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[2000] 2 C.F. 592

A-415-99

Manickavasagam Suresh (appelant)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le procureur général du Canada (intimés)

Répertorié : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.)

Cour d’appel, juges Décary, Linden et Robertson, J.C.A.—Toronto, 4 et 5 octobre 1999; Ottawa, 18 janvier 2000.

Citoyenneté et Immigration Exclusion et renvoi Renvoi de réfugiés L’appelant, un Tamoul citoyen du Sri Lanka à qui la CISR a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention, a demandé le droit d’établissement au Canada en vertu de la Loi sur l’immigrationLe solliciteur général du Canada et MCE ont délivré une attestation portant que le requérant est inadmissible en vertu de l’art. 19 de la Loi parce qu’il a participé à des activités de financement pour une organisation terroristeLe ministre a délivré un avis portant que le requérant constitue un danger en application de l’art. 53(1)b) de la LoiL’art. 53(1)b) va à l’encontre de l’art. 7 de la Charte, mais il est validé par l’art. premier.

Droit international L’appelant, qui est un réfugié au sens de la Convention risquant d’être renvoyé dans un pays où il pourrait être soumis à la torture, a allégué l’existence, en droit international, d’un droit absolu à la protection contre la torture, lequel droit lie le CanadaIl s’agit de savoir si l’interdiction de refouler les réfugiés au sens de la Convention est un droit absoluL’interdiction de soumettre une personne à la torture se limite aux actes sur lesquels l’État a une certaine empriseLes trois conventions internationales applicables en l’espèce ne sont pas en conflitLe refoulement d’un réfugié au sens de la Convention qui constitue un risque pour le Canada ne va pas à l’encontre de l’une ou l’autre des conventions internationales ratifiées par le Canada.

Droit constitutionnel Charte des droits Libertés fondamentales L’appelant soutient que l’art. 19(1)e) et f) de la Loi sur l’immigration va à l’encontre du droit à la liberté d’expression et d’associationUne forme d’expression qui transmet un message par la violence ne saurait être protégéeLe terrorisme constitue un moyen inacceptable d’obtenir un changement politiqueLes actes par lesquels les LTTE tuent et torturent des civils innocents au hasard constituent des crimes contre l’humanitéLes activités de financement d’actes de violence terroristes ne sont pas des formes d’expression protégées.

Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité Le refoulement d’une personne dans un pays où elle risque d’être soumise à la torture met en jeu le droit à la sécurité de la personne prévu à l’art. 7 de la CharteIl s’agit de savoir si l’expulsion est contraire aux principes de justice fondamentale quant au fond et quant à la procédureUne atteinte à la sécurité de la personne ne contrevient à l’art. 7 que si elle n’est pas conforme aux principes de justice fondamentaleLe ministre doit évaluer le risque de torture et soupeser des intérêts opposés en vertu de l’art. 7 de la Charte et des principes de justice fondamentaleExamen de la jurisprudenceUne loi qui expose une personne au risque d’être soumise à la torture va à l’encontre des principes de justice fondamentale.

Droit constitutionnel Charte des droits Clause limitative Il s’agit de savoir si l’art. 53(1)b) de la Loi sur l’immigration, qui va à l’encontre de l’art. 7 de la Charte, est protégé par l’art. premierApplication du critère établi dans l’arrêt OakesLes objectifs de l’art. 53(1)b) de la Loi sont suffisamment importants pour l’emporter sur un droit constitutionnelLien rationnel entre l’objectif et les moyensLa condition de l’atteinte minimale est remplieLes effets bénéfiques du texte législatif l’emportent sur ses effets préjudiciablesLa Charte ne constitue pas un obstacle mobile qui peut être abaissé pour permettre l’admission de terroristes et rehaussé pour empêcher leur renvoiL’art. 53(1)b) est validé par l’art. premier de la Charte.

Droit administratif Contrôle judiciaire Certiorari L’appelant cherchait à faire infirmer la décision du ministre de délivrer une lettre d’opinion sous le régime de l’art. 53(1)b) de la Loi sur l’immigrationLa norme de contrôle en droit constitutionnel est celle de savoir si l’expulsion entraînant un risque de torture choque suffisamment la conscience nationaleLes limites implicites régissant l’exercice du pouvoir décisionnel discrétionnaire n’ont pas été outrepasséesLe ministre n’a pas agi de mauvaise foi ni de « façon arbitraire » ou « vexatoire » — Les intérêts de l’État l’emporteraint sur ceux de l’appelantLa décision du ministre ne choquait pas la conscience canadienne.

Il s’agit d’un appel d’un jugement par lequel la Section de première instance a rejeté la demande de contrôle judiciaire concernant une « lettre d’opinion » que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a délivrée sous le régime de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration et selon laquelle l’appelant constitue « un danger pour la sécurité du Canada ». L’appelant est un Tamoul citoyen du Sri Lanka qui, après son arrivée au Canada, s’est vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention. Peu après, il a demandé le droit d’établissement au Canada. Cependant, avant que sa demande soit menée à terme, le solliciteur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ont délivré conjointement une attestation portant que l’appelant appartenait à une catégorie non admissible au sens de l’article 19 de la Loi sur l’immigration, parce qu’il était membre des Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (LTTE), organisation dont on dit qu’elle se livre au terrorisme dans le sous-continent indien. Sur la foi de cette attestation, le ministre a délivré une lettre d’opinion déclarant que l’appelant constituait un danger pour la sécurité du Canada. Le juge McKeown a rejeté la demande de contrôle judiciaire relative à la décision du ministre. Quatre principales questions ont été soulevées en appel : 1) existe-t-il, en droit international, un droit absolu de ne pas être refoulé vers un pays où on risque d’être soumis à la torture? 2) les alinéas 19(1)e) et f) de la Loi sur l’immigration contreviennent-ils aux alinéas 2b) et d) de la Charte? 3) la question de savoir si l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration est-il contraire à l’article 7 de la Charte parce qu’il porte atteinte au droit à la sécurité de la personne? 4) la norme de contrôle applicable à la décision du ministre de délivrer la lettre d’opinion.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

1) Le droit à la protection contre la torture qui est reconnu en droit international n’est pas absolu et ne lie pas le Canada. L’interdiction de soumettre une personne à la torture se limite aux actes sur lesquels l’État a une certaine emprise. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne vise pas à régir la question du refoulement et encore moins celle de savoir si l’interdiction de refouler les réfugiés au sens de la Convention constitue un droit absolu. Il n’y a aucun conflit entre les trois conventions internationales que le Canada a ratifiées, soit la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, la Convention contre la torture et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Aucun principe de non-dérogation n’est énoncé expressément quant à l’interdiction de refouler une personne vers un pays où elle risque d’être soumise à la torture; la Convention contre la torture reconnaît plutôt que cette interdiction s’applique « sans préjudice » des dispositions de tout autre instrument international qui a trait à l’extradition ou à l’expulsion. Comme la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés permet expressément de déroger à l’interdiction relative au refoulement, un État peut se débarrasser des personnes qui constituent un risque pour la sécurité sans contrevenir à ses obligations internationales. Les tribunaux canadiens ne peuvent reconnaître et appliquer les principes du droit international coutumier comme faisant partie du droit national que dans la mesure où ces principes n’entrent pas en conflit avec le droit national. La norme péremptoire alléguée n’est pas compatible avec le droit national canadien, comme le démontre l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration. Dans les circonstances, les lois internes l’emportent.

2) La Cour suprême du Canada a élaboré un critère à deux volets pour déterminer s’il a été porté atteinte à la liberté d’expression. Le premier volet de ce critère consiste à déterminer si l’activité en cause relève des formes d’expression protégées. Le deuxième consiste à déterminer si la loi a pour objet ou pour effet de restreindre la liberté d’expression. Les formes d’expression violentes ne relèvent pas du champ des activités protégées. Le terrorisme constitue un moyen inacceptable d’obtenir un changement politique. Personne n’a un droit inhérent de se livrer au terrorisme pour affirmer son droit à l’autodétermination. Il existait une preuve suffisante et concluante que les LTTE tuent et torturent des civils innocents au hasard, commettant ainsi des actes que le droit international considère comme des « crimes contre l’humanité ». Les atteintes directes à la liberté et à l’intégrité physiques d’une autre personne par la violence ne sont pas protégées par l’alinéa 2b ) de la Charte. Une forme d’expression qui transmet un message par la violence physique dirigée contre la population civile innocente ne saurait être protégée. À l’instar des formes d’expression violentes, les activités de financement d’actes de terrorisme ne bénéficient pas d’une protection constitutionnelle. Les personnes qui choisissent librement de recueillir des fonds utilisés pour appuyer des organisations terroristes sont coupables et responsables au même titre que celles qui commettent les actes de terrorisme. Les activités de financement d’actes de violence terroristes doivent nécessairement être exclues des formes d’expression protégées.

3) Personne ne conteste que le refoulement d’une personne vers un pays où elle risque d’être soumise à la torture met en jeu son droit à la « sécurité de sa personne » qui est reconnu à l’article 7 de la Charte. L’article 7 comporte des éléments « de fond » et des éléments « de procédure ». En ce qui a trait à l’application régulière du droit procédural, l’appelant a invoqué quatre arguments. Il a d’abord soutenu que la décision rendue par le ministre en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration est issue d’un processus décisionnel subjectif, alors que l’article 7 de la Charte exige qu’elle soit objective. En deuxième lieu, il a allégué que le ministre n’a pas agi de façon impartiale lorsqu’il a rendu sa décision, du fait qu’il a alors agi à la fois comme « juge et poursuivant ». En troisième lieu, il a fait valoir qu’il n’a pas eu droit à une audience devant le ministre et, enfin, il a allégué qu’il avait droit à des motifs écrits de la part du ministre, mais que celui-ci ne lui en a pas fourni et que le mémoire soumis au ministre ne constituait pas des motifs suffisants. Aucune de ces objections ne pouvait être retenue.

En ce qui a trait à l’application régulière du droit positif, l’appelant a d’abord fait valoir que l’expression « danger pour la sécurité du Canada » figurant à l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration et le mot « terrorisme » utilisé à l’article 19 entraînent la nullité de ces dispositions en raison de leur imprécision. Une loi sera jugée d’une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire. La Loi sur l’immigration n’établit pas expressément ni ne prévoit un critère pour évaluer le sens précis de l’expression « danger pour la sécurité du Canada ». Les dispositions de la Loi sur l’immigration et de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité, qui visent à exclure du Canada les personnes qui sont ou ont été membres d’une organisation terroriste et qui peuvent se livrer à des activités répréhensibles au Canada ou à l’étranger, mais à partir du Canada, nous renseignent sur ce qui constitue un danger pour la sécurité du Canada. Le fait que l’expression « danger pour la sécurité du Canada » ne corresponde pas à un concept précis ne signifie pas qu’il est impossible de l’appliquer rationnellement ou que le ministre est investi d’un pouvoir discrétionnaire illimité pour décider s’il délivrera une lettre d’opinion en vertu de l’alinéa 53(1)b). L’expression « actes de terrorisme » n’est pas essentiellement ambiguë au point où sa signification ne peut être établie à la suite d’une analyse juridique. L’appelant a également soutenu que l’absence de devoir légal imposé au ministre de se demander si le refoulement exposerait la personne refoulée au risque d’être soumise à la torture et, et le cas échéant, de décider si les intérêts de l’État l’emportent sur le droit de cette personne de ne pas être exposée à ce risque, est contraire aux principes de justice fondamentale. L’alinéa 53(1)b) n’exige pas expressément pareille pondération. La Cour suprême du Canada a admis dans des arrêts récents qu’il se peut qu’une loi ne prévoie pas expressément la pondération des intérêts de l’État par rapport aux intérêts privés d’une personne. Lorsque le droit à la sécurité de la personne entre en jeu par application d’une disposition législative, comme l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration, c’est l’article 7 de la Charte et les principes de justice fondamentale qui commandent au ministre d’évaluer le risque de torture et, le cas échéant, de pondérer les intérêts opposés. Il importe donc peu que la loi contestée ne prévoie pas expressément la pondération des intérêts en cause. L’appelant a ajouté, au sujet de l’application régulière du droit positif, que le renvoi d’un réfugié dans un pays où il sera exposé au risque d’être soumis à la torture contrevient à un principe de justice fondamentale. Une atteinte à la sécurité de la personne ne contrevient à l’article 7 que si elle n’est pas conforme aux « principes de justice fondamentale ». L’idée d’expulsion entraînant la possibilité de torture contrevient aux notions fondamentales et intuitives de ce qui est juste et équitable et la torture constitue un moyen inacceptable d’obtenir des renseignements ou d’infliger un châtiment. Cette question soulève celle de savoir si un tribunal est autorisé à pondérer l’intérêt de l’État quant à l’expulsion des présumés terroristes par rapport à leur droit de demeurer à l’abri de la torture lorsqu’il se prononce sur la validité constitutionnelle de l’alinéa 53(1)b) de la Loi au regard de l’article 7 de la Charte. Dans l’arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), la Cour suprême du Canada a admis implicitement, à la majorité, qu’il est possible de procéder à la pondération des intérêts en cause au moment de décider si une loi sur l’extradition contrevient à un principe de justice fondamentale. Le critère servant à déterminer si une loi sur l’extradition porte atteinte à l’article 7 de la Charte est de savoir si l’application de la peine par l’État étranger « choque suffisamment » la conscience canadienne. Une loi qui expose une personne au risque d’être soumise à la torture doit être reconnue comme étant contraire aux préceptes fondamentaux qui régissent notre système juridique et, partant, dérogatoire aux principes de justice fondamentale. La véritable question qui se pose est celle de savoir si cette loi peut être validée par application de l’article premier de la Charte.

Le cadre analytique utilisé pour évaluer la validité constitutionnelle d’une loi en regard de l’article premier de la Charte a été établi dans l’arrêt La Reine c. Oakes. D’abord, la loi doit viser un objectif urgent et réel et suffisamment important pour justifier qu’il l’emporte sur un droit bénéficiant d’une protection constitutionnelle. L’article régissant l’exclusion, l’inadmissibilité et le renvoi de terroristes trouve son fondement aux alinéas 3g), i) et j) de la Loi. La preuve indiquait que le Canada est effectivement devenu un refuge pour les organisations terroristes. Les objectifs à la base de l’alinéa 53(1)b) de la Loi visent à assurer la sécurité du Canada et sont suffisamment importants pour justifier qu’ils l’emportent sur un droit constitutionnel. En deuxième lieu, il existe un lien rationnel entre l’objectif consistant à empêcher les terroristes de vivre au Canada et la mesure choisie pour y parvenir. Troisièmement, l’exigence de l’atteinte minimale était également remplie, parce que la loi ne fait rien de plus que ce qui est nécessaire pour atteindre le but qu’elle vise. L’article 52 de la Loi est suffisamment souple pour permettre au ministre d’autoriser une personne frappée d’une mesure d’expulsion à tenter de se faire admettre dans un pays autre que celui où elle risque d’être soumise à la torture. La condition de l’atteinte minimale est remplie dans la mesure où l’expulsion vers un pays où la personne expulsée risque d’être soumise à la torture constitue une solution de dernier recours. Enfin, il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques. Les effets bénéfiques de la loi en cause sont évidents. Cette loi vise à assurer la sécurité des Canadiens tout en réduisant la capacité des terroristes d’exercer leurs activités à l’étranger et de chercher à atteindre des objectifs politiques par des actes qui peuvent être considérés comme des crimes contre l’humanité. Les effets préjudiciables de la loi sont aussi évidents. Toutefois, les effets bénéfiques l’emportent sur les effets préjudiciables pour les personnes qui font face au refoulement et risquent d’être soumises à la torture. En l’occurrence, les droits collectifs de la majorité l’emportent largement sur le droit de quelques personnes d’être protégées d’un éventuel préjudice corporel. L’alinéa 53(1)b) de la Loi contrevient à l’article 7 de la Charte, mais il est validé par l’article premier. La Charte a réduit les obstacles à surmonter par les revendicateurs du statut de réfugié au Canada pour des raisons compatibles avec la tradition humanitaire du Canada. Cependant, la Charte ne constitue pas un obstacle mobile qui peut être abaissé pour faciliter l’admission au Canada et rehaussé pour empêcher le renvoi. Une loi qui permet le refoulement de présumés terroristes et les expose au risque d’être soumis à la torture n’est pas contraire au sens de la justice de la plupart des Canadiens.

4) La décision du ministre de délivrer une lettre d’opinion était assujettie au contrôle judiciaire en regard de la norme de contrôle établie en droit constitutionnel ainsi que de la norme du droit administratif. La norme de contrôle en droit constitutionnel que la Cour suprême a établie dans l’arrêt Kindler est de savoir si l’expulsion entraînant un risque de torture choque suffisamment la conscience nationale dans les circonstances de l’espèce. Selon cette norme, les personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle de l’appelant doivent établir qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’elles risquent d’être soumises à la torture. En ce qui concerne la norme du droit administratif, tout pouvoir discrétionnaire doit être exercé « conformément au droit » et, par conséquent, son exercice par les agents administratifs est soumis à un certain nombre de limites implicites. Les pouvoirs conférés à l’exécutif par le Parlement ne sont limités que dans la mesure où cela est nécessaire pour assurer le respect des préceptes fondamentaux du droit. Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), la Cour suprême du Canada a adopté la démarche « pragmatique et fonctionnelle » qui avait été élaborée relativement au contrôle des décisions des tribunaux experts. L’application de cette démarche pour déterminer la norme de contrôle appropriée englobe trois normes possibles : la décision correcte, la décision raisonnable simpliciter et la décision manifestement déraisonnable. Au regard de cette « gamme » des normes applicables, l’annulation de la décision du ministre de déclarer que l’appelant constituait un danger pour la sécurité du Canada n’était pas fondée. Même si le juge des requêtes a statué que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, la Cour d’appel s’est abstenue de choisir l’une ou l’autre de ces normes. Les questions qu’il restait à trancher étaient de savoir s’il y avait des motifs sérieux de croire que l’appelant risquait d’être soumis à la torture à son retour au Sri Lanka et quel degré de risque de torture est requis pour satisfaire au critère des « motifs sérieux »? Le risque de torture doit être « personnel et actuel ». Lorsque le refoulement d’une personne l’expose à un risque sérieux d’être soumise à la torture, le ministre doit pondérer les intérêts de l’État par rapport à ceux de la personne dont le droit à la sécurité est menacé. Le mémoire présenté au ministre contenait suffisamment de précisions pour permettre à la Cour de conclure qu’aucune limite implicite applicable à l’exercice du pouvoir décisionnel discrétionnaire n’a été outrepassée. Il n’a pas été allégué non plus que le ministre a agi de mauvaise foi ou qu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une façon « arbitraire » ou « vexatoire ». Aucune des conclusions qui ont mené à la décision finale de délivrer la lettre d’opinion et de déclarer que l’appelant constituait un danger pour la sécurité du Canada ne justifiait l’intervention de la Cour. Les intérêts de l’État l’emportaient sur ceux de l’appelant au sens où la conscience canadienne n’a pas été choquée par la décision du ministre. Il est probable que la confiance du public à l’égard de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié et son appui à la Charte encaisseraient un dur coup si l’appelant était autorisé à demeurer au Canada.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Antiterrorism and Effective Death Penalty Act of 1996, 8 U.S.C. § 1189 (Supp. II 1996).

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2, 6, 7, 11e), 12.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 515(10)b).

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36, art. 1, 2, 3, 16.

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221, art. 3.

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 32, 33.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(4) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, art. 65.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 40; 1994, ch. 44, art. 101).

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23.

Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N-1, art. 5(2).

Loi sur l’extradition, L.R.C. (1985), ch. E-23, art. 25.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 3g), i),j), 19 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11), 40.1(1) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31), 3 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4); (6) (édicté, idem), (7) (édicté, idem; L.C. 1992, ch. 49, art. 31), 52(1) (mod. idem, art. 42), (2), (3), (4) (édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 7), 53(1)a) (mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 12), b) (mod. idem), 83(1) (mod. idem, art. 73).

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47, art. 4, 7.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 369, 394(1), 398.

Traité d’extradition entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique, 3 décembre 1971, [1976] R.T. Can. no 3, art. 6.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193 (C.S.C.); 14 Admin. L.R. (3d) 173; Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code Criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; [1990] 4 W.W.R. 481; (1990), 68 Man. R. (2d) 1; 56 C.C.C. (3d) 65; 77 C.R. (3d) 1; 109 N.R. 81; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; (1991), 84 D.L.R. (4th) 438; 67 C.C.C. (3d) 1; 8 C.R. (4th) 1; 129 N.R. 81; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; (1992), 114 N.S.R. (2d) 91; 93 D.L.R. (4th) 36; 313 A.P.R. 91; 74 C.C.C. (3d) 289; 43 C.P.R. (3d) 1; 15 C.R. (4th) 1; 10 C.R.R. (2d) 34; 139 N.R. 241; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Suresh, Re (1997), 140 F.T.R. 88; 40 Imm. L.R. (2d) 247 (C.F. 1re inst.); Chahal c. Royaume-Uni, Cour eur. D.H., Recueil des arrêts et décisions 1996-V; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; (1992), 90 D.L.R. (4th) 289; 2 Admin. L.R. (2d) 125; 72 C.C.C. (3d) 214; 8 C.R.R. (2d) 234; 16 Imm. L.R. (2d) 1; 135 N.R. 161; R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711; (1992), 77 C.C.C. (3d) 91; 17 C.R. (4th) 74; 12 C.R.R. (2d) 31; 144 N.R. 176; 51 Q.A.C. 161; Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631; (1992), 97 D.L.R. (4th) 577; 9 Admin. L.R. (2d) 1; 77 C.C.C. (3d) 65; 17 C.R. (4th) 161; 12 C.R.R. (2d) 77; 144 N.R. 327; 59 O.A.C. 241; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; (1991), 75 O.R. (2d) 388; 71 D.L.R. (4th) 551; 63 C.C.C. (3d) 481; 5 C.R. (4th) 253; 3 C.R.R. (2d) 1; 125 N.R. 1; 47 O.A.C. 81; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844; (1997), 152 D.L.R. (4th) 577; 43 M.P.L.R. (2d) 1; 219 N.R. 1; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; (1994), 120 D.L.R. (4th) 12; 94 C.C.C. (3d) 289; 34 C.R. (4th) 269; 25 C.R.R. (2d) 1; 175 N.R. 1; 76 O.A.C. 81; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; (1998), 38 O.R. (3d) 735; 159 D.L.R. (4th) 385; 226 N.R. 1; 109 O.A.C. 201.

DÉCISIONS CITÉES :

Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; (1989), 59 D.L.R. (4th) 416; 26 C.C.E.L. 85; 89 CLLC 14,031; 93 N.R. 183; Pinochet Ugarte, Re, [1999] H.L.J. no 12 (QL); Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (1993), 163 N.R. 197 (C.A.); Association des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S 1170; (1990), 75 D.L.R. (4th) 385; [1991] 2 W.W.R. 145; 2 M.P.L.R. (2d) 217; 69 Man.R. (2d) 134; 46 Admin. L.R. 161; 116 N.R. 46; Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301; (1989), 96 A.R. 241; 57 D.L.R. (4th) 458; [1989] 3 W.W.R. 456; 65 Alta. L.R. (2d) 97; 35 Admin. L.R. 1; 93 N.R. 1; Liberation Tigers of Tamil Eelam v. United States Department of State, [1999] CADC—QL 156; R. c. Smith (Edward Dewey) , [1987] 1 R.C.S. 1045; (1987), 40 D.L.R. (4th) 435; [1987] 5 W.W.R. 1; 15 B.C.L.R. (2d) 273; 34 C.C.C. (3d) 97; 58 C.R. (3d) 193; 31 C.R.R. 193; 75 N.R. 321; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500; (1987), 39 D.L.R. (4th) 18; 33 C.C.C. (3d) 193; 58 C.R. (3d) 1; 28 C.R.R. 280; 20 O.A.C. 161; 76 N.R. 12; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24 D.L.R. (4th) 536; [1986] 1 W.W.R. 481; 69 B.C.L.R. 145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 289; 18 C.R.R. 30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266; Renvoi relatif à l’extradition de Ng (Can.), [1991] 2 R.C.S. 858; (1991), 119 A.R. 300; 84 D.L.R. (4th) 498; 67 C.C.C. (3d) 61; 6 C.R.R. (2d) 252; 129 N.R. 177; Singh et al. c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; (1994), 114 D.L.R. (4th) 385; [1994] 7 W.W.R. 1; 22 Admin. L.R. (2d) 1; 46 B.C.A.C. 1; 92 B.C.L.R. (2d) 145; 14 B.L.R. (2d) 217; 4 C.C.L.S. 117; 168 N.R. 321; 75 W.A.C. 1; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; (1997), 144 D.L.R. (4th) 1; 71 C.P.R. (3d) 417; 209 N.R. 20; conf. (1995), 127 D.L.R. (4th) 329; 21 B.L.R. (2d) 68; 63 C.P.R. (3d) 67; 185 N.R. 291 (C.A.); Kelly c. Canada (Solliciteur général) (1992), 6 Admin. L.R. (2d) 54; 53 F.T.R. 147 (C.F. 1re inst.); conf. par (1993), 13 Admin. L.R. (2d) 304; 154 N.R. 319 (C.A.F.); Canada (Procureur général) c. Purcell, [1996] 1 C.F. 644 (1995), 40 Admin. L.R. (2d) 40; 96 CLLC 210-010; 192 N.R. 148 (C.A.); Calgary Power Ltd. and Halmrast c. Copithorne, [1959] R.C.S. 24; (1958), 16 D.L.R. (2d) 241; Swain et al. c. Dennison et al., [1967] R.C.S. 7; (1966), 59 D.L.R. (2d) 357; 58 W.W.R. 232; Gana c. Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration), [1970] R.C.S. 699; (1970), 13 D.L.R. (3d) 699; Nenn c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 631; (1981), 122 D.L.R. (3d) 577; 36 N.R. 487; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231; (1994), 110 D.L.R. (4th) 1; [1994] 3 W.W.R. 609; 41 B.C.A.C. 81; 88 B.C.L.R. (2d) 145; 20 Admin. L.R. (2d) 202; 20 M.P.L.R. (2d) 1; 163 N.R. 81; Everett c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) (1994), 25 Admin. L.R. (2d) 112; 169 N.R. 100 (C.A.F.); Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403; (1997), 148 D.L.R. (4th) 385; 46 Admin. L.R. (2d) 155; 213 N.R. 161; Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; (1982), 137 D.L.R. (3d) 558; 44 N.R. 354; Glover v. Plasterer, [1999] 2 W.W.R. 219; (1998), 104 B.C.A.C. 68; 52 B.C.L.R. (3d) 234 (C.A.); Associated Provincial Picture Houses, Ld. v. Wednesbury Corporation, [1948] 1 K.B. 223 (C.A.); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 4 C.F. 206 (1999), 176 D.L.R. (4th) 296 (C.A.); Weatherall c. Canada (Procureur général), [1988] 1 C.F. 369 (1987), 59 C.R. (3d) 247; 11 F.T.R. 279 (1re inst.).

DOCTRINE

Comité contre la torture des Nations Unies. Observation générale sur la mise en œuvre de l’article 3 dans le contexte de l’article 22 de la Convention contre la torture, Doc. N.U. CAT/CIXX/Misc.1 (1997).

Country Reports on Human Rights Practices for 1996 : South Asia : Sri Lanka. Report submitted to the Committee on Foreign Relations, U.S. Senate and the Committee on Foreign Affairs, U.S. House of Representatives by the Department of State. Washington : U.S. Government Printing Office, 1997.

Débats de la Chambre des communes, 2e sess., 30e lég., vol. IV, 1977.

Débats de la Chambre des communes, 2e sess., 33e lég., vol.VII, 1987.

Elcock, Ward. Soumission donnée au Comité spécial du Sénat sur la sécurité et le renseignement. Ottawa : Service canadien du renseignement de sécurité, 1998.

Hogg, Peter. Constitutional Law of Canada, loose-leaf ed., vol. 2. Toronto : Carswell.

Singleton, Thomas J. « The Principles of Fundamental Justice, Societal Interests and Section 1 of the Charter » (1995), 74 Rev. du Bar Can. 446.

Stratas, David. The Charter of Rights in Litigation : Direction from the Supreme Court of Canada. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1998.

APPEL d’un jugement par lequel la Section de première instance ((1999), 50 Imm. L.R. (2d) 183) a rejeté une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une « lettre d’opinion » que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a délivrée sous le régime de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration et selon laquelle l’appelant constitue « un danger pour la sécurité du Canada ». Appel rejeté.

ONT COMPARU :

Barbara L. Jackman, Lorne Waldman et Ronald P. Poulton pour l’appelant.

Cheryl D.E. Mitchell et Neeta Logsetty pour les intimés.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman & Associates, Toronto, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Robertson, J.C.A. :

I.          INTRODUCTION

[1]        Il s’agit d’un appel d’un jugement par lequel la Section de première instance [(1999), 50 Imm. L.R. (2d) 183] a rejeté la demande de contrôle judiciaire concernant une « lettre d’opinion » délivrée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration sous le régime de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 43)], exprimant l’avis du ministre que l’appelant constitue « un danger pour la sécurité du Canada ». Cette conclusion permet au ministre de renvoyer (refouler) l’appelant, qui est un réfugié au sens de la Convention, vers le pays à l’égard duquel il a demandé refuge, même si son « refoulement » peut l’exposer au risque d’être soumis à la torture.

[2]        En termes généraux, la question soulevée par l’appel est celle de savoir s’il est contraire à la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] d’expulser une personne vers un pays lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire que son refoulement l’exposera au risque d’être soumise à la torture. Les avocats de l’appelant décrivent leur client comme un réfugié au sens de la Convention qui s’est enfui du Sri Lanka et qui, en raison de sa participation à la lutte pour l’indépendance tamoule par des activités de financement qu’il a menées ici, au Canada, est sur le point d’être expulsé vers le pays dans lequel des documents attestent que les autorités gouvernementales torturent les partisans des Tamouls. Pour sa part, l’avocate du ministre décrit plutôt l’appelant comme un prétendu revendicateur du statut de réfugié qui, en sa qualité de membre d’une organisation terroriste tamoule, a réussi à être admis au Canada par tromperie, afin de recueillir des fonds pour son organisation. Dans ce contexte, le ministre soutient que sa décision de déclarer que l’appelant constitue un danger pour la sécurité du Canada était justifiée. En conséquence, il fait valoir que le gouvernement a le droit de l’expulser vers le seul pays qui l’acceptera, soit le Sri Lanka. Les avocats de l’appelant répondent en soulevant pas moins de 11 questions, dont plusieurs touchent la validité constitutionnelle de l’article 19 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] et de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration au regard des articles 2, 7 et 12 de la Charte.

[3]        Dans les motifs qui suivent, je conclus que différentes dispositions de l’article 19 de la Loi sur l’immigration ne contreviennent pas à l’article 2 de la Charte. Je conclus aussi que, bien que l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration ne contrevienne pas à l’article 12 de la Charte, il est contraire à l’article 7, mais validé par l’article premier. En conséquence, il est possible, dans des circonstances bien définies, d’expulser un terroriste présumé vers un pays même si, au sens de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T.Can. no 36, il y a des motifs sérieux de croire que son refoulement l’exposera au risque d’être soumis à la torture. Je m’interromps ici pour préciser que, dans tous les cas où je parle du « risque d’être soumis à la torture » dans les présents motifs, je me reporte à la norme établie dans cette convention internationale.

[4]        De plus, je conclus que le refoulement de réfugiés au sens de la Convention qui constituent un danger pour la sécurité du Canada est conforme aux trois conventions internationales qui portent sur les questions soulevées dans le cadre du présent appel et que le Canada a ratifiées, soit la Convention contre la torture, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47 et la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6. Reste donc la question de savoir si la décision du ministre de délivrer la lettre d’opinion peut être annulée par application des deux normes de contrôle distinctes applicables en l’espèce. La norme applicable en droit constitutionnel consiste à déterminer si la décision du ministre de refouler l’appelant contrevient à l’article 7 de la Charte. Il est bien établi que l’article 7 n’entre en jeu que si la personne qui doit être expulsée peut prouver que son refoulement l’exposera au risque d’être soumise à la torture. La norme applicable en droit administratif veut que l’on tienne compte de l’arrêt prononcé par la Cour suprême dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. Cet arrêt fixe le cadre analytique du contrôle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif, et notamment des décisions prises par le pouvoir exécutif. Je conclus, en bout de ligne, qu’aucun motif valable ne justifierait l’annulation de la décision du ministre par application de l’une ou l’autre de ces normes.

II.         LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

Loi sur l’immigration

[art. 40.01 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31), (3) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4), (6) (édicté, idem), (7) (édicté, idem; L.C. 1992, ch. 49, art. 31), 52(1) (mod., idem, art. 42), (4) (édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 7), 53(1) (mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 12)]

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

[…]

e) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles :

(i) soit commettront des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,

(ii) soit, pendant leur séjour au Canada, travailleront ou inciteront au renversement d’un gouvernement par la force,

(iii) soit commettront des actes de terrorisme,

(iv) soit sont membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle :

(A) soit commettra des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,

(B) soit travaillera ou incitera au renversement d’un gouvernement par la force,

(C) soit commettra des actes de terrorisme;

f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles :

(i) soit se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,

(ii) soit se sont livrées à des actes de terrorisme,

(iii) soit sont ou ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée :

(A) soit à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,

(B) soit à des actes de terrorisme,

le présent alinéa ne visant toutefois pas les personnes qui convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national;

g) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles commettront des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie ou à la sécurité humaines au Canada, ou qu’elles appartiennent à une organisation susceptible de commettre de tels actes ou qu’elles sont susceptibles de prendre part aux activités illégales d’une telle organisation;

[…]

40.1 (1) Par dérogation aux autres dispositions de la présente loi, le ministre et le solliciteur général du Canada peuvent, s’ils sont d’avis, à la lumière de renseignements secrets en matière de sécurité ou de criminalité dont ils ont eu connaissance, qu’une personne qui n’est ni citoyen canadien ni résident permanent appartiendrait à l’une des catégories visées au sous-alinéa 19(1)c.1)(ii), aux alinéas 19(1)c.2), d), e), f), g), j), k) ou l) ou au sous-alinéa 19(2)a.1)(ii), signer et remettre une attestation à cet effet à un agent d’immigration, un agent principal ou un arbitre.

[…]

(7) Toute attestation qui n’est pas annulée en application de l’alinéa (4)d) établit de façon concluante le fait que la personne qui y est nommée appartient à l’une des catégories visées au sous-alinéa 19(1)c.1)(ii), aux alinéas 19(1)c.2), d), e), f), g), j), k) ou l) ou au sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) […]

[…]

52. (1) Sauf instruction contraire du ministre, quiconque est frappé d’une mesure d’exclusion ou d’une mesure d’expulsion peut être autorisé à quitter le Canada avant l’exécution forcée de celle-ci et à choisir le pays de sa destination.

(2) Dans tous les autre cas, l’individu est, sous réserve du paragraphe (3), renvoyé :

a) soit dans le pays d’où il est arrivé;

b) soit dans le pays où il avait sa résidence permanente avant de venir au Canada;

c) soit dans le pays dont il est le ressortissant;

d) soit dans son pays natal.

(3) Si aucun de ces pays ne veut le recevoir, l’individu peut, avec l’agrément du ministre, choisir comme pays de destination tout autre pays disposé à le recevoir dans un délai raisonnable. Ce choix appartient également au ministre.

(4) Par dérogation aux paragraphes (1) et (2), l’individu faisant l’objet d’une mesure de renvoi et appartenant à la catégorie non admissible visée à l’alinéa 19(1)j) est renvoyé dans un pays choisi par le ministre et disposé à le recevoir.

53. (1) Par dérogation aux paragraphes 52(2) et (3), la personne à qui le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu aux termes de la présente loi ou des règlements, ou dont la revendication a été jugée irrecevable en application de l’alinéa 46.01(1)a), ne peut être renvoyée dans un pays où sa vie ou sa liberté seraient menacées du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, sauf si, selon le cas :

a) elle appartient à l’une des catégories non admissibles visées à l’alinéa 19(1)c) ou au sous-alinéa 19(1)c.1)(i) et que, selon le ministre, elle constitue un danger pour le public au Canada;

b) elle appartient à l’une des catégories non admissibles visées aux alinéas 19(1)e), f), g), j), k) ou l) et que, selon le ministre, elle constitue un danger pour la sécurité du Canada;

Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

[…]

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

[…]

d) liberté d’association.

[…]

6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.

[…]

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[…]

12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.

III.        LES FAITS

[5]        L’appelant, Manickavasagam Suresh, est né le 21 octobre 1955. Il est un Tamoul citoyen du Sri Lanka, qui est arrivé au Canada le 5 octobre 1990 et s’est vu reconnaître le statut de réfugié par la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 11 avril 1991. Pendant l’été 1991, l’appelant a demandé le droit d’établissement au Canada en vertu de la Loi sur l’immigration qui permet aux réfugiés au sens de la Convention de demander le statut de résident permanent. Sa demande n’a pas été menée à terme parce que le solliciteur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ont délivré conjointement une attestation portant qu’il appartient à une catégorie non admissible au Canada pour des raisons de sécurité. Pendant son séjour au Canada, jusqu’à sa mise sous garde le 18 octobre 1995, l’appelant a travaillé au sein du World Tamil Movement (WTM), dont il est devenu le coordonnateur du financement. Il a également été coordonnateur de la Federation of Associations of Canadian Tamils (FACT).

[6]        L’attestation signée par le solliciteur général du Canada le 1er août 1995 et par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le 11 septembre 1995, sous le régime de l’article 40.1 de la Loi sur l’immigration, a été déposée à la Cour fédérale du Canada le 17 octobre 1995. Selon cette attestation, l’appelant appartient à trois catégories non admissibles prévues par l’article 19 de la Loi sur l’immigration :

— division 19(1)e)(iv)(C) : les personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles sont membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle commettra des actes de terrorisme;

— sous-alinéa 19(1)f)(ii) : les personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles se sont livrées à des actes de terrorisme;

— division 19(1)f)(iii)(B) : les personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles sont ou ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des actes de terrorisme.

[7]        Cette attestation s’appuyait sur l’opinion du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) qui a informé les ministres qu’il existait des motifs raisonnables de croire que l’appelant était membre des Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (LTTE), une organisation dont on dit qu’elle se livre au terrorisme dans le sous-continent indien. Le SCRS soutient que les LTTE exercent leurs activités au Canada sous les auspices d’une organisation paravent, le WTM, afin de recueillir des fonds, de faire de la propagande et de s’approvisionner en matériel. L’appelant serait un membre haut placé des LTTE qui serait en contact avec les dirigeants des LTTE à l’échelle internationale; il aurait recueilli des fonds au nom des LTTE en Amérique du Nord; et il les aurait approvisionnés en matériel, notamment en matériel qui pourrait être utilisé à des fins militaires.

[8]        En vertu du paragraphe 40.1(3) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4] de la Loi sur l’immigration, l’attestation est transmise à la Cour fédérale et un juge de première instance est désigné pour tenir une audience relativement au caractère raisonnable de l’attestation. Le 29 août 1997, après 50 jours d’audience, le juge Teitelbaum a statué que la délivrance de l’attestation était « raisonnable ». Il a tiré plus précisément les conclusions suivantes : 1) très tôt dans sa vie, l’appelant est devenu membre des LTTE et il en fait toujours partie, siégeant maintenant à leur conseil de direction; 2) le WTM fait partie de l’organisation des LTTE ou est, tout au moins, un mouvement qui appuie vigoureusement les activités des LTTE; 3) l’appelant a obtenu le statut de réfugié en donnant « délibérément de fausses indications sur des faits » et n’a aucune crédibilité; enfin, 4) il existe des motifs raisonnables de croire que les LTTE ont commis des actes de terrorisme. Ces conclusions ressortent des passages suivants des motifs du juge Teitelbaum [(1997), 140 F.T.R. 88 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 20 à 24 et 33, pages 99, 101 et 102] :

Selon la preuve dont j’ai été saisi, à l’époque où M. Suresh a été mêlé aux activités des LTTE, il n’était pas nécessaire de prêter serment pour appartenir à l’organisation. Je suis également convaincu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Suresh est et a été un membre des LTTE étant donné que, très tôt dans la vie, il a pris part à des activités des LTTE. Il a notamment posé des affiches, recueilli de la nourriture et, ensuite, été nommé au sein de l’exécutif des LTTE. Enfin, à la demande des LTTE, il s’est rendu dans plusieurs pays, dont le Canada, pour diriger le mouvement tamoul mondial qui, comme on peut raisonnablement le croire, fait partie de l’organisation des LTTE ou est, tout au moins, un mouvement qui appuie vigoureusement les activités des LTTE.

Je suis convaincu qu’on peut raisonnablement conclure qu’une personne est un « membre » d’une organisation si elle consacre tout son temps, ou presque, à l’organisation, si elle entretient des liens avec des membres de l’organisation et si elle recueille des fonds pour l’organisation. C’est le cas de M. Suresh. Il est connu des dirigeants des LTTE et a des contacts continuels avec eux. Il importe peu de savoir si les LTTE lui ont fait prêter serment ou s’il porte sur lui un comprimé de cyanure. De nos jours, il se peut qu’une personne qui s’engage dans les LTTE dans le but de « combattre » pour leur cause avec des armes et des munitions soit tenue de prêter serment, mais il est quand même possible d’être considéré comme un membre sans prêter serment ou porter sur soi un comprimé de cyanure.

L’appartenance ne saurait ni ne devrait être interprétée de façon restrictive quand elle se rapporte à la question de la sécurité nationale du Canada. Par ailleurs, l’appartenance ne fait pas uniquement référence à des personnes qui se sont livrées ou pourraient se livrer à des activités terroristes.

En ce qui concerne la question de l’appartenance, je ne peux m’empêcher de souscrire entièrement à l’affirmation que fait la Couronne à la page 18 de ses observations écrites :

(traduction) « La dénégation par M. Suresh de son appartenance aux LTTE n’est pas convaincante à la lumière de tous les éléments de preuve et d’information, y compris la nature de ses activités au soutien de l’organisation et sa propre reconnaissance des liens étroits qu’il entretient avec les LTTE. Il a été un membre fidèle et de confiance, qui a occupé un poste influent au sein des LTTE. »

Crédibilité de M. Suresh

Après avoir entendu M. Suresh et après avoir examiné certains documents qui ont été portés à ma connaissance, force m’est de conclure que M. Suresh n’a absolument aucune crédibilité. À mon avis, il est suffisant de dire que je suis convaincu que M. Suresh a obtenu le statut de réfugié au Canada en donnant (traduction) « délibérément de fausses indications sur des faits » et que, pis encore, il a menti à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié alors qu’il déposait sous la foi du serment puisqu’il a juré que les renseignements contenus dans son feuillet de renseignements personnels (FRP) étaient tous exacts (voir la pièce C-25). J’ai examiné la documentation que M. Suresh a produite afin d’obtenir le statut de réfugié et je suis convaincu que ce dernier n’a pas écrit grand-chose de vrai.

[…]

Je pourrais continuer longtemps. Je suis convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que les LTTE ont commis des « actes de terrorisme », quelle que soit la façon dont on définirait le « terrorisme » ou un « acte de terrorisme ».

[9]        En vertu du paragraphe 40.1(6) [édicté, idem] de la Loi sur l’immigration, la décision du juge Teitelbaum ne peut faire l’objet ni d’une demande de contrôle judiciaire ni d’un appel. Par la suite, l’appelant a fait l’objet d’une enquête aux fins de son expulsion. Le 17 septembre 1997, un arbitre a ordonné que l’appelant soit expulsé du Canada parce qu’il était une personne décrite dans les divisions 19(1)e)(iv)(C) et 19(1)f)(iii)(B) de la Loi. L’arbitre a toutefois conclu que l’appelant n’appartenait pas à la catégorie des personnes décrites dans le sous-alinéa 19(1)f)(ii)—il semble que le ministre conteste cette conclusion dans une autre instance.

[10]      Le 17 septembre 1997, l’appelant a été avisé que le ministre songeait à exprimer, en application de l’alinéa 53(1)b), l’opinion que l’appelant constituait un danger pour la sécurité du Canada. Comme je l’ai mentionné dès le début, cette lettre d’opinion a pour effet de permettre au gouvernement d’expulser une personne déjà reconnue comme un réfugié au sens de la Convention vers le pays à l’égard duquel elle a demandé refuge. En recommandant cette opinion, Donald Gauthier, un analyste de la Direction générale de la gestion des cas du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, a déclaré que la notoriété de l’appelant au Canada atténuerait [traduction] « vraisemblablement » la sévérité des sanctions qui seraient prises contre lui au Sri Lanka. Toutefois, il a reconnu ensuite que l’appelant courrait un risque en retournant au Sri Lanka, mais que les activités terroristes importantes auxquelles il participait contrebalançaient ce risque.

[11]      Le 6 janvier 1998, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a suivi les recommandations de M. Gauthier en rendant, sous le régime de l’alinéa 53(1)b) de la Loi, une décision portant que l’appelant constitue un danger pour la sécurité au Canada. Une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été introduite le 14 janvier 1999. Le 28 juin 1999 [motifs du jugement rendus le 11 juin 1999], le juge McKeown a rejeté la demande de contrôle judiciaire.

IV.       LA DÉCISION DU JUGE DES REQUÊTES

[12]      Le juge McKeown a statué que le ministre pouvait raisonnablement délivrer, à partir de la preuve dont il disposait, une opinion prévue par l’alinéa 53(1)b) portant que l’appelant constitue un danger pour la sécurité au Canada. Les exigences relatives à l’équité procédurale inhérentes à l’article 7 de la Charte avaient été respectées. L’appelant avait été informé des éléments de preuve dont le ministre disposait et avait eu la possibilité réelle de répondre aux questions soulevées; la tenue d’une audience n’était pas obligatoire et la nature de la décision n’exigeait pas qu’elle soit prise par « un décideur impartial et indépendant ». En ce qui concerne la constitutionnalité de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration, le juge McKeown était convaincu que la pondération effectuée par le ministre entre le risque créé par le retour au Sri Lanka d’un réfugié au sens de la Convention et le danger que constitue l’appelant pour la sécurité au Canada était conforme aux principes de justice fondamentale. Dans la mesure où la Convention contre la torture a une incidence sur le contenu des principes de justice fondamentale, le juge McKeown a statué que l’appelant n’avait pas établi l’existence de motifs sérieux de croire qu’il serait soumis à la torture s’il était renvoyé au Sri Lanka comme l’y obligeait cette convention internationale ratifiée par le Canada. De l’avis du juge McKeown, l’expulsion de l’appelant ne risquait pas « de choquer la conscience » des Canadiens.

[13]      Le juge McKeown a en outre conclu qu’en recueillant des fonds pour une organisation terroriste, l’appelant n’avait exercé aucune activité constituant une forme d’expression au sens de l’alinéa 2b) de la Charte. Les alinéas 19(1)e) et f) et 53(1)b) de la Loi sur l’immigration ne portaient donc pas atteinte à sa liberté d’expression. Il a utilisé la même analyse pour écarter la prétendue atteinte à la liberté d’association garantie à l’appelant par l’alinéa 2d) de la Charte : le droit de s’associer à un groupe dont l’existence même est vouée à la violence n’est pas protégé. Enfin, le juge McKeown a statué que l’expression « danger pour la sécurité du Canada » n’était pas imprécise au point d’être inconstitutionnelle. En rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelant, le juge McKeown a certifié les questions suivantes de portée générale en vertu du paragraphe 83(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi :

[traduction] 1. Les dispositions 19(1)e)(iv)(C), 19(1)f)(ii) et 19(1)f)(iii)(B) de la Loi sur l’immigration portent-elles atteinte aux libertés garanties par les alinéas 2b) et 2d) de la Charte et, dans l’affirmative, s’agit-il de limites dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique suivant l’article premier de la Charte?

2. L’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration contrevient-il à l’article 7 de la Charte et, dans l’affirmative, s’agit-il d’une limite dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique suivant l’article premier de la Charte?

3. L’actuelle procédure administrative par laquelle le ministre décide, en application du paragraphe 53(1) de la Loi sur l’immigration, si, selon lui, une personne constitue un danger pour la sécurité du Canada respecte-t-elle les principes d’équité reconnus par la common law et les principes de justice fondamentale prévus à l’article 7 de la Charte, compte tenu du fait que la Cour a introduit dans cette disposition la détermination par le ministre du risque de torture auquel une personne peut être exposée si elle est renvoyée dans un pays donné?

4. Est-il contraire à la Charte de renvoyer dans son pays d’origine un réfugié au sens de la Convention qui fait l’objet d’une attestation de sécurité prévue à l’article 40.1 et dont le caractère raisonnable a été confirmé, qui est une personne visée aux alinéas 19(1)e) et f) de la Loi sur l’immigration et qui a été reconnu par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, en application de l’alinéa 53(1)b) de la Loi, comme une personne qui constitue un danger pour la sécurité du Canada?

V.        LES QUESTIONS EN LITIGE

[14]      Compte tenu de l’arrêt prononcé par la Cour suprême dans l’affaire Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, la Cour n’est plus tenue de limiter son examen aux questions certifiées. Cette latitude revêt encore plus d’importance dans des instances comme celle-ci, lorsque l’appelant soulève de nombreux points qui ne sont pas directement inclus dans les questions certifiées. Dans les circonstances, il est utile de réorganiser les questions de façon qu’elles correspondent aux arguments de portée étendue invoqués par l’appelant au cours des trois jours d’audience consacrés à la plaidoirie orale. L’appel peut se résumer à quatre questions « principales », dont certaines peuvent être divisées en sous-questions.

[15]      La première question est celle de savoir s’il existe, en droit international, un droit absolu de ne pas être refoulé vers un pays où on risque d’être soumis à la torture. Le cas échéant, il faut encore décider si ce droit absolu est devenu une norme péremptoire de jus cogens et, en conséquence, s’il lie le Canada malgré les dispositions de la Loi sur l’immigration.

[16]      La deuxième question est celle de savoir si les alinéas 19(1)e) et f) de la Loi sur l’immigration, qui visent l’appartenance à un groupe terroriste, contreviennent aux alinéas 2b) ou d) de la Charte, qui protègent respectivement la liberté d’expression et la liberté d’association.

[17]      La troisième question est celle de savoir si l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration est contraire à l’article 7 de la Charte parce qu’il porte atteinte au droit à la sécurité de la personne, contrevenant ainsi aux principes de justice fondamentale. L’article 7 comporte à la fois un élément « procédural » et un élément « de fond », qu’il faut examiner séparément.

[18]      En ce qui concerne l’application régulière du droit procédural, l’appelant soulève pas moins de quatre sous-questions pour attaquer la décision du ministre. Plus précisément, la Cour doit se prononcer sur des arguments touchant : 1) l’absence d’une disposition prévoyant une évaluation objective du risque de torture dans la Loi sur l’immigration; 2) l’absence de décideur impartial; 3) le défaut du ministre de tenir une audience avant de rendre sa décision; 4) l’absence de motifs écrits suffisants à l’appui de la décision du ministre.

[19]      Pour sa part, l’application régulière du droit substantiel comporte six sous-questions : 1) les expressions « danger pour la sécurité du Canada » figurant à l’alinéa 53(1)b) et « actes de terrorisme » figurant à l’article 19 de la Loi sur l’immigration sont-elles nulles pour cause d’imprécision et, partant, contraires aux principes de justice fondamentale? 2) l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration contrevient-il à l’article 7 de la Charte parce qu’il n’oblige pas expressément le ministre à évaluer le risque de torture créé par le refoulement et à pondérer au besoin les intérêts individuels par rapport à ceux de l’État? 3) l’expulsion d’une personne vers un pays où elle risque d’être soumise à la torture constitue-t-elle un manquement aux principes de la justice fondamentale? 4) peut-on pondérer les intérêts de l’État et les droits individuels pour déterminer s’il y a eu manquement aux principes de justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte, ou la pondération doit-elle être effectuée en vertu de l’article premier? 5) si l’alinéa 53(1)b) est contraire aux principes de justice fondamentale, cette disposition est-elle validée par application de l’article premier de la Charte? 6) si ce manquement n’est pas validé, la Section de première instance a-t-elle compétence pour prononcer un jugement déclaratoire quant à la validité constitutionnelle d’une disposition législative dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire?

[20]      En tenant pour acquis que l’alinéa 53(1)b) et les dispositions pertinentes de l’article 19 ne contreviennent pas à la Charte, la quatrième question principale touche la norme de contrôle applicable à la décision du ministre de délivrer une lettre d’opinion qui prive l’appelant de son droit conditionnel de ne pas être « refoulé » vers un pays où il risque d’être soumis à la torture. Pour compliquer les choses, il existe deux normes de contrôle applicables en l’espèce, au sujet desquelles une explication s’impose.

[21]      Même si la disposition législative en cause est jugée valide sur le plan constitutionnel, la Cour doit déterminer si, compte tenu des faits de l’espèce, la décision du ministre de déclarer que l’appelant constitue un danger pour la sécurité du Canada contrevient à l’article 7 de la Charte. Ce motif additionnel d’annulation de la décision du ministre est bien illustré par la jurisprudence de la Cour suprême portant sur l’extradition des fugitifs vers les pays où la peine de mort existe. Dans l’état actuel du droit, les tribunaux ont le droit d’infirmer les décisions en matière d’extradition, qui relèvent du pouvoir exécutif du ministre fédéral de la Justice, dans les cas où l’extradition porterait atteinte au droit du fugitif au respect des règles de la justice fondamentale. Toutefois, il faut reconnaître qu’il existe une différence significative entre les cas d’extradition et les cas de refoulement. En ce qui concerne le refoulement, la norme de contrôle en droit constitutionnel ne s’applique que si l’appelant peut établir qu’il court un risque « sérieux » d’être soumis à la torture s’il est refoulé au Sri Lanka. S’il n’y parvient pas, la sécurité de sa personne n’est pas en jeu au sens de l’article 7; voir l’exposé qui suit, au paragraphe 77. Par ailleurs, il est bien établi que la décision du ministre est susceptible de contrôle judiciaire en conformité avec les principes du droit administratif. Ceux-ci exigent que la Cour détermine la norme de contrôle appropriée et applique cette norme en conformité avec les indications données par la Cour suprême dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité.

VI.       QUESTION no 1 : LE DROIT ABSOLU DE

NE PAS ÊTRE REFOULÉ

[22]      Le premier argument de l’appelant tient à l’application des conventions internationales en matière de droits de la personne que le Canada a ratifiées. Il soutient que, par application des conventions pertinentes, le droit à la protection contre la torture est un droit absolu et que l’interdiction de renvoyer une personne dans un pays où elle risque d’être soumise à la torture est devenu jus cogens, c’est-à-dire une norme internationale péremptoire qui lie tous les États et à laquelle il est impossible de déroger. Bien que cet argument ne touche pas la validité constitutionnelle de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration, mais plutôt son inapplicabilité, je reconnais que les conventions internationales en matière de droit de la personne peuvent nous aider à comprendre ce qui constitue un principe de justice fondamentale : voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038. Néanmoins, je ne puis retenir la prétention de l’appelant selon laquelle le droit à la protection contre la torture reconnu en droit international est absolu et lie le Canada.

[23]      La prétention de l’appelant part de la prémisse selon laquelle l’expulsion vers un pays où la personne expulsée court le risque d’être soumise à la torture contrevient aux obligations internationales du Canada énoncées dans les articles 4 et 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ces dispositions sont rédigées comme suit :

Article 4

1. Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les États parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale.

2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation aux articles 6, 7, 8 (par. 1 et 2), 11, 15, 16 et 18 [Soulignements ajoutés.]

[…]

Article 7

Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique.

[24]      En résumé, l’article 4, paragraphe 1 permet à un État de déroger à une des obligation que lui impose le Pacte en cas de crise nationale dans la mesure où la situation l’exige, à condition que les mesures prises ne soient pas incompatibles avec les autres obligations qui lui incombent en droit international. L’article 7 prévoit que personne ne sera soumis à la torture. L’article 4, paragraphe 2, précise que le droit de prendre des mesures dérogatoires prévu par l’article 4, paragraphe 1 ne s’applique pas à l’article 7. Par conséquent, en vertu du Pacte international, un État a l’obligation de s’abstenir de soumettre des personnes à la torture et ne peut y déroger. Il est clair que l’interdiction de soumettre une personne à la torture se limite aux actes sur lesquels l’État a une certaine emprise. Le Pacte ne parle tout simplement pas de la possibilité qu’une personne soit soumise à la torture à la suite de son refoulement. À une exception près, les observations publiées par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, chargé de surveiller le respect de ce pacte international, confirment cette interprétation. Il semble opportun de reproduire les paragraphes 3, 7, 8 et 9 de ces observations :

[traduction]

Observation générale no 20

3. Le libellé de l’article 7 n’admet aucune limite. Le Comité réaffirme par ailleurs que, même dans les situations de danger public exceptionnel, telles que mentionnées à l’article 4 du Pacte, aucune dérogation à l’article 7 n’est autorisée et ses dispositions continuent de s’appliquer. Le Comité observe également qu’aucune justification ni circonstance atténuante ne peut être invoquée pour justifier une contravention à l’article 7 pour quelque raison que ce soit, y compris celles fondées sur un ordre d’un supérieur ou d’une autorité publique.

[…]

7. L’article 7 interdit expressément les expériences médicales ou scientifiques sans le libre consentement de la personne en cause. Le Comité note que les rapports des États parties contiennent généralement peu de renseignements sur ce point. Il faut accorder plus d’attention à la nécessité et aux moyens d’assurer le respect de cette disposition. Le Comité remarque aussi qu’une protection spéciale à l’égard de telles expériences est nécessaire dans le cas des personnes qui ne sont pas en mesure de donner un consentement valide et en particulier celles qui font l’objet d’une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement. Ces personnes ne devraient être soumises à aucune expérience médicale ou scientifique susceptible de nuire à leur santé.

8. Le Comité note qu’il ne suffit pas pour mettre en œuvre l’article 7 d’interdire de tels traitements ou peines ou de décréter qu’ils constituent une infraction. Les États parties doivent informer le Comité des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres qu’ils prennent pour empêcher et punir les actes de torture et les traitements cruels, inhumains et dégradants dans tout territoire sous leur juridiction.

9. Le Comité est d’avis que les États parties ne doivent pas exposer des personnes au danger d’être soumises à la torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants lorsqu’elles retournent dans un autre pays à la suite de leur extradition, expulsion ou refoulement. Les États parties doivent indiquer dans leurs rapports quelles mesures ils ont adoptées à cette fin. [Soulignements ajoutés.]

[25]      Les observations qui précèdent renforcent l’opinion que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques vise à imposer aux États une obligation positive d’inclure des mécanismes de vérification et de pondération dans leurs systèmes de justice pénale et administrative afin de réduire le plus possible le risque que les autorités étatiques agissent de façon arbitraire ou trop sévère envers les personnes soupçonnées d’une infraction quelconque. Ce pacte international oblige plus particulièrement les États signataires à décrire les mesures qu’ils ont prises pour empêcher la torture et les traitements cruels, inhumains et dégradants dans tout territoire sous leur juridiction. La réserve exprimée sur le plan géographique donne à croire que le Pacte vise les politiques internes nationales des États; il n’englobe pas expressément les situations dans lesquelles un État décide d’expulser une personne vers le pays d’où elle vient. Le fait que le paragraphe 9 des observations concernant le Pacte contredise cette interprétation ne modifie en rien les termes clairs des articles 4 et 7, lus dans leur contexte. En conclusion, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne vise même pas à régir la question du refoulement, et encore moins celle de savoir si l’interdiction de refouler les réfugiés au sens de la Convention constitue un droit absolu.

[26]      J’examinerai maintenant la Convention contre la torture. L’article 3, paragraphe 1 interdit le refoulement d’une personne qui courrait le risque d’être soumise à la torture. L’article premier définit la notion de torture et les articles 2 et 16 énoncent plus précisément les obligations d’un État. Ces articles sont reproduits ci-dessous :

Article premier

1. Aux fins de la présente Convention, le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à des sanctions ou occasionnées par elles.

2. Cet article est sans préjudice de tout instrument international ou de toute loi nationale qui contient ou peut contenir des dispositions de portée plus large.

Article 2

1. Tout État partie prend des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction.

2. Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture.

3. L’ordre d’un supérieur ou d’une autorité publique ne peut être invoqué pour justifier la torture.

Article 3

1. Aucun État partie n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture.

2. Pour déterminer s’il y a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l’existence, dans l’État intéressé, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives.

[…]

Article 16

1. Tout État partie s’engage à interdire dans tout territoire sous sa juridiction d’autre actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui ne sont pas des actes de torture telle qu’elle est définie à l’article premier lorsque de tels actes sont commis par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. En particulier, les obligations énoncées aux articles 10, 11, 12 et 13 sont applicables moyennant le remplacement de la mention de la torture par la mention d’autres formes de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

2. Les dispositions de la présente Convention sont sans préjudice des dispositions de tout autre instrument international ou de la loi nationale qui interdisent les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou qui ont trait à l’extradition ou à l’expulsion. [Soulignement ajouté.]

[27]      Il ressort clairement de l’article 3, paragraphe 1 de la Convention contre la torture que l’interdiction de la torture s’étend au refoulement vers un pays lorsqu’il existe « des motifs sérieux » de croire que la personne refoulée risque d’y être soumise à la torture. Mais cette disposition ne signifie pas qu’il existe un droit absolu exprès de ne pas être refoulé, même dans les cas pouvant répondre au critère des « motifs sérieux ». L’article 2 ne peut certainement pas être invoqué comme conférant expressément un tel droit. L’article 2, paragraphe 1 commande à un État de prendre les mesures nécessaires pour empêcher les actes de torture « dans tout territoire sous sa juridiction ». L’article 2, paragraphe 2 écarte toute dérogation à cette règle, même en cas de situation de crise nationale, notamment de guerre civile. Il est significatif que ce droit absolu ne s’étende pas à l’article 3 qui traite de la possibilité que le refoulement crée un risque de torture. De plus, l’article 16, paragraphe 2 contredit l’opinion selon laquelle il est impossible de déroger à l’interdiction de refouler une personne lorsque son refoulement crée le risque qu’elle soit soumise à la torture. Cet article précise que les dispositions de la Convention s’appliquent « sans préjudice des dispositions de tout autre instrument international […] qui ont trait à l’extradition ou à l’expulsion ». Cette réserve est extrêmement importante une fois admise l’existence d’une autre convention internationale qui autorise expressément le refoulement des réfugiés au sens de la Convention pour des raisons de sécurité nationale. Cette autorisation est accordée par les articles 32 et 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951, que le Canada a aussi ratifiée. Ces articles sont rédigés de la façon suivante :

Article 32

[…]

1. Les États Contractants n’expulseront un réfugié se trouvant régulièrement sur leur territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public.

2. L’expulsion de ce réfugié n’aura lieu qu’en exécution d’une décision rendue conformément à la procédure prévue par la loi. Le réfugié devra, sauf si des raisons impérieuses de sécurité nationale s’y opposent, être admis à fournir des preuves tendant à le disculper, à présenter un recours et à se faire représenter à cet effet devant une autorité compétente ou devant une ou plusieurs personnes spécialement désignées par l’autorité compétente.

3. Les États Contractants accorderont à un tel réfugié un délai raisonnable pour lui permettre de chercher à se faire admettre régulièrement dans un autre pays. Les États Contractants peuvent appliquer, pendant ce délai, telle mesure d’ordre interne qu’ils jugeront opportune.

Article 33

[…]

1. Aucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté seraient menacées en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays. [Soulignements ajoutés.]

[28]      Selon moi, les trois conventions internationales que le Canada a ratifiées, soit la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, la Convention contre la torture et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, n’entrent pas en conflit entre elles. Dans le cas des deux derniers documents, le principe de non-dérogation s’applique uniquement aux actes de torture qui peuvent être commis dans le territoire qui relève de la compétence de l’État en cause. Aucun principe de non-dérogation n’est énoncé expressément quant à l’interdiction de refouler une personne vers un pays où elle risque d’être soumise à la torture; la Convention contre la torture reconnaît plutôt que cette interdiction s’applique « sans préjudice » des dispositions de tout autre instrument international qui a trait à l’extradition ou à l’expulsion. Par conséquent, la Convention contre la torture ne contredit ni ne remplace la convention antérieure, c’est-à-dire la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. Comme on s’y attendrait, ces trois conventions se complètent. Comme la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés permet expressément de déroger à l’interdiction relative au refoulement, un État peut se débarrasser des personnes qui constituent un risque pour la sécurité sans contrevenir à ses obligations internationales. L’appelant ne cite, à l’appui de sa prétention, qu’une seule cause de jurisprudence, émanant de la Cour européenne des droits de l’homme.

[29]      L’appelant invoque la décision Chahal c. Royaume-Uni, Cour eur. D.H., dossier no 70/1995/ 576/662 [Recueil des arrêts et décisions 1996-V], 15 novembre 1996, pour étayer l’existence, en droit international, d’un droit absolu de ne pas être refoulé. Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme a statué que la décision du Secrétaire d’État de l’Angleterre d’expulser un séparatiste sikh en Inde pour des raisons de sécurité nationale contrevenait à l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales [213 R.T.N.U. 221]. L’article 3 de cette convention prévoit : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. » L’article 15, paragraphe 2 interdit toute dérogation à l’article 3, même en situation de crise nationale. (Ces articles sont semblables aux dispositions susmentionnées du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.) La Cour européenne a appliqué à la majorité—12 juges sur 19—sa jurisprudence antérieure selon laquelle l’article 3 revêt un caractère absolu et n’admet aucune dérogation. Quant à l’apparence de conflit avec l’article 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, la Cour européenne a conclu que la protection offerte par l’article 3 de la Convention européenne a une portée « plus large ». Je ne suis pas de son avis, sur le simple plan de l’interprétation. C’est une chose que de tenir que quelques mots figurent implicitement dans un document international pour dissiper une ambiguïté ou éviter un résultat absurde. C’est tout autre chose que de conclure que le même document inclut implicitement un article ou deux en entier, qui entrent en conflit avec un autre document international et ce, sous prétexte de donner préséance aux questions touchant les droits de l’homme sur les stipulations dont les pays signataires ont effectivement convenu.

[30]      J’aimerais maintenant laisser de côté la décision Chahal et suivre un autre raisonnement. Même si mon interprétation de la Convention contre la torture était jugée erronée, parce qu’elle ne reconnaît pas l’existence d’un droit absolu de ne pas être refoulé, j’estime que la prétention de l’appelant ne pourrait être retenue, pour un autre motif. Je m’explique.

[31]      L’appelant soutient que le droit coutumier international peut être intégré au droit national s’il est absorbé par la common law et que l’interdiction de la torture fait partie du droit coutumier international énoncé dans la Convention contre la torture et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’appelant fait aussi valoir que le caractère absolu de ces conventions a atteint le statut de jus cogens en droit coutumier international. Une norme de jus cogens constitue une norme péremptoire jugée essentielle à l’existence et au fonctionnement ininterrompus du système de droit international. Une norme coutumière de droit international ne peut devenir une norme péremptoire qu’après avoir été reconnue d’une autre façon par l’ensemble de la communauté internationale comme une norme à laquelle il est impossible de déroger. À l’appui de sa prétention que l’interdiction de la torture est devenue une norme de jus cogens, l’appelant cite la décision de la Chambre des lords dans l’affaire Pinochet Ugarte, Re, [1999] H.L.J. no 12 (QL), 24 mars 1999. Si cet argument était retenu, le ministre serait nécessairement dans l’impossibilité de « refouler » une personne vers un pays où il existe des motifs sérieux de croire que son refoulement l’exposerait au risque d’être soumise à la torture, même si cette personne était considérée comme constituant un danger pour la sécurité du Canada. Cette prétention ne me paraît cependant pas fondée.

[32]      Bien que les tribunaux canadiens puissent reconnaître et appliquer les principes du droit international coutumier comme faisant partie du droit national, cela ne vaut que dans la mesure où ces principes n’entrent pas en conflit avec le droit national. Or, il s’avère que la norme péremptoire alléguée n’est pas compatible avec le droit national canadien comme le démontre l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration, qui reprend l’article 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. Dans les circonstances, les lois internes l’emportent. La décision Chahal de la Cour européenne des droits de l’homme n’ébranle pas cette conclusion.

[33]      Il est vrai que l’Angleterre a édicté une loi qui permet au Secrétaire d’État d’expulser les personnes qui menacent la sécurité du pays tout comme le Canada a édicté l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration. Mais il est aussi vrai que l’Angleterre a convenu d’être liée par les décisions rendues par la Cour européenne des droits de l’homme qui, pour sa part, a le pouvoir de contrôler les décisions du Secrétaire d’État en conformité avec la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales. Ainsi, la décision Chahal n’étaye pas la prétention qu’une convention internationale peut l’emporter sur les lois nationales.

VII.      QUESTION no 2 : ARTICLE 2—LA

LIBERTÉ D’EXPRESSION ET LA

LIBERTÉ D’ASSOCIATION

[34]      L’appelant soutient que les alinéas 19(1)e) et f) de la Loi sur l’immigration contreviennent aux alinéas 2b) et d) respectivement de la Charte et, par conséquent, qu’ils sont inopérants par application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Il fait valoir que ces deux dispositions de la Loi sur l’immigration portent atteinte à sa liberté d’expression et d’association. S’il était fait droit à cet argument de l’appelant, il ne pourrait être expulsé parce qu’il appartient à une catégorie non admissible décrite à l’article 19 de la Loi sur l’immigration. Le réparation prévue par la Constitution consisterait à invalider les dispositions attentatoires. On se rappellera que, par application de la division 19(1)e)(iv)(C), une personne n’est pas admissible au Canada s’il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle est membre d’une organisation qui commettra des actes de terrorisme. Le sous-alinéa 19(1)f)(ii) déclare non admissibles les personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles se sont livrées à des actes de terrorisme. En vertu de la division 19(1)f)(iii)(B), sont non admissibles les personnes qui sont ou ont été membres d’une organisation qui se livre ou s’est livrée à des actes de terrorisme. La norme de preuve applicable se limite, dans ce cas aussi, à l’existence de motifs raisonnables.

[35]      Dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, la Cour suprême a élaboré un critère à deux volets pour déterminer s’il a été porté atteinte à la liberté d’expression. Le premier volet de ce critère consiste à déterminer si l’activité en cause relève des formes d’expression protégées. Le deuxième consiste à déterminer si la loi a pour objet ou pour effet de restreindre la liberté d’expression. En ce qui concerne le premier critère, la Cour suprême a aussi statué que ce ne sont pas toutes les formes d’expression qui sont protégées. Les formes d’expression violentes ne relèvent pas du champ des activités protégées. Dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, à la page 1186, le juge Lamer a exprimé l’opinion que l’expression qui prend « une forme violente qui porte directement atteinte à l’intégrité et à la liberté physiques d’une autre personne » n’est pas protégée par l’alinéa 2b) de la Charte. J’estime qu’il s’agit précisément de la forme d’expression qui devrait être protégée selon les prétentions de l’appelant. Celui-ci soutient toutefois que la jurisprudence n’indique pas si une forme d’expression violente qui se manifeste dans le contexte d’une démarche d’autodétermination et d’égalité d’une minorité ethnique est protégée par l’article 2 de la Charte. De plus, il fait valoir que le droit international admet l’exercice de la force en conformité avec les règles de la guerre dans l’affirmation du droit à l’autodétermination.

[36]      Personne ne met en doute le droit d’avoir recours à la force pour parvenir à l’indépendance politique dans la mesure où ce sont deux combattants qui se font la lutte. Personne ne remet non plus en cause le fait que les LTTE prétendent représenter la minorité tamoule et s’efforcent de réaliser son droit à l’autodétermination et à un territoire indépendant dans le nord du Sri Lanka. Enfin, personne ne conteste que la lutte pour l’indépendance tamoule est menée par une minorité contre la majorité cinghalaise, représentée par le parti au pouvoir. Ce qui est remis en question, ce sont les moyens utilisés pour atteindre ces fins politiques. Il est clair que diverses avenues s’offrent aux citoyens pour s’opposer au gouvernement en place et que tous les gouvernements ne sont évidemment pas aussi ouverts à la critique. Toutefois, il faut tracer quelque part la ligne entre les moyens de protestation acceptables de ceux qui ne le sont pas. Selon moi, le terrorisme constitue un moyen inacceptable d’obtenir un changement politique. On ne retrouve nulle part dans la jurisprudence des éléments à l’appui de la prétention qu’une personne a le droit inhérent de se livrer au terrorisme pour affirmer son droit à l’autodétermination. Ce motif suffit à écarter l’argument de l’appelant.

[37]      L’avocate de l’appelant a continuellement ignoré la preuve documentaire non équivoque des atrocités commises par le LTTE contre la population civile du Sri Lanka. De plus, ces formes d’expression politique ont été dirigées non seulement contre les personnes appartenant à la majorité cinghalaise, mais aussi contre les Tamouls qui n’appuient pas les LTTE. En fait, l’avocate de l’appelant refuse de reconnaître que les LTTE constituent une organisation terroriste. C’est une question que je tiens à régler, bien qu’elle n’attaque qu’accessoirement les conclusions tirées par le juge Teitelbaum dans le cadre de la requête présentée en vertu de l’article 40.1.

[38]      Il est inutile de passer en revue les 140 actes de terrorismes allégués devant le juge Teitelbaum. Il suffit de reproduire trois paragraphes de ses motifs qui contredisent les prétentions de l’appelant [aux paragraphes 30 à 32, page 101] :

Je n’ai pas l’intention d’énumérer les incidents concernant des actes que les LTTE auraient commis. Il n’y a qu’à se reporter à l’annexe B où sont énumérés quelque cent quarante incidents, qu’il s’agisse de l’assassinat du maire progouvernement de Jaffna, Alfred Duraippah, survenu le 27 juillet 1975 et vraisemblablement perpétré par les LTTE, ou de l’incident survenu le 10 septembre 1995 et au cours duquel les LTTE auraient tué sept soldats qui, semble-t-il, faisaient partie d’une patrouille d’ouverture de route.

Des témoins cités par M. Suresh ont nié le caractère « terroriste » de la plupart de ces incidents étant donné que les LTTE peuvent, selon eux, être considérés comme des combattants de la liberté et, partant, ont le « droit » de tirer sur des soldats ou des personnes qui n’appuient pas cette organisation ou ses objectifs.

Il ne me paraît pas possible de partager cet avis. Même si c’était le cas, l’assassinat du maire de Jaffna par les LTTE le 27 juillet 1975 pour la seule raison qu’il avait des tendances progouvernementales me paraît être un acte qu’on peut considérer comme du « terrorisme ». L’exécution d’un agent de la paix le 14 février 1977 permet raisonnablement de conclure qu’un « acte de terrorisme » a été commis. Le meurtre d’un député est un « acte de terrorisme ». La destruction par explosion d’un avion civil est un « acte de terrorisme ». Des attentats commis contre des civils sont, comme je l’ai dit, des « actes de terrorisme », peu importe que la cible soit un village de pêcheurs ou des fermes. L’attentat commis le 16 mai 1985 à Anuradhapura au Sri Lanka, au cours duquel entre cent trente-huit et cent quarante-six civils ont été massacrés et tués, peut être considéré comme un « acte de terrorisme ».

[39]      Le juge McKeown mentionne aussi dans ses motifs des éléments de preuve qui établissent que les LTTE ont commis des actes de terrorisme [aux paragraphes 31 à 33, pages 198 et 199] :

Le demandeur a soutenu tant devant le ministre que devant le juge Teitelbaum que les LTTE sont un mouvement qui lutte pour l’auto-détermination du peuple tamoul. Or, les éléments de preuve documentaire soumis par le demandeur lui-même donnent à penser le contraire. Suivant ces éléments de preuve, les LTTE auraient été impliqués dans le pire attentat à la bombe qui a eu lieu à Colombo en 1996 et au cours duquel des explosifs ont été lancés dans la Banque centrale, tuant une centaine de personnes et en blessant plus de 1 200.

Dans le Sri Lanka Country Report on Human Rights Practices for 1996 du département d’État américain (le rapport du département d’État américain) que le demandeur a soumis, il est fait mention de l’exécution par les LTTE de 14 villageois cinghalais de la région de Puttalam et du meurtre par les LTTE de onze voyageurs cinghalais dans une embuscade tendue à un autocar dans la région d’Ampara. Dans les documents que le demandeur a soumis, il est également affirmé que les LTTE auraient [traduction] « procédé à l’exécution de personnes soupçonnées d’être des informateurs du gouvernement et se seraient livrés à des massacres et à des assassinats de villageois cinghalais et musulmans à titre de mesure de représailles, auraient torturé et maltraité des prisonniers, auraient enrôlé de force des enfants et auraient procédé à des enlèvements ». Les LTTE font de l’intimidation en procédant à des exécutions en public.

Les LTTE refusent aux gens qui sont assujettis à leur pouvoir le droit de changer de gouvernement. Ils ne tolèrent pas la liberté d’expression. Ils ne respectent pas la liberté de l’enseignement. Les Tamouls qui n’appuient pas les LTTE font l’objet de violations des droits de la personne.

[40]      En résumé, il existe une preuve suffisante et concluante que les LTTE tuent et torturent des civils innocents au hasard, commettant ainsi des actes que le droit international considère comme des « crimes contre l’humanité ». Je m’empresse d’ajouter que la Cour l’a établi catégoriquement dès 1994, dans l’arrêt Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.). De tels actes ne sont pas protégés par l’alinéa 2b) de la Charte. Pour reprendre les termes du Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), précité, une expression qui revêt « une forme violente qui porte directement atteinte à l’intégrité et à la liberté physiques d’une autre personne » n’est pas protégée. Une forme d’expression qui transmet un message par la violence physique dirigée contre la population civile innocente ne saurait être protégée.

[41]      J’aimerais ici souligner un aspect inquiétant de l’argumentation de l’appelant, bien qu’il ne surgisse que par déduction nécessaire. La conviction sous-jacente que les LTTE ne constituent pas une organisation terroriste remet en question la véracité de nombreuses revendications du statut de réfugié présentées au Canada au cours des dix dernières années par des personnes qui se sont enfuies du Sri Lanka. De façon générale, on peut dire que les Tamouls qui ont quitté ce pays ont revendiqué le statut de réfugié en invoquant deux moyens. Ils ont invoqué soit la crainte d’être persécutés par les autorités du Sri Lanka, soit l’incapacité de l’État de les protéger contre les actes de persécution commis par les LTTE. Dans la plupart des cas, les Tamouls persécutés par les LTTE le sont à la suite du refus de jeunes hommes tamouls de se joindre à cette organisation terroriste. D’autres membres de la communauté tamoule subissent un traitement semblable pour ne pas avoir fourni une autre forme d’aide aux LTTE. La prétention que les LTTE ne constituent pas une organisation terroriste porte atteinte à la crédibilité des personnes qui ont été admises au pays pour ces motifs et, partant, à leur droit de demander le statut d’immigrant reçu et, en bout de ligne, la citoyenneté canadienne.

[42]      La Cour n’est pas appelée à se prononcer sur une loi qui aurait pour effet d’empêcher la population d’exprimer ses opinions politiques. Il ne fait aucun doute que certaines personnes appuient en principe la lutte que mènent les LTTE pour l’autodétermination au Sri Lanka et leur droit de poursuivre cet objectif en ayant recours à la force physique, et notamment en commettant des actes de terrorisme dirigés contre la population civile du Sri Lanka. Mais il y a un monde entre partager ce point de vue et l’exprimer en se joignant ou en fournissant un appui direct à une organisation terroriste qui entend parvenir à ces fins politiques par des moyens qui vont à l’encontre des normes en matière de droits de la personne. Autrement dit, une personne a le droit de débattre de la question de savoir si, en principe, on a le droit d’ouvrir le feu dans un théâtre. Mais il en va tout autrement du fait de passer effectivement à l’acte et de se réclamer ensuite de l’immunité civile et pénale en invoquant la liberté d’expression. Le même raisonnement s’applique aux personnes qui choisissent de devenir membres actifs d’une organisation terroriste.

[43]      À l’instar des formes d’expression violentes, les activités de financement d’actes de terrorisme ne bénéficient pas d’une protection constitutionnelle. Il est vrai qu’aucun acte criminel n’est reproché à l’appelant et qu’il n’est pas allégué qu’il a participé à des actes de terrorisme au Sri Lanka ni qu’il a contribué directement à approvisionner les LTTE en armes. Toutefois, les activités exercées pour appuyer et permettre des activités terroristes constituent une conduite répréhensible exclue des protections offertes par la Charte. Je suis d’avis qu’on peut imputer aux personnes qui choisissent librement de recueillir des fonds utilisés pour appuyer des organisations terroristes le même degré de culpabilité et de responsabilité qu’à celles qui commettent les actes de terrorisme. Les personnes qui recueillent des fonds pour acheter des armes, dont elles savent qu’elles seront utilisées pour tuer des civils, sont autant à blâmer que celles qui appuient sur la gâchette. Il est clair que la liberté d’association et la liberté d’expression sont des droits conférés aux personnes qui s’efforcent d’atteindre des buts politiques. Mais les personnes qui tentent d’atteindre ces buts politiques par des moyens qui portent atteinte aux libertés et valeurs mêmes que la Charte vise à promouvoir ne peuvent se prévaloir de ces droits. Contrairement à l’argument avancé par l’avocate de l’appelant, les valeurs qui sous-tendent l’article 2 de la Charte, telles la recherche de la « vérité », « la participation sociale à la vie communautaire » ou « l’épanouissement personnel » n’entrent tout simplement pas en jeu en l’espèce.

[44]      En résumé, les activités de financement d’actes de violence terroristes doivent nécessairement être exclues des formes d’expression protégées. Cette conclusion écarte aussi définitivement l’argument selon lequel l’article 19 de la Loi sur l’immigration qui déclare non admissibles au Canada les personnes appartenant à une organisation terroriste porte atteinte à la liberté d’association. Les personnes qui expriment leurs convictions en participant activement aux activités d’organisations qui commettent des actes de terrorisme ne peuvent se réfugier derrière l’alinéa 2d) de la Charte.

[45]      L’avocate de l’appelant s’attaque au raisonnement qui précède en affirmant que le droit canadien n’empêche pas les citoyens canadiens de recueillir des fonds pour appuyer une « cause politique ». J’examinerai brièvement cette prétention, ne serait-ce que pour vider complètement la question. Premièrement, le type d’activité soumis à l’examen de la Cour ne peut être qualifié de « politique ». Deuxièmement, en supposant que le droit canadien n’interdit pas aux citoyens canadiens d’exercer les activités auxquelles s’adonne l’appelant, il reste qu’on ne règle pas un problème en en créant un deuxième. Troisièmement, il se pourrait bien que, sauf jusqu’à tout récemment, ce problème ne se soit en fait jamais présenté au Canada. On peut soutenir que c’est seulement depuis que le critère minimal d’admission au Canada en qualité de réfugié au sens de la Convention a été fixé au plus bas échelon de l’échelle du risque (plus qu’une simple possibilité de persécution) que le problème de l’infiltration de terroristes étrangers se pose pour les autorités de l’immigration et la société canadienne en général. Sous l’angle de la politique, le Parlement a décidé de refuser l’admission aux personnes qui appartiennent aux catégories non admissibles décrites dans l’article 19 de la Loi sur l’immigration et, partant, de leur refuser le droit de revendiquer le statut de réfugié. Dans les cas où cette mesure de protection ne fonctionne pas, l’autre solution prévue par la loi consiste à priver de la citoyenneté canadienne les personnes qui n’auraient pas dû être admises à l’origine et à enclencher une procédure d’expulsion. Mais le fait qu’il existe une lacune en ce qui a trait aux personnes qui finissent par obtenir la citoyenneté canadienne et qui deviennent ou demeurent membres actifs d’une organisation terroriste ne justifie pas que les articles 19 et 53 de la Loi sur l’immigration soient invalidés. Quatrièmement, la Cour suprême a reconnu que même la Charte fait une distinction entre les droits des citoyens et ceux des non-citoyens. En vertu de l’article 6, seuls les citoyens canadiens ont le droit « de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir ». Dans l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, aux pages 733 et 734, le juge Sopinka a écrit :

La distinction entre citoyens et non-citoyens est reconnue dans la Charte […] seuls les citoyens ont le droit « de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir. », que garantit le par. 6(1).

Le Parlement a donc le droit d’adopter une politique en matière d’immigration et de légiférer en prescrivant les conditions à remplir par les non-citoyens pour qu’il leur soit permis d’entrer au Canada et d’y demeurer. C’est ce qu’il a fait dans la Loi sur l’immigration […] La nature limitée du droit des non-citoyens d’entrer au Canada et d’y demeurer se dégage nettement de l’art. 4 de la Loi. Suivant le par. 4(2), les résidents permanents ont le droit de demeurer au Canada, sauf s’ils relèvent d’une des catégories énumérées au par. 27(1).

[46]      Avec le temps, il se peut que le gouvernement fédéral se sente tenu d’édicter une loi en vertu de laquelle les citoyens canadiens qui appuieraient financièrement les organisations terroristes commettraient une infraction. Les fonds recueillis à de telles fins et détenus dans les banques canadiennes seraient alors saisis comme c’est actuellement le cas aux États-Unis : voir Antiterrorism and Effective Death Penalty Act of 1996, 8 U.S.C. § 1189 (Supp. II 1996). Toutefois, le fait qu’il n’existe pas de loi semblable au Canada n’est pas pertinent pour l’issue de l’appel.

VIII.     QUESTION no 3 : ARTICLE 7—LE DROIT

À LA SÉCURITÉ DE LA PERSONNE

A)        Introduction

[47]      L’article 7 de la Charte prévoit notamment que chacun a droit à la sécurité de sa personne et qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Il va de soi qu’une disposition législative peut être invalide si elle a pour objet ou pour effet de porter atteinte à la sécurité de la personne et si cette atteinte contrevient aux principes de justice fondamentale. Ces principes créent en fait une limite au droit à la sécurité de la personne. Ainsi, il peut être porté atteinte au droit à la sécurité d’une personne si les « préceptes » ou les « principes » de notre système juridique le permettent ou l’exigent. Si les tribunaux ne cessent de définir ces principes de fond dans l’exercice de leur pouvoir judiciaire, le débat porte aussi sur les règles procédurales dictées par les principes de justice fondamentale visés à l’article 7.

[48]      Il est bien établi que l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration enclenche l’application de l’article 7 de la Charte. Personne ne conteste que le refoulement d’une personne vers un pays où elle risque d’être soumise à la torture met en jeu son droit à la « sécurité de sa personne ». Les parties ne s’entendent toutefois pas sur la question de savoir si l’expulsion, dans ces circonstances, est contraire aux principes de justice fondamentale sur le fond et quant à la procédure. Je commencerai mon analyse par les arguments touchant la procédure invoqués par l’appelant pour contester la décision du ministre et la disposition législative.

B)        L’application régulière du droit procédural

[49]      L’appelant invoque quatre moyens à l’appui de sa prétention qu’il n’a pas bénéficié de l’application régulière du droit procédural au sens de l’article 7 de la Charte : 1) l’appelant a droit à un processus décisionnel objectif et non subjectif comme celui qui existe actuellement; 2) le ministre qui agit en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration n’agit pas de façon impartiale; 3) l’appelant n’a pas eu droit à une audience devant le ministre; 4) l’appelant a droit à des motifs écrits de la part du ministre, mais celui-ci ne lui en a pas fournis, le mémoire soumis au ministre ne constituant pas des motifs suffisants. Selon moi, aucune de ces objections ne peut être retenue. Je dois toutefois souligner que le premier et le deuxième élément touchent la validité constitutionnelle de l’alinéa 53(1)b) parce qu’ils portent sur des lacunes ou des omissions dans la loi. Pour leur part, les questions trois et quatre touchent la validité constitutionnelle de la décision du ministre de déclarer que l’appelant constitue un danger pour la sécurité du Canada compte tenu des circonstances entourant cette décision. En effet, ces deux derniers moyens de contestation de la décision du ministre reposent sur de prétendus manquements aux règles de la justice naturelle.

1)         Décision subjective ou objective

[50]      L’appelant soutient que la décision rendue par le ministre en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration est issue d’un processus décisionnel subjectif, alors que l’article 7 de la Charte exige qu’elle soit l’objective. Si je comprends bien cet argument, l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration contreviendrait à l’article 7 de la Charte parce que le ministre peut exercer son pouvoir discrétionnaire en décidant s’il délivrera une lettre d’opinion. Ce pouvoir discrétionnaire découle des termes « selon le ministre, elle constitue un danger pour la sécurité du Canada ». L’appelant croit apparemment que le critère applicable doit être purement objectif. Je ne vois pas comment la jurisprudence pourrait étayer cette prétention qui est, de toute façon, totalement erronée. En effet, l’appelant fait valoir que le Parlement ne peut légiférer valablement en conférant au ministre un pouvoir discrétionnaire à l’égard duquel le tribunal saisi d’une demande de contrôle judiciaire doit faire preuve du degré de retenue approprié. Toutefois, même si la Loi sur l’immigration établissait un critère objectif d’appréciation de la question de savoir si une personne constitue un danger pour la sécurité du Canada, on ne pourrait présumer que la norme de contrôle serait, par exemple, celle de la décision correcte.

2)         Manque d’impartialité

[51]      L’appelant soutient que le ministre n’a pas agi de façon impartiale lorsqu’il a rendu sa décision en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration, du fait qu’il a alors agi à la fois comme [traduction] « juge et poursuivant ». Cet argument tient au fait que c’est le ministre et le solliciteur général qui signent l’attestation portant que l’appelant est soupçonné de terrorisme et que c’est le ministre qui tranche de façon définitive la question de savoir si l’appelant constitue un danger pour la sécurité du Canada. Les faits révèlent cependant aussi que l’attestation a été délivrée sur la foi de renseignements reçus du Service canadien du renseignement de sécurité et qu’un juge de la Cour fédérale a statué que la délivrance de cette attestation était raisonnable. Ces facteurs atténuent l’apparence de conflit entre l’obligation du ministre de protéger les intérêts des Canadiens en matière de sécurité et son devoir de pondérer les intérêts de l’État par rapport à ceux de l’appelant.

[52]      De plus, le fait que le ministre est tenu de procéder à un examen comparatif des intérêts de l’État et des droits individuels ne porte pas atteinte à l’impartialité du décideur. La conclusion contraire obligerait le gouvernement à établir un tribunal indépendant pour chaque processus décisionnel. La Cour suprême et cette Cour ont toutes les deux statué que, dans les cas où la loi autorise un chevauchement de fonctions, ce chevauchement ne crée pas une crainte raisonnable de partialité à moins qu’il puisse être démontré que le tribunal a excédé les pouvoirs que lui confère la loi. L’appelant n’a pas formulé d’allégation à cet égard et les faits ne l’y auraient pas autorisé : voir en général Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, à la page 1191; et Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301, aux pages 309 et 310.

3)         Tenue d’une audience

[53]      J’énoncerai d’abord deux propositions. Premièrement, l’article 7 de la Charte et la common law confèrent à l’appelant le droit à une audition impartiale et non à la procédure la plus favorable qu’on puisse imaginer. Deuxièmement, l’obligation de respecter l’équité procédurale est « éminemment variable » et son contenu est tributaire des faits de l’espèce. En ce qui concerne la prétention que l’appelant avait droit à une audience devant le ministre, il suffit de se reporter à l’arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, de la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire, l’appelant voulait obtenir une entrevue et l’occasion de faire entendre des témoins devant le ministre de la Justice, qui devait rendre une décision concernant son extradition aux États-Unis et la question de savoir s’il y avait lieu de demander la garantie que la peine de mort ne lui serait pas infligée. Sur ce point, la Cour suprême a décidé à l’unanimité que l’article 7 de la Charte n’exigeait pas la tenue d’une audience. La présentation d’observations écrites a été jugée suffisante pour satisfaire aux exigences de la justice fondamentale compte tenu du processus en deux étapes menant au prononcé de la décision du ministre. La première étape, comporte une procédure judiciaire visant à déterminer si l’extradition est justifiée en fait et en droit. Si ce processus mène à la délivrance d’un mandat de dépôt, la deuxième étape est enclenchée. C’est à cette étape que le ministre de la Justice exerce son pouvoir discrétionnaire pour déterminer s’il y a lieu de décerner un mandat d’extradition.

[54]      En l’espèce, l’appelant a eu droit à une audience présidée par un arbitre concernant son expulsion et à 50 jours d’audience devant le juge Teitelbaum en vertu de l’article 40.1 de la Loi sur l’immigration. L’appelant attaque toutefois ce raisonnement en s’appuyant sur l’absence de décision formelle ou d’évaluation quant au risque qu’il soit soumis à la torture s’il est refoulé vers le Sri Lanka. La question qu’il reste à trancher est celle de savoir si une audience est nécessaire pour évaluer correctement ce risque. Je ne le crois pas. La question de savoir s’il existe ou non des motifs sérieux de croire que l’appelant risque d’être soumis à la torture s’il retourne au Sri Lanka peut être tranchée sans qu’il témoigne de vive voix. Cette question ne tient pas à la crédibilité de l’appelant ni à sa perception subjective concernant ce qui risque d’arriver s’il est refoulé vers le Sri Lanka. (On se rappellera que le juge Teitelbaum a conclu que l’appelant n’était pas crédible.) Cette question dépend toutefois de la preuve documentaire sur la violation des droits de la personne dans ce pays en regard de la situation en cause.

4)         Motifs écrits

[55]      L’appelant soutient que l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, de la Cour suprême du Canada lui reconnaît le droit à la communication de motifs écrits et que le mémoire préparé par M. Gauthier, analyste à la Direction générale de la gestion des cas du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, ne répond pas à cette exigence. C’est sur ce mémoire que le ministre a fondé sa décision. L’appelant estime que les recommandations préparées par un agent d’immigration de premier niveau ne constituent pas des motifs suffisants à l’appui d’une décision rendue finalement par le ministre. L’avocate du ministre ne conteste pas la prétention que des motifs écrits sont nécessaires, mais conteste la prétention que le mémoire rédigé par M. Gauthier ne répond pas à cette exigence. L’argument de l’appelant n’est pas fondé, selon moi. Si, comme l’a reconnu l’arrêt Baker, précité, les notes gribouillées par un agent d’immigration peuvent être considérées comme des motifs écrits, cela vaut également pour le mémoire soumis au ministre en l’espèce. Cela dit, je crois que le caractère suffisant des motifs peut être soulevé valablement dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, dans la mesure où ces motifs ne rendent pas compte de l’examen des facteurs pertinents : voir l’exposé qui suit au paragraphe 146 et suivants. Cela m’amène aux manquements à l’application régulière du droit positif invoqués par l’appelant.

C)        L’application régulière du droit substantiel

1)         Imprécision

[56]      L’appelant soutient que les expressions « danger pour la sécurité du Canada » figurant à l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration et « acte de terrorisme » utilisées pour décrire trois des catégories non admissibles établies par l’article 19 entraînent la nullité de ces dispositions en raison de leur imprécision. Si l’une d’elles enfreint la règle de la précision, le ministre n’a pas compétence pour expulser l’appelant à moins que son statut de réfugié soit révoqué. À l’appui de son argument fondé sur l’imprécision, l’appelant cite l’arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, de la Cour suprême. Dans cette affaire, la Cour a reconnu qu’une disposition législative imprécise pouvait contrevenir aux principes de justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte pour deux raisons : 1) la loi ne prévient pas raisonnablement les citoyens des conséquences de leurs actes, les privant ainsi de la possibilité d’agir de manière à ne pas être tenus responsables et de bénéficier d’une défense pleine et entière s’ils sont poursuivis; et 2) la loi ne limite pas convenablement le pouvoir discrétionnaire en matière d’application de la loi. Le juge Gonthier a déclaré à la page 643 : « une loi sera jugée d’une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire. » Il a décrit l’expression « débat judiciaire » comme s’entendant du processus qui mène à une conclusion sur la signification d’un terme ou d’une expression à la suite d’une analyse raisonnée appliquant des critères juridiques. Bien que la doctrine de l’imprécision s’applique généralement dans le contexte d’instances à caractère pénal, il est bien établi que son champ d’application ne se limite pas à ce domaine du droit.

[57]      Bien qu’elle soit souvent invoquée, la doctrine de l’imprécision n’a été plaidée avec succès que dans un cas. Dans l’affaire R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711, la Cour suprême devait se prononcer sur la constitutionnalité de l’alinéa 515(10)b) du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] qui permet la détention d’un prévenu avant son procès pour le motif que sa détention est nécessaire « dans l’intérêt public ou pour la protection ou la sécurité du public ». La Cour a statué que le critère de l’« intérêt public » était inconstitutionnel par application de l’alinéa 11e) de la Charte parce qu’il était trop « vague et imprécis ».

[58]      Il est bien reconnu en droit qu’une disposition législative ne contrevient pas à la doctrine de l’imprécision simplement parce qu’elle est susceptible d’interprétation. Le fait d’exiger la précision absolue créerait une norme constitutionnelle impossible à appliquer. Par conséquent, la question qui se pose est celle de savoir si les tribunaux peuvent donner un sens intelligible à la disposition contestée. Dans Morales, la Cour suprême a statué que l’expression « intérêt public » n’avait aucune signification pratique, car elle laissait au tribunal une latitude illimitée en ce qui concerne la définition des circonstances justifiant la détention avant le procès; par conséquent, aucune interprétation judiciaire de cette expression ne pouvait en faire un guide suffisant pour un débat judiciaire. Le juge en chef Lamer a ensuite statué que cette disposition imprécise ne pouvait être validée par application de l’article premier de la Charte. Il a toutefois conclu que l’expression « la protection ou la sécurité du public » était valide sur le plan constitutionnel, conclusion particulièrement pertinente pour la solution du présent appel. À mon avis, l’expression « danger pour la sécurité du Canada » figurant à l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration s’apparente davantage à l’expression « sécurité du public » qu’à l’expression « intérêt public ». Quoi qu’il en soit, je crois que l’argument de l’appelant doit être rejeté pour les motifs qui suivent.

[59]      Je dois d’abord traiter de la question de savoir si les expressions en cause constituent un guide suffisant pour un débat juridique, en ce sens qu’il est possible de tirer une conclusion quant à leur signification à la suite d’une analyse raisonnée. L’interprétation législative s’avère le plus souvent semée d’embûches et pour des motifs qui ne peuvent pas toujours remonter au rédacteur législatif. La présente instance ne fait pas exception, mais l’interprétation de la loi ne constitue pas pour autant une tâche insurmontable. Commençons par examiner l’expression « danger pour la sécurité du Canada » figurant à l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration.

[60]      Je reconnais que la Loi sur l’immigration n’établit expressément ni ne prévoit aucun critère pour évaluer le sens précis de l’expression « danger pour la sécurité du Canada ». Mais ces facteurs ne signifient pas à eux seuls que l’alinéa 53(1)b) a une portée excessive au point d’être inconstitutionnel. En l’absence de définition législative, les tribunaux doivent établir les paramètres juridiques concernant la signification d’une expression en se reportant aux techniques juridiques traditionnelles et reconnues, et notamment à la common law, aux dictionnaires et à l’analyse contextuelle de la loi. Ce n’est que lorsque ces outils ne sont d’aucun secours pour les tribunaux que la doctrine de la nullité pour imprécision s’applique.

[61]      Il ressort clairement de l’analyse contextuelle que les dispositions de la Loi sur l’immigration et de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, jouent un rôle dans la définition de ce qui constitue un danger pour la sécurité du Canada. En termes généraux, l’objet de ces dispositions législatives consiste à exclure du Canada les personnes qui sont ou ont été membres d’une organisation terroriste et qui peuvent se livrer à des activités répréhensibles au Canada ou à l’étranger, mais à partir du Canada. Tous savent que des actes de terrorisme ont été commis au Canada; par exemple, le désastre d’Air India. La possibilité que des organisations terroristes puissent exercer leurs activités à partir du Canada n’est pas purement hypothétique, comme on le verra plus loin, dans l’exposé fait au paragraphe 109. De plus, la « sécurité du Canada » ne saurait se limiter aux cas où la sécurité personnelle des Canadiens est en cause. Elle doit logiquement inclure les cas où l’intégrité des relations et obligations internationales du Canada est touchée. Il faut reconnaître que le terrorisme ne peut être combattu que grâce à l’effort collectif des nations. L’efficacité de cet effort collectif est atténuée chaque fois qu’une nation fournit aux organisations terroristes une conjoncture favorable pour exercer leurs activités à partir d’un pays étranger et toucher indirectement le but qu’elles ne peuvent atteindre de façon aussi efficace et efficiente dans le pays visé par les attaques terroristes.

[62]      Pour déterminer si une personne représente une menace pour la sécurité au Canada, il faut premièrement se demander si elle appartient à une catégorie non admissible prévue par l’article 19 de la Loi sur l’immigration. C’est le critère minimal à appliquer. En l’espèce, l’appelant appartient à la catégorie des « terroristes présumés ». Je m’arrête ici pour souligner le fait qu’une personne ne constitue pas un danger pour la sécurité du Canada du seul fait qu’elle appartient à une catégorie non admissible. S’il en était autrement, il ne serait pas nécessaire que le ministre délivre une lettre d’opinion en vertu de l’alinéa 53(1)b). En supposant qu’une personne appartienne à une catégorie non admissible décrite à l’article 19, l’étape suivante consiste à déterminer si cette personne peut être considérée comme constituant un danger pour la sécurité du Canada.

[63]      Selon moi, la réponse à cette question dépend du degré d’association ou de complicité de cette personne avec une organisation terroriste. Par exemple, le ministre aurait du mal à justifier la délivrance d’une lettre d’opinion en vertu de l’alinéa 53(1)b) dans le cas d’une personne qui aurait été recrutée de force par les LTTE et qui aurait déserté cette organisation peu après, la veille de son treizième anniversaire. Je conviens qu’il s’agit d’un exemple extrême. On ne saurait raisonnablement s’attendre que le SCRS recommande au ministre responsable de délivrer une attestation en vertu de l’article 40.1 de la Loi sur l’immigration dans des circonstances aussi bénignes.

[64]      Le fait que l’expression « danger pour la sécurité du Canada » ne corresponde pas à un concept précis ne signifie pas qu’il est impossible de l’appliquer rationnellement, ou que le ministre est investi d’un pouvoir discrétionnaire illimité pour décider s’il délivrera une lettre d’opinion en vertu de l’alinéa 53(1)b). Plus particulièrement, il n’est pas autorisé à trancher la question de savoir ce qui constitue un danger pour la sécurité du Canada en ne s’appuyant [traduction] « sur rien d’autre que ses penchants ou ses affinités politiques personnels » comme le prétend l’avocate de l’appelant.

[65]      L’appelant soutient aussi que l’expression « actes de terrorisme » utilisée à l’article 19 de la Loi sur l’immigration est vague au point d’être inconstitutionnelle. Si c’était le cas, l’alinéa 53(1)b) devrait être écarté dans la mesure où cette disposition est liée à la première. À mon humble avis, cet argument revient encore une fois à attaquer la conclusion du juge Teitelbaum selon laquelle les LTTE constituent une organisation terroriste. Je m’interromps ici pour noter que la Cour d’appel du District de Columbia, aux États-Unis, a confirmé la désignation, par le Secrétaire d’État, des LTTE comme une organisation terroriste sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire : Liberation Tigers of Tamil Eelam v. United States Department of State, no 97-1670 (D.C. Cir. 25 juin 1999) [[1999] CADC—QL 156]. Toutefois, selon la perception de l’appelant, si on ne peut définir le terrorisme, il est nécessairement impossible de qualifier une organisation d’organisation de nature terroriste. Toujours par souci de vider la question, j’examinerai cet argument.

[66]      L’appelant soutient qu’il n’existe pas de consensus international quant à la signification de l’expression « terrorisme ». Il fait aussi valoir que les Nations Unies ont abandonné tout effort de définition du terrorisme pour créer plutôt des conventions qui interdisent des comportements répréhensibles précis et définis qui, de l’avis de la communauté internationale, méritent que l’on s’y attaque à l’échelle internationale. Du point de vue de l’appelant, il serait donc impossible de donner une définition juridique du terrorisme. Je ne partage pas son avis.

[67]      Je reconnais que les nations peuvent être incapables de parvenir à un consensus sur la définition exacte du terrorisme. Mais on ne saurait en déduire qu’elles ne s’entendent pas relativement à certains types de comportements. À tout le moins, je ne puis concevoir qu’une personne conteste sérieusement la croyance que le meurtre de civils innocents, qui constitue un crime contre l’humanité, constitue effectivement du terrorisme. Comme je l’ai déjà dit, les efforts déployés par une organisation dans le but de réaliser des objectifs politiques comme l’autodétermination et le recours à la violence dirigée contre des civils innocents aux fins de l’atteinte de ces objectifs sont deux choses bien différentes. Il se peut que les codes internationaux des droits de la personne ne condamnent pas les pertes de vie imputables à une guerre civile, c’est-à-dire entre deux factions armées. Je ne connais toutefois aucun document, international ou non, qui tolère la mutilation et l’assassinat de civils innocents. Les documents présentés à la Cour sont truffés d’exemples de tels actes de terrorismes commis par les LTTE, comme je l’ai déjà expliqué dans les présents motifs.

[68]      Par ailleurs, la Cour suprême affirme que l’un des objectifs de la doctrine de l’imprécision consiste à garantir que les personnes soient suffisamment averties ou informées que certains actes sont assujettis à des limites légales. Il est clair qu’en l’espèce l’appelant—et idéalement les Canadiens en général—doivent être tenus pour avoir reçu un avertissement suffisant que le fait d’appuyer directement ou indirectement la violence dirigée contre des civils innocents, sans égard au but ultime poursuivi, est simplement inacceptable.

[69]      En résumé, je ne retiens pas la prétention voulant que l’expression « actes de terrorisme » soit essentiellement ambiguë et que sa signification ne puisse être établie à la suite d’une analyse juridique. Cela vaut même si toute la portée de ce terme, dans ses moindres détails, doit être établie progressivement. On trouve une définition large de l’expression « actes de terrorisme » dans Antiterrorism and Effective Death Penalty Act of 1996, 8 U.S.C. § 1189 (Supp. II 1996).

2)         L’absence d’obligation légale de pondérer les intérêts

[70]      L’argument suivant de l’appelant touche l’absence de devoir légal imposé au ministre de se demander si le refoulement exposerait la personne refoulée au risque d’être soumise à la torture et, le cas échéant, de décider si les intérêts de l’État l’emportent sur le droit de cette personne de ne pas être exposée à ce risque. Il est clair que l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration n’exige pas expressément qu’il procède à pareille pondération. L’appelant affirme que cette omission est contraire aux principes de justice fondamentale. Le ministre répond que ce sont les principes de justice fondamentale qui exigent que le ministre effectue cette pondération. (En tenant pour acquis que l’argument de l’appelant est valable et que l’alinéa 53(1)b) n’est pas validé par l’article premier de la Charte, on peut prétendre que la réparation qui convient ne consiste pas à annuler cet alinéa, mais à l’interpréter comme incluant implicitement l’obligation de procéder à une pondération, ce qui nous ramène à notre point de départ; une obligation implicite de pondérer les intérêts de l’État en regard des droits individuels une fois établi le risque de torture.)

[71]      L’appelant cite les arrêts Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), précité, et R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045, de la Cour suprême du Canada à l’appui de sa prétention que l’alinéa 53(1)b) comporte un vice fatal. À mon humble avis, aucun de ces arrêts n’étaye l’argument de l’appelant. De plus, deux autres décisions appuient, selon moi, l’hypothèse que les principes de justice fondamentale n’exigent pas que l’obligation du ministre de procéder à une évaluation du risque et à la pondération des intérêts en jeu découle d’une loi. Cette obligation vient plutôt de l’article 7 de la Charte.

[72]      L’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité, reconnaît l’obligation implicite imposée au ministre d’évaluer le risque découlant de l’expulsion et, le cas échéant, de pondérer les intérêts opposés de la personne visée et de l’État en vertu de l’article 53 de la Loi sur l’immigration. Dans ses motifs, le juge Bastarache explique, à la page 1034, que l’alinéa 53(1)b) oblige à « peser la gravité du danger pour la société canadienne par rapport au danger de persécution en cas de refoulement ». L’arrêt Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631, de la Cour suprême est aussi pertinent. Il porte sur la décision du ministre de la Justice de livrer un fugitif à un autre État qui avait engagé une procédure d’extradition. Au nom de la majorité, le juge Cory a fait remarquer que le processus d’extradition comporte deux phases distinctes, comme nous l’avons déjà mentionné. La première est la phase judiciaire au cours de laquelle un tribunal détermine si l’extradition est justifiée sur les plans factuel et juridique. Si cette phase aboutit à la délivrance d’un mandat de dépôt, on passe à la deuxième phase. Le ministre de la Justice exerce alors son pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu de décerner un mandat d’extradition. À la page 658, le juge Cory décrit cette phase du processus décisionnel comme une phase de nature « politique » au cours de laquelle le « Ministre doit soupeser les observations du fugitif par rapport aux obligations internationales du Canada qui découlent de traités qu’il a signés » : voir aussi Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500.

[73]      Je reconnais qu’il existe des différences et des similitudes importantes entre les processus d’extradition et d’immigration visant à renvoyer des personnes du Canada. Toutefois, les arrêts susmentionnés indiquent clairement que la Cour suprême admet qu’il se peut qu’une loi ne prévoie pas expressément la pondération des intérêts de l’État par rapport aux intérêts privés d’une personne. En matière d’extradition, le critère d’appréciation de la constitutionnalité d’une loi tient à la question de savoir si le ministre de la Justice exerce son pouvoir discrétionnaire en conformité avec les principes de justice fondamentale. Cela vaut également lorsque le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration prend la décision d’expulser de présumés terroristes. Par conséquent, lorsque le droit à la sécurité de la personne entre en jeu par application d’une disposition législative, comme l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration, c’est l’article 7 de la Charte et les principes de justice fondamentale qui commandent au ministre d’évaluer le risque de torture et, le cas échéant, de pondérer les intérêts opposés. Qui plus est, les principes du droit administratif obligent aussi le décideur à exercer son pouvoir discrétionnaire en appréciant tous les facteurs pertinents, même s’ils ne sont pas établis par la loi. Peu importe donc que la loi contestée ne prévoie pas expressément la pondération des intérêts en cause.

[74]      En ce qui concerne les deux arrêts invoqués par l’appelant à l’appui de sa prétention que l’évaluation et la pondération du risque doivent être prévues par la loi, soit les arrêts R. c. Smith (Edward Dewey), précité, et Kindler, précité, je suis d’avis qu’aucun n’étaye sa cause.

[75]      Dans l’affaire R. c. Smith, la Cour suprême a examiné la question de savoir si le paragraphe 5(2) de la Loi sur les stupéfiants [S.R.C. 1970, ch. N-1], qui imposait alors une peine minimale de sept ans pour l’importation de drogues illégales au Canada, contrevenait à différentes dispositions de la Charte. La Cour a statué que ce paragraphe contrevenait à l’article 12 de la Charte, interdisant les peines cruelles et inusitées, parce qu’une personne pouvait être condamnée à sept ans d’emprisonnement pour l’importation d’un seul « joint ». Pour faire valider le paragraphe 5(2) de la Loi sur les stupéfiants par application de l’article premier de la Charte, la Couronne a laissé entendre qu’on pouvait s’en remettre à la poursuite pour qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la loi en pareilles circonstances lorsque, à son avis, son application serait contraire à la Charte. La Cour suprême a rejeté cet argument en s’appuyant sur l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 selon lequel les dispositions de toute loi incompatibles avec la Constitution sont inopérantes. Par conséquent, les tribunaux sont tenus de se prononcer sur la légalité d’une disposition législative. La réparation qui convient ne consiste pas à attribuer à la Couronne le pouvoir discrétionnaire de décider quelle poursuite contrevient à la Charte. Dans ce contexte, il est clair que l’arrêt Smith n’est pas favorable à la thèse de l’appelant. La Loi sur l’immigration permet expressément au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour décider si une personne constitue un danger pour la sécurité du Canada. L’alinéa 53(1)b) est valide ou il ne l’est pas.

[76]      L’autre décision citée par l’appelant à l’appui de son argument est l’arrêt Kindler, précité. Je suis d’avis que cet arrêt n’appuie pas ses prétentions. Cela ressortira manifestement à l’examen plus détaillé de cette décision, effectué à un moment plus opportun, aux paragraphes 91 et suivants des présents motifs. Je porterai maintenant mon attention vers l’une des questions les plus épineuses, selon moi, soulevées par l’appelant.

3)         Refoulement et torture—Manquement aux principes de justice fondamentale

[77]      L’appelant fait valoir que l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration autorise les autorités à renvoyer un réfugié au sens de la Convention dans un pays où il sera exposé au risque d’être soumis à la torture et qu’il contrevient ainsi à un principe de justice fondamentale. Cet alinéa serait contraire au principe fondamental du respect de la dignité de la personne, qui recouvre et sous-tend les droits garantis par la Charte. Il crée une « situation inacceptable » qui « choque la conscience » des « Canadiens sensés » et qui contrevient aux normes internationales fondamentales en matière de droits de la personne. L’appelant croit donc que l’alinéa 53(1)b) est contraire à l’article 7 de la Charte et ne peut être validé par application de l’article premier. Quant à la réparation constitutionnelle qui convient, l’appelant demande qu’une réserve soit considérée comme incluse implicitement dans l’alinéa 53(1)b) afin qu’il devienne inapplicable dans les cas où il peut être établi qu’il existe des motifs sérieux de croire que le refoulement exposera la personne refoulée au risque d’être soumise à la torture.

[78]      L’appelant soutient aussi que, lorsqu’une disposition ou un acte va à l’encontre des principes consacrés par l’article 12 de la Charte, le manquement à l’article 12 est déterminant quant au non-respect des principes de justice fondamentale et à la violation de l’article 7. L’article 12 prévoit que chacun a droit à la protection contre les peines cruelles et inusitées. L’appelant prétend que la torture viole l’article 12 et, par conséquent, qu’elle contrevient à l’article 7. Pour répondre laconiquement à cette prétention, il suffit de rappeler qu’il ne saurait y avoir manquement à l’article 12 lorsque les actes de torture sont commis par un autre État. C’est la conclusion à laquelle mène l’arrêt Kindler, précité, de la Cour suprême, selon lequel la décision ministérielle d’extrader une personne déclarée coupable de meurtre et passible de la peine de mort aux États-Unis ne porte pas atteinte au droit garanti par l’article 12. La portée de la Charte se limite aux actes législatifs et exécutifs des gouvernements canadiens. Par ailleurs, la Cour suprême a reconnu que les valeurs émanant de l’article 12 jouent un rôle dans la définition de la justice fondamentale. En d’autres termes, le fait que la torture serait considérée comme une peine ou un traitement cruel et inusité si elle était commise par les autorités canadiennes est pertinent.

[79]      Toute analyse fondée sur l’article 7 de la Charte doit débuter par une appréciation de ce que signifie l’expression « justice fondamentale ». On se souviendra qu’une atteinte à la sécurité de la personne ne contrevient à l’article 7 que si elle n’est pas conforme aux « principes de justice fondamentale ». Dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, la seule définition de la justice fondamentale donnée par la Cour suprême consistait à affirmer que « les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique » (à la page 503). Le professeur Hogg avance que les décisions subséquentes n’ont pas réussi à donner une meilleure définition des préceptes fondamentaux de notre système juridique et que, de plus, les juges de la Cour suprême ne s’entendent pas beaucoup sur ce que sont ces préceptes fondamentaux ni même sur les sources où on peut les trouver : voir Peter Hogg, Constitutional Law of Canada, Toronto : Carswell, édition à feuilles mobiles, vol. 2, à la page 44-17.

[80]      Peu importe la portée précise de l’expression « justice fondamentale », il me paraît clair que l’idée d’expulsion entraînant la possibilité de torture contrevient aux notions fondamentales et intuitives de ce qui est juste et équitable. Je suis porté à croire que la torture est universellement considérée comme contraire au concept de dignité de la personne. S’il en était autrement, il serait difficile de déterminer pourquoi l’article 12 de la Charte interdirait l’imposition d’une peine cruelle et inusitée. Dans la mesure où les conventions internationales peuvent nous éclairer sur la Charte, il est indéniable que le Canada reconnaît, comme principe général, que la torture constitue un moyen inacceptable d’obtenir des renseignements ou d’infliger un châtiment. Autrement, le gouvernement canadien n’aurait pas ratifié la convention internationale contre la torture.

[81]      Si l’on revient à l’argument principal de l’appelant, il me semble qu’il existe deux façons de formuler la question soumise à la Cour. L’une d’elles, présentée par l’appelant, mène à la conclusion que l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration contrevient aux principes de justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte. L’appelant énonce cette question en se demandant si une loi qui permet l’expulsion vers un pays où la personne expulsée risque d’être soumise à la torture entre en conflit avec les valeurs fondamentales qui sous-tendent la législation et les normes internationales en matière de droits de la personne. Selon lui, il n’est pas difficile de conclure que l’alinéa 53(1)b) contrevient aux principes de justice fondamentale. La seule véritable question qu’il faut trancher est celle de savoir si cette disposition est validée par application de l’article premier de la Charte. Le ministre fait valoir l’autre façon de formuler cette question. Celle-ci exige que l’on poursuive le raisonnement. Le ministre pose la question comme celle de savoir s’il est contraire aux principes de justice fondamentale d’expulser un présumé terroriste vers le seul pays qui l’acceptera, lorsque cette personne constitue un danger pour la sécurité nationale du Canada. Lorsque la question est formulée en ces termes, la réponse qu’il faut lui donner sur le plan constitutionnel ne me paraît pas aussi évidente. Cela vaut même s’il est possible que le présumé terroriste risque d’être soumis à la torture.

[82]      La façon dont on formule la question soulève celle de savoir s’il est possible de tenir compte de l’intérêt de l’État pour déterminer s’il y a eu manquement aux principes de justice fondamentale. En d’autres termes, un tribunal est-il autorisé à pondérer l’intérêt de l’État quant à l’expulsion des présumés terroristes par rapport à leur droit de demeurer à l’abri de la torture lorsqu’il se prononce sur la validité constitutionnelle de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration au regard de l’article 7 de la Charte? L’autre démarche possible consiste à reconnaître que la loi qui expose une personne au risque d’être soumise à la torture contrevient à l’article 7, ce qui fait qu’il incombe au procureur général de démontrer que la loi doit être validée par application de l’article premier. C’est à ce moment qu’il est possible de soutenir que l’intérêt de l’État l’emporte sur le droit de la personne de ne pas être exposée à la torture. Selon moi, la question de savoir si la pondération doit être effectuée en vertu de l’article 7 plutôt que dans le cadre de l’article premier est la première question à trancher en l’espèce.

[83]      On constate qu’il existe des divergences d’opinion à la Cour suprême pour ce qui est de savoir si les intérêts dits « sociétaux » ou de « l’État » doivent être pris en considération au regard de l’article 7 ou de l’article premier. Le point de vue traditionnel veut qu’il existe une distinction analytique entre l’examen de la question de savoir s’il y a eu atteinte aux droits et l’examen de celle de savoir si l’atteinte aux droits est justifiée au sens de l’article premier de la Charte. Je ne suis pas le premier à constater que la jurisprudence de la Cour suprême n’est pas constante en ce qui concerne la question de savoir si la pondération des intérêts de l’État par rapport aux droits individuels garantis par l’article 7 doit être effectuée dans le cadre de cet article ou de l’article premier de la Charte : voir, en général, Thomas J. Singleton, « The Principles of Fundamental Justice, Societal Interests and Section 1 of the Charter » (1995), 74 Rev. du Bar. Can. 446 et David Stratas, The Charter of Rights in Litigation : Direction from the Supreme Court of Canada, (Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1998), vol. 1, à la page 17-12.

[84]      La réticence à reporter la pondération des intérêts de l’État par rapport aux droits individuels à l’étape de l’article premier peut être influencée par la perception que l’analyse dictée par l’article premier est trop rigoureuse. Si la pondération doit être effectuée à l’étape de l’article 7, il faut établir seulement l’existence, à la base de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration, d’un objectif « urgent et réel » qui l’emporte sur les droits du présumé terroriste de ne pas être exposé au risque d’être soumis à la torture. Cela vaut à condition que l’expulsion ne « choque pas la conscience des Canadiens » dans les circonstances. Par contre, si la pondération est reportée à l’étape de l’article premier, le cadre analytique établi dans l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, entre en jeu, y compris, par exemple, la nécessité de démontrer une « atteinte minimale ».

[85]      En supposant que les intérêts de l’État doivent être pris en compte à l’étape de l’article 7, il est évident que le procureur général a l’avantage de ne pas être tenu de satisfaire aux exigences additionnelles imposées par le critère énoncé dans Oakes. Si les principes de justice fondamentale veulent que les intérêts de l’État soient obligatoirement pondérés par rapport aux droits individuels, la personne qui allègue une violation du droit garanti par l’article 7 doit prouver trois éléments : 1) l’article 7 s’applique; 2) il y a eu manquement prima facie à un principe de justice fondamentale; 3) aucun intérêt valable de l’État ou de la collectivité ne l’emporte sur ce principe. Bref, la personne qui conteste la loi a le fardeau d’établir qu’aucun objectif législatif « urgent et réel » ne l’emporte sur le droit prima facie auquel il a été porté atteinte. (Sur le plan pratique, c’est inévitablement le procureur général qui soutient que l’intérêt de l’État doit l’emporter sur un droit individuel.)

[86]      L’opinion exprimée par le juge en chef Lamer est demeurée constante : il ne convient pas que la Couronne limite les droits d’une personne en faisant entrer en jeu les intérêts sociétaux dans les principes de justice fondamentale. Ces intérêts doivent être pris en compte à l’étape de l’article premier de la Charte, dans le cadre de laquelle la Couronne a le fardeau de prouver que la justification de la loi contestée peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, il a écrit, à la page 977 :

Il n’est pas acceptable que l’État puisse contrecarrer l’exercice du droit de l’accusé en tentant de faire jouer les intérêts de la société dans l’application des principes de justice fondamentale, et restreindre ainsi les droits reconnus à l’accusé par l’art. 7. Les intérêts de la société doivent entrer en ligne de compte dans l’application de l’article premier de la Charte, lorsqu’il incombe au ministère public de démontrer que la justification de la règle de droit attaquée peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. En d’autres termes, j’estime que l’évaluation des intérêts de la société par rapport au droit individuel garanti par l’art. 7 ne devrait se faire que dans le contexte de l’article premier de la Charte. Par conséquent, bien que j’admette que l’un des préceptes fondamentaux de notre système juridique soit qu’une personne aliénée au moment de l’infraction ne doit pas être déclarée coupable, je préfère traiter de cette question, en l’espèce, dans le cadre de l’examen de l’article premier de la Charte

[87]      Par contre, le juge La Forest a fait preuve de la même constance en exprimant le point de vue qu’il est possible de pondérer les intérêts en cause lorsqu’il s’agit de savoir si la loi ou les mesures prises par l’État contreviennent aux principes de justice fondamentale. Dans Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, il a écrit, aux pages 899 et 900 :

Toutefois, tout comme notre Cour a appuyé sur des principes et des politiques déterminés les analyses effectuées dans des cas donnés, elle a aussi reconnu que l’examen « [d]es principes de justice fondamentale » comporte souvent une opération plus générale de pondération des droits constitutionnels individuels et des intérêts opposés de l’État. En d’autres termes, il est apparu que la détermination de la question de savoir si, dans un cas particulier, les principes de justice fondamentale avaient été respectés non seulement requérait d’évaluer l’atteinte en cause en fonction des principes particuliers applicables à l’espèce mais permettait également de se demander, plus généralement, s’il était possible dans les circonstances de porter atteinte de façon justifiable au droit particulier à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne revendiqué en l’espèce, compte tenu des intérêts ou des buts visés par l’atteinte. Je considère que l’application de ce critère d’évaluation dans l’examen de l’aspect de l’art. 7 relatif à la justice fondamentale est tout à fait sensé et parfaitement compatible avec l’objet et la portée de cette disposition, car l’idée que les droits individuels puissent, dans certaines circonstances, être subordonnés à des intérêts collectifs réels et impérieux constitue elle-même un précepte fondamental de notre système juridique autour duquel s’articulent nos convictions juridiques les plus profondes. Il n’est que de consulter la Charte elle-même pour s’en persuader. Sous la forme qu’elle prend à l’art. 7, la notion de pondération des droits individuels et des intérêts collectifs elle-même exprime ce qu’on peut à bon droit qualifier de « principe de justice fondamentale » qui, s’il est respecté, peut former la base de la justification d’une atteinte de l’État à un droit constitutionnel qui serait, autrement, intouchable.

[88]      Si je comprends bien le point de vue du juge La Forest, la pondération doit se faire à l’étape de l’article 7 parce que, si une atteinte au droit garanti par l’article 7 découle d’un manquement aux principes de justice fondamentale, cela clôt le débat. L’atteinte ne peut se justifier par application de l’article premier parce qu’une atteinte au droit garanti par l’article 7 qui contrevient aux principes de justice fondamentale ne saurait être « raisonnable » et sa justification ne saurait être « démontrée » au sens de l’article premier. D’autres membres de la Cour suprême ne partagent pas cette opinion (voir en général Stratas, précité, à la page 17 :12).

[89]      Si on laisse de côté les opinions divergentes exprimées dans la jurisprudence de la Cour suprême, la décision à laquelle la présente instance peut le mieux se comparer reconnaît que les intérêts de l’État peuvent être pris en compte à l’étape de l’article 7. Il s’agit de l’arrêt Kindler, précité, dans lequel la Cour suprême a admis implicitement, à la majorité, qu’il est possible de procéder à la pondération des intérêts en cause au moment de décider si une loi sur l’extradition contrevient à un principe de justice fondamentale : voir aussi Chiarelli, précité, Schmidt, précité, et Idziak, précité.

[90]      Comme l’a fait remarquer un commentateur : [traduction] « Il se peut que la Cour [suprême] dans son ensemble soit beaucoup plus soucieuse de ne pas s’immiscer dans l’application de la loi et les intérêts touchant la sécurité nationale et que les juges soient prêts à sacrifier la cohérence de leur raisonnement conceptuel relatif aux intérêts sociétaux pour trancher les litiges dans le bon sens. » (Singleton, précité, à la page 471.)

[91]      On ne saurait ignorer le parallèle évident entre la présente affaire et les faits en cause dans l’arrêt Kindler. Dans cette cause, l’appelant, un citoyen américain, avait été déclaré coupable de meurtre au premier degré aux États-Unis et le jury avait recommandé qu’il soit condamné à la peine de mort. Il s’est évadé de prison et s’est enfui au Canada. Une procédure d’extradition a été engagée et la demande d’incarcération a été accueillie par un juge d’une cour supérieure. Le ministre de la Justice a ordonné l’extradition de l’appelant en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’extradition [L.R.C. (1985), ch. E-23], mais en refusant de demander aux autorités américaines la garantie qu’il ne serait pas condamné à la peine de mort ou, s’il y était condamné, qu’il ne serait pas exécuté, comme le permettait l’article 6 du traité d’extradition conclu entre les deux pays [Traité d’extradition entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique, 3 décembre 1971, [1976] R.T. Can. no 3].

[92]      Lors de l’examen de la question de savoir si la disposition de la Loi sur l’extradition qui permettait au Canada d’extrader M. Kindler sans demander de garantie contrevient aux articles 7 ou 12 de la Charte, le juge McLachlin (maintenant juge en chef), qui a rédigé l’opinion majoritaire (à laquelle ont souscrit les juges L’Heureux-Dubé et Gonthier), a rejeté catégoriquement l’idée que l’article 12 de la Charte puisse être invoqué dans des eaux extraterritoriales. Elle a de plus mis les tribunaux en garde contre tout excès de zèle dans le contrôle des décisions de pouvoir exécutif en matière d’extradition. Elle a exposé son raisonnement à la page 849 :

En reconnaissance des considérations diverses et complexes qui entrent nécessairement dans le processus d’extradition, notre Cour a élaboré une position plus prudente dans l’examen des décisions du pouvoir exécutif dans le domaine de l’extradition, et a jugé que l’examen judiciaire ne devrait pas être trop exigeant. Comme les juges de la majorité l’ont souligné dans l’arrêt Schmidt, la cour qui procède à l’examen doit reconnaître que l’extradition fait intervenir des intérêts et des questions complexes dont les juges peuvent ne pas être en mesure de traiter (p. 523). La position supérieure dans laquelle se trouve l’exécutif pour évaluer et examiner les intérêts divergents visés dans certaines affaires en matière d’extradition donne à penser que les tribunaux devraient être particulièrement prudents avant d’annuler des dispositions qui lui confèrent un pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, les tribunaux doivent se montrer « extrêmement circonspects » afin d’éviter toute ingérence indue dans un domaine où l’exécutif est bien placé pour prendre ce genre de décisions : Schmidt, à la p. 523. En outre, ils doivent éviter toute application de la Charte à un État étranger : Schmidt, précité.

[93]      Le juge McLachlin a ensuite énoncé [aux pages 849 et 850] le critère à appliquer pour déterminer si l’article 25 de la Loi sur l’extradition ou la décision du ministre d’extrader M. Kindler sans demander de garantie contrevenaient à l’article 7 de la Charte :

Le critère servant à déterminer si une loi ou une action en matière d’extradition porte atteinte à l’art. 7 de la Charte relativement à la peine qui peut être infligée dans l’État requérant, est de savoir si l’application de la peine par l’État étranger « choque suffisamment » la conscience canadienne : Schmidt, le juge La Forest, à la p. 522. Le fugitif doit démontrer qu’il fait face « à une situation qui est simplement inacceptable » : Allard, précité, à la p. 572. Ainsi le tribunal qui procède à l’examen doit tenir compte de l’infraction à l’égard de laquelle la peine peut être infligée, ainsi que de la nature du système judiciaire de l’État requérant et des garanties qu’il accorde au fugitif. D’autres facteurs comme la courtoisie et la sécurité au Canada peuvent également être pertinents quant à la décision d’extrader et, le cas échéant, à quelles conditions. En fin de compte, il s’agit de déterminer si la disposition ou l’action en question porte atteinte au sens de ce qui est juste et équitable au Canada, si l’on tient compte de la nature de l’infraction et de la peine, du système judiciaire étranger et des considérations relatives à la courtoisie et à la sécurité, et si l’on accorde toute la latitude voulue au ministre pour prendre en compte les arguments contraires.

[94]      Le juge McLachlin a en outre statué qu’en déterminant si l’extradition est « simplement inacceptable », le juge doit éviter d’imposer ses opinions subjectives sur ce sujet et chercher plutôt à évaluer de façon objective les attitudes des Canadiens sur la question de savoir si l’expulsion dans les circonstances est choquante et fondamentalement inacceptable pour la société canadienne.

[95]      Le juge McLachlin a appliqué le critère établi par l’article 7 à l’article 25 de la Loi sur l’extradition et reformulé la question en se demandant si le retour d’un fugitif qui encourt la peine de mort dans un autre État porte atteinte à ce qui est « juste et équitable » au Canada. La réponse à cette question repose sur l’attitude des Canadiens à l’égard de la peine capitale, de l’extradition et de la nécessité de garantir une politique efficace en matière d’extradition et de dissuader les criminels américains de fuir au Canada pour y trouver un « refuge sûr ». En ce qui concerne ce dernier facteur, le juge McLachlin a souligné le danger d’une garantie obligatoire, car le Canada pourrait devenir un refuge sûr pour les criminels des États-Unis. Exiger une loi qui impose l’obtention d’une garantie pourrait créer une situation qui ne serait pas assez souple pour permettre au gouvernement du Canada de traiter une situation particulière d’une manière qui conserve la courtoisie requise à l’égard d’autres pays.

[96]      Le juge McLachlin estimait nécessaire de préserver une certaine souplesse par opposition à la règle prônée par l’appelant dans l’affaire Kindler. Elle a également souligné l’importance de conserver des accords efficaces en matière d’extradition avec d’autres pays dans un monde où l’application du droit a une portée de plus en plus internationale, facteur qui vient appuyer le pouvoir discrétionnaire conféré au ministre par l’article 25 de la Loi sur l’extradition. Elle a conclu que l’article 25 est conforme aux usages dans le domaine de l’extradition, interprété sur le plan historique et à la lumière des circonstances actuelles. Selon elle, aucun consensus ne se dégage clairement dans notre pays quant à savoir si la peine de mort est moralement répréhensible et absolument inacceptable. Le juge McLachlin a reconnu que dans une demande d’extradition concernant une infraction moins horrible, le sens de « l’équité » des Canadiens pourrait exiger la garantie que la peine de mort ne sera pas infligée ou appliquée. Toutefois, dans le cas de crimes brutaux comme ceux commis par Kindler et par Ng, dont le Renvoi relatif à l’extradition de Ng (Can.) , [1991] 2 R.C.S. 858, a été entendu conjointement avec le renvoi Kindler, le fait qu’aucune garantie n’a été demandée ne choquerait pas suffisamment la conscience nationale. Au bout du compte, le juge McLachlin a statué que l’article 25 de la Loi sur l’extradition était valide.

[97]      Dans ses motifs concordants (auxquels ont souscrit les juges L’Heureux-Dubé et Gonthier), le juge La Forest traite uniquement de la question de savoir si la décision du ministre d’extrader l’appelant sans demander de garantie que la peine de mort ne lui serait pas infligée portait atteinte aux droits garantis à M. Kindler par l’article 7. Il me semble que le désaccord du juge La Forest avec le juge McLachlin tient à son rejet de l’idée que les tribunaux doivent évaluer le caractère « inacceptable » en fonction de données statistiques sur l’approbation ou la désapprobation par le public en général. La raison pour laquelle le juge La Forest n’a pas traité de la validité constitutionnelle de l’article 25 de la Loi sur l’extradition ne ressort pas de façon évidente de ses motifs. Ceux-ci sont principalement axés sur le droit et le devoir du gouvernement canadien d’empêcher les criminels d’entrer au Canada et de les en expulser. Il conclut, aux pages 837 et 839 :

Par conséquent, je suis d’avis de conclure que la décision d’extrader l’appelant sans restriction, qui a été prise dans le but de dissuader les fugitifs de chercher un refuge sûr au Canada pour éviter la peine de mort, a été prise en vue d’atteindre un but social légitime et, en fait, impérieux. L’extradition sans restriction de l’appelant aux États-Unis ne va pas plus loin que ce qui est nécessaire pour atteindre ce but, car il est évident que la remise de l’appelant avec la restriction que la peine de mort ne sera pas appliquée diminuerait complètement l’effet dissuasif que le gouvernement cherche à atteindre. Comme notre Cour l’a souvent signalé, le but social visé est une considération importante dans l’appréciation faite en fonction de l’art. 7; voir Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, à la p. 539, où les arrêts sont étudiés.

[…]

Pour ces motifs, je suis donc d’avis que l’extradition de l’appelant sans condition ne violerait pas les principes de justice fondamentale dans les circonstances de l’espèce. J’arrive à cette conclusion principalement pour deux motifs. Premièrement, à mon avis on ne peut pas dire que l’extradition d’une personne qui a été accusée de la pire forme de meurtre et qui risque la peine de mort aux États-Unis choque la conscience du peuple canadien et viole les normes de la communauté internationale. Deuxièmement, j’estime qu’il est raisonnable de croire que l’extradition en l’espèce ne va pas plus loin que ce qui est nécessaire pour atteindre le but social légitime d’empêcher que le Canada devienne un refuge attrayant pour les fugitifs.

[98]      Le juge La Forest a finalement conclu que l’extradition dans les circonstances n’allait pas plus loin que ce qui était nécessaire pour empêcher que le Canada devienne un refuge attrayant pour les fugitifs. Comme je l’ai déjà mentionné, le juge La Forest n’a pas voulu traiter de la question de la conformité de l’article 25 de la Loi sur l’extradition avec l’article 7 de la Charte, préférant se prononcer uniquement sur la constitutionnalité de la décision du ministre de lancer un mandat d’extradition.

[99]      Il est clair que la majorité dans l’affaire Kindler privilégie la pondération quant à savoir si une loi ou une décision contrevient à un principe de justice fondamentale et qu’il faut faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de la décision du ministre d’extrader une personne sans demander de garantie relativement à la peine de mort. Par ailleurs, on se méprendrait si on ne tenait pas compte du fait que les juges McLachlin et La Forest ont tous les deux exprimé une mise en garde portant que l’extradition vers un pays où l’on s’adonne à la torture mènerait à un résultat différent. Cela dit, il faut reconnaître que ni le juge La Forest ni le juge McLachlin n’étaient appelés à se prononcer sur la conformité de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration avec les obligations internationales du Canada énoncées dans les Conventions dont il a déjà été question dans les présents motifs. Dans ce contexte, j’estime utile de reproduire les extraits pertinents des motifs exposés par ces deux juges en ce qui concerne la torture. À la page 832, le juge La Forest a écrit :

Évidemment, il y a des situations où la peine infligée à la suite de l’extradition—par exemple, la torture—porterait tellement atteinte aux valeurs de la société canadienne que la remise serait inacceptable.

[100]   Lorsqu’il s’est penché sur la question de savoir s’il existe une opinion universelle relativement à l’application de la peine capitale comme châtiment, il a conclu que, bien qu’il existe de nombreux traités internationaux sur la peine de mort, aucun n’interdit vraiment l’utilisation de la peine de mort, ce qui n’est pas le cas de la torture. Il a enchaîné avec les remarques qui suivent, à la page 833 :

Cette situation contraste avec la condamnation générale dans le monde de pratiques comme le génocide, l’esclavage et la torture; voir par exemple, les articles 6 et 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.U.N. 187.

[101]   Puis, aux pages 835 et 836, le juge La Forest a conclu que l’extradition de Kindler sans condition est compatible avec l’objectif valable de débarrasser le Canada d’un étranger indésirable et a trouvé rassurant que Kindler soit extradé plutôt qu’expulsé. Il a écrit :

[…] je m’inquiéterais de favoriser le recours à l’expulsion plutôt qu’à l’extradition qui contient des mesures de protection relatives au processus criminel.

Dans les deux cas, il peut y avoir des situations où un arrêté est inconstitutionnel. En plus de la torture, il y a la nature de l’infraction, l’âge ou la capacité mentale de l’accusé […] et d’autres circonstances qui peuvent vicier un arrêté d’extradition du point de vue constitutionnel […]

Par conséquent, la question qui nous est posée en l’espèce est de savoir si le fait de livrer des personnes qui ont été accusées du pire genre de crime et qui sont passibles de la peine de mort aux États-Unis choque la conscience. En l’absence de preuve de circonstances atténuantes, je ne crois pas que ce soit le cas. C’est particulièrement vrai compte tenu du fait que le défaut d’extrader sans restriction pourrait avoir comme conséquence que le Canada devienne une destination plus attirante pour les fugitifs américains dans l’avenir. Il est également important, comme le souligne le juge McLachlin, que la partie qui demande l’extradition en l’espèce est les États-Unis—un pays dont le système de justice pénale est, à de nombreux égards, semblable au nôtre et qui accorde des protections importantes au criminel défendeur.

[102]   Enfin, à la page 851, le juge McLachlin a souligné que des considérations différentes s’appliqueraient si l’extradition devait mener à la torture :

Lorsqu’un accusé doit être jugé au Canada il n’y a pas de conflit entre notre désir de voir un accusé traduit en justice et celui que la justice à laquelle il sera soumis soit conforme aux normes les plus sévères émanant de notre système judiciaire. Cependant, lorsqu’un fugitif doit subir son procès dans un ressort étranger, si procès il y a, il peut y avoir contradiction entre ces deux souhaits. Dans certains cas, le consensus social peut nettement favoriser l’une de ces valeurs plutôt que l’autre, et la solution du conflit sera alors facile. Ce serait le cas, par exemple, si le fugitif risque la torture s’il est retourné dans son pays. Dans de nombreux cas, toutefois, il sera impossible d’accorder la priorité absolue à l’une ou l’autre de ces valeurs; chacune servant plutôt à tempérer l’autre. Il est peut-être moins inéquitable d’exiger qu’un accusé soit soumis à un processus judiciaire qui n’est pas parfait selon nos normes que de faire en sorte qu’il y soit totalement soustrait.

Pour ce motif, lorsque nous étudions l’attitude des Canadiens à l’égard de la peine de mort, nous devons tenter de déterminer non seulement s’ils la jugent inacceptable, mais aussi s’ils jugent qu’elle est si totalement inacceptable qu’il est préférable qu’un fugitif ne soit pas traduit en justice s’il risque la peine de mort.

[103]   Par souci de vider complètement la question, je crois bon de traiter brièvement des deux opinions dissidentes. Dans sa dissidence, le juge Cory (dont le juge en chef Lamer partage l’opinion) a statué qu’en l’absence d’une garantie décrite à l’article 6 du Traité d’extradition, l’extradition contrevient à l’article 12 de la Charte et ne peut se justifier au sens de l’article premier. Le juge Sopinka a aussi exprimé sa dissidence (à laquelle a souscrit le juge Lamer). À son avis, l’extradition sans garantie n’était pas contraire à l’article 12 de la Charte, mais à l’article 7 et cette atteinte ne pouvait être validée par application de l’article premier. Dans les circonstances, il était d’avis d’ordonner que la décision du ministre soit annulée jusqu’à ce qu’une garantie soit obtenue. Le juge Sopinka croyait qu’il peut y avoir manquement au principe de justice fondamentale autrement que dans les situations qui « choquent la conscience » et que les principes de justice fondamentale ne sont pas limités par l’opinion publique du jour. Il a statué que les protections prévues par l’article 7 s’appliquent aux personnes qui sont aux prises avec des situations « injustes » qui ne sont pas reconnues comme telles par la majorité. Le juge Sopinka a ajouté que même si l’arrêt Schmidt de la Cour suprême, précité, visait à limiter les circonstances qui constituent un manquement aux principes de justice fondamentale, l’extradition de l’appelant sans garantie choquait la conscience.

[104]   Pour revenir à l’affaire qui nous occupe, il me semble que, même s’il était possible de pondérer les intérêts de l’État et les intérêts individuels à l’étape de l’article 7 de la Charte, les remarques incidentes des juges La Forest et McLachlin laissent croire que la loi qui permet l’expulsion de personnes vers des pays où elles risquent d’être soumises à la torture serait vraisemblablement considérée comme contraire aux principes de justice fondamentale. S’il en était ainsi, il faudrait décider si le procureur général a le droit de faire valoir que l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration est validé par application de l’article premier de la Charte. Selon le juge La Forest, il faut répondre « non » à cette question.

[105]   À mon humble avis, il est préférable de suivre la démarche retenue par le juge en chef Lamer et de procéder à la pondération des intérêts en cause dans le cadre de l’analyse prévue par l’article premier plutôt que l’article 7 de la Charte. Une loi qui expose une personne au risque d’être soumise à la torture doit être reconnue commettant contraire aux préceptes fondamentaux qui régissent notre système juridique et, partant, dérogatoire aux principes de justice fondamentale. La véritable question qui se pose est alors celle de savoir si cette loi peut être validée par application de l’article premier. C’est cette question que j’étudierai maintenant.

4)         L’article premier de la Charte

[106]   Le cadre analytique classique utilisé pour évaluer la validité constitutionnelle d’une loi en regard de l’article 1 de la Charte a été établi dans l’arrêt La Reine c. Oakes, précité. Appliqué strictement, il impose un lourd fardeau au procureur général qui doit établir que : a) la loi vise un objectif urgent et réel; b) il existe un lien rationnel entre la mesure législative et l’objectif visé; c) la loi porte le moins possible atteinte aux droits et libertés; enfin, d) il y a proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de la loi. Le plus souvent, c’est le troisième élément qui est le plus difficile à établir pour le gouvernement. Il l’oblige à démontrer que le Parlement a choisi la mesure législative la moins préjudiciable pour atteindre son but.

a)         Objectif urgent et réel

[107]   La première question à trancher est celle de savoir si l’objectif poursuivi par les dispositions de la Loi sur l’immigration est suffisamment important pour justifier qu’il l’emporte sur un droit bénéficiant d’une protection constitutionnelle. L’article régissant l’exclusion, l’inadmissibilité et le renvoi de terroristes et de membres d’organisations terroristes trouve son fondement dans les objectifs de la Loi sur l’immigration énoncés aux alinéas 3g), i) et j) qui disposent :

3. […]

g) de remplir, envers les réfugiés, les obligations imposées au Canada par le droit international et de continuer à faire honneur à la tradition humanitaire du pays à l’endroit des personnes déplacées ou persécutées;

[…]

i) de maintenir et de garantir la santé, la sécurité et l’ordre public au Canada;

j) de promouvoir l’ordre et la justice sur le plan international en n’acceptant pas sur le territoire canadien des personnes susceptibles de se livrer à des activités criminelles.

[108]   Selon le Hansard [Débats de la Chambre des communes], le Parlement tient à ce que les objectifs de l’article 3 ne constituent « pas un vain préambule, mais une partie intégrale » de la loi : 10 mars 1977, à la page 3863. L’affidavit déposé en preuve par le procureur général explique que l’établissement de certaines catégories de personnes non admissibles au Canada dans l’article 19 de la Loi sur l’immigration vise la réalisation des objectifs suivants : 1) empêcher des non-Canadiens de menacer la sécurité des Canadiens; 2) empêcher les organisations terroristes internationales d’utiliser le Canada comme base sûre pour leurs activités; 3) empêcher les membres d’organisations terroristes d’utiliser le Canada pour se livrer aux activités suivantes de soutien au terrorisme :

a) fournir un soutien logistique aux activités terroristes menées à l’extérieur du Canada;

b) établir et maintenir la base de soutien logistique nécessaire à la perpétration d’actes de terrorisme;

c) recueillir des fonds pour financer les organisations terroristes;

d) surveiller et manipuler les collectivités d’immigrants au Canada;

e) fournir un refuge sûr aux autres terroristes et faciliter leurs déplacements à partir et à destination des États-Unis;

f) faire entrer illégalement des immigrants au Canada et exercer d’autres activités illégales.

[109]   Dans l’arrêt Kindler, précité, la Cour suprême a confirmé, à la majorité, que le fait de permettre aux fugitifs de rester au Canada au motif qu’ils pourraient encourir la peine de mort dans un État étranger aurait pour effet de créer un refuge sûr pour ces personnes. La minorité a exprimé l’opinion qu’aucune preuve n’étayait cette conclusion. En l’espèce, il existe une preuve à l’appui de la thèse selon laquelle le Canada est effectivement devenu un refuge pour les organisations terroristes. Si l’on s’en remet à la preuve offerte par le procureur général, la plupart des principales organisations terroristes internationales sont déjà présentes au Canada. On peut présumer que cela est dû au exigences peu sévères auxquelles il faut satisfaire pour être admis au pays en qualité de réfugié au sens de la Convention. Selon la preuve présentée par le SCRS au Comité spécial du Sénat sur la sécurité et les services de renseignement, il y a « plus de groupes terroristes internationaux actifs au Canada que dans tout autre pays au monde, à la seule exception peut-être des États-Unis ». (Soumission donnée au Comité spécial du Sénat sur la sécurité et le renseignement par le directeur Ward Elcock, le 24 juin 1998, Dossier d’appel, à la page 544). À la page 2 de son rapport, le Comité spécial a déclaré (Dossier d’appel, à la page 634) :

D’une façon générale, le Canada et les Canadiens ne constituent pas des cibles importantes d’attaques terroristes. Le Canada demeure toutefois une « antichambre » pour les groupes terroristes—un endroit où ils peuvent collecter des fonds, acheter des armes et exercer d’autres fonctions à l’appui de leur organisation et des activités terroristes qu’ils mènent ailleurs. La plupart des grandes organisations terroristes internationales ont une présence au Canada. Sa situation géographique fait également du Canada un point de transit privilégié pour les terroristes désireux d’entrer aux États-Unis, principale cible des attaques terroristes de par le monde. En 1997, plus du tiers de toutes les attaques ont été dirigées contre des cibles américaines.

[110]   Le procureur général fait aussi valoir que l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration satisfait aux obligations internationales du Canada de combattre le terrorisme en qualité de membre d’un front international unifié, en reconnaissant, comme l’a fait la Cour suprême dans l’arrêt Pushpanathan, précité, à la page 1030, paragraphe 66, que le terrorisme est contraire aux buts et principes des Nations Unies. Fait tout aussi important, la loi tente d’établir un équilibre relativement à l’obligation du Canada d’assurer un processus de reconnaissance du statut de réfugié qui soit équitable, accessible et ouvert aux personnes qui ont véritablement besoin de protection, mais qui comporte des protections essentielles et primordiales contre les personnes qui menacent la sécurité du Canada et tentent de miner l’intégrité et la crédibilité du programme de reconnaissance du statut de réfugié : « Les Canadiens n’ont aucune envie que des terroristes et des criminels utilisent à mauvais escient leur système de détermination du statut de réfugié » : l’honorable B. Bouchard (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), Hansard, 12 août 1987 [Débats de la Chambre des communes].

[111]   Le procureur général soutient que l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration s’accorde avec les lois touchant l’immigration de nombreux pays démocratiques à travers le monde, dont les États-Unis, la France, la Belgique, la Suisse, l’Autriche, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Ces nations tentent aussi de bloquer l’entrée de personnes dont la présence constitue une menace pour la sécurité nationale ou pour le bien public : voir l’affidavit de T. Boeckner, Dossier d’appel, aux pages 520 à 523. Je m’empresse d’ajouter que l’alinéa 53(1)b) n’entre pas en conflit avec les obligations internationales qui incombent au Canada en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de la Convention contre la torture et de la Convention relative au statut des réfugiés.

[112]   Je suis d’avis que les objectifs à la base de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration visent à assurer la sécurité du Canada et sont suffisamment importants pour justifier qu’ils l’emportent sur un droit constitutionnel. Les objectifs de la loi sont liés à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, car ils concernent l’inadmissibilité et le renvoi de personnes qui minent la sûreté et la sécurité des Canadiens. Ces objectifs sont suffisamment importants pour l’emporter sur un droit constitutionnel dans les cas opportuns. Cette conclusion s’impose d’autant plus qu’il est établi que le problème auquel la loi vise à remédier n’est pas hypothétique, mais réel. Si le Canada n’est pas déjà un refuge pour les terroristes, le gouvernement a le droit légitime de veiller à ce qu’il ne le devienne pas.

b)         Lien rationnel

[113]   En plus de démontrer que la loi contestée vise la réalisation d’un objectif législatif urgent et réel, le procureur général doit établir qu’il existe un lien rationnel entre l’alinéa 53(1)b) et les objectifs de la loi. C’est le premier volet du critère de la proportionnalité. Sur ce point, il faut se rappeler que la Charte elle-même fait une distinction entre les droits des citoyens canadiens et ceux des personnes qui n’ont pas réussi à obtenir ce statut juridique. En vertu du paragraphe 6(1), seul un citoyen canadien a le droit d’entrer ou de demeurer au Canada. Je suis d’avis qu’il existe un lien rationnel entre l’objectif consistant à empêcher les terroristes de vivre au Canada et la mesure choisie pour y parvenir, soit un processus d’évaluation de la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables d’alléguer qu’une personne est membre d’une organisation terroriste et un processus visant à déterminer si cette personne constitue un danger pour la sécurité du Canada.

c)         Atteinte minimale

[114]   Le deuxième volet du critère de la proportionnalité veut que la loi porte « le moins possible » atteinte au droit ou à la liberté en cause. Le procureur général a le fardeau de démontrer que la loi ne fait rien de plus que ce qui est nécessaire pour atteindre son but. Selon moi, cette condition est remplie, pour plusieurs raisons. Premièrement, l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration ne peut être interprété comme autorisant le ministre à expulser toute personne qui constitue un danger pour la sécurité du Canada. Ce n’est que lorsque la menace de danger l’emporte sur le droit individuel à la sécurité de la personne que l’expulsion est permise. Deuxièmement, l’expulsion de personnes reconnues comme des réfugiés au sens de la Convention est assujettie à la condition qu’il soit conclu que ces personnes appartiennent à une catégorie non admissible prévue par l’article 19 de la Loi sur l’immigration, conclusion susceptible de contrôle judiciaire par un juge de la Cour fédérale. Troisièmement, la loi n’exclut pas le droit de la Cour de contrôler l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire d’expulser un réfugié au sens de la Convention. Hormis l’application de la norme de contrôle fixée par les principes du droit administratif, il est possible de faire valoir que l’expulsion dans une situation donnée serait contraire au droit d’une personne au respect de la justice fondamentale. Quatrièmement, la Loi sur l’immigration n’écarte pas la possibilité qu’un réfugié au sens de la Convention qui fait l’objet d’une mesure d’expulsion soit renvoyé dans un pays autre que celui dont il s’est enfui. Cette possibilité découle de l’article 52 de la Loi, qui demande une explication.

[115]   L’article 52 de la Loi sur l’immigration permet à une personne frappée d’une mesure d’expulsion à la suite d’une enquête tenue par un agent d’immigration de quitter le Canada « volontairement » et de choisir son pays de destination, sauf instruction contraire du ministre. En l’espèce, le ministre n’est pas disposé à permettre à l’appelant de quitter volontairement le Canada pour des raisons qui doivent être évidentes pour les parties. Une personne qui n’est pas autorisée à quitter volontairement le Canada sera renvoyée dans l’un des quatre pays suivants : 1) le pays d’où elle est arrivée au Canada; 2) le pays où elle avait sa résidence permanente avant de venir au Canada; 3) le pays dont elle est le ressortissant; 4) son pays natal. Si aucun de ces pays ne veut la recevoir, le ministre peut choisir tout autre pays disposé à la recevoir. La personne expulsée peut choisir (dans un délai raisonnable), avec l’approbation du ministre, tout pays disposé à l’admettre.

[116]   En résumé, l’article 52 de la Loi sur l’immigration est suffisamment souple pour permettre au ministre d’autoriser une personne frappée d’une mesure d’expulsion à tenter de se faire admettre dans un autre pays que celui où elle risque d’être soumise à la torture. De plus, cet article respecte l’article 32, paragraphe 2 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951 qui a été intégrée à notre droit national par la promulgation de la Loi sur l’immigration. L’article 32, paragraphe 2 de cette Convention prévoit que l’État contractant doit accorder aux réfugiés un délai raisonnable pour chercher à se faire admettre dans un autre pays. Selon moi, avant que le ministre délivre une lettre d’opinion en vertu de l’alinéa 53(1)b), la personne visée, comme l’appelant, peut chercher refuge dans un autre pays que celui où elle risque d’être soumise à la torture. Par conséquent, l’article 52 et l’alinéa 53(1)b), lus ensemble, comme ils doivent l’être, indiquent clairement qu’une opinion portant qu’une personne constitue un danger doit être exprimée lorsque le seul pays disposé à recevoir cette personne est celui où elle risque d’être soumise à la torture. Avant la délivrance de cette lettre d’opinion et à la demande de la personne qui doit être expulsée, celle-ci doit se voir accorder la possibilité raisonnable de chercher un autre pays où se réfugier. Par conséquent, la condition de l’atteinte minimale est remplie dans la mesure où l’expulsion vers un pays où la personne expulsée risque d’être soumise à la torture constitue une solution de dernier recours.

d)         Effets bénéfiques et effets préjudiciables

[117]   Le dernier élément du critère établi dans Oakes veut qu’il y ait proportionnalité entre l’objectif de la loi et ses effets préjudiciables. Toutefois, dans l’arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, à la page 889, le Cour suprême a ajouté une autre condition, soit celle qu’il y ait « proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques » [souligné dans l’original]. Par la suite, dans l’arrêt Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, le juge Bastarache a statué, au nom de la majorité, que la pondération des objectifs de la loi par rapport à ses effets préjudiciables est effectuée en fait à l’étape de l’analyse du lien rationnel et de l’atteinte minimale. Il reste donc à vérifier si les effets bénéfiques de la loi l’emportent sur ses effets préjudiciables.

[118]   Les effets bénéfiques de la loi en cause sont évidents. Elle permet au gouvernement d’expulser les personnes qui n’auraient pas été admises au Canada si elles avaient dit la vérité dès le départ. Elle permet au Canada d’affirmer qu’il n’est pas un refuge sûr pour les terroristes (en tenant pour acquis qu’il n’en n’est pas déjà un) et de respecter son engagement international à lutter contre le terrorisme. La loi vise à assurer la sécurité des Canadiens tout en réduisant la capacité des terroristes d’exercer leurs activités à l’étranger en se réfugiant derrière la croyance erronée qu’on peut chercher à atteindre des objectifs politiques par des actes qui peuvent être considérés comme des crimes contre l’humanité. La loi inspire aussi confiance à la population canadienne quant à la capacité des lois en matière d’immigration de répondre aux besoins pressants des véritables réfugiés sans porter atteinte à la capacité du gouvernement d’écarter efficacement les personnes qui ne sont manifestement pas admissibles. L’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration s’harmonise avec le principe que les non-citoyens ne bénéficient pas du droit illimité d’entrer et de demeurer au Canada. Ce principe s’appuie sur l’article 6 de la Charte qui garantit ce droit aux citoyens Canadiens seulement. Pour leur part, les effets préjudiciables de la loi apparaissent clairement. Lorsque le ministre est d’avis que les intérêts de l’État l’emportent sur ceux d’une personne, celle-ci sera exposée au risque d’être torturée à la suite de son refoulement. En effet, le ministre sera tenu d’ordonner son refoulement lorsque la gravité des « infractions » dont cette personne est soupçonnée (par exemple, des crimes contre l’humanité) mène à la conclusion que le risque qu’elle constitue pour la sécurité du Canada l’emporte sur le risque qu’elle soit soumise à la torture par un tiers. J’estime que les effets bénéfiques de la loi l’emportent sur ses effets préjudiciables pour les personnes qui encourent le refoulement et le risque d’être soumises à la torture. En l’occurrence, les droits collectifs de la majorité l’emportent largement sur le droit de quelques personnes d’être protégées d’un éventuel préjudice corporel. En somme, je conclus que l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration contrevient à l’article 7 de la Charte, mais qu’il est validé par application de l’article premier.

5)         L’alinéa 53(1)b) choque-t-il la conscience?

[119]   L’analyse qui précède n’applique pas le critère établi par la Cour suprême pour évaluer la validité constitutionnelle d’une loi qui fait entrer en jeu l’article 7 de la Charte, soit le critère consistant à se demander si une mesure « choque la conscience ». Je ne suis pas en mesure de déterminer objectivement quelle serait la réaction des Canadiens à une loi qui permet l’expulsion de présumés terroristes vers le seul pays qui les acceptera lorsque leur expulsion entraîne le risque qu’ils soient soumis à la torture. Je partage l’opinion de feu le juge Sopinka selon laquelle on ne peut répondre à cette question en fonction de l’opinion publique du jour. Toutefois, dans l’état actuel du droit, la cour saisie doit faire de son mieux pour exprimer une opinion sur ce que peut être le point de vue des Canadiens.

[120]   Il est assez clair que depuis l’arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, la Charte a effectivement réduit les obstacles à surmonter par les revendicateurs du statut de réfugié au Canada et ce, pour des raisons compatibles avec la tradition humanitaire du Canada. Cependant, il est irréaliste de s’attendre qu’elle soit tout aussi efficace pour ce qui est de faire obstacle à l’expulsion des personnes qui n’auraient jamais dû être admises au Canada. La Charte ne constitue pas un obstacle mobile qui peut être abaissé pour faciliter l’admission au Canada et rehaussé pour empêcher le renvoi. La Loi sur l’immigration est conforme à toutes les obligations imposées au Canada par le droit international en ce qui concerne l’expulsion des personnes qui poursuivent des objectifs terroristes. Les présumés terroristes ne peuvent s’attendre à ce que la Charte les protégera contre le refoulement simplement parce qu’ils ont réussi à franchir nos frontières. Les personnes prêtes à participer à une réforme politique en se livrant au terrorisme acceptent librement les risques qui découlent de cette forme d’expression, y compris celui d’être tuées. Ce n’est pas le refoulement par le gouvernement canadien qui expose ces personnes au risque d’être soumises à la torture, c’est plutôt la poursuite de leurs buts politiques au moyen du terrorisme qui en est la véritable cause. Le Canada n’est ni le premier ni le dernier maillon de la chaîne causale de la torture. Le premier maillon est le présumé terroriste. Le dernier est le pays vers lequel il est refoulé. Le Canada n’est qu’un intermédiaire involontaire.

[121]   Selon moi, une loi qui permet le refoulement de présumés terroristes et les expose au risque d’être soumis à la torture ne serait pas contraire au sens de la justice de la plupart des Canadiens. Au contraire, en tirant une autre conclusion, la Cour porterait un dur coup à la confiance du public envers le système de reconnaissance du statut de réfugié et à son appui à la Charte. Bien sûr, certains ne seront pas d’accord.

IX.       QUESTION no 4 : LA CONTESTATION

DE LA DÉCISION DU MINISTRE

[122]   La présente affaire pose un problème en raison du chevauchement de la Charte et des principes de droit administratif relativement à la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la décision du ministre de déclarer que l’appelant constitue un danger pour la sécurité du Canada. En tenant pour acquis que l’alinéa 53(1)b) est valide sur le plan constitutionnel, il faut encore décider si, dans les circonstances, la décision du ministre de délivrer une lettre d’opinion porte atteinte au droit à la sécurité de la personne que l’article 7 de la Charte garantit à l’appelant. Parallèlement, la décision du ministre demeure susceptible d’être examinée par les tribunaux en regard de la norme de contrôle établie en conformité avec les principes énoncés dans l’arrêt Baker, précité, de la Cour suprême. Bien que cet arrêt apporte plusieurs changements innovateurs au droit administratif, celui qui s’applique directement en l’espèce est le prolongement de la démarche « pragmatique et fonctionnelle » à l’égard du contrôle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif des membres du pouvoir exécutif. Jusqu’au prononcé de l’arrêt Baker, cette démarche se limitait au contrôle des décisions rendues par les tribunaux administratifs. J’amorcerai cette partie de mon analyse par la norme de contrôle en droit constitutionnel.

A)        La norme de contrôle en droit constitutionnel

[123]   La norme de contrôle en droit constitutionnel est énoncée dans la jurisprudence en matière d’extradition comme l’arrêt Kindler, précité, et peut être reformulée comme suit aux fins de l’appel : l’expulsion entraînant un risque de torture choque-t-elle suffisamment la conscience nationale dans les circonstances de l’espèce? Si l’on se reporte à des causes comme l’affaire Kindler, précitée, il est évident que deux thèmes se dégagent des motifs majoritaires. L’un est la retenue importante dont il faut faire preuve à l’égard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre de la Justice. L’autre est que cette retenue n’est pas absolue et que l’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif doit se guider sur plusieurs considérations pertinentes. Ces facettes de l’arrêt Kindler méritent d’être exposées à nouveau.

[124]   On se souviendra que, dans l’affaire Kindler, précitée, la Cour suprême a statué qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard des décisions exécutives prises en matière d’extradition et que, par conséquent, « l’examen judiciaire ne devrait pas être trop exigeant ». Dans cette affaire, la Cour a décidé que le ministre de la Justice était « bien placé pour prendre ce genre de décisions » et que « les tribunaux doivent se montrer « extrêmement circonspects » afin d’éviter toute ingérence indue ». Parallèlement, la Cour suprême a indiqué qu’il est permis de tenir compte de l’infraction pour laquelle la peine de mort pouvait être invoquée ainsi que de la nature du système judiciaire de l’État qui demande l’extradition d’un fugitif et des protections et garanties qu’offre cet État. La Cour a aussi considéré la courtoisie entre les États et la sécurité à l’intérieur du Canada comme des facteurs pertinents, accordant « toute la latitude voulue au ministre » relativement à la pondération des intérêts opposés en cause (le juge McLachlin, aux pages 849 et 850). Dans de tels paramètres, il faut déterminer si la décision du ministre « choque suffisamment » la conscience canadienne. (Toutes ces affirmations portent à croire que le critère de la décision « correcte » ne constitue pas la norme de contrôle appropriée.)

[125]   J’ai déjà souligné la difficulté que comporte l’application d’un critère tenant à ce qui choque la conscience; avec comme balises, d’un côté, le concept de la retenue judiciaire et, de l’autre, la nécessité qu’une décision ne fasse pas outrage au sens de la dignité humaine. Étant donné que l’arrêt Kindler a été prononcé avant les arrêts de principe Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 577; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Pushpanathan, précité, et Baker, précité, de la Cour suprême, on ne peut s’empêcher de se demander si l’attitude de la Cour suprême à l’égard de la norme de contrôle en droit constitutionnel doit être repensée. Il faut reconnaître qu’un autre problème se pose.

[126]   Il est bien établi que, selon la norme de contrôle en droit constitutionnel, c’est au « fugitif » qu’il incombe d’établir qu’il est aux prises avec une situation qui est « simplement inacceptable ». Par conséquent, les personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle de l’appelant doivent établir qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’elles risquent d’être soumises à la torture. Autrement, la décision du ministre de renvoyer des personnes dans le pays qu’elles ont fui ne donne pas lieu à l’application de l’article 7 de la Charte. La question qu’il reste à trancher est celle de savoir si le juge des requêtes a le droit d’apprécier la preuve et de tirer ses propres conclusions qui pourraient, en théorie, contredire celles du ministre.

[127]   Je soulève cette question parce que le juge des requêtes, le juge McKeown, a statué que l’appelant n’avait pas établi l’existence de motifs sérieux de croire qu’il risquerait d’être soumis à la torture s’il était renvoyé au Sri Lanka. Il a tiré cette conclusion en réponse à la prétention de l’appelant qu’il serait porté atteinte aux droits que lui garantit l’article 7 s’il était refoulé vers ce pays. L’appelant soutient maintenant qu’il ne revient pas au juge des requêtes de tirer des conclusions de fait dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Le ministre rétorque qu’il faut faire preuve d’une grande retenue à l’égard de la conclusion de fait du juge des requêtes.

[128]   Je ne doute pas que le juge des requêtes puisse être tenu de tirer des conclusions de fait, ou des conclusions mixtes de fait et de droit, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire lorsqu’une partie invoque la Charte pour contester une loi (par exemple, pour décider si une disposition législative est validée par application de l’article premier). Toutefois, lorsque le pouvoir de rendre une décision quant aux faits a déjà été confié au décideur, le juge des requêtes doit s’abstenir de tirer une conclusion de fait de novo et se concentrer sur la norme de contrôle appropriée. À mon humble avis, la question plus fondamentale qui se pose, et que seule la Cour suprême peut trancher, est celle de savoir s’il est nécessaire d’appliquer à la fois une norme de contrôle en droit constitutionnel et une norme de contrôle en droit administratif. Les motifs qui suivent révéleront que je privilégie l’application d’une seule norme. De plus, je crois que, au regard de la « gamme » des normes auxquelles on peut avoir recours actuellement, l’annulation de la décision du ministre de déclarer que l’appelant constitue un danger pour la sécurité du Canada n’est pas fondée.

B)        La norme en droit administratif

[129]   La Cour suprême a fait une mise en garde portant qu’il est inexact de parler d’une dichotomie rigide entre les décisions « discrétionnaires » et les décisions « non discrétionnaires », parce que la plupart des décisions administratives comportent l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire implicite relativement à de nombreux aspects de la prise de décision (par exemple, quant aux réparations possibles) : voir Baker, précité, à la page 854, paragraphe 54. Le type de décision discrétionnaire auquel je m’intéresse est inévitablement désigné par l’expression « de l’avis du ministre » ou « si le ministre est d’avis ». Ces expressions sont pertinentes parce qu’elles expriment l’intention claire du Parlement que l’appréciation subjective de la preuve ou des faits par le décideur ait préséance sur une norme objective d’évaluation : voir Kelly c. Canada (Solliciteur général) (1992), 6 Admin L.R. (2d) 54 (C.F. 1re inst.), à la page 58, le juge Strayer (tel était alors son titre), décision confirmée par (1993), 13 Admin. L.R. (2d) 304 (C.A.F.).

[130]   À première vue, l’arrêt Baker, précité, de la Cour suprême semble apporter un changement fondamental au droit régissant le contrôle judiciaire de l’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif. Pour comprendre la véritable portée de cet arrêt, il faut se reporter à l’état du droit avant le prononcé de cette décision. Dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Purcell, [1996] 1 C.F. 644 (C.A.), j’ai passé en revue une grande partie de la jurisprudence de cette Cour et de la Cour suprême en matière de contrôle judiciaire de l’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif. Je commencerai par résumer ce qui a été dit dans l’arrêt Purcell : voir en général Calgary Power Ltd. and Halmrast v. Copithorne, [1959] R.C.S. 24; Swain et al. v. Dennison et al., [1967] R.C.S. 7; Gana c. Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration), [1970] R.C.S. 699; Nenn c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 631; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231; Everett c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) (1994), 25 Admin. L.R. (2d) 112 (C.A.F.), le juge MacGuigan, J.C.A., à la page 120.

[131]   Le droit ne reconnaît pas la notion de « pouvoir discrétionnaire absolu ». Tout pouvoir discrétionnaire doit être exercé « conformément au droit » et, par conséquent, son exercice par les agents administratifs est soumis à un certain nombre de limites implicites. Ces limites implicites s’ajoutent à celles qui sont liées aux vices de procédure qui constituent des manquements aux règles de l’équité. Pour reprendre l’expression la plus souvent utilisée devant la Cour fédérale, un pouvoir discrétionnaire doit être exercé « judiciairement ». On entend par là que si la personne qui a rendu la décision a agi de mauvaise foi, c’est-à-dire pour un motif ou dans un but irrégulier, de façon discriminatoire, en ignorant un facteur pertinent ou en tenant compte d’un facteur non pertinent, la décision doit être annulée. (La question de savoir si un facteur est pertinent peut être en litige.) Cela vaut également pour une décision fondée sur un principe de droit erroné ou sur une mauvaise appréciation des faits (par opposition aux inférences tirées à partir de faits non contestés) ou sur ce qu’on appelle communément une « erreur manifeste et dominante ». Plus récemment, la Cour suprême a statué que, lorsqu’un tribunal administratif est investi d’un « vaste pouvoir discrétionnaire », la cour qui siège en révision ne devrait pas intervenir relativement à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, sauf si le tribunal « a commis une erreur de principe dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ou s’i[l] l’a exercé d’une façon arbitraire ou vexatoire »; le juge Iacobucci, dans Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), précité, à la page 607. (On peut se demander si cette limite peut équivaloir à la norme de contrôle du caractère « manifestement déraisonnable ».)

[132]   Les limites imposées par la common law à l’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif des membres du pouvoir exécutif tiennent compte du principe que les pouvoirs conférés à l’exécutif par le Parlement ne sont limités que dans la mesure où cela est nécessaire pour assurer le respect des préceptes fondamentaux du droit. Mais en tenant pour acquis que le décideur a agi « judiciairement », il reste à déterminer si la décision discrétionnaire peut être annulée pour d’autres motifs. Jusqu’au prononcé de l’arrêt Baker, précité, la jurisprudence de la Cour suprême, en grande partie désuète, se reportait à la distinction entre les pouvoirs discrétionnaires de nature administrative et les pouvoirs discrétionnaires qui devaient être exercés de façon « judiciaire ou quasi judiciaire ». Une décision appartenant à la première catégorie bénéficiait d’une retenue absolue à moins que l’une des limites implicites ait été outrepassée. Les décisions appartenant à la seconde catégorie pouvaient être contrôlées en regard de la norme de la décision correcte; on entendait par là que la cour pouvait substituer son point de vue à celui du décideur, par exemple, en tirant une inférence à partir de faits non contestés.

[133]   Bien que la distinction faite à l’origine entre actes administratifs et actes quasi judiciaires ait été abandonnée, les tribunaux ont encore de la difficulté à déterminer quelle est la norme de contrôle appropriée des décisions discrétionnaires lorsque toutes les limites implicites ont été respectées. De façon générale, on peut affirmer que, dans les cas où ces limites ont été respectées, les tribunaux sont réticents à annuler une décision discrétionnaire. On note cependant des exceptions. Par exemple, dans l’affaire Purcell, la Cour a statué que l’opinion exprimée par la Commission de l’emploi et de l’immigration que M. Purcell avait menti dans sa demande de prestations d’assurance-chômage n’était pas à l’abri du contrôle judiciaire sur le fond, étant donné que la loi prévoyait un droit d’appel devant un conseil arbitral, qui constituait un droit d’appel de novo selon la jurisprudence de la Cour fédérale.

[134]   Par ailleurs, je ne suis au fait d’aucun pourvoi dans lequel la Cour suprême aurait annulé une décision rendue par un membre de l’exécutif qui aurait respecté toutes les limites implicites. Plus précisément, je ne connais aucune cause dans laquelle la Cour suprême n’a pas fait preuve d’une retenue absolue à l’égard d’une décision discrétionnaire prononcée par un membre de l’exécutif, après avoir conclu qu’il n’avait outrepassé aucune limite implicite : voir Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403, aux pages 452 et suivantes, le juge La Forest, dont l’analyse sur ce point a recueilli l’accord de la majorité; voir aussi Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux pages 7 et 8 et Glover v. Plasterer, [1999] 2 W.W.R. 219 (C.A. C.-B.).

[135]   Je m’interromps ici pour noter que la jurisprudence anglaise ne joue plus un rôle important dans l’évolution du droit administratif canadien. De façon générale, les tribunaux d’Angleterre n’ont pas fait preuve de la même retenue que notre Cour suprême à l’égard des décisions discrétionnaires au cours des 20 dernières années : voir Associated Provincial Picture Houses, Ld. v. Wednesbury Corporation, [1948] 1 K.B. 223 (C.A.).

[136]   En résumé, les tribunaux canadiens ne sont pas disposés à évaluer une décision discrétionnaire sur le fond en appréciant la preuve, en tirant des inférences à partir de faits non contestés ou en réévaluant la preuve à la lumière des facteurs pertinents établis par la loi. Mais surtout, la plupart des tribunaux ont tenu pour acquis qu’ils n’ont pas compétence pour annuler une décision exécutive simplement parce qu’ils auraient pondéré les intérêts en cause ou apprécié la preuve différemment. Il se pourrait bien que le droit ait subi une réforme radicale avec le prononcé de l’arrêt Baker, précité. Mais je ne suis pas convaincu que c’est le cas. Si la Cour suprême s’engage dans un changement fondamental des règles de droit, elle le précise habituellement en écartant expressément ses décisions antérieures. Quoi qu’il en soit, on ne peut ignorer l’arrêt Baker, même si l’un de ses éléments cruciaux constitue une remarque incidente.

[137]   Dans l’arrêt Baker, précité, la Cour suprême a examiné la question de la norme de contrôle appropriée d’une décision discrétionnaire rendue par un membre de l’exécutif et adopté la démarche « pragmatique et fonctionnelle » qui avait été élaborée relativement au contrôle des décisions des tribunaux experts : voir Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), précité; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., précité, et Pushpanathan, précité.

[138]   L’application de la démarche pragmatique et fonctionnelle de détermination de la norme de contrôle appropriée englobe l’une des trois normes possibles suivantes (la « gamme ») : la décision correcte, la décision raisonnable simpliciter et la décision manifestement déraisonnable. Dans l’affaire Baker, précitée, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration avait refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire, fondé sur des motifs d’ordre humanitaire, de dispenser Mme Baker de l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada. Sans cette dispense, Mme Baker pouvait être renvoyée du Canada. Elle avait quitté la Jamaïque et ses quatre enfants pour se rendre au Canada avec un visa de visiteur, où elle était restée quelque 11 ans après l’expiration de son visa. Pendant cette période, Mme Baker avait donné naissance à quatre enfants au Canada.

[139]   Le ministre avait rendu sa décision en s’appuyant sur une recommandation formulée par un responsable de l’immigration qui s’était pour sa part fié à la recommandation d’un autre fonctionnaire dont les notes manuscrites avaient finalement été considérées comme les motifs de la décision du ministre. À partir de ces notes, la Cour suprême a pu conclure qu’il existait une crainte raisonnable de partialité de la part du fonctionnaire de l’immigration de premier niveau, partialité qui a été imputée au ministre. Bien que cette conclusion ait été suffisante pour régler l’appel, la Cour suprême a enchaîné avec l’examen de deux autres questions. La première touchait la norme de contrôle appropriée. La seconde était celle de savoir si l’intérêt supérieur des enfants de Mme Baker qui étaient nés au Canada constituait une considération « primordiale » pour décider de lui accorder ou non une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire et, le cas échéant, si le ministre avait pris ce facteur en compte ou lui avait attribué suffisamment de poids.

[140]   En ce qui a trait à la norme de contrôle appropriée, la Cour suprême a conclu que la norme de la « décision raisonnable » s’appliquait, compte tenu des quatre facteurs suivants : 1) la présence ou l’absence d’une clause privative; 2) l’expertise du décideur; 3) l’objet de la disposition en particulier et de la Loi dans son ensemble; 4) la nature du problème en cause (s’il s’agit de droit ou de faits). Selon l’arrêt Southam, précité, une décision déraisonnable en est une qui « n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé ». Quant au caractère raisonnable de la décision du ministre, la Cour suprême a conclu qu’elle constituait un exercice déraisonnable du pouvoir du ministre, étant donné que les motifs n’indiquaient pas qu’elle avait été rendue d’une manière « sensible » à l’intérêt des enfants de Mme Baker, ni que leur intérêt avait été considéré comme un « facteur décisionnel important ».

[141]   Ce qui est important en ce qui concerne l’arrêt Baker, précité, c’est que la Cour suprême n’a pas conclu que la décision du ministre devait être annulée parce qu’elle ne tenait pas compte d’un facteur pertinent, soit l’intérêt des enfants de Mme Baker qui étaient nés au Canada. Ce qu’établit l’arrêt Baker, précité, c’est que la décision doit être infirmée si un poids « insuffisant » a été attribué à un facteur pertinent. Comme l’intérêt des enfants avait été « minimisé », l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire a été jugé « déraisonnable ». On peut se demander comment un tribunal ou un agent administratif obéit à une directive d’attribuer plus de poids à un facteur. Comment une personne peut-elle déterminer si un poids suffisant a été attribué à un facteur sans préjuger ni dicter l’issue d’une décision? La perception élargie de la norme de contrôle de la « décision raisonnable » entre-t-elle en conflit avec le paragraphe 18.1(4) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] qui énumère les motifs légaux d’annulation d’une décision administrative? La norme de la décision raisonnable appliquée dans l’arrêt Baker entre-t-elle en conflit avec celle énoncée dans l’arrêt Southam, précité?

[142]   En l’espèce, l’appelant soutient que la norme de contrôle qui convient est celle de la « décision correcte », mais uniquement en ce qui a trait à l’évaluation du risque effectuée par le ministre. (L’appelant affirme qu’une fois établi le risque de torture, il ne peut être expulsé au Sri Lanka.) Par la norme de la décision correcte, l’appelant entend que la Cour est aussi bien placée pour apprécier la preuve documentaire concernant le risque de torture. Le ministre a, pour sa part, traité de chacun des quatre facteurs énumérés dans Baker, précité, et Pushpanathan, précité, et soutenu que la norme appropriée est celle de la « décision raisonnable ». Aucune des parties n’a expliqué la distinction qui existe entre ces deux normes lorsqu’elle est appliquée à une décision discrétionnaire. Le juge des requêtes a statué que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable. Si porté que je sois à favoriser cette norme, je m’abstiendrai d’en choisir une et ce, pour plusieurs raisons.

[143]   Premièrement, il est trompeur d’appliquer une norme de contrôle à la décision du ministre. Il faut reconnaître que la décision du ministre de déclarer qu’une personne constitue un danger pour la sécurité du Canada en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration suppose trois questions distinctes qui s’entrecroisent : 1) la personne visée par le refoulement constitue-t-elle prima facie un risque pour la sécurité du Canada? 2) existe-t-il des motifs sérieux de croire que le refoulement l’exposera au risque d’être soumise à la torture? 3) en tenant pour acquis que ces deux questions reçoivent une réponse affirmative, le droit d’une personne d’être protégée de la torture doit-il l’emporter sur l’intérêt de l’État à expulser les personnes qui constitueraient autrement un danger pour la sécurité du Canada? Ainsi, strictement sur le plan de la théorie du droit, chacune des conclusions que doit tirer le ministre pour rendre une décision définitive peut être assujettie à une norme de contrôle différente. Les parties n’ont pas abordé cette question.

[144]   Deuxièmement, je suis d’avis que si l’on s’en remet aux faits de l’espèce, l’issue de l’appel n’est pas tributaire du choix d’une ou de plusieurs normes de contrôle appropriées. Même si la norme de contrôle était celle de la décision correcte, en ce qui concerne chacune des trois questions distinctes, je ne puis affirmer que je serais parvenu à une décision différente de celle rendue par le ministre en l’espèce. Partant, je ne puis déceler, de la part du ministre, aucune erreur avérée qui m’autoriserait à conclure que sa décision est déraisonnable. Aucune limite implicite susmentionnée n’a été outrepassée et on ne peut affirmer que sa décision est « manifestement erronée » en ce sens qu’elle comporterait une erreur manifeste et dominante. Selon l’arrêt Southam, précité, aux pages 776 à 779, le simple fait qu’une décision soit « erronée » ne suffit pas pour en justifier l’annulation. Par ailleurs, cet arrêt décrit une décision déraisonnable comme une décision « qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé ». Ces deux caractéristiques de la norme de la décision raisonnable lui ont été attribuées dans le contexte d’une décision d’un tribunal administratif sur une question mixte de fait et de droit.

[145]   En outre, l’appelant n’a pas prétendu que le ministre avait attribué trop peu de poids, par exemple, au risque personnel de préjudice auquel il sera exposé s’il est refoulé vers le Sri Lanka. Enfin, je ne crois pas qu’il existe un fondement juridique quelconque sur lequel pourrait s’appuyer la conclusion que la décision du ministre est manifestement déraisonnable en ce sens que « le défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal ». (Il faut noter qu’avant l’arrêt Southam, précité, la notion de la décision manifestement déraisonnable était conçue dans les termes d’une décision ou interprétation « irrationnelle », conclusion qui ne peut être tirée qu’après un « examen attentif » de la décision contrôlée.)

[146]   Selon moi, il est préférable de se concentrer sur la portée de la décision du ministre et les facteurs pertinents. Ce cadre offre de meilleurs outils pour procéder à un « examen attentif » visant à déterminer s’il a été démontré que le ministre a commis une erreur justifiant l’annulation. Comme on le constatera, c’est uniquement dans ce contexte qu’il est possible d’évaluer la décision du ministre au regard de l’une des trois normes de contrôle.

C)        La portée de la décision du ministre et les facteurs pertinents

[147]   On se souviendra que l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration prévoit que l’interdiction de refouler un réfugié au sens de la Convention ne s’applique pas s’il est établi que cette personne appartient à une catégorie non admissible décrite à l’article 19 et si, « selon le ministre, elle constitue un danger pour la sécurité du Canada ». On se rappellera aussi que les parties ont convenu que le ministre, lorsqu’il se penche sur cette question, doit évaluer le risque que l’appelant soit soumis à la torture s’il est renvoyé au Sri Lanka. Elles ont convenu, plus particulièrement, que le ministre doit déterminer s’il « y a des motifs sérieux de croire qu’[il] risque d’être soumi[s] à la torture ». Il s’agit du même critère de base que celui énoncé à l’article 3 de la Convention contre la torture que le Canada a signé. Si, toutefois, la personne qui doit être « refoulée » n’est pas en mesure d’établir qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture, l’article 7 de la Charte n’entre pas en jeu et le ministre peut limiter son examen à la question de savoir si cette personne constitue un danger pour la sécurité du Canada. Il est évident que la question de savoir si une personne constitue un danger pour la sécurité n’a aucun lien avec celle de savoir si elle sera exposée au risque d’être soumise à la torture à la suite de son refoulement. Par conséquent, une troisième conclusion peut être requise si le ministre décide que le refoulement créera un risque de torture et que la personne en cause constitue par ailleurs un risque pour la sécurité du Canada. Le ministre doit alors soupeser le risque pour la sécurité en regard du risque personnel d’être soumis à la torture. Si le dernier l’emporte sur le premier, le ministre doit s’abstenir de délivrer une lettre d’opinion sous le régime de l’alinéa 53(1)b).

[148]   Comme je l’ai déjà mentionné, le ministre ne devrait pas avoir de difficulté à conclure qu’un présumé terroriste constitue un danger pour la sécurité du Canada compte tenu de la source initiale des allégations (les rapports de renseignement préparés par le SCRS) et du fait qu’un juge de la Cour fédérale a conclu que ces allégations sont raisonnables. (Voir le paragraphe 63, plus haut, qui donne un exemple de décision absurde concernant le fait qu’une personne constitue un danger.) La question qui pose véritablement un problème est celle de savoir si les personnes comme l’appelant sont en mesure d’établir qu’il y a des motifs « sérieux » de croire que le refoulement les exposera au risque d’être soumises à la torture.

[149]   Une personne ne peut se décharger du fardeau de prouver qu’il y a des motifs sérieux de croire que le refoulement l’exposera au risque d’être soumise à la torture, en s’appuyant sur le fait qu’on lui a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention. Il en est ainsi pour deux raisons. Premièrement, l’évaluation du risque doit être effectuée à la date à laquelle le ministre informe l’appelant qu’il envisage de délivrer une lettre d’opinion en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration. C’est la situation qui existe actuellement dans le pays où la personne en cause doit être refoulée qui est pertinente, et non celle qui existait au moment où elle s’est vu reconnaître le statut de réfugié. La possibilité d’un changement dans la situation du pays est bien reconnue dans la jurisprudence. Deuxièmement, il se peut que le risque de torture ne soit pas relié aux moyens invoqués dans la revendication du statut de réfugié. La présente affaire en constitue un exemple.

[150]   Lorsqu’il a revendiqué le statut de réfugié au Canada, l’appelant a invoqué des actes de persécution commis par les LTTE et l’incapacité du gouvernement du Sri Lanka de le protéger convenablement. Le fait que l’appelant est devenu membre des LTTE alors qu’il était encore très jeune a amené le juge Teitelbaum à conclure qu’il avait obtenu le statut de réfugié en donnant « délibérément de fausses indications ». Le risque de torture doit donc découler de faits actuels. Il est de notoriété publique que l’appelant, s’il retourne au Sri Lanka, sera détenu par les autorités gouvernementales parce qu’il est présumé membre à part entière des LTTE et chargé de recueillir des fonds à l’étranger pour les LTTE. La question qu’il reste à trancher est celle de savoir s’il y a des motifs sérieux de croire que l’appelant risque d’être soumis à la torture pendant sa détention. Parallèlement, une question plus fondamentale doit être examinée : quel degré de risque de torture est requis pour satisfaire au critère des « motifs sérieux »?

[151]   Il est généralement admis que le risque de torture doit être évalué en fonction de motifs qui vont au-delà de « simples hypothèses » ou « soupçons », mais qu’il n’est pas nécessaire qu’il satisfasse au critère de la « forte probabilité ». Le risque ou le danger de torture doit être « personnel et actuel ». C’est le raisonnement retenu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Chahal, précitée, examinée plus tôt, et par le Comité contre la torture des Nations Unies : voir l’Observation générale sur la mise en œuvre de l’article 3 dans le contexte de l’article 22 de la Convention contre la torture, Doc. N.U. CAT/CIXX/Misc.1 (1997), aux paragraphes 6 et 7.

[152]   Si nous rejetons les deux critères de base extrêmes, soit ceux de la « simple possibilité » et de la « forte probabilité », il reste la norme intermédiaire de la « probabilité la plus forte ». Ce critère de base peut être reformulé, pour plus de commodité, comme consistant à se demander si le refoulement d’une personne l’exposera à un risque « sérieux » d’être soumise à la torture.

[153]   Le risque est inévitablement apprécié en fonction de la preuve documentaire accessible relativement à la situation existante dans le pays en cause. Aux termes de l’article 3, paragraphe 2 de la Convention contre la torture, la preuve documentaire doit tendre à établir dans quelle mesure il existe « un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ». Bien que la preuve de la situation générale qui existe dans un pays nous renseigne, elle ne suffit pas pour conclure qu’une personne risque sérieusement d’être soumise à la torture si elle est refoulée. Il faut présenter une preuve à l’appui de la prétention que la personne en cause sera personnellement exposée à ce risque. Par exemple, en l’espèce, toute preuve documentaire concernant la façon dont les autorités du Sri Lanka traitent les personnes soupçonnées d’être membres des LTTE est importante, tout comme la preuve de l’existence d’un système juridique efficace capable de surveiller les violations des normes en matière de droit de la personne et d’y réagir. Enfin, l’absence d’un ensemble de violations systématiques flagrantes des droits de la personne ne signifie pas qu’une personne ne peut pas être considérée comme risquant sérieusement d’être soumise à la torture.

[154]   Compte tenu de l’arrêt Kindler, précité, on peut se demander si le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration devrait avoir l’obligation d’obtenir, ou à tout le moins de demander, la garantie qu’une personne refoulée ne sera pas soumise à la torture. Bien que cette question n’ait pas été soulevée dans le présent appel, il est bien établi que le ministre a obtenu une garantie écrite du gouvernement du Sri Lanka que les droits de l’appelant seraient respectés : voir Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 4 C.F. 206 (C.A.), le juge Robertson. Je suppose que la question de la garantie n’a pas été invoquée parce qu’elle a été obtenue après que le ministre eut délivré la lettre d’opinion déclarant que l’appelant constitue un danger pour la sécurité du Canada. Quoi qu’il en soit, il est évident que même si un État donne une garantie contre les mauvais traitements, celle-ci ne saurait être considérée comme garantissant que la personne en cause sera en sécurité. C’est la situation qui s’est présentée dans l’arrêt Chahal, précité. En l’espèce, ce n’est pas la sincérité de la garantie obtenue du gouvernement du Sri Lanka qui est mise en doute, mais plutôt la capacité du gouvernement de contrôler les actes de ses forces de sécurité. Par conséquent, aucune analogie avec l’arrêt Kindler, précité, de la Cour suprême ne saurait tenir. Le traité d’extradition entre le Canada et les États-Unis prévoit expressément le droit d’un pays de demander et d’obtenir la garantie que la peine de mort ne sera pas infligée.

[155]   En tenant pour acquis qu’une personne peut établir que son refoulement l’exposera à un risque sérieux d’être soumise à la torture, il faut encore déterminer si un pays tiers est disposé à la recevoir. Comme je l’ai déjà expliqué, le ministre est tenu d’aider, sur demande, une personne qui cherche activement un autre pays où trouver refuge. Si un autre pays est disposé à recevoir cette personne, l’article 7 de la Charte n’entre pas en jeu. Lorsqu’une personne ne cherche pas un autre pays où trouver refuge, ou lorsqu’aucun autre pays n’est disposé à la recevoir, et qu’il existe un risque sérieux qu’elle soit soumise à la torture si elle est refoulée, le ministre doit pondérer les intérêts de l’État par rapport à ceux de la personne dont le droit à la sécurité de sa personne est menacé. Dans chaque cas, la question de savoir si le risque de préjudice l’emporte sur les intérêts du Canada est une question de jugement. Le degré de complicité et la nature des actes censément commis par la personne susceptible d’expulsion devront être soupesés en regard du risque qu’elle subisse un préjudice si elle est refoulée. Compte tenu des décisions comme l’arrêt Kindler, précité, on s’attendrait que cette décision du pouvoir exécutif bénéficie d’un degré de retenue considérable. Si l’on applique la norme de la « décision raisonnable », il faut démontrer que la décision du ministre est « manifestement erronée ».

D)        L’application aux faits

[156]   Les faits qui ont amené le ministre à prendre la décision de délivrer une lettre d’opinion en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration sont d’une importance cruciale pour l’issue de l’instance. Le 17 septembre 1997, le jour même où la mesure d’expulsion a été prise, l’appelant a été avisé que le ministre envisageait de déclarer qu’il constituait un danger pour la sécurité du Canada. Dans l’avis adressé à l’appelant, le ministre précisait qu’avant de prendre une décision sous le régime de l’alinéa 53(1)b), il pondérerait le risque qu’il constitue pour la population canadienne par rapport au risque qu’il subisse un préjudice à la suite de son refoulement. L’extrait pertinent de cette lettre est rédigé de la façon suivante :

[traduction] Toutefois, avant de prendre cette décision, le ministre évaluera les risques que vous présentez pour la population canadienne et les risques auxquels vous seriez exposé si vous deviez être refoulé vers le pays duquel vous êtes parti pour venir au Canada, votre pays de résidence permanente, le pays de votre nationalité ou votre pays d’origine.

[157]   L’avis informait aussi l’appelant qu’il avait la possibilité de présenter des observations ou des arguments par écrit et toute preuve documentaire lui semblant pertinente, tout en mentionnant : [traduction] « [v]ous voudrez peut-être faire un lien entre vos observations et les risques pour votre vie ou vos libertés que pourrait entraîner votre renvoi du Canada ». Le demandeur disposait de 15 jours à compter de la réception de l’avis pour présenter ces observations et documents. L’avocate de l’appelant a présenté des observations écrites bien étoffées au ministre le 1er octobre 1997 (15 pages), et environ 150 pages de preuve documentaire concernant la situation existant au Sri Lanka, plus particulièrement en ce qui a trait au non-respect des droits de la personne à l’égard des Tamouls, et notamment à la torture et aux assassinats. Dans ses observations, l’avocate de l’appelant faisait aussi valoir (reconnaissait) qu’un délai suffisant doit être accordé à un réfugié pour que celui-ci [traduction] « trouve un autre pays où il serait en sécurité » (Dossier d’appel, à la page 356). L’avocate a de plus fait valoir que, selon le droit international, une personne ne peut être refoulée si elle risque d’être soumise à la torture et elle a cité sur ce point la Convention contre la torture. Elle a plus précisément soutenu que le ministre devait tirer une conclusion distincte relativement au risque que l’appelant soit soumis à la torture s’il est refoulé au Sri Lanka (voir le Dossier d’appel, aux pages 355 à 358). L’avocate a par ailleurs affirmé que l’appelant ne constituait pas un danger pour la sécurité du Canada parce que ses activités ne revêtaient pas un caractère criminel et n’étaient pas [traduction] « de nature violente » (Dossier d’appel, à la page 358). L’avocate a dit que [traduction] « M. Suresh ne serait pas en sécurité et serait soumis à la torture et à d’autres formes de traitements cruels, inhumains ou dégradants au Sri Lanka » (Dossier d’appel, à la page 359). Enfin, l’avocate de l’appelant a demandé au ministre de reporter sa décision jusqu’à ce que le juge Teitelbaum prononce ses motifs à l’appui de la confirmation de la délivrance de l’attestation prévue par l’article 40.1, qu’il avait jugée raisonnable. (Le juge Teitelbaum avait rendu jugement à l’audience et déclaré que ses motifs suivraient.) De même, l’avocate affirmait au ministre que la famille de l’appelant et d’autres personnes faisaient des efforts pour trouver un autre pays où l’appelant serait en sécurité (voir le Dossier d’appel, à la page 364).

[158]   La preuve documentaire offerte au ministre par l’appelant décrivait en détail les violations des droits de la personne commises par les forces de sécurité contrôlées par le gouvernement du Sri Lanka. Il s’agissait notamment d’un rapport du Département d’État des États-Unis, intitulé Country Reports on Human Rights Practices for 1996 : South Asia : Sri Lanka, affirmant que [traduction] « les membres des forces de sécurité continuent à torturer et à maltraiter les détenus et d’autres prisonniers des deux sexes, surtout lors des interrogatoires ». Ce document précise que la plupart des victimes sont [traduction] « des Tamouls soupçonnés d’être des insurgés ou des collaborateurs des LTTE » (voir le Dossier d’appel, aux pages 366 et suivantes). Il révèle aussi que le Sri Lanka est doté depuis longtemps d’une démocratie parlementaire, avec un multipartisme actif et une magistrature indépendante. Il précise aussi que le Sri Lanka est signataire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et que le gouvernement a arrêté et condamné 14 soldats pour 101 chefs d’accusation de meurtre en 1996. De plus, le Comité international de la Croix-Rouge a librement accès aux centres de détention, aux postes de police et aux camps de l’armée.

[159]   L’avocate de l’appelant a présenté des observations supplémentaires, le 3 décembre 1997, après le prononcé des motifs du juge Teitelbaum confirmant le caractère raisonnable de l’attestation prévue par l’article 40.1. Dans ces observations, elle a fait valoir que le juge Teitelbaum avait défini de façon trop large la notion d’« appartenance » au sens de l’article 19 de la Loi sur l’immigration et que les actes de l’appelant en tant que coordonnateur du WTM n’étaient pas illégaux. Quant au risque de torture, l’avocate de l’appelant a allégué qu’en indiquant que l’appelant siégeait au « conseil de direction » des LTTE et en rendant cette information publique, le juge Teitelbaum augmentait en fait les risques que l’appelant soit soumis à la torture.

[160]   Le 18 décembre 1997, David Gauthier, analyste à la Direction générale de la gestion des cas du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, a remis au ministre un mémoire de huit pages, ainsi que toutes les observations et la documentation pertinente soumises par l’appelant. Ce mémoire résumait les observations de l’appelant et recommandait au ministre de délivrer une lettre d’opinion en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration portant que l’appelant constitue un danger pour la sécurité du Canada.

[161]   Selon moi, le mémoire de M. Gauthier traite clairement des trois questions que le ministre devait trancher en bout de ligne : 1) la participation de l’appelant à une organisation terroriste justifiait-elle la déclaration qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada? 2) serait-il exposé au risque d’être soumis à la torture s’il était refoulé au Sri Lanka? 3) les intérêts du Canada en matière de sécurité l’emportaient-ils sur les intérêts de l’appelant? Fait tout aussi important, M. Gauthier était conscient de la possibilité que l’appelant soit refoulé vers un autre pays. L’extrait suivant du mémoire de M. Gauthier le confirme (Dossier d’appel, à la page 324) :

L’examen de ce cas révèle que, tout bien considéré, il n’est pas fondé d’accorder un traitement spécial à ce cas pour des motifs d’ordre humanitaire. Cependant, il est difficile de déterminer le traitement réservé pour M. Suresh lors de son retour au Sri Lanka. Étant donné son haut profil dans la communauté tamoule au Canada et dans les médias internationaux, nous croyons que par ce fait, des sanctions sévères ne seront pas prises contre lui par les autorités Sri Lankaises. Nous reconnaissons toutefois que M. Suresh s’expose à certains dangers en retournant au Sri Lanka, mais le fait qu’il soit associé à des activités terroristes graves, commises pendant qu’il abusait de la protection et de la liberté trouvées au Canada, vient contrebalancer la situation.

Cependant, étant donné la nature non violente de ses activités au Canada, tous les efforts seront déployés pour assurer son renvoi dans un tiers pays. Dans l’éventualité où aucun autre pays ne voudrait accueillir M. Suresh, les représentants de CIC prendraient les mesures nécessaires pour son renvoi au Sri Lanka.

[162]   L’appelant soutient que M. Gauthier n’a pas tiré de conclusion expresse relativement au risque de torture, mais uniquement en ce qui concerne la possibilité que l’appelant soit emprisonné. Je suis toutefois d’avis que cet argument n’est pas fondé. C’est l’appelant qui a soulevé la question du risque de torture et qui a produit une preuve documentaire à l’appui de la prétention qu’il serait exposé au risque d’être soumis à la torture s’il était refoulé au Sri Lanka. L’extrait précité m’amène à conclure que M. Gauthier a pleinement apprécié le risque que l’appelant soit détenu et soumis à la torture en raison de ses activités liées aux LTTE, mais que la probabilité qu’il soit soumis à la torture était réduite en raison de son « haut profil » au Canada et au Sri Lanka. En d’autres termes, M. Gauthier a reconnu que le refoulement de l’appelant au Sri Lanka entraînerait le risque qu’il soit soumis à la torture, mais que les chances que ce risque se matérialise étaient amoindries compte tenu de la publicité entourant le cas de l’appelant à l’échelle internationale. (Rappelons que les garanties écrites données par le gouvernement du Sri Lanka n’ont pas été obtenues avant que le ministre ait délivré une opinion en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration.) Il est aussi évident que M. Gauthier a tiré une conclusion subsidiaire et compatible. Il dit que, même si le risque de torture est réel, l’intérêt qu’a l’État à renvoyer l’appelant au Sri Lanka l’emporte sur le droit de celui-ci d’être protégé de la torture. En d’autres termes, il me semble que M. Gauthier ne croyait pas que l’appelant serait exposé « sérieusement » au risque d’être soumis à la torture s’il retournait au Sri Lanka, mais que si tel était le cas, les intérêts du Canada en matière de sécurité l’emportaient sur le risque qu’il subisse un préjudice. La question qu’il faut maintenant résoudre est celle de savoir s’il existe un motif valable de modifier la décision du ministre.

[163]   Si l’on applique la norme de contrôle fixée par le droit administratif, il convient de se demander si le ministre (M. Gauthier) a agi de mauvaise foi, a ignoré un facteur pertinent, a tenu compte d’un facteur non pertinent ou a fondé sa décision sur une mauvaise appréciation des faits. Le mémoire présenté au ministre par M. Gauthier contient suffisamment de précisions pour permettre au lecteur de conclure qu’aucune limite implicite applicable à l’exercice du pouvoir décisionnel discrétionnaire n’a été outrepassée. Par exemple, M. Gauthier était conscient de la possibilité que l’appelant ait besoin de temps pour chercher un autre pays où trouver refuge. Il n’a pas été allégué non plus que le ministre ou M. Gauthier ont agi de mauvaise foi. Enfin, l’appelant n’a pas invoqué de manquement à la justice naturelle ou à l’équité du processus décisionnel. (Devant le juge des requêtes, l’appelant a soutenu, sans succès, qu’il ne connaissait pas l’information contenue dans le mémoire au moment où il a présenté ses observations. Il n’a pas fait valoir cet argument en appel et, quoi qu’il en soit, celui-ci n’est pas étayé par les observations présentées par l’appelant au ministre.) Il reste donc à décider s’il existe des motifs résiduels d’annuler la décision du ministre.

[164]   Dans sa plaidoirie orale, l’avocate de l’appelant a qualifié l’évaluation du risque effectuée par M. Gauthier d’« absurde », mais n’a pas expliqué sur quels faits elle appuyait cette prétention. Je suis d’avis qu’aucune des conclusions qui ont mené à la décision finale de délivrer la lettre d’opinion et de déclarer que l’appelant constituait un danger pour la sécurité du Canada ne justifie l’intervention de la Cour. Même si je partageais l’opinion de l’appelant que la norme de contrôle appropriée est celle de la « décision correcte », en ce sens que la Cour a le pouvoir de pondérer les intérêts en cause de novo, je ne peux dire que je serais parvenu à une décision contraire à celle rendue par le ministre. Si la norme appropriée est celle de la « décision raisonnable », je ne peux conclure que la décision du ministre de déclarer que l’appelant constitue un danger pour la sécurité du Canada est « manifestement erronée » ou, selon les termes dans lesquels est formulé l’arrêt Baker, précité, que le ministre a omis d’accorder un poids suffisant à un facteur pertinent. Il s’ensuit qu’on ne peut affirmer que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon « arbitraire » ou « vexatoire ».

[165]   En ce qui concerne maintenant la norme de contrôle en droit constitutionnel de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre, le critère énoncé par la Cour suprême peut être reformulé comme suit : l’expulsion de l’appelant au Sri Lanka dans les circonstances de l’espèce violerait-elle les principes de justice fondamentale à tel point qu’il serait possible d’affirmer que la mesure gouvernementale proposée choquerait la conscience de la population canadienne? S’il était décidé que la norme de contrôle est celle de la décision correcte, j’estime qu’il est révélateur que le Sri Lanka soit encore membre du Commonwealth et un État démocratique doté d’une magistrature indépendante. Le fait que le cas de l’appelant ait attiré l’attention nationale et internationale, ainsi que celle du gouvernement du Sri Lanka, réduit la probabilité que l’appelant soit soumis à la torture s’il est détenu après son retour au Sri Lanka. Ces facteurs, soupesés en regard du degré de participation de l’appelant aux activités d’une organisation terroriste, mènent à la conclusion que les intérêts de l’État l’emportent sur ceux de l’appelant en ce sens que la décision du ministre ne choque pas la conscience des Canadiens. Il est très probable que la confiance du public à l’égard de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié et son appui à la Charte canadienne des droits et libertés encaisseraient un dur coup si l’appelant était autorisé à demeurer au Canada. C’est lui qui doit assumer la responsabilité du fait qu’il a réussi à se faire admettre au pays par tromperie et qu’il a joué librement un rôle indispensable dans la lutte pour l’indépendance tamoule par le recours au terrorisme. C’est l’appelant, et non la population du Canada, qui a choisi de poursuivre cet objectif.

X.        CONCLUSION

[166]   Je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens. En prévision de cette conclusion de la Cour, l’avocate de l’appelant a demandé à la Cour de reporter l’inscription du jugement officiel afin de laisser le temps à l’appelant de déposer une requête en sursis de l’exécution de la mesure d’expulsion jusqu’à l’issue d’une demande d’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême.

[167]   L’avocate de l’intimé a informé la Cour, dans une lettre datée du 15 octobre 1999, que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ne consentirait pas à reporter le renvoi de l’appelant, si l’appel était rejeté, pour permettre à l’appelant de déposer une demande à la Cour suprême et une requête en sursis devant cette Cour. L’avocate a également porté à l’attention de la Cour la politique du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration qui consiste à ne pas renvoyer une personne alors qu’une requête en sursis a été déposée et qu’elle est en instance.

[168]   Je suis d’avis qu’il ne serait pas dans l’intérêt de la justice de permettre au ministre d’expulser l’appelant au Sri Lanka sans qu’il ait l’avantage de savoir si la Cour suprême est disposée à autoriser le pourvoi. Par conséquent, l’appelant aura sept jours à compter de la date des présents motifs pour présenter une requête en vue d’obtenir le jugement officiel conformément au paragraphe 394(1) [des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106] (voir Weatherall c. Canada (Procureur général), [1988] 1 C.F. 369 (1re inst.), à la page 417). L’appelant aura ainsi la possibilité de déposer devant la Cour une requête en sursis d’instance, bien que prématurée du point de vue technique, comme le lui permettent l’article 65.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 40; 1994, ch. 44, art. 101] de la Loi sur la Cour suprême [L.R.C. (1985), ch. S-26] et les règles 369 et 398 des Règles de la Cour fédérale (1998), requête qui sera tranchée par un juge de cette Cour dès que le jugement officiel tranchant l’appel sera inscrit. Malgré ce qui précède, la Cour inscrira le jugement officiel sur présentation d’une requête, ou de son propre chef, au plus tard 20 jours après la date des présents motifs.

Le juge Décary, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

Le juge Linden, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

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