’audience peut juger nécessaire de recueillir des renseignements supplémentaires avant de décider de présenter une demande de constat de perte d’asile, y compris, au besoin, en interrogeant la personne protégée visée » (recueil conjoint de jurisprudence et de doctrine, vol. III, onglet 62, à la page 2). Les renseignements recueillis peuvent aider les agents d’audience à établir si, à première vue, un motif existe et s’il est opportun de présenter une demande de constat de perte de l’asile. Bien qu’aucun droit ne soit déterminé à cette étape, l’appréciation de l’agent d’audience est assujettie à une obligation d’équité minimale. L’analyse contextuelle dépend du contexte (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, à la page 837; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 682).

[51]      En l’espèce, l’intimé a été convoqué à une entrevue et son avocat a également fourni des observations à l’agente d’audience en sachant qu’une demande de constat de perte de l’asile était envisagée. Dans les circonstances, on ne saurait dire que l’agente d’audience a violé de quelque façon que ce soit l’obligation d’équité envers l’intimé.

[52]      L’intimé formule aussi un grief du fait qu’environ 200 pages de documents produits par l’intimé ont été retirées du dossier certifié du tribunal (DCT) produit par le ministre. Ainsi, l’intimé soutient que l’agente d’audience a omis de tenir compte de tous les éléments de preuve avant de décider de présenter la demande de constat de perte de l’asile auprès de la SPR.

[53]      Pourtant, il n’y a pas de preuve concluante au dossier dont il ressort que l’agente d’audience n’a pas tenu compte des documents en question. Il ressort plutôt du dossier que l’agente d’audience avait inclus deux pages de document dans le DCT; on peut en inférer qu’il s’agissait des deux seules pages qu’elle a jugées pertinentes eu égard aux cas recensés au paragraphe 108(1).

[54]      Étant donné que l’agente d’audience ne pouvait pas, à sa discrétion, aborder les motifs d’ordre humanitaire en présentant une demande de constat de perte de l’asile et qu’il n’y a aucun élément de preuve qu’elle a omis d’examiner les documents de l’intimé, je ne vois aucune raison de modifier sa décision.

VII.      Conclusion

[55]      Je suis d’avis de répondre comme suit à la question certifiée :

Question : L’agent de l’ASFC ou l’agent d’audience, qui est le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, a-t-il le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire et de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu du paragraphe 108(2)?

Réponse : Non.

[56]      Pour les motifs précités, j’accueillerais l’appel, sans frais.

Le juge Ryer, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Near, J.C.A. : Je suis d’accord.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.