Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Référence :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. lI, 2009 CAF 85,

[2010] 2 R.C.F. 433

A-642-08

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)

c.

Dong Zhe Li et Dong Hu Li (intimés)

Répertorié : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Létourneau, Desjardins et Trudel, J.C.A.—Vancouver, 23 février; Ottawa, 17 mars 2009.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ordonnant la mise en liberté des intimés — Les intimés, interdits de territoire au Canada, ont été arrêtés, ont été mis en détention et ont fait l’objet d’une mesure de renvoi — La Section a statué que les intimés se soustrairaient vraisemblablement à leur renvoi s’ils étaient mis en liberté et qu’ils étaient des fuyards en puissance — La détention a été maintenue et a fait l’objet d’un contrôle périodique — Par la suite, la Section a ordonné la mise en liberté des intimés sous surveillance électronique, leur maintien en détention étant contraire à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés — La Cour fédérale a certifié la question de savoir si une longue détention devient une détention à durée indéterminée lorsque le tribunal évalue la durée anticipée de la détention en fonction du fait qu’il s’attend à ce que le détenu se prévale de tous les recours offerts par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés — La Section a commis une erreur en fondant son estimation de la durée prévue de la détention sur une simple opinion préliminaire quant à l’examen des risques avant renvoi alors que la décision finale ne pouvait être connue peu après et qu’un contrôle des motifs de détention a lieu chaque mois — Il n’était ni nécessaire ni raisonnable pour la Section de poser des hypothèses reposant sur de la spéculation quant à des procédures potentielles mais non encore existantes — Toute estimation de la durée anticipée du prolongement de la détention devrait reposer sur les instances qui existent déjà au moment de chaque contrôle mensuel et non sur des hypothèses quant aux recours qui existent mais qui n’ont pas encore été exercés — Appel accueilli.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Les intimés, interdits de territoire au Canada, ont été arrêtés, ont été mis en détention et ont fait l’objet d’une mesure de renvoi — La détention a été maintenue et a fait l’objet d’un contrôle périodique comme l’exige la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a ensuite ordonné la mise en liberté des intimés sous surveillance électronique, leur maintien en détention étant contraire à l’art. 7 de la Charte — Il n’est logique de recourir aux solutions de rechange existantes que si elles sont efficaces et appropriées — Les solutions de rechange ne doivent pas être disproportionnées par rapport au danger ni aggraver les risques de fuite — La Charte l’emporte sur le risque de fuite ou de danger pour le public lorsque la détention se prolonge au point de constituer un traitement cruel ou inusité ou d’être incompatible avec les principes de justice fondamentale — Pour empêcher une violation de la Charte, il n’est pas nécessaire d’exiger la même réparation que dans le cas d’une violation effective — L’accélération du déroulement de l’instance ne constitue pas une solution de rechange, mais plutôt une mesure préventive — La Section n’a pas tenu compte de ce recours ni de la question de savoir si certains des recours étaient déraisonnables ou s’ils auraient pu être exercés avec plus de diligence, ce qui aurait ainsi contribué inutilement à la durée effective de la détention.

Il s’agissait d’un appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ordonnant la mise en liberté des intimés. Ces derniers sont entrés légalement au Canada grâce à des visas temporaires de visiteur, mais ils sont demeurés sans autorisation au Canada après l’expiration des visas. Après que l’existence de mandats d’arrestation décernés contre eux par les autorités chinoises pour une présumée fraude a été portée à l’attention de l’Agence des services frontaliers du Canada, celle-ci a établi des rapports déclarant que les intimés étaient interdits de territoire au Canada. Ils ont été arrêtés et mis en détention et une mesure d’exclusion a été prise contre eux. La Section a statué que les intimés se soustrairaient vraisemblablement à leur renvoi s’ils étaient mis en liberté et qu’ils étaient des fuyards en puissance. Par conséquent, elle a ordonné le maintien de leur détention et s’est livrée à un contrôle des motifs de la détention tous les 30 jours, comme l’exige la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Par la suite, la Section a ordonné la mise en liberté des intimés sous surveillance électronique, leur maintien en détention étant contraire à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte). La Section a déclaré qu’il n’était plus raisonnable d’estimer que les intimés pourraient être renvoyés du Canada immédiatement après la décision finale concernant l’examen des risques avant renvoi (ERAR) et que toute estimation du délai devait tenir compte du contrôle judiciaire de la Cour fédérale et des instances introduites devant la Cour d’appel fédérale. La Cour fédérale a rejeté la demande par laquelle l’appelant contestait cette décision. La Cour a certifié la question de savoir si une longue détention devient une détention à durée indéterminée et constitue une violation de l’article 7 de la Charte lorsque le tribunal évalue la durée anticipée de la détention en fonction du fait qu’il s’attend à ce que le détenu se prévale de tous les recours offerts par la LIPR et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, notamment les instances devant la Cour fédérale. Une autre question portait sur le point de savoir si la Section avait omis de prendre en considération des solutions de rechange.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Il n’était pas convenable de la part de la Section de fonder son estimation de la durée prévue de la détention sur une simple opinion préliminaire quant à l’ERAR alors que la décision finale ne pouvait être connue qu’un mois plus tard et qu’un contrôle des motifs de détention a lieu chaque mois. Cette opinion a amené la Section à présumer que la Cour fédérale autoriserait l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire et qu’un appel serait interjeté et s’est estimée justifiée de réviser son estimation de temps antérieure. Cette hypothèse reposait sur des spéculations. Comme un autre contrôle devait avoir lieu un mois plus tard, il n’était ni nécessaire ni raisonnable pour la Section de se livrer à ce genre de spéculation et de formuler ce type d’hypothèse.

Le concept de durée anticipée du prolongement de la détention oblige à estimer pendant combien de temps la détention se prolongera. Selon le paragraphe 57(2) de la LIPR, il y a un contrôle des motifs justifiant le maintien en détention au moins tous les 30 jours suivant le contrôle précédent. Ce court délai permet d’effectuer une estimation fondée sur les faits concrets et les procédures en instance puisque l’autorité qui se livre au contrôle obtient un portrait fidèle de la situation en ce qui concerne la détention. La Section a agi de façon déraisonnable et a commis une erreur de droit justifiant l’infirmation de sa décision en spéculant sur la décision à venir du ministre et sur des procédures potentielles mais non encore existantes, et en présumant que les instances en question seraient autorisées par la Cour fédérale et que la Cour d’appel fédérale serait ensuite saisie de la question. La Cour fédérale a aussi commis une erreur justifiant l’infirmation de sa décision en retenant cette méthode spéculative. Toute estimation de la durée anticipée du prolongement de la détention devrait reposer sur les instances qui existent déjà au moment de chaque contrôle mensuel et non sur des hypothèses quant aux recours qui existent mais qui n’ont pas encore été exercés.

Il n’est logique de recourir aux solutions de rechange existantes que si elles sont efficaces et appropriées. Dans le cas d’une longue détention, ce principe oblige à tenir compte de la Charte, c’est-à-dire que les solutions de rechange ne doivent pas être disproportionnées par rapport à la nature du danger ni aggraver les risques de fuite. En l’espèce, les experts avaient reconnu que la surveillance électronique était insuffisante pour garantir que les intimés se présenteraient pour leur renvoi. Malgré cet obstacle, la Section s’est sentie obligée d’intervenir pour empêcher une violation de la Charte. Elle a fait fausse route en agissant ainsi. Cette erreur suffisait pour permettre l’appel. La question des solutions de rechange a néanmoins été examinée, étant susceptible de se poser lors d’un prochain contrôle des motifs de détention. La Charte l’emporte sur le risque de fuite ou de danger pour le public lorsque la détention se prolonge au point de constituer un traitement cruel ou inusité ou d’être incompatible avec les principes de justice fondamentale. Il existe des situations dans lesquelles seule la remise en liberté permettra de remédier à une violation de la Charte. Cependant, pour empêcher une violation de la Charte, il n’est pas nécessaire d’exiger la même réparation que dans le cas d’une violation effective de la Charte. Une mesure préventive possible consiste à accélérer le déroulement de l’instance. La décision de la Section ne tient pas compte de ce recours dans ses spéculations au sujet de la durée anticipée du prolongement de détention. On n’y trouve pas non plus de réponse à la question de savoir si certains des recours étaient déraisonnables dans les circonstances ou s’ils auraient pu être exercés avec plus de diligence, ce qui aurait ainsi contribué inutilement à la durée effective de la détention. En outre, la Section n’a pas tenu compte des engagements internationaux souscrits par le Canada en vue d’aider à veiller au respect du droit pénal.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 9, 10c), 12.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 29(2), 36(1)c), 41, 57, 112(1),(3), 113d).

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 160(1), 248.

TrAITÉS ET AUTRES Instruments CitÉS

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36.

Convention des Nations Unies contre la corruption, 31 octobre 2003, [2007] R.T. Can. no 7.

Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 15 novembre 2000, 2225 R.T.N.U. 209.

Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, 20 décembre 1988, [1990] R.T. Can. no 42.

Convention interaméricaine contre la corruption, 29 mars 1996, [2000] R.T. Can. no 21.

Convention interaméricaine sur l’exécution des décisions rendues par les juridictions pénales étrangères, 9 juin 1993, [1996] R.T. Can. no 23.

Convention sur le transfèrement des personnes condamnées, 21 mars 1983, [1985] R.T. Can. no 9.

Convention sur les substances psychotropes, 21 février 1971, [1988] R.T. Can. no 35.

Convention unique sur les stupéfiants de 1961, 30 mars 1961, [1964] R.T. Can. no 30.

Protocole portant amendement de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, 25 mars 1972, [1976] R.T. Can. n48.

Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, [2002] R.T. Can. no 13.

Traité d’entraide judiciaire en matière pénale entre le Canada et la République populaire de Chine, 1er juillet 1995, [1995] R.T. Can. no 29, art. 2.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions examinées :

Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Li, A7‑00188/89, la commissaire King, motifs et décision en date du 10 janvier 2008 (C.I.S.R.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, 2008 CF 949; Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 214 (1re inst.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Romans, 2005 CF 435.

décisions citées :

Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Li, [2007] D.S.I. no 21 (QL); Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 941; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, 2009 CAF 7.

    APPEL à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, IMM‑4038-08, IMM‑4039-08, la juge Heneghan, directive et ordonnance en date du 29 décembre 2008, 2008 CarswellNat 5419) a rejeté une demande en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Li, A7‑00188/89, la commissaire King, motifs et décision en date du 11 septembre 2008 (C.I.S.R.)) ordonnant la mise en liberté des intimés. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Cheryl D. E. Mitchell et Helen Park pour l’appelant.

Douglas R. Cannon pour les intimés.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

Elgin, Cannon & Associates, Vancouver, pour les intimés.

    Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]     Le juge Létourneau, J.C.A. : Par souci de commodité, j’insère une table des matières dans les présents motifs du jugement.

Table des matières

Paragraphe

Questions soulevées en appel............................                                                                                             2

Les faits et la procédure.....................................                                                                                             5

a)    Faits concernant la détention des intimés                                                                                    5

b)    Chronologie des faits et de la procédure                                                                                    28

c)     Le bourbier juridique dans lequel se retrouvent la Section de l’immigration, la Cour fédérale et notre Cour pour se prononcer sur la légalité de la détention des intimés                                                                                             30

La décision du 11 septembre 2008 de la Section de l’immigration                                                       46

Le jugement de la Cour fédérale......................                                                                                           51

Analyse de la décision de la Section de l’immigration et du jugement de la Cour fédérale             55

a)    Existait-il un fait nouveau justifiant un réexamen de l’estimation précédente de la durée de la détention des intimés?        ................................................................                                                          58

b)    La durée anticipée du prolongement de la détention                                                               64

c)     Solutions de rechange à la détention.............................................................                                                  69

d)    Autres moyens d’appel.......................                                                                                           80

e)     La question certifiée............................                                                                                           81

Conclusion............................................................                                                                                           82

Questions soulevées en appel

[2]     Il s’agit d’un appel épineux qui illustre le dosage délicat auquel on est appelé à procéder lorsque des questions de criminalité, de détention de longue durée et de droits de la personne s’entrechoquent sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) et de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte).

[3]     En droit canadien, les présumés criminels étrangers qui entrent au Canada ou y demeurent illégalement après l’expiration de leur statut de visiteur ont droit à la même protection constitutionnelle de la Charte que les citoyens canadiens et les résidents permanents (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 90). Dans le cas qui nous occupe, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Section) était appelée à déterminer dans quels cas une détention légitime de longue durée devient une détention d’une durée indéterminée qui enfreint l’article 7 de la Charte. Pour reprendre la formule employée par l’avocate de l’appelant, quand peut-on dire qu’on a dépassé la mesure? Malheureusement, il n’existe pas de réponse simple, tranchée et satisfaisante à cette question. Tout dépend des faits et des circonstances de l’affaire.

[4]     La Cour fédérale a rejeté la demande présentée par l’appelant en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section avait ordonné la mise en liberté des intimés. Dans l’ordonnance qu’elle a prononcée le 29 décembre 2008 [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, IMM‑4038-08, IMM‑4039-08, la juge Heneghan, directive et ordonnance en date du 29 décembre 2008, 2008 CarswellNat 5419], la Cour fédérale a certifié la question suivante:

Est‑ce qu’une longue détention devient une détention « à durée indéterminée » et constitue, par conséquent, une violation de l’article 7 de la Charte lorsque le tribunal évalue la durée anticipée de la détention en fonction du fait qu’il s’attend à ce que le détenu se prévale de tous les recours offerts par la LIPR et le Règlement, notamment les instances devant la Cour fédérale?

D’où l’appel dont notre Cour est saisie et dans lequel, outre la question certifiée, l’appelant adresse les reproches suivants à la juge des requêtes :

1)   la juge des requêtes n’a pas appliqué la bonne norme de contrôle;

2)   elle a omis d’examiner la conclusion erronée de la Section suivant laquelle il existait un fait nouveau justifiant le réexamen de l’estimation précédente de la durée de la détention des intimés ordonnée conformément aux mandats lancés en vertu de la LIPR;

3)   elle a commis une erreur justifiant l’infirmation de sa décision en approuvant une conclusion de fait de la Section qui était prématurée, spéculative, abusive et arbitraire au sujet de la détention des intimés;

4)   elle a commis une erreur justifiant l’infirmation de sa décision en ne se demandant pas si la détention des intimés équivalait à une détention d’une durée indéterminée qui contrevenait à l’article 7 de la Charte;

5)   elle a commis une erreur en jugeant que la Section avait fourni des motifs clairs et convaincants pour justifier sa décision de s’écarter de sa décision antérieure suivant laquelle la surveillance électronique ne constituait pas une solution de rechange à la détention des intimés étant donné qu’elle ne réduirait pas suffisamment les risques qu’ils fuient.

Les faits et la procédure

a) Faits concernant la détention des intimés

[5]     Il n’est pas nécessaire de passer en revue les faits de manière détaillée. Mon résumé n’est toutefois pas aussi bref que je l’aurais souhaité en raison des multiples contrôles des motifs de détention. Dong Zhe Li et Dong Hu Li (les frères Li ou les intimés) font l’objet d’un mandat d’arrestation qui a été lancé par les autorités chinoises pour une présumée fraude relative à des instruments négociables qui est estimée à plus de 136 millions de dollars canadiens et dans laquelle on a perdu la trace de 100 millions de dollars canadiens (affidavit de R. Hyland, dossier d’appel, vol. 1, page 50, au paragraphe 4). La présumée fraude impliquait le virement de fonds des comptes bancaires des entreprises victimes aux comptes bancaires contrôlés par les frères Li. Les virements étaient effectués avec l’aide d’un banquier chinois, M. Shan Gao, qui se trouve lui aussi présentement au Canada et qui fait l’objet d’une procédure en immigration.

[6]     Les frères Li sont entrés légalement au Canada le 31 décembre 2004. Ils ont obtenu des visas temporaires de visiteur d’une durée de six mois qui ont expiré le 30 juin 2005. Les mandats d’arrestation chinois ont été lancés le 24 janvier 2005. Les frères Li n’ont pas demandé le renouvellement de leur statut de visiteurs et ils sont demeurés sans autorisation au Canada.

[7]     Après que l’existence des mandats d’arrestation décernés par les autorités chinoises eut été portée à l’attention des autorités canadiennes, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a établi en novembre 2006 des rapports déclarant que les frères Li étaient interdits de territoire au Canada au sens du paragraphe 29(2) et de l’article 41 de la LIPR. Le paragraphe 29(2) oblige le résident temporaire à avoir quitté le pays à la fin de la période de séjour autorisée. L’article 41 déclare interdit de territoire l’étranger qui contrevient à la LIPR.

[8]     Les frères Li ont été arrêtés par les autorités canadiennes le 23 février 2007. Une mesure d’exclusion a été prise contre eux le 27 février 2007. Au même moment, on leur a fait savoir qu’ils pouvaient demander un examen des risques avant le renvoi (ERAR) (idem, au paragraphe 11). La demande a été faite en vertu du paragraphe 112(1) de la LIPR et du paragraphe 160(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement).

[9]     Après leur arrestation, les frères Li ont été mis en détention. Le 2 mars 2007, à la reprise de l’audience sur le contrôle des motifs de détention du 26 février 2007 qui avait été reportée à la demande des intimés, la Section a estimé que les frères Li se soustrairaient probablement à leur renvoi s’ils étaient mis en liberté. Ils ont par conséquent été maintenus en détention.

[10]     Un contrôle des motifs de la détention des intimés a eu lieu le 9 mars, le 5 avril et le 23 avril 2007. Ces contrôles se sont soldés par la même décision que lors du premier contrôle.

[11]     Le 6 juillet 2007, la Commission a ordonné le maintien en détention des frères Li. Elle a conclu qu’ils étaient des fuyards en puissance et que, s’ils étaient mis en liberté, ils se soustrairaient vraisemblablement à leur renvoi et tenteraient de se dérober aux autorités canadiennes (dossier d’appel, volume IV, page 731, paragraphes 14 à 25 [voir aussi Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Li, [2007] D.S.I. no 21 (QL)]). Ils avaient eu en leur possession et avaient utilisé de fausses pièces d’identité qu’ils avaient déchirées peu de temps avant leur arrestation après avoir refusé d’ouvrir la porte de leur chambre d’hôtel aux policiers (idem, au paragraphe 26).

[12]     Ainsi que la LIPR l’exige, il y a eu un nouveau contrôle des motifs de la détention tous les 30 jours suivant le contrôle précédent (article 57). Le 7 août 2007, la Section est une fois de plus arrivée à la même conclusion tout en signalant cette fois-ci que les frères Li risquaient une détention plus longue, mais pas une détention d’une durée indéterminée.

[13]     Le 6 septembre 2007, le maintien en détention des intimés a été ordonné, car il n’y avait pas de nouveaux éléments de preuve ou de changement dans leur situation. Les contrôles qui ont eu lieu le 4 octobre, le 30 octobre, le 27 novembre et le 20 décembre 2007 se sont soldés par la même décision.

[14]     Dans sa décision du 10 janvier 2008 [Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Li, A7‑00188/89, la commissaire King], la Section a estimé que la détention des frères Li se poursuivrait encore pour huit à dix mois jusqu’à ce qu’ils soient renvoyés. Cette estimation reposait sur l’hypothèse que les intimés se verraient refuser l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de l’ERAR. Si l’estimation était juste, les intimés auraient été détenus en tout et partout pour une période de 18 mois. Bien que la Section ait qualifié cette période de temps de détention « de longue durée », elle estimait toujours que la surveillance électronique ne serait pas une mesure suffisante pour répondre aux risques d’évasion des intimés. Elle a donc confirmé l’ordonnance de détention.

[15]     Aucun nouvel élément de preuve ou changement de situation n’a été évoqué lors des contrôles des motifs de détention qui ont eu lieu le 6 février, le 5 mars et le 2 avril 2008.

[16]     Lors du contrôle des motifs de détention du 22 mai 2008, on a toutefois émis l’hypothèse qu’une décision d’ERAR favorable avait été rendue, ce qui signifiait que les frères Li seraient exposés à la torture s’ils étaient expulsés en Chine. J’emploie le mot « hypothèse », car aucune réponse claire n’a été donnée à l’époque. On croyait comprendre qu’une décision avait été rendue sans que le résultat soit connu, qu’une décision d’ERAR favorable avait été rendue ou encore qu’aucune décision d’ERAR n’avait été rendue.

[17]     Le 11 juin 2008, la Section a ordonné que les frères Li sois mis en liberté et qu’ils fassent l’objet d’une surveillance électronique au motif qu’ils risquaient désormais d’être détenus pour une période indéterminée en raison du nombre d’étapes qu’il leur restait à franchir pour achever le traitement de la demande d’ERAR.

[18]     L’appelant a contesté les ordonnances de mise en liberté en présentant une demande de contrôle judiciaire. Le 30 juin 2008, il a obtenu de la Cour fédérale un sursis à l’exécution des ordonnances de mise en liberté.

[19]     Le 15 août 2008, la Cour fédérale a fait droit à la demande de contrôle judiciaire de l’appelant. Elle a annulé les ordonnances de mise en liberté et a exigé que l’on tienne compte de ses motifs lors du prochain contrôle des motifs de détention. Elle a également conclu qu’au moment où la Section avait rendu sa décision, l’examen de la demande d’ERAR n’était pas encore achevé [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, 2008 CF 949].

[20]     Le 11 août 2008, les frères Li ont reçu signification d’un avis préliminaire d’ERAR suivant lequel il existait un risque qu’ils soient torturés s’ils retournaient en Chine. Cet avis reposait sur l’évaluation effectuée par un agent d’ERAR qui avait été transmise au représentant du ministre pour que ce dernier prenne une décision (dossier d’appel, vol. 1, aux pages 126 à 141).

[21]     La lettre de divulgation du 11 août 2008, qui a été remise en mains propres aux intimés, déclare dans les termes les plus nets que le ministre a le pouvoir de rendre la décision finale. Les intimés ont été informés qu’ils avaient 15 jours pour formuler par écrit leurs observations ou leurs arguments ou pour soumettre des éléments de preuve au ministre (idem, à la page 142). Elle rappelait aussi de façon non équivoque aux intimés que le ministre et son représentant [traduction] « ne sont pas liés par toute décision, évaluation ou recommandations antérieure » (idem). Il n’y a aucun doute, à mon avis, que l’évaluation préliminaire qui a été communiquée aux intimés n’était pas la décision finale sur la question et que les intimés le savaient.

[22]     Lors du contrôle des motifs de détention du 28 août 2008, on a laissé entendre qu’une décision finale serait rendue au sujet de la demande d’ERAR à la mi-octobre 2008. On a également mentionné qu’on avait reçu de Chine des assurances au sujet de la peine de mort.

[23]     La Section a rendu sa décision le 11 septembre 2008 [Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Li, A7‑00188/89, la commissaire King]. Elle a ordonné la mise en liberté des intimés sous surveillance électronique et a assorti cette mise en liberté de conditions supplémentaires. Cette décision est au cœur du présent appel et elle est résumée plus loin sous une rubrique différente.

[24]     L’appelant a contesté la décision du 11 septembre 2008 en introduisant une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, qui a sursis, le 1er octobre 2008, à l’exécution des ordonnances de mise en liberté de la Section.

[25]     Dans l’intervalle, les frères Li ont saisi la Cour fédérale d’une requête visant à faire interdire au représentant du ministre d’examiner la demande d’ERAR tant qu’une décision ne serait pas rendue au sujet de la demande d’autorisation par laquelle ils contestaient le pouvoir du représentant de prendre une telle décision. La requête a été accueillie le 8 octobre 2008. La Cour a interdit au représentant du ministre d’examiner la demande d’ERAR en vertu de l’alinéa 113d) de la LIPR tant que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire ne serait pas jugée sur le fond.

[26]     La Cour fédérale a statué le 23 décembre 2008 sur la demande par laquelle l’appelant contestait la décision rendue le 11 septembre 2008 par la Section. La demande de contrôle judiciaire de l’appelant a été rejetée. Le 29 décembre 2008, la Cour fédérale a certifié la question qui nous est maintenant soumise. Le même jour, le ministre a interjeté appel de la décision rendue par la Cour fédérale.

[27]     Le 14 janvier 2009, le juge en chef a sursis à l’exécution des ordonnances de mise en liberté et de la décision de la Cour fédérale jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue au sujet de l’appel ou jusqu’au contrôle suivant des motifs de la détention des intimés qui devait avoir lieu selon la loi. Des mesures ont été prises pour accélérer le déroulement de l’appel et de l’audience.

b) Chronologie des faits et de la procédure

[28]     Nul ne conteste que les frères Li se sont battus et vont continuer à se battre avec acharnement contre toute décision qui leur est défavorable et qu’ils vont continuer à exercer toutes et chacune des voies de recours qui leur sont ouvertes pour s’opposer à leur renvoi en Chine. La chronologie suivante des faits et de la procédure judiciaire illustre bien cette saga interminable. Dans le tableau qui suit, les lettres SI désignent la Section de l’immigration, DA, le dossier d’appel, MA, le mémoire de l’appelant et MI, le mémoire des intimés :

31 décembre 2004 : Les intimés entrent au Canada (motifs, page 2)

24 janvier 2005 : La Chine lance un mandat d’arrestation visant l’intimé Dong Zhe Li (MA, page 5; DA, vol. VII, onglet 86, page 1408)

6 février 2005 : La Chine lance un mandat d’arrêt contre l’intimé Dong Hu Li (DA, vol. VII, onglet 86, page 1391)

30 juin 2005 : Expiration des visas de visiteur des intimés (motifs, page 2)

novembre 2006 : Rapports d’interdiction de territoire établis en vertu de l’alinéa 36(1)c), de l’article 41 et du paragraphe 29(2) de la LIPR (MA, paragraphe 6)

16 novembre 2006 : Mandats d’arrêt lancés contre les intimés par les autorités de l’immigration (DA, vol. I, onglet 7, page 51, paragraphe 6)

23 février 2007 : Arrestation et détention des intimés; rapport d’interdiction de territoire soumis au ministre (DA, vol. I, onglet 7, page 51, paragraphe 7; DA, vol. VI, onglet 84, pages 1255 à 1256)

26 février 2007 : Fixation de la date du contrôle de la détention par la SI; ajournement au 2 mars 2007 (DA, vol. V, onglet 62, page 918)

27 février 2007 : Mesure d’exclusion prononcée contre les intimés, qui perdent leur droit de demander l’asile, ce qui les amène à introduire une demande de contrôle judiciaire (DA, vol. I, onglet 7, page 52, paragraphes 8 et 9)

2 mars 2007 : Reprise du contrôle de la détention par la SI; maintien en détention (DA, vol. V, onglet 62, page 926)

9 mars 2007 : Contrôle des motifs de détention après 7 jours par la SI; les intimés consentent à demeurer détenus (DA, vol. V, onglet 61, pages 915 à 916)

13 mars 2007 : demande d’ERAR présentée et reportée à la demande des intimés en attendant l’issue de leur demande de contrôle judiciaire (MA, à la page 13; DA, vol. I, onglet 7, page 53)

5 et 23 avril 2007 : Contrôle de la détention par la SI; les intimés consentent à demeurer détenus (DA, vol. V, onglet 60, pages 912 à 913; onglet 59, pages 909 à 910)

7 juillet 2007 : Contrôle de la détention par la SI; maintien en détention (DA, vol. IV, onglet 52, pages 728 à 739)

11 juillet 2007 : Autorisation de demander le contrôle judiciaire (concernant une requête en bref de mandamus visant à contraindre un agent à examiner la demande d’asile des intimés et la recevabilité de la demande d’asile) (IMM‑2025-07, IMM‑1027-07, MA, paragraphe 17)

9 août 2007 : Contrôle de la détention par la SI; maintien en détention  (DA, vol. III, onglet 48, pages 605 à 621)

6 septembre 2007 : Contrôle de la détention par la SI; maintien en détention  (DA, vol. III, onglet 47, pages 600 à 604)

21 septembre 2007 : Rejet de la demande de contrôle judiciaire portant sur les mesures d’exclusion (2007 CF 941 [Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)])

4 et 30 octobre et 27 novembre 2007 : Contrôle de la détention par la SI; maintien en détention (DA, vol. III, onglet 47, pages 600 à 604; onglet 46, pages 596 à 599; onglet 45, pages 593 à 595)

19 et 20 décembre 2007 : Contrôle de la détention par la SI (DA, vol. III, onglet 43, pages 542 à 587; onglet 42, pages 527 à 540)

10 janvier 2008 : Contrôle de la détention par la SI; maintien en détention (DA, vol. III, onglet 37, pages 467 à 476)

6 février, 5 mars et 2 avril 2008 : Contrôle de la détention par la SI; maintien en détention (DA, vol. III, onglet 36, pages 464 à 466; onglet 35, pages 456 à 463; onglet 34, pages 453 à 455)

7 et 22 mai 2008 : Contrôle de la détention par la SI; éléments de preuve tendant à démontrer que les demandes d’ERAR ont été traitées en priorité (DA, vol. II, onglet 32, pages 409 à 443; vol. III, onglet 30, pages 372 à 397)

11 juin 2008 : Contrôle de la détention par la SI; ordonnance de mise en liberté assortie de conditions (DA, vol. II, onglet 29, pages 350 à 371)

13 juin 2008 : Dépôt par l’appelant d’une demande de contrôle judiciaire des ordonnances de mise en liberté (IMM‑2682-08, IMM‑2683-08)

19 juin 2008 : Contrôle de la détention par la SI; maintien des conditions de la mise en liberté (DA, vol. II, onglet 28, pages 332 à 349; onglet 28, pages 296 à 349)

23 juin 2008 : Dépôt par l’appelant d’une demande de contrôle judiciaire de la mise en liberté et requête en sursis à l’exécution des ordonnances de mise en liberté (IMM‑2819-08, IMM‑ 2820-08)

30 juin 2008 : Requête accueillie; sursis à l’exécution des ordonnances de mise en liberté (IMM‑2819-08, IMM‑2820-08)

3 juillet 2008 : Assurances demandées de la Chine au sujet de la question de la peine de mort (DA, vol. I, onglet 9, pages 71 et 78; onglet 10)

9 juillet 2008 : L’appelant est autorisé à présenter une demande de contrôle judiciaire des ordonnances de mise en liberté. Réunion des instances sous le numéro IMM‑2682-08 (IMM‑2682-08; voir 2008 CF 949, paragraphe 5)

11 août 2008 : Avis de divulgation de l’évaluation d’ERAR et évaluation de la restriction signifiés aux intimés (paragraphe 112(3) et sous-alinéa 113d)(i) de la LIPR) (DA, vol. I, onglets 12, pages 126 et 142)

15 août 2008 : La Cour fédérale accueille la demande de contrôle judiciaire et annule les ordonnances de mise en liberté (2008 CF 949 [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li])

26 août 2008 : Demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par les intimés contre la décision [traduction] « de stopper les procédures entamées par le représentant du ministre pour déterminer s’ils constituent un danger pour le public au Canada » (sous-alinéa 113d)(i)) (IMM‑3787-08)

11 septembre 2008 : Contrôle des motifs de détention par la Section de l’immigration; ordonnance de mise en liberté (DA, vol. I, page 21)

12 septembre 2008 : L’appelant dépose une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire (MA, page 36)

16 septembre 2008 : Dépôt par les intimés d’une requête visant à interdire l’examen des demandes d’ERAR jusqu’à ce qu’il ait été statué sur leur demande d’autorisation (IMM‑3786-08, IMM‑3787‑08)

1er octobre 2008 : Sursis à l’exécution des ordonnances de mise en liberté (IMM‑4038-08)

8 octobre 2008 : Il est fait droit à la requête des intimés visant à interdire l’examen des demandes d’ERAR (MA, page 39; MI, page 24; IMM‑3786-08, IMM‑3787-08)

23 décembre 2008 : Rejet de la demande de contrôle judiciaire; ordonnances de mise en liberté (IMM‑4038‑08, IMM‑4039‑08 [voir 2008 CarswellNat5419])

29 décembre 2008 : Certification d’une question grave de portée générale; le ministre interjette appel (IMM‑4038-08, IMM‑4039-08 [voir 2008 CarswellNat 5419])

14 janvier 2009 : La C.A.F. sursoit à l’exécution des ordonnances de mise en liberté (2009 CAF 7 [Canadian (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li])

[29]     Ces instances ont coûté très cher aux contribuables et elles ont eu une incidence sur la durée de la détention des intimés. Je passe maintenant au bourbier juridique dans lequel se retrouvent la Section, la Cour fédérale et notre Cour en ce qui concerne la question de la détention. Je vais ensuite résumer et analyser les décisions de la Section et de la Cour fédérale.

c) Le bourbier juridique dans lequel se retrouvent la Section de l’immigration, la Cour fédérale et notre Cour pour se prononcer sur la légalité de la détention des intimés

[30]     La Section se plaint du fait que la tâche qui lui incombait de déterminer et de calculer en mois et en jours ce qui constitue une détention de longue durée acceptable n’a pas été facilitée par l’emploi de termes imprécis et vagues comme « détention prolongée », « détention d’une durée indéterminée », « renvoi non imminent » ou « ne se produira pas dans un délai raisonnable » et « longue détention » par la Cour fédérale (dossier d’appel, volume 1, aux pages 26 et 27, décision du 11 septembre 2008).

[31]     Lorsqu’elles se livrent à un tel exercice, la Section, la Cour fédérale et notre Cour doivent composer avec plusieurs contraintes légales qui les entraînent dans des directions différentes, sinon opposées. La présente affaire illustre ce bourbier juridique.

[32]     Premièrement, la LIPR habilite l’ASFC à appliquer ses dispositions et, à cette fin, à arrêter et à détenir les ressortissants étrangers qui entrent ou demeurent illégalement au Canada. La LIPR offre par ailleurs aux ressortissants étrangers une foule de recours pour contester leur arrestation, leur détention, le refus du ministre de déférer la demande d’asile à un agent pour qu’il se prononce sur sa recevabilité, la décision du ministre de renvoyer l’affaire à la Commission pour enquête, la décision du représentant du ministre sur la question de savoir si l’intéressé constitue ou non un danger pour le public, le pouvoir du représentant du ministre de prendre une décision au sujet de l’ERAR, la décision prise à la suite de l’ERAR et les mesures d’exclusion ou d’expulsion qui peuvent être prises au terme de ce long processus.

[33]     Par exemple, les intimés ont sollicité l’autorisation de présenter une requête en bref de mandamus en vue de contraindre le représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à déférer leur demande d’asile à un agent chargé de traiter les demandes d’asile et à forcer l’agent en question à se prononcer sur la recevabilité de leur demande d’asile (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM‑1025-07, IMM‑1027-07, 12 juillet 2007 (C.F.)).

[34]     Les intimés ont demandé un sursis pour empêcher le représentant du ministre d’examiner la question de savoir s’ils constituaient un danger pour le public au sens du sous-alinéa 113d)(i) de la LIPR (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM‑3787-08 (C.F.)).

[35]     Ils ont également tenté, par voie de contrôle judiciaire, de faire annuler la mesure d’exclusion prononcée contre eux (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 941).

[36]     En revanche, l’appelant a également sollicité une réparation à l’encontre des ordonnances de mise en liberté prononcées par la Section. Il a saisi la Cour fédérale de demandes de contrôle judiciaire et de requêtes en sursis (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, IMM‑4038‑08, IMM‑4039‑08, 23 décembre 2008 [2008 CarswellNat 5419]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, 2009 CAF 7; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, IMM‑2819-08, IMM‑2820-08, 30 juin 2008, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, 2008 CF 949).

[37]     En résumé, que la décision porte sur la détention, l’exclusion, l’expulsion, le renvoi à une enquête, le refus de déférer une demande d’asile à la Section, un avis de danger ou un ERAR, il existe à chaque étape du processus une possibilité de contester la décision en introduisant une demande de contrôle judiciaire et d’en interjeter appel à la Cour d’appel fédérale lorsqu’une question a été certifiée.

[38]     De toute évidence, la multiplication des contestations augmente d’autant la durée de la détention du ressortissant étranger. Toutefois, dans la mesure où le détenu ou le gouvernement exerce diligemment les recours ouverts par la LIPR qui sont raisonnables dans les circonstances ou recourt aux contestations raisonnables permises par la Charte, on ne devrait pas reprocher au gouvernement ou au détenu les délais qui s’ensuivent (Charkaoui, précité, au paragraphe 114).

[39]     Qui plus est, les détenus ne peuvent, en principe, être expulsés vers des pays où l’on a de sérieux motifs de croire qu’ils risqueraient d’être soumis à la torture (voir l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can no 36, à laquelle le Canada a adhéré). On reconnaît qu’il existe des situations dans lesquelles l’expulsion est difficile, voire impossible (Charkaoui, précité, au paragraphe 124). C’est ainsi que se prolonge la détention de présumés criminels étrangers comme les intimés.

[40]     Bien que la détention sans mandat d’étrangers ou de présumés criminels étrangers ne contrevienne pas à la protection contre la détention arbitraire consacrée à l’article 9 de la Charte, la détention doit être assortie d’un processus qui offre au détenu la possibilité réelle de faire contrôler régulièrement les motifs de sa détention et de contester son maintien en détention ou les conditions de sa mise en liberté (idem, au paragraphe 107), à défaut de quoi on pourrait conclure à une violation de l’article 7 (droit à la liberté et à la sécurité de sa personne) ou de l’article 12 (protection contre les traitements cruels et inusités) (idem, au paragraphe 110).

[41]     Comme elle prévoit un mécanisme de contrôle efficace qui respecte les exigences du droit canadien, la LIPR n’autorise pas la détention pour une période indéterminée (idem, au paragraphe 127).

[42]     Cependant, malgré toutes ces garanties procédurales, on ne peut écarter la possibilité que « dans un cas particulier, un juge arrive à la conclusion que la détention constitue un traitement cruel et inusité ou est incompatible avec les principes de justice fondamentale, de sorte qu’elle constitue une violation de la Charte ouvrant droit à réparation conformément au par. 24(1) de la Charte » (idem, au paragraphe 123).

[43]     Enfin, pour évaluer la durée de la détention et l’existence de mesures de rechange à la détention, l’autorité chargée du contrôle doit également tenir compte des obligations internationales contractées par le Canada pour collaborer à la mise en œuvre de mesures assurant le respect du droit criminel sur la scène internationale. Le Canada est signataire des traités suivants :

1. Convention unique sur les stupéfiants de 1961, [30 mars 1961, [1964] R.T. Can. no 30] (modifiée par le Protocole du 25 mars 1972), [1976] R.T. Can. no 48

2. Convention sur les substances psychotropes, 21 février 1971, [1988] R.T. Can. no 35

3. Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, 20 décembre 1988, [1990] R.T. Can. no 42

4. Convention des Nations Unies contre la corruption, 31 octobre 2003, [2007] R.T. Can. no 7

5. Convention des Nations Unies contre la ciminalité transnationale organisée, 15 novembre 2000, 2225 R.T.N.U. 209

6. Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, [2002] R.T. Can. no 13 (se rapportant aux crimes internationaux)

7. Convention sur le transfèrement des personnes condamnées, 21 mars 1983, [1985] R.T. Can. no 9 (permet à la personne qui purge une peine de réclusion à l’extérieur de son État d’origine de rentrer dans celui-ci pour purger le reste de sa peine)

8. Convention interaméricaine contre la corruption, 29 mars 1996, [2000] R.T. Can. no 21

9. Convention interaméricaine sur l’exécution des décisions rendues par les juridictions pénales étrangères, 9 juin 1993, [1996] R.T. Can. no 23 (permet à la personne qui purge une peine de réclusion de purger celle-ci dans le pays dont elle est un ressortissant)

[44]     Le Canada a également signé avec la Chine un traité par lequel les parties se sont engagées à s’accorder l’entraide judiciaire en matière pénale : Traité d’entraide judiciaire en matière pénale entre le Canada et la République populaire de Chine, 1er juillet 1995, [1995] R.T. Can. no 29. Bien que l’article 2, qui traite de la portée de l’entraide judiciaire, ne mentionne pas la détention des présumés criminels, la liste des mesures qui y sont énumérées n’est pas limitative. Dans le contexte d’une entente d’entraide en matière pénale, le fait de s’assurer que les présumés criminels étrangers qui ont été arrêtés à la demande d’un pays étranger qui a lancé un mandat en vue de leur arrestation seront toujours disponibles pour leur expulsion, le temps venu, constitue de toute évidence un geste d’entraide.

[45]     Compte tenu de toutes ces obligations internationales, que doit faire l’autorité chargée du contrôle des motifs de détention lorsqu’elle est convaincue qu’il existe un risque presque certain que le détenu se soustraira à son renvoi, alors que la détention dure déjà depuis un bon moment et que le renvoi du détenu n’est pas imminent? Comment l’autorité chargée du contrôle mesure-t-elle la durée de la détention future prévue? Quel poids doit-on accorder à l’efficacité des solutions de rechange à la détention lorsqu’on est confronté à un risque ou à une certitude de fuite? C’est le dilemme devant lequel se trouvait la Commission dans le cas des frères Li. Ce qui m’amène à la décision rendue le 11 septembre 2008 par la Commission et à son examen subséquent par la Cour fédérale.

Décision du 11 septembre 2008 de la Section de l’immigration

[46]     La décision de la Section de l’immigration a été rendue par la commissaire King. Infirmant sa décision précédente du 10 janvier 2008, elle a ordonné la mise en liberté des frères Li à certaines conditions, car elle estimait que leur maintien en détention serait contraire à l’article 7 de la Charte. En raison de l’avis concernant l’ERAR suivant lequel les frères Li risquaient d’être torturés s’ils retournaient en Chine, elle a déclaré qu’il n’était plus raisonnable d’estimer que les frères Li pourraient être renvoyés du Canada immédiatement après la décision finale concernant l’ERAR. Elle a conclu que toute estimation du délai devait tenir compte du contrôle judiciaire de la Cour fédérale et des instances introduites devant la Cour d’appel fédérale (dossier d’appel, vol. 1, au paragraphe 14) [décision, au paragraphe 15].

[47]     Pour faire une estimation du délai, la commissaire King a procédé à une analyse comparative d’autres décisions et du temps qu’il avait fallu pour mener à terme des cas comportant des questions semblables, en évoquant la méthode d’estimation employée par la Cour fédérale dans des affaires où il existait une possibilité que la détention prolongée aille à l’encontre du droit à la liberté prévu à l’article 7 de la Charte. Elle a conclu qu’il était possible que la détention des frères Li se prolonge encore pour une période de 18 mois, de sorte que leur détention pourrait durer en tout et partout jusqu’à trois ans. Elle a toutefois fait observer que l’affaire en était arrivée à un point où « un nombre indéfini de procédures peuvent être engagées par l’une ou l’autre partie » et qu’on ignorait combien de temps prendrait chacune de ces procédures. Le maintien en détention des frères Li jusqu’à ce qu’ils puissent être renvoyés du Canada constituerait donc une détention de durée indéterminée qui portrait atteinte à leur droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte (idem, aux paragraphes 16 à 23) [décision, au paragraphe 22].

[48]     Pour déterminer s’il y aurait éventuellement atteinte à l’article 7 de la Charte, la commissaire a ensuite examiné le poids à accorder au risque élevé que les intimés fuient par rapport au danger qu’ils constituaient pour le public. Citant les propos du juge Rothstein [maintenant juge à la Cour suprême] qui avait dit, dans le jugement Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1  C.F. 214 (1re inst.) [à la page 231], qu’« une longue détention est d’autant justifiable que l’intéressé est considéré comme une menace pour la sécurité publique », la commissaire a conclu que la détention au motif que l’individu risque de fuir ne devait pas être aussi longue que la détention au motif que l’individu constitue une menace pour le public (idem, aux pages 27 à 31, aux paragraphes 24 à 37) [décision, au paragraphe 27].

[49]     Elle a ensuite examiné les conditions dont la mise en liberté était assortie. Elle a soupesé le degré du risque de fuite, le délai avant le renvoi et l’existence de solutions de rechange à la détention. À la lumière de la décision de mettre les frères Li en liberté pour empêcher une violation de la Charte, elle a imposé des conditions (idem, page 32, au paragraphe 43) [décision, au paragraphe 43] :

[. . .] [ayant] pour unique but de réduire autant que possible les possibilités de fuite des frères Li, tout en n’étant pas si restrictives qu’elle porte indûment atteinte à la liberté des frères Li [. . .]

[50]     Les conditions imposées avaient pour objet d’accorder aux frères Li suffisamment de liberté tout en permettant à l’ASFC de surveiller leurs allées et venues. Voici quelques-unes de ces conditions :

1. restrictions géographiques strictes en ce qui concerne les déplacements (Vancouver seulement);

2. surveillance électronique;

3. obligation de payer pour la surveillance électronique;

4. interdiction de tenter de se procurer de fausses pièces d’identité;

5. interdiction de communiquer avec Ho, Pak Hung, qui les avait aidés à obtenir les documents frauduleux;

6. obligation de résider à l’adresse qu’ils fourniront à l’ASFC à l’avance et à aucune autre adresse sans l’approbation écrite préalable de l’ASFC;

7. obligation de fournir à l’ASFC des copies de tout contrat de location qu’ils peuvent signer et de tous les relevés de téléphone;

8. obligation d’autoriser les employés de l’ASFC ou des agents de la paix à entrer chez eux à n’importe quel moment pour vérifier le respect des conditions;

9. obligation de se présenter pour leur renvoi du Canada quand ils en auront reçu l’ordre.

La Commission a ordonné la mise en liberté des frères Li aux conditions susmentionnées.

Décision de la Cour fédérale

[51]     La Cour fédérale a examiné la décision de la commissaire King dans le but de déterminer si elle était raisonnable. Elle a retenu l’argument des intimés suivant lequel la commissaire avait de l’expérience en matière d’appréciation de la preuve et de contrôle des motifs de détention conformément aux dispositions législatives applicables. Elle avait donc droit à un degré élevé de retenue de la part de la Cour (directive de l’ordonnance, dossier d’appel, vol. 1, aux pages 8 et 9) [2008 CarswellNat 5419, aux paragraphes 5 à 14].

[52]     La Cour a conclu que la commissaire King n’avait commis aucune erreur de droit. À son avis, la commissaire King avait examiné les questions pertinentes, et elle avait notamment estimé le temps qu’il faudrait pour mener à terme les procédures judiciaires à venir portant sur la détention « de longue durée », une question nécessairement spéculative. La Cour a en outre accepté la conclusion de la commissaire King suivant laquelle on disposait de nouveaux éléments de preuve (l’avis d’ERAR signifié le 11 août 2008) qui n’existaient pas lors des contrôles des motifs de détention précédents. La Cour a jugé raisonnable la conclusion de fait de la commissaire King suivant laquelle le maintien en détention pendant le temps supplémentaire total qu’il faudrait jusqu’à ce que les frères Li puissent être renvoyés pourrait constituer une détention de durée indéterminée.

[53]     La Cour a également estimé que la commissaire King avait articulé des motifs clairs et convaincants pour justifier sa décision d’aller à l’encontre des décisions antérieures portant sur le maintien en détention et sur la suffisance de la surveillance électronique des intimés.

[54]     La demande de contrôle judiciaire a été rejetée et, le 29 décembre 2008, la Cour fédérale a certifié la question qui nous est soumise dans le cadre du présent appel.

Analyse de la décision de la Section de l’immigration et du jugement de la Cour fédérale

[55]     Se fondant sur les propos tenus par le juge Rothstein dans la décision Sahin, précitée, la Section a conclu que la détention au motif d’une crainte que l’intéressé se dérobe au renvoi ne devait pas être aussi longue que lorsque l’intéressé est considéré comme un danger pour le public (motifs de décision, dossier d’appel, vol. 1, page 30, au paragraphe 34) [décision de la Section, au paragraphe 34]. Dans l’arrêt Charkaoui, la Cour suprême du Canada a repris à son compte la démarche suivie par le juge Rothstein (motifs du jugement, aux paragraphes 108 et 109, où la juge en chef explique [au paragraphe 111] : « Bien que les critères de la mise en liberté prévus à l’art. 83 de la LIPR incluent aussi la probabilité que l’intéressé se soustraira à la procédure ou au renvoi, un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui constitue un facteur plus important de justification du maintien en détention. » C’est un élément important dont on doit tenir compte lorsqu’on examine les facteurs justifiant le maintien en détention.

[56]     Bien que la liste ne soit pas exhaustive et qu’il faille tenir compte de tous les facteurs pertinents, l’arrêt Charkaoui (paragraphes 108 à 117 des motifs du jugement) insiste sur les éléments suivants : les motifs de la détention, le temps passé en détention, les raisons qui retardent l’expulsion, la durée anticipée du prolongement de la détention et l’existence de solutions de rechange à la détention. Ces facteurs ont été codifiés à l’article 248 du Règlement.

[57]     L’appelant et les intimés s’entendent sur la pertinence de ces facteurs. Le débat tourne autour de leur interprétation, de leur application et de la valeur à leur accorder.

a) Existait-il un fait nouveau justifiant un réexamen de l’estimation précédente de la durée de la détention des intimés?

[58]     L’appelant s’attaque au paragraphe 14 des motifs de la décision de la Section :

    En fin de compte, l’ERAR dans cette affaire n’a pas abouti à une décision défavorable simple. En effet, un décideur a émis l’avis qu’il y avait un risque que les frères Li soient torturés s’ils retournaient dans leur pays d’origine. Cette décision a été signifiée aux frères Li le 11 août 2008 [pièce P13, p. 33]. Le ministre soutient que cet avis n’est qu’une partie provisoire d’un processus plus vaste et qu’il n’est pas contraignant en ce qui a trait à la décision finale. Le ministre allègue que la décision finale sera prise à la mi‑octobre. Je dois toutefois conclure que l’existence de l’avis au sujet d’un risque de torture veut effectivement dire qu’il est probable que mon estimation originale du temps que cela prendra avant le renvoi éventuel des frères Li n’est plus valide. Je dois maintenant réviser les estimations du temps que j’ai faites en janvier

Le fait que la décision finale du ministre au sujet de l’ERAR serait prise à la mi-octobre ne constituait pas, le 11 septembre 2008, un fait nouveau. D’ailleurs, le commissaire Dyck, qui avait procédé antérieurement à un contrôle des motifs justifiant le maintien en détention (le 19 juin 2008), le mentionne expressément dans sa décision (motifs de la décision, dossier d’appel, vol. 2, aux pages 332 et 333).

[59]     L’avocat des intimés affirme que la teneur de l’avis préliminaire communiqué aux frères Li constituait un fait nouveau le 11 septembre 2008.

[60]     Bien que, lors du contrôle des motifs de détention du 22 mai 2008, on ait laissé entendre qu’une décision avait été rendue au sujet de l’ERAR, il est vrai que l’avis préliminaire a été donné après l’audience du 19 juin.

[61]     Toutefois, cet avis préliminaire n’était pas une décision finale. Ainsi que je l’ai déjà mentionné, les intimés ont été invités à formuler leurs observations finales au ministre avant que celui-ci ne prenne une décision finale. On nous a informés à l’audience que le ministre n’avait pas encore pris de décision au sujet de l’ERAR parce que l’instance introduite par les intimés l’avait empêché de le faire.

[62]     En toute déférence, je ne crois pas qu’il était convenable, de la part de la Section, lors du contrôle des motifs de détention du 11 septembre 2008, de fonder son estimation de la durée prévue de la détention sur une simple opinion préliminaire alors que la décision finale ne pouvait être connue qu’un mois plus tard et qu’un contrôle des motifs de détention a lieu chaque mois. Cette opinion a amené la Section à présumer que la Cour fédérale autoriserait l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire et qu’un appel serait nécessairement interjeté à la Cour d’appel fédérale. Elle s’est alors estimée justifiée de réviser son estimation de temps précédente pour tenir compte de la période supplémentaire attribuable à cette hypothèse.

[63]     Cette hypothèse reposait sur des spéculations quant à la future décision d’ERAR du ministre. Compte tenu du fait qu’un autre contrôle devait avoir lieu un mois plus tard, il n’était ni nécessaire ni raisonnable à ce moment-là de se livrer à ce genre de spéculation et de formuler ce type d’hypothèse. Comme nous le verrons plus loin, l’évaluation de la durée future de la détention qui s’en est suivie était spéculative et prématurée.

b) La durée anticipée du prolongement de la détention

[64]     Par définition, le concept de durée anticipée du prolongement de la détention oblige à estimer pendant combien de temps la détention se prolongera. Dans l’arrêt Charkaoui, précité, au paragraphe 94, la Cour suprême a conclu que l’impossibilité pour les étrangers de faire contrôler leur détention promptement enfreignait l’article 9 et l’alinéa 10c) de la Charte et que cette violation ne pouvait être validée par l’article premier de la Charte.

[65]     À l’époque, les dispositions relatives à la détention empêchaient de procéder au contrôle des motifs de la détention des étrangers avant l’expiration du délai de 120 jours suivant la constatation du caractère raisonnable du certificat de sécurité. Ce long délai invitait à se livrer à des spéculations sur les possibles contestations et sur leurs conséquences sur la durée de la détention.

[66]     Désormais, toutefois, aux termes du paragraphe 57(2) de la LIPR, il y a un contrôle des motifs justifiant le maintien en détention « au moins tous les trente jours suivant le contrôle précédent ». Ce court délai de 30 jours maximum entre les contrôles permet d’effectuer une estimation fondée sur les faits concrets et les procédures en instance, au lieu de s’en remettre à une estimation fondée sur des spéculations portant sur des faits et des procédures éventuels.

[67]     Tous les 30 jours, l’autorité qui procède au contrôle obtient un portrait fidèle de la situation en ce qui concerne la détention. Elle peut tenir compte du temps effectivement passé en détention et des instances en cours. Elle peut également tenir compte de l’état d’avancement de ces instances et de leur déroulement et estimer ainsi de façon réaliste la durée anticipée du prolongement de la détention en se fondant sur des faits existants plutôt que sur des hypothèses. Elle peut ensuite compter la durée du temps passé en détention et l’ajouter au temps nécessaire pour traiter des instances actuelles en cours. Si elle surestime ou sous-estime la durée anticipée du prolongement de la détention, elle peut rapidement corriger les chiffres lors du contrôle suivant des motifs de détention, qui a lieu au plus tard 30 jours après.

[68]     Pour résumer, l’article 57 de la LIPR permet ce que la Cour suprême du Canada a qualifié de contrôle vigoureux de la nécessité du maintien de la détention fondé sur des renseignements concrets qui peuvent être révisés tous les 30 jours. À mon humble avis, la Commission a agi de façon déraisonnable et a commis une erreur de droit justifiant l’infirmation de sa décision en spéculant sur la décision à venir du ministre et sur des procédures potentielles mais non encore existantes, et en présumant, sur le fondement de ces spéculations, que les instances en question seraient autorisées par la Cour fédérale et que notre Cour serait par la suite saisie de la question. La Cour fédérale a elle aussi commis une erreur de droit justifiant l’infirmation de sa décision en retenant la méthode spéculative adoptée par la Commission.

c) Solutions de rechange à la détention

[69]     En principe, il n’est logique de recourir aux solutions de rechange existantes que si elles sont efficaces et appropriées (Sahin, précité, à la  page 231). Toutefois, dans le cas d’une longue détention, ce principe oblige à tenir compte de la Charte : les solutions de rechange ne doivent pas être disproportionnées par rapport à la nature du danger ni aggraver les risques de fuite (Charkaoui, précité, au paragraphe 116).

[70]     Jusqu’à la décision du 11 septembre 2008, la mise en liberté des frères Li sous réserve de leur surveillance électronique avait été jugée insuffisante pour empêcher ou réduire les risques de fuite. Les frères Li ont liquidé leurs actifs au Canada, se sont dérobés aux autorités canadiennes et, lorsqu’ils ont été arrêtés, ont été trouvés en possession de fausses pièces d’identité et de documents falsifiés. En fait, une des conditions de leur mise en liberté leur interdisait de communiquer avec M. Ho, Pak Hung, qui les avait aidés à se procurer les documents frauduleux. Il serait naïf de croire que l’on ne peut aisément obtenir de faux documents d’autres sources que M. Ho, Pak Hung en s’adressant à des personnes qui ont les reins solides sur le plan financier lorsqu’on a un besoin criant de tels documents pour éviter d’être refoulé dans un pays où l’on risque d’être persécuté. Bien que la mise en liberté des frères Li soit assortie de neuf conditions, on peut légitimement dire que la surveillance électronique est la principale d’entre elles et ce, malgré le fait que les experts ont reconnu, dans leur témoignage, qu’elle était insuffisante pour garantir que les intimés se présentent pour leur renvoi.

[71]     Aux paragraphes 42 et 43 des motifs de sa décision, la Section écrit :

    Quand j’ai examiné la proposition de la surveillance électronique en janvier 2008, je l’ai rejetée parce que je ne croyais pas qu’elle serait suffisante pour réduire le risque de fuite à un niveau acceptable dans le contexte du temps que j’estimais nécessaire avant le renvoi.

    Maintenant, sept mois plus tard, comme j’ordonne la mise en liberté des frères Li pour éviter une entorse à la Charte, l’imposition de conditions n’est pas à cette étape‑ci une tentative de neutraliser ou de surmonter le risque de fuite. Toute condition que j’impose maintenant a pour unique but de réduire autant que possible les possibilités de fuite des frères Li, tout en n’étant pas si restrictive qu’elle porte indûment atteinte à la liberté des frères Li, compte tenu de la durée indéterminée pendant laquelle les frères Li peuvent continuer de faire l’objet de conditions au Canada. [Non souligné dans l’original.]

[72]     L’appelant reproche à la Section de recourir en fait à une solution de rechange à la détention qui est inefficace pour assurer que les intimés se présentent pour leur renvoi. Je crois que la Section reconnaît ce fait au paragraphe 43 précité.

[73]     Malgré cet obstacle, conformément à la démarche qu’elle a suivie pour évaluer la durée anticipée du prolongement de la détention, la Commission s’est sentie obligée d’intervenir pour empêcher une violation de la Charte. J’ai déjà conclu qu’elle faisait fausse route en agissant ainsi. Il n’est donc pas nécessaire d’aborder la question de l’efficacité des solutions de rechange proposées par la Commission pour faire droit à l’appel et annuler l’ordonnance de mise en liberté. Toutefois, comme la même question est susceptible de se poser lors d’un prochain contrôle des motifs de détention, je vais dire un mot à ce sujet.

[74]     Il est de jurisprudence constante que la Charte l’emporte sur le risque de fuite ou de danger pour le public lorsque la détention se prolonge au point de constituer « un traitement cruel et inusité ou [d’être] incompatible avec les principes de justice fondamentale, de sorte qu’elle constitue une violation de la Charte ouvrant droit à réparation conformément au par. 24(1) de la Charte » (Charkaoui, précité, au paragraphe 123). Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Romans, 2005 CF 435, la Cour fédérale a confirmé la mise en liberté de l’intimé en expliquant que la détention de l’intimé qui avait été ordonnée en vertu de la législation sur l’immigration au motif qu’il constituait un danger pour le public était devenue une détention pour une durée indéterminée, contrevenant ainsi à la Charte.

[75]     Il existe des situations dans lesquelles seule la remise en liberté assortie ou non de conditions permettra de remédier à une violation de la Charte. Cela étant dit, pour empêcher une violation de la Charte, il n’est pas nécessaire d’exiger la même réparation que dans le cas d’une violation effective de la Charte. En d’autres termes, les mesures préventives peuvent être différentes des mesures correctives et, selon les circonstances, seront différentes de ces dernières.

[76]     Une mesure préventive possible consiste à accélérer le déroulement de l’instance (Sahin, précité). Je m’empresse d’ajouter qu’accélérer le déroulement de l’instance ne constitue pas une solution de rechange à la détention. Le fait de raccourcir la durée future de la détention n’élimine pas la détention. Il s’agit d’un moyen de contrôler ou de réduire la durée qu’aurait la détention si aucune mesure n’était prise. Cela constitue néanmoins un recours approprié pour empêcher une violation de la Charte.

[77]     Ce recours a été exercé dans le cas qui nous occupe. Des requêtes visant à accélérer le déroulement de l’instance ont été présentées et ont été accueillies. Dans sa décision du 11 septembre 2008, la Section ne tient pas compte de ce recours dans ses spéculations au sujet de la durée anticipée du prolongement de la détention. On n’y trouve pas non plus de réponse à la question de savoir si certains des recours étaient déraisonnables dans les circonstances ou s’ils auraient pu être exercés avec plus de diligence, ce qui aurait ainsi contribué inutilement à la durée effective de la détention. La Section ne tient pas compte non plus des engagements internationaux souscrits par le Canada en vue d’aider à veiller au respect du droit pénal.

[78]     En conclusion, la Section s’est appuyée sur des bases qui étaient à la fois déraisonnables et erronées en droit pour calculer la durée prévue du prolongement de la détention des frères Li. Elle a spéculé sur les procédures que les parties pouvaient éventuellement entamer au lieu de fonder son estimation sur les procédures effectivement introduites. De plus, ses spéculations avaient une portée beaucoup trop large, en plus d’être injustifiées, déraisonnables et inutiles, puisqu’un contrôle a lieu au moins tous les 30 jours. Elle a également commis une erreur en présumant que la Cour fédérale et notre Cour accepteraient de se prononcer sur ces recours spéculatifs.

[79]     Enfin, la Commission a omis d’examiner et d’évaluer des facteurs pertinents ainsi que les répercussions d’autres recours appropriés et moins radicaux pour empêcher une violation de la Charte, en l’occurrence l’accélération du déroulement de l’instance. La Cour fédérale aurait dû intervenir pour rectifier ces erreurs de droit.

d) Les autres moyens d’appel

[80]     Vu la conclusion à laquelle j’arrive, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres moyens d’appel.

e) La question certifiée

[81]     Telle qu’elle est formulée, la question certifiée ne se prête pas à une simple réponse par un oui ou par un non. La question certifiée porte sur l’opportunité d’estimer la durée anticipée du prolongement de la détention en se fondant sur des spéculations quant aux recours qui peuvent être exercés en vertu de la LIPR et du Règlement, notamment devant la Cour fédérale. Je conclus que toute estimation de la durée anticipée du prolongement de la détention devrait reposer sur les instances qui existent déjà au moment de chaque contrôle mensuel et non sur des hypothèses quant aux recours qui existent mais qui n’ont pas encore été exercés. Cette conclusion scelle, avec les autres déjà tirées, l’issue du présent appel et répond à la question.

Dispositif

[82]     Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel et j’annulerais la décision de la Cour fédérale. Rendant le jugement qui aurait dû être rendu, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire de l’appelant, j’annulerais la décision du 11 septembre 2008 par laquelle la Section de l’immigration a ordonné la mise en liberté des intimés et je renverrais l’affaire à un autre commissaire de la Section de l’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.

    La juge Desjardins, J.C.A. : Je suis d’accord.

    La juge Trudel, J.C.A. : Je suis d’accord.              

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.