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Référence :

amnistie internationale canada c. canada, 2008 CAF 401, [2009] 4 R.C.F. 149

A-149-08

Amnistie internationale Canada et l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique (appelantes)

c.

Le Chef d’état-major de la Défense des Forces canadiennes, le ministre de la Défense nationale et le procureur général du Canada (intimés)

et

L’Association canadienne des libertés civiles (intervenante)

Répertorié : Amnistie internationale Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense) (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juge en chef Richard, juges Desjardins et Noël, J.C.A.—Ottawa, 10 et 17 décembre 2008.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Arrestation, détention, emprisonnement — 1) Il s’agissait de savoir si la Charte s’appliquait à la détention de non-Canadiens par les Forces canadiennes (FC) en Afghanistan et au transfèrement de ces personnes aux autorités afghanes — 2) Si la réponse était non, il s’agissait de savoir si la Charte s’appliquait néanmoins si le transfèrement des détenus les exposerait à un risque élevé de torture — S’agissant de la deuxième question, l’arrêt Canada (Justice) c. Kadhr n’a pas modifié les principes applicables aux notions de territorialité et de courtoisie formulées dans l’arrêt R. c. Hape — Le fondement factuel de l’arrêt Kadhr diffère de celui des présentes — Le respect et la courtoisie prennent fin là où commence la violation manifeste du droit international et des droits fondamentaux de la personne — Cependant, la Charte ne s’applique pas nécessairement en raison de ces violations; il faut examiner l’ensemble des circonstances — S’agissant de la première question, les FC n’exercent pas de « contrôle effectif » sur le territoire de l’Afghanistan — Il n’était donc pas possible de permettre une application territoriale de la Charte en territoire afghan et sur des ressortissants afghans — La juge des requêtes n’a commis aucune erreur lorsqu’elle a rejeté la notion d’« autorité réelle sur la personne » comme présentant des difficultés dans le contexte d’une opération militaire multinationale et lorsqu’elle a préféré adopter le critère fondé sur le consentement élaboré dans l’arrêt Hape — La Charte ne s’appliquait pas en l’espèce — Appel rejeté.

Forces armées — La Charte ne s’applique pas à la détention de non-Canadiens par les Forces canadiennes (FC) déployées en Afghanistan ou au transfèrement de ces personnes aux autorités afghanes — Le fondement factuel de l’arrêt Canada (Justice) c. Kadhr diffère de celui des présentes, où des étrangers n’ayant aucune espèce d’attache avec le Canada sont sous garde dans des établissements de détention des FC en Afghanistan — Les FC n’exercent pas de contrôle effectif sur le territoire de l’Afghanistan — Les autorités afghanes ont seulement consenti à l’application du droit canadien au personnel canadien.

Droit international — Non-Canadiens détenus par les Forces canadiennes (FC) en Afghanistan — Les FC ne sont pas une force d’occupation — Le gouvernement afghan n’a pas consenti à ce que le champ d’application du droit canadien soit élargi pour inclure les ressortissants afghans — Les gouvernements afghan et canadien avaient désigné le droit international, y compris le droit humanitaire, comme régissant le traitement des prisonniers détenus par le Canada — Bien que le gouvernement afghan ait consenti à l’application du droit canadien à l’ensemble du « personnel canadien », ce consentement excluait spécifiquement les ressortissants afghans.

Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre de l’ordonnance rendue par la Cour fédérale en vertu de la règle 107 des Règles des Cours fédérales dans laquelle la juge des requêtes a rejeté une demande de contrôle judiciaire concernant des prisonniers détenus par les Forces canadiennes (FC) sur le territoire de la République islamique d’Afghanistan et leur transfèrement aux autorités afghanes. La juge des requêtes a statué que la Charte ne s’appliquait pas dans ces circonstances.

Les questions suivantes ont été tranchées par la juge des requêtes dans le cadre de la requête fondée sur la règle 107, soit celles de savoir : 1) si la Charte s’appliquait durant le conflit armé en Afghanistan à la détention de non-Canadiens par les FC ou à leur transfèrement aux autorités afghanes; et, dans la négative, 2) si la Charte s’appliquerait néanmoins si les appelantes étaient en mesure d’établir que le transfèrement des détenus les exposerait à un risque élevé de torture.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

La Cour suprême n’a pas, dans l’arrêt R. c. Hape, créé d’exception fondée sur les droits fondamentaux de la personne à l’encontre de la règle générale de la compétence fondée sur la territorialité. L’arrêt Canada (Justice) c. Kadhr, qui a été rendu après la décision portée en appel en l’espèce, n’a pas modifié les principes applicables aux notions de territorialité et de courtoisie formulées dans l’arrêt Hape. L’arrêt Kadhr représente un exemple où un citoyen a obtenu la communication de documents gardés au Canada et produits par des représentants canadiens du fait que ces derniers ont violé les droits que lui garantit la Charte en participant à un processus étranger contrevenant aux obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne. Une distinction peut être opérée entre le fondement factuel de l’arrêt Kadhr et la situation en l’espèce, où des étrangers n’ayant aucune espèce d’attache avec le Canada ou ses lois sont sous garde dans des établissements de détention des FC en Afghanistan. Le respect et la courtoisie prennent fin là où commence la violation manifeste du droit international et des droits fondamentaux de la personne, mais la Charte ne s’applique pas nécessairement en raison de ces violations; il faut examiner l’ensemble des circonstances propres à une situation donnée avant de pouvoir affirmer que la Charte s’applique. La juge des requêtes n’a commis aucune erreur en répondant à la deuxième question par la négative.

Le point clé dans la première question consistait essentiellement à déterminer si les FC exercent un « contrôle effectif » sur une partie du territoire de l’Afghanistan, permettant ainsi une application territoriale de la Charte en territoire afghan et sur des ressortissants afghans. Comme les établissements de détention situés à l’aéroport de Kandahar sont partagés avec plusieurs pays membres de la Force internationale d’assistance et de sécurité, le contrôle exercé par les FC sur ces établissements de détention ne peut pas être considéré comme un contrôle effectif. Qui plus est, les FC ne sont pas une force d’occupation — leur présence en Afghanistan s’est faite à la demande des pouvoirs en place, qui n’ont pas consenti à ce que le champ d’application du droit canadien soit élargi pour inclure les ressortissants afghans. En fait, la juge des requêtes disposait d’éléments de preuve démontrant que les gouvernements afghan et canadien avaient expressément désigné le droit international, y compris le droit international humanitaire, comme l’ensemble des règles régissant le traitement des prisonniers détenus par le Canada. En outre, des éléments de preuve démontraient que le gouvernement afghan avait expressément consenti à l’application du droit canadien à l’ensemble du « personnel canadien ». La juge des requêtes a conclu que ce consentement excluait spécifiquement les ressortissants afghans. L’intervention de la Cour n’était donc pas justifiée.

Enfin, la juge des requêtes n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a rejeté la notion d’« autorité réelle sur la personne » comme présentant des difficultés dans le contexte d’une opération militaire multinationale et lorsqu’elle a préféré adopter le critère fondé sur le consentement élaboré dans l’arrêt Hape.

    LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 6, 7, 10, 12, 24(1).

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38 à 38.16 (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141).

Loi sur les conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3, annexes I à IV.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 107.

    JURISPRUDENCE CITÉE

décision différenciée :

Canada (Justice) c. Khadr, [2008] 2 R.C.S. 125; 2008 CSC 28.

décision examinée :

R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292; 2007 CSC 26.

décisions CITÉEs :

Rasul v. Bush, 542 U.S. 466 (2004); Banković et autres c. Belgique et 16 autres pays contractants, requête no 52207/99, décision en date du 12 décembre 2001 (C.E.D.H. (Grande Chambre)).

    APPEL interjeté à l’encontre de l’ordonnance ([2008] 4 R.C.F. 546; 2008 CF 336) rendue par la Cour fédérale en vertu de la règle 107 des Règles des Cours fédérales dans laquelle la juge des requêtes a statué que la Charte ne s’appliquait pas à la détention de non-Canadiens par les Forces canadiennes ou à leur transfèrement aux autorités afghanes même s’il était établi que le transfèrement des détenus les exposerait à un risque élevé de torture. Appel rejeté.

  ONT COMPARU

Paul Champ et Bijon Roy pour les appelantes.

J. Sanderson Graham et R. Jeff Anderson pour les intimés.

Earl A. Cherniak, c.r., Jasmine T. Akbarali et Shannon M. Puddister pour l’intervenante.

    AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP, Ottawa, pour les appelantes.

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.

Lerners LLP, Toronto, pour l’intervenante.

    Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]     La juge Desjardins, J.C.A. : Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre de l’ordonnance rendue par la juge Mactavish (la juge des requêtes) ([2008] 4 R.C.F. 546), de la Cour fédérale, en vertu de la règle 107 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)].

[2]     Les appelantes ont présenté une demande de contrôle judiciaire concernant des prisonniers détenus par les Forces canadiennes (les FC) sur le territoire de la République islamique d’Afghanistan et leur transfèrement aux autorités afghanes. Elles sollicitent divers jugements déclaratoires, notamment une déclaration portant que les articles 7, 10 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) s’appliquaient aux détenus. Les intimés, en l’espèce, sont le chef d’état-major de la Défense des FC, le ministre de la Défense nationale et le procureur général du Canada.

[3]     Les deux parties ayant convenu que la demande de contrôle judiciaire devait échouer si la Cour concluait à l’inapplicabilité de la Charte eu égard aux actions des FC dans les circonstances de l’espèce, elles ont décidé conjointement de faire trancher cette question au moyen d’une requête fondée sur la règle 107, dans laquelle elles soulèvent les questions suivantes :

1. La Charte s’applique-t-elle, durant le conflit armé qui se déroule en Afghanistan, à la détention de non-Canadiens par les Forces canadiennes ou à leur transfèrement aux autorités afghanes et leur prise en charge par ces dernières?

2. Si la réponse à la question précédente est « non », la Charte s’appliquerait‑t‑elle néanmoins si les auteurs de la requête étaient en mesure d’établir que le transfèrement des détenus en question les exposerait à un risque élevé de torture?

[4]     Après avoir répondu à chacune de ces questions par la négative, la juge des requêtes a rejeté la demande de contrôle judiciaire.

[5]     Pour les motifs énoncés ci-après, je souscris aux motifs exposés par la juge des requêtes et à sa décision.

Question 2

[6]     Les appelantes ont choisi de traiter d’abord de la seconde question.

[7]     Elles soutiennent que dans l’arrêt R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292 (Hape), la Cour suprême du Canada a adopté un nouveau critère servant à déterminer dans quels cas la Charte devrait s’appliquer aux actions des autorités canadiennes à l’étranger. Selon elles (au paragraphe 36 de leur mémoire), les juges de la majorité ont indiqué que [traduction] « les principes de l’égalité souveraine des États et de courtoisie internationale justifient l’adoption d’une règle générale autorisant l’application de la Charte aux autorités canadiennes se trouvant en sol étranger “seulement [si le Canada] obtient le consentement de l’État en cause ou, à titre exceptionnel, si le droit international l’y autorise par ailleurs” » (souligné dans le texte). Les appelantes prétendent (au paragraphe 37 de leur mémoire) que [traduction] « les motifs de la majorité dans Hape semblent aussi laisser entendre que, outre le consentement de l’État concerné, la présence de violations des droits fondamentaux de la personne pourraient constituer une autre exception à la règle interdisant l’exercice extraterritorial de la compétence ».

[8]     Selon les appelantes, la juge des requêtes a examiné ces passages tirés de l’arrêt Hape, mais a conclu ultimement que la Cour suprême du Canada n’avait pas créé d’exception fondée sur les droits fondamentaux de la personne à l’encontre de la règle générale de la compétence fondée sur la territorialité. Or, peu de temps après qu’elle ait rendu sa décision, ajoutent les appelantes, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Canada (Justice) c. Khadr, [2008] 2 R.C.S. 125 (Khadr), [traduction] « a confirmé qu’elle avait en effet conclu, dans l’arrêt Hape, à l’application extraterritoriale de la Charte en cas de violations de droits fondamentaux de la personne reconnus par le droit international » (au paragraphe 37 du mémoire des appelantes).

[9]     À mon sens, l’arrêt Khadr n’a pas modifié les principes applicables aux notions de territorialité et de courtoisie formulées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hape.

[10]     M. Khadr, un citoyen canadien, réclamait l’accès à tous les documents en possession des autorités canadiennes pouvant être utiles pour assurer sa défense devant un tribunal militaire américain.

[11]     La Cour suprême du Canada a jugé que, sous réserve des articles 38 et suivants de la Loi sur la preuve au Canada (L.R.C. (1985), ch. C-5 [articles 38 à 38.16 (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141)]), M. Khadr avait droit à la communication des documents et des renseignements que les représentants du Canada avaient transmis aux autorités militaires américaines par suite des entretiens qu’ils avaient eus avec lui à la baie de Guantánamo (Khadr, au paragraphe 37). La Cour justifiait sa décision par le fait que le Canada avait participé à une procédure américaine qui, conformément à ce qu’avait décidé la Cour suprême des États-Unis dans Rasul v. Bush, 542 U.S. 466 (2004), privait les détenus du recours à l’habeas corpus, ce qui était contraire aux lois américaines et contrevenait aux Conventions de Genève [voir la Loi sur les conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3, annexes I à IV] dont les États-Unis étaient signataires. La Cour suprême du Canada a statué que les conclusions de la Cour suprême des États-Unis reposaient sur des principes compatibles avec la Charte et les obligations du Canada en droit international (Khadr, au paragraphe 21). Par conséquent, la participation des représentants du Canada à la procédure illégale des autorités militaires américaines était, dans la mesure de cette participation, contraire aux obligations internationales du Canada et aux principes consacrés dans la Charte. Les droits conférés à M. Khadr par l’article 7 de la Charte avaient été violés; celui-ci avait donc le droit d’obtenir une réparation sous le régime du paragraphe 24(1) de la Charte. L’ordonnance de communication décernée par la Cour suprême du Canada, qui n’avait pas reçu de portée extraterritoriale, était ainsi libellée (Khadr, au paragraphe 37) :

Les appelants doivent communiquer (i) tous les documents, sous quelque forme, relatifs aux entretiens des responsables canadiens avec M. Khadr, ainsi que (ii) tout renseignement dont la communication aux autorités américaines découle directement du fait que le Canada a interrogé M. Khadr. La communication demeure conditionnée par la prise en compte de la sécurité nationale et d’autres considérations conformément aux art. 38 et suivants de la Loi sur la preuve au Canada.

[12]     L’ordonnance ne fait pas mention de possibles documents américains qu’auraient pu transmettre les autorités des États-Unis aux autorités canadiennes. Malgré le caractère extraterritorial de l’assistance offerte par les représentants canadiens, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que « le souci de courtoisie manifesté dans l’arrêt Hape et qui justifie normalement le respect de la loi étrangère ne s’applique aucunement en l’espèce » (Khadr, au paragraphe 26).

[13]     Compte tenu des conclusions de la Cour suprême des États-Unis, la question du respect des lois américaines ne se posait pas. Par conséquent, l’arrêt Khadr représente un exemple où un citoyen canadien a obtenu la communication de documents gardés au Canada et produits par des représentants canadiens, du fait que ces derniers ont violé les droits que lui garantit l’article 7 de la Charte en participant à un processus étranger contrevenant aux obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne.

[14]     Le fondement factuel de cette décision se situe à mille lieues de la situation où des étrangers n’ayant aucune espèce d’attache avec le Canada ou ses lois sont sous garde dans des établissements de détention des FC en Afghanistan.

[15]     Dans leur mémoire (au paragraphe 34), les appelantes qualifient ainsi la situation en l’espèce :

[traduction] Dans la présente affaire, les tribunaux canadiens ont pour la première fois l’occasion de décider si les personnes détenues par l’armée canadienne en sol étranger peuvent invoquer les garanties prévues par la Charte canadienne des droits et libertés.

[16]     Dans sa plaidoirie, l’avocat des appelantes a indiqué que sa demande se rapportait à l’application de la Charte non pas aux individus détenus par les FC mais aux actes du personnel des FC. Cette nouvelle façon de qualifier l’affaire suppose également que la Charte s’appliquerait aux étrangers puisqu’il n’est possible de restreindre l’action du personnel des FC que si les étrangers disposent de droits en vertu de la Charte.

[17]     Puisque sa décision est antérieure au jugement rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Khadr, la juge des requêtes n’a pu commenter cet arrêt. Elle s’est toutefois prononcée sur l’arrêt Hape.

[18]     Ayant procédé à une analyse détaillée des prétentions des appelantes concernant l’arrêt Hape, la juge des requêtes a tiré cette conclusion (au paragraphe 324 de ses motifs) :

    Il est donc clair que la décision majoritaire dans Hape n’a pas créé d’« exception au titre des droits fondamentaux de l’homme » justifiant d’affirmer l’extraterritorialité de la compétence au titre de la Charte, compétence qui sinon n’existerait pas.

[19]     Il importe de rappeler les termes qu’utilise la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Khadr lorsqu’elle reprend des extraits de l’arrêt Hape. Au paragraphe 18 de l’arrêt Khadr, la Cour suprême, en formation plénière, a tenu les propos suivants au sujet de l’arrêt Hape :

    Or, dans l’arrêt Hape, notre Cour a établi une exception importante au principe de la courtoisie.  Bien que les juges n’aient pas tous convenu des principes régissant l’application extraterritoriale de la Charte, ils ont estimé à l’unanimité que la courtoisie ne pouvait justifier la participation du Canada aux activités d’un État étranger ou de ses représentants qui vont à l’encontre des obligations internationales du Canada.  Ainsi, le respect que commande la courtoisie « cesse dès la violation manifeste du droit international et des droits fondamentaux de la personne » (Hape, par. 52, le juge LeBel; voir aussi par. 51 et 101).  Notre Cour a ajouté que le tribunal appelé à déterminer la portée de la Charte et à se prononcer sur son application doit tendre à assurer le respect des obligations du Canada en droit international (par. 56, le juge LeBel). [Non souligné dans l’original.]

[20]     Selon ce que je comprends de l’extrait précité, la Cour suprême du Canada juge que le respect et la courtoisie prennent fin là où commence la violation manifeste du droit international et des droits fondamentaux de la personne. Cela ne veut pas dire que la Charte s’appliquera en raison de ces violations. Même si l’article 7 de la Charte s’applique à « [c]hacun » (comparer ce libellé et celui de l’article 6 de la Charte : « [t]out citoyen canadien »), il faut examiner l’ensemble des circonstances propres à une situation donnée avant de pouvoir affirmer que la Charte s’applique.

[21]     Contrairement à ce que soutiennent les appelantes (au paragraphe 88 de leur mémoire), l’arrêt Khadr ne dispose pas du présent appel, non plus que l’arrêt Hape, d’ailleurs, pour les mêmes motifs.

[22]     La juge des requêtes n’a commis aucune erreur relativement à la question 2.

[23]     Il nous faut par conséquent aborder la question 1 et examiner l’ensemble des circonstances de l’espèce.

Question 1

[24]     La question 1, en l’espèce, consiste essentiel-lement à déterminer si les FC exercent un « contrôle effectif » sur une partie du territoire de l’Afghanistan, permettant ainsi une application territoriale de la Charte en territoire afghan et sur des ressortissants afghans.

[25]     Bien que les autorités militaires canadiennes aient le commandement et le contrôle d’établissement de détention des FC situé à la base aérienne de Kandahar, le Canada partage les installations aéroportuaires avec plusieurs pays membres de la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS) qui participent aux opérations de sécurité et d’infrastructure en Afghanistan. Ce « contrôle » exercé par les FC sur les établissements de détention ne peut pas être considéré comme un contrôle « effectif » au sens que donne à ce terme la Cour européenne des Droits de l’Homme (C.E.D.H.) dans Banković et autres c. Belgique et 16 autres pays contractants, requête n52207/99, décision du 12 décembre 2001, aux paragraphes 71 à 73.

[26]     Les FC ne sont pas une force d’occupation — leur présence en Afghanistan s’est faite à la demande et avec le consentement des pouvoirs en place. Ceux-ci n’ont pas consenti à ce que le champ d’application du droit canadien soit élargi pour inclure les ressortissants afghans.

[27]     Après avoir pris connaissance de la preuve documentaire qui lui a été présentée, la juge des requêtes a formulé ces remarques (aux paragraphes 158 à 160) :

Il ressort clairement du Pacte [pour l’Afghanistan] que la communauté internationale n’a pas voulu que l’Afghanistan cède sa compétence aux États qui participent à des opérations sur son territoire, mais qu’elle s’est plutôt engagée à appuyer la souveraineté afghane sur l’ensemble de son territoire et à assurer le respect de cette souveraineté, même lors d’opérations militaires dans le pays.

    Rien dans le Pacte pour l’Afghanistan ne permet de conclure que l’Afghanistan a consenti à l’application du droit canadien — ou d’ailleurs de tout autre droit étranger — sur son territoire.

    En fait, le Pacte pour l’Afghanistan traite précisément de la question de la protection des droits de l’homme sur le territoire afghan, en déclarant que le gouvernement afghan et la communauté internationale : [Non souligné dans l’original.]

[traduction] [. . .] réaffirment leur engagement de protéger et promouvoir les droits prévus par la constitution afghane et le droit international applicable, y compris les conventions internationales sur les droits de l’homme et d’autres instruments auxquels l’Afghanistan est partie. [Souligné dans l’original.]

[28]     Puis, elle a tiré la conclusion suivante (au paragraphe 161) :

    Cette disposition donne certes à croire qu’en ce qui concerne le gouvernement afghan, le régime des droits de l’homme qui  régit la communauté internationale en Afghanistan est celui que prévoit la constitution afghane et le droit international applicable. [Non souligné dans l’original.]

[29]     La juge des requêtes disposait d’éléments de preuve démontrant que les gouvernements afghan et canadien avaient expressément désigné le droit international, y compris le droit international humanitaire, comme l’ensemble des règles régissant le traitement des prisonniers détenus par le Canada. À ce sujet, elle a déclaré ce qui suit (aux paragraphes 162 à 165) :

    En ce qui concerne la relation entre les gouvernements de l’Afghanistan et du Canada, les deux pays ont expressément désigné le droit international, y compris le droit humanitaire international, comme étant le droit qui régit le traitement des prisonniers sous la garde du Canada.

    Le document intitulé « Arrangements techniques conclus par le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République islamique d’Afghanistan » est le premier à faire état de cette intention. Le paragraphe 6 en expose la portée :

[traduction] Les activités canadiennes en Afghanistan, notamment l’aide dans le conflit armé en cours, l’aide à la stabilisation et au développement sous la forme d’une équipe de reconstruction provinciale, l’aide au gouvernement de l’Afghanistan sous la forme d’une équipe consultative stratégique, la prestation de formation aux forces armées afghanes, et l’aide aux autorités chargées de l’application de la loi.

    L’article 1.4 de l’Annexe des Arrangements techniques précise : [traduction] « En donnant effet aux Arrangements, les Parties agiront en tout temps de façon conforme à leurs obligations en vertu du droit international » (non souligné dans l’original).

    Les Arrangements techniques traitent notamment du statut du personnel canadien en Afghanistan. À cet égard, l’article 1.2 de l’annexe des Arrangements techniques traduit l’engagement du Canada à [traduction] « prendre des dispositions pour que le personnel canadien [. . .] respecte le droit international et s’abstienne de toute activité incompatible avec la nature de ses opérations ou de son statut en Afghanistan » (non souligné dans l’original).

[30]     En ce qui a trait aux prisonniers, la juge des requêtes a tiré les conclusions suivantes (aux paragraphes 166 et 167) :

    Enfin, pour ce qui est du traitement des prisonniers, l’article 1.2 des Arrangements techniques prévoit qu’on accordera aux prisonniers [traduction] « le même traitement qu’aux prisonniers de guerre » et qu’ils seront transférés aux autorités afghanes [traduction] « conformément au droit international et sous réserve des assurances négociées concernant leur traitement et leur transfèrement » (non souligné dans l’original).

    De plus, l’emploi de l’expression [traduction] « prisonniers de guerre » dans les Arrangements techniques est d’importance, car elle décrit un statut juridique reconnu et défini dans la branche du droit international applicable aux conflits armés, c’est-à-dire le droit humanitaire international. Celui-ci se fonde sur de nombreuses sources, dont des instruments tels que la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949, [1965] R.T. Can. n20. Les droits des personnes emprisonnées pendant un conflit armé sont clairement définis par le droit humanitaire international.

[31]     Les appelantes soutiennent (aux paragraphes 75 à 83 de leur mémoire) que la juge des requêtes a commis une erreur de droit en fixant une norme inutilement élevée pour déterminer s’il y a consentement de la part de l’État étranger. Elles affirment que la juge cherchait à s’appuyer sur des termes précis indiquant que le gouvernement d’Afghanistan avait consenti à ce que ses ressortissants puissent bénéficier, sur son territoire, des droits prévus par la Charte canadienne. Selon les appelantes, elle aurait omis de tenir dûment compte de la conduite du gouvernement afghan et de se demander si celle-ci pouvait être considérée comme une forme d’invitation à étendre la protection accordée par la Charte à ses ressortissants dont le Canada avait la garde ou une façon d’y « acquiescer ». Or, puisque le gouvernement afghan consent manifestement à ce que les FC exercent une vaste gamme de pouvoirs, il serait illogique de conclure que [traduction] « le gouvernement afghan consent à ce que le Canada exerce ce genre de pouvoir sur ses citoyens, mais a tiré un trait afin d’exclure la protection offerte par la Charte en matière de droits de la personne » (au pararagraphe 77 du mémoire des appelantes).

[32]     La juge des requêtes a souligné que le gouvernement afghan avait expressément consenti à l’application du droit canadien à l’ensemble du « personnel canadien », une expression définie comme excluant spécifiquement les ressortissants afghans. Selon elle, il fallait donc conclure, en toute logique, que le gouvernement d’Afghanistan n’avait pas consenti à l’application du droit canadien, y compris la Charte, dans d’autres situations (aux paragraphes 168 à 170 des motifs).

[33]     Considérant que la décision de la juge des requêtes tient compte de la preuve, l’intervention de la cour n’est pas justifiée.

[34]     En dernier lieu, les appelantes soutiennent que la Cour ne devrait pas adopter le raisonnement juridique suivi par la juge des requêtes, qui a rejeté la notion d’« autorité réelle sur la personne », ou de contrôle effectif, proposée dans la jurisprudence européenne et britannique et dans d’autres sources, la jugeant imprécise. Selon elle, ce critère présentait des difficultés (au paragraphe 274 des motifs) lorsque l’on avait affaire à une opération militaire multinationale parce qu’il avait pour effet de créer une mosaïque de normes juridiques nationales, différentes les unes des autres, appliquées aux détenus afghans dans les diverses régions du pays. Elle a préféré adopter le critère fondé sur le consentement, issu de l’arrêt Hape, par lequel elle était liée (au paragraphe 294 des motifs).

[35]     Ce faisant, la juge des requêtes n’a pas commis d’erreur.

Conclusion

[36]     Je conclus que la juge des requêtes n’a commis aucune erreur dans les réponses qu’elle a données aux deux questions qui lui ont été présentées. La Charte ne s’applique pas aux situations visées par ces questions. Aucun vide juridique n’est ainsi « créé », compte tenu du fait que le droit international humanitaire s’applique. La juge des requêtes tire à juste titre la conclusion suivante (au paragraphe 64 des motifs) :

    Avant d’autoriser le transfèrement aux autorités afghanes, le général Laroche doit être convaincu qu’il n’existe aucun motif sérieux de croire qu’il existe un risque réel qu’une fois remis aux autorités afghanes, le prisonnier sera exposé à un risque de torture ou de mauvais traitements.

[37]     L’Association canadienne des libertés civiles a comparu à titre d’intervenante dans la présente affaire. J’ai examiné les arguments de l’organisme, mais mes conclusions demeurent inchangées.

[38]     L’appel est rejeté, les appelantes étant condamnées à payer les dépens des intimés.

    Le juge en chef Richard : Je suis d’accord.

    Le juge Noël J.C.A. : Je suis d’accord.

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