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[1994] 2 .C.F. 625

A-44-94

David Hunt Farms Ltd. (requérante) (appelante)

c.

Ministre de l’Agriculture (intimé) (intimé)

Répertorié : David Hunt Farms Ltd. c. Canada (Ministre de l’Agriculture) (C.A.)

Cour d’appel, juges Stone, Robertson et McDonald, J.C.A.—Ottawa, 4 février; Vancouver, 8 février 1994.

Animaux — Appel du refus d’une injonction interlocutoire visant à empêcher la destruction de bovins — Subséquemment au décret d’une interdiction frappant l’importation de bovins en provenance du R.-U., la présence d’une maladie a été diagnostiquée chez des bœufs de boucherie importés — Graves répercussions économiques si un second cas est signalé et si tous les bovins importés ne sont pas détruits — Étant donné la longue période d’incubation de la maladie, le ministre a, en vertu de la Loi sur la santé des animaux, ordonné la destruction de tous les bovins importés du R.-U. entre le premier diagnostic en 1986 et le décret d’interdiction en 1990 — Appel accueilli — Application du critère tripartite de l’arrêt Turbo Resources Ltd. — L’engagement de l’intimé de ne pas détruire les vaches importées avant qu’il soit statué sur une demande de contrôle judiciaire dans une affaire similaire en Nouvelle-Écosse satisfait au critère de la « question sérieuse » à trancher. — Il y a préjudice irréparable du fait que la somme recouvrable en vertu de la Loi est inférieure à la perte — Bien que le Canadian Beef Breeders Council puisse ajouter au plafond réglementaire, il n’a aucune obligation de le faire — L’appelante a droit à davantage qu’une simple possibilité de recevoir une indemnité supérieure au montant prescrit par la Loi — Il n’existe pas de recours délictuel pratique contre le ministre en cas de destruction des animaux car l’art. 50 de la Loi restreint à première vue sa responsabilité — Présomption de tort irréparable causé à l’intérêt public si l’injonction est prononcée — Le fait que le ministre a consenti à un bref délai pour permettre qu’une affaire similaire soit jugée au fond fait pencher la balance des inconvénients en faveur de l’appelante malgré l’importance relativement mineure de sa perte financière.

Couronne — Responsabilité délictuelle — Appel du refus d’une injonction interlocutoire visant à empêcher la destruction des bovins de l’appelante jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire — Application du critère tripartite de l’arrêt Turbo Resources Ltd. — Selon le ministre, l’appelante ne subit aucun préjudice irréparable du fait que l’indemnité fixée par règlement est inférieure à la valeur des animaux devant être détruits puisqu’elle peut intenter un recours en responsabilité délictuelle — L’art. 50 de la Loi sur la santé des animaux limite à première vue la responsabilité du ministre — Aucun recours délictuel pratique — Refus du ministre de s’engager à ne pas opposer l’art. 50 comme fin de non-recevoir à une action.

Contrôle judiciaire — Recours en equity — Injonctions — Ministre ordonnant la destruction de tous les bovins importés du R.-U. entre 1986 (apparition d’une maladie bovine mortelle) et 1990 (interdiction décrétée à l’encontre de l’importation de bovins en provenance du R.-U.) — L’appelante demande une injonction interlocutoire pour empêcher la destruction des bovins importés jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire — Application du critère tripartite de l’arrêt Turbo Resources Ltd. — Dans le cas d’un organisme public, la question de l’existence d’un préjudice irréparable ne doit pas être tranchée uniquement à partir de considérations pécuniaires — Il suffit que l’organisme public soit dans l’incapacité de remplir le mandat que la loi lui confie de protéger l’intérêt public — Importance prépondérante de la balance des inconvénients — Devoir de l’intimé de protéger l’intérêt public de l’ensemble des Canadiens — On ne saurait sous-estimer les répercussions financières — Le fait que le ministre a consenti à un bref délai pour qu’une autre affaire soit jugée au fond avant de prendre la mesure irréversible envisagée fait pencher la balance des inconvénients en faveur de l’appelante — Injonction accordée moyennant certaines conditions.

Il s’agit de l’appel d’une décision d’un juge de première instance rejetant la demande d’injonction interlocutoire de l’appelante. La présence d’un trouble neurologique mortel chez les bovins adultes, l’encéphalopathie bovine spongiforme (EBS), a été pour la première fois diagnostiquée et signalée au Royaume-Uni en 1986. Généralement, la maladie entraîne une dégénérescence rapide chez l’animal malade après une période d’incubation de plusieurs années, et sa présence ne peut être détectée que par un examen du cerveau de l’animal décédé. Une interdiction frappant l’importation de bovins en provenance du Royaume-Uni a été décrétée en 1990. En 1988, l’appelante a acheté et importé au pays deux bovins Lincoln Red du R.-U. En 1993, la maladie a été diagnostiquée chez un bœuf de boucherie importé du R.-U. au Canada en 1987 par un fermier albertain. Après que le Canada eut signalé le cas à une organisation internationale œuvrant dans le domaine de la santé, plusieurs pays ont menacé de restreindre l’accès du Canada aux marchés d’exportation si celui-ci ne prenait pas les mesures voulues afin d’éliminer le risque de propagation de cette maladie. Le défaut par le Canada de détruire rapidement tous les bovins importés du R.-U. et le signalement d’une seconde incidence de la maladie inciteraient ses partenaires commerciaux à révoquer son titre de pays exempt de la maladie, ce qui entraînerait de graves répercussions financières. Dans huit des onze troupeaux du R.-U. auxquels appartenaient les bovins exportés au Canada entre 1982 et 1990, les premiers cas de la maladie avaient été signalés au cours des vingt-quatre mois précédents. Le ministre a ordonné la destruction de tous les bovins importés du R.-U. entre 1986 et 1990. Le 10 janvier 1994, l’appelante a reçu un avis délivré en vertu de la Loi sur la santé des animaux lui ordonnant de livrer ses bovins pour qu’ils soient détruits parce qu’ils étaient soupçonnés soit d’être contaminés soit d’avoir été en contact avec des animaux malades. L’appelante a soutenu qu’il n’y avait aucune preuve que ses bovins étaient atteints de la maladie, qu’ils ne provenaient pas de l’un des troupeaux contaminés du Royaume-Uni et que le vendeur avait confirmé qu’aucun animal de son troupeau n’avait contracté la maladie ou a été exposé à de la nourriture contaminée. L’appelante a aussi fait valoir que la croyance voulant que la maladie soit contagieuse n’était pas fondée. Enfin, elle a allégué que le véritable motif de la décision du ministre de détruire les bovins importés avant 1990 était la menace d’embargo commercial. Or, si le ministre s’était vraiment soucié de la propagation de la maladie, il avait suffisamment de renseignements en sa possession à partir de 1990 pour prendre la décision qu’il a finalement prise en 1993.

Arrêt : il y a lieu d’accueillir l’appel.

Le critère tripartite de l’arrêt Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc. a été appliqué. L’engagement du ministre dans une affaire similaire en Nouvelle-Écosse de ne pas détruire les bovins jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire constituait une preuve convaincante qu’il y avait une « question sérieuse » à trancher.

L’appelante subira un préjudice irréparable si l’injonction est refusée. En vertu du Règlement sur les plafonds des valeurs marchandes des animaux devant être détruits, le ministre est tenu de verser une somme maximum de 2 000 $ par animal détruit. Or la valeur de chaque animal en cause dépasse substantiellement cette somme. Dans le cas où le montant de la perte recouvrable est limité par la loi et que ce montant est substantiellement inférieur à la perte réelle qui sera encourue si l’injonction n’est pas accordée, le préjudice irréparable est établi. C’est la suffisance de l’ »indemnité » payable en vertu du Règlement qui est en cause. Le caractère adéquat de la compensation s’apprécie suivant les principes de la common law. Bien que le Canadian Beef Breeders Council ait annoncé son intention d’ajouter au plafond réglementaire afin de se « rapprocher de la juste valeur marchande » des bovins, aucun mécanisme permettant le versement d’une indemnité additionnelle n’a encore été mis en place. De plus, cet organisme n’a envers l’appelante aucune obligation légale en vertu de laquelle celle-ci pourrait le contraindre à lui verser une pleine indemnité. L’appelante avait droit à davantage qu’une simple possibilité de recevoir une indemnité supérieure à l’indemnité minimum prescrite. Enfin, l’arrangement proposé ne tenait pas compte du principe que l’indemnité accordée devrait se rapprocher de l’indemnité recouvrable en common law.

L’article 50 de la Loi restreint à première vue la responsabilité du ministre. L’appelante n’avait donc pas un recours délictuel pratique et viable dans l’éventualité où ses animaux auraient été abattus illégalement. L’intimé n’a pas voulu convenir que l’article 50 ne constituerait pas une fin de non-recevoir à une telle action ou que la question ne serait pas soulevée.

Aux fins du présent appel, il a été tenu pour acquis qu’un tort serait causé à l’intérêt public si une injonction interlocutoire était prononcée. Dans le cas d’un organisme public, la question de l’existence d’un préjudice irréparable ne doit pas être tranchée uniquement à partir de considérations pécuniaires. Il suffit que l’organisme public soit dans l’incapacité de remplir le mandat que la loi lui confie de protéger l’intérêt public.

Le critère de la balance des inconvénients a une importance prépondérante. Il permet au tribunal de prendre en compte divers facteurs non monétairement quantifiables et qui assurent l’application souple des principes d’equity dans les diverses situations de faits. L’intimé avait l’obligation de protéger l’intérêt public de l’ensemble des Canadiens, et non seulement de ceux qui sont directement visés par les avis délivrés en vertu de la Loi. Les répercussions financières importantes que risquerait d’entraîner le signalement d’un second cas de la maladie ne sauraient être sous-estimées. Toutefois, le fait que le ministre a permis qu’une autre affaire, fondée sur la même analyse (savoir que l’intérêt public commandait la destruction de toutes les vaches importées du Royaume-Uni entre 1986 et 1990 vu la possibilité qu’elles soient porteuses de l’EBS), soit jugée au fond, moyennant un bref délai, avant que soit prise la mesure irréversible envisagée dans la présente espèce a fait pencher la balance des inconvénients en faveur de l’appelante. Rien dans la preuve n’indiquait que les bovins en provenance d’une partie du R.-U. risquaient davantage de contracter la maladie que ceux d’une autre partie du pays. Si l’engagement du ministre dans l’affaire de la Nouvelle-Écosse était fondé sur ce critère, cela entrait en conflit avec sa décision de ne pas traiter la maladie sur une base régionale ou individuelle au Canada parce que cette solution ne correspondrait pas aux exigences des marchés internationaux.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21, art. 48(1), 50a).

Règlement sur les plafonds des valeurs marchandes des animaux devant être détruits, DORS/91-222, art. 3a) (mod. par DORS 93-491, art. 1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451; (1989), 22 C.I.P.R. 172; 24 C.P.R. (3d) 1; 91 N.R. 341 (C.A.); Procureur général du Canada c. Fishing Vessel Owners’ Association of B.C., [1985] 1 C.F. 791; (1985), 61 N.R. 128 (C.A.); inf. Fishing Vessel Owners’ Assn. of B.C. c. Canada (Procureur général), T-1356-84, juge Collier, ordonnance en date du 13-7-84, C.F. 1re inst., non publiée; Eng Mee Yong v. Letchumanan s/o Valayutham, [1980] A.C. 331 (P.C.).

DÉCISION EXAMINÉE :

Macdonald c. Canada (Ministre de l’Agriculture), T-3017-93, 7-3-94.

DÉCISIONS CITÉES :

American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.); Nintendo of America Inc. c. Canamerica Corp. (1991), 36 C.P.R. (3d) 352; 127 N.R. 232 (C.A.F.).

DOCTRINE

Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance, 2nd ed. Toronto : Canada Law Book, 1993.

APPEL du refus d’accorder une injonction interlocutoire visant à empêcher la destruction de bovins jusqu’à ce qu’il soit statué sur une demande de contrôle judiciaire. Appel accueilli.

AVOCATS :

Robert L. Armstrong pour la requérante (appelante).

John Vaissi Nagy et Neelam Jolly pour l’intimé (intimé).

PROCUREURS :

Meighen, Demers, Toronto, pour la requérante (appelante).

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé (intimé).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Robertson, J.C.A. : Il s’agit en l’espèce d’un appel formé suivant la procédure accélérée à l’encontre de la décision d’un juge de première instance, en date du 27 janvier 1994, rejetant la demande d’injonction interlocutoire de l’appelante. Vu l’urgence de la situation, la requête initiale a été entendue par conférence téléphonique. Le juge de première instance n’a pas produit de motifs écrits et ses motifs oraux n’ont pas été enregistrés. Par conséquent, nous sommes forcés d’apprécier à première vue s’il a commis une erreur de droit en appliquant le critère bien connu en trois volets analysé dans l’arrêt Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451 (C.A.). L’intimé a accepté de suspendre l’application de la mesure que l’injonction vise à empêcher jusqu’à ce qu’il soit statué sur le présent appel. Le litige se résume essentiellement comme suit.

En 1986, on a diagnostiqué et signalé la présence d’un trouble neurologique mortel chez les bovins adultes au Royaume-Uni. La maladie, l’encéphalopathie bovine spongiforme (EBS), plus communément connue sous le nom de « maladie de la vache folle », est transmise par la nourriture contaminée. Elle possède deux caractéristiques : en premier lieu, elle entraîne une dégénérescence rapide chez les animaux contaminés après l’apparition des premiers symptômes, généralement après une période d’incubation de plusieurs années. En second lieu, sa présence ne peut être détectée que par un examen du cerveau de l’animal décédé.

Depuis sa première apparition, l’EBS a atteint des proportions épidémiques : plus de 112 000 cas ont été recensés seulement au Royaume-Uni où environ la moitié de tous les troupeaux laitiers et un dixième de tous les troupeaux de bovins de boucherie ont été contaminés. En réaction, Agriculture Canada a cessé en 1990 de délivrer des permis d’importation de bovins en provenance du Royaume-Uni. À l’heure actuelle, le Ministère exige que la présence de la maladie soit déclarée et il a mis en place un « réseau de surveillance active » chargé de veiller à ce que les cas suspects soient soumis à une analyse en laboratoire.

En 1988, soit deux ans avant l’interdiction frappant les importations de bovins décrétée par Agriculture Canada, l’appelante a acheté et importé au pays deux bovins Lincoln Red du Royaume-Uni. En novembre 1993, un bœuf de boucherie qui avait été importé du Royaume-Uni au Canada par un fermier albertain a été abattu après qu’il eut manifesté des symptômes neurologiques associés à l’EBS. En décembre 1993, les analyses de laboratoire ont confirmé le diagnostic préliminaire quant à la présence de la maladie. Agriculture Canada a subséquemment appris que dans huit des onze troupeaux du Royaume-Uni auxquels appartenaient les bovins exportés au Canada entre 1982 et 1990, les premiers cas d’EBS avaient été signalés au cours des vingt-quatre mois précédents.

Conformément à des obligations internationales, Agriculture Canada a, en décembre 1993, averti l’Office international des Épizooties, organisation œuvrant dans le domaine de la santé, de la présence de l’EBS en Alberta. Cette organisation a établi, à un niveau global, les procédures à suivre dans le traitement, le diagnostic et le signalement de la maladie. Agriculture Canada a également prévenu les autorités gouvernementales étrangères de l’incidence de l’EBS en Alberta. Cette information a immédiatement engendré des réactions négatives. Plusieurs pays ont menacé de restreindre l’accès du Canada aux marchés d’exportation si celui-ci ne prenait pas les mesures voulues afin d’éliminer le risque de propagation de l’EBS. Il est allégué que l’économie agricole canadienne, tant sur le marché interne que sur le marché des exportations, subira des dommages importants si tous les bovins importés du Royaume-Uni depuis 1986 ne sont pas rapidement détruits. Apparemment, si le Canada n’agit pas en ce sens et qu’est signalée une seconde incidence de l’EBS, ses principaux partenaires commerciaux révoqueront son titre de pays exempt de cette maladie. Dans les circonstances, le ministre intimé a ordonné la destruction de tous les bovins importés du Royaume-Uni entre 1986 et 1990.

Le 10 janvier 1994, l’appelante a reçu un avis délivré sous le régime du paragraphe 48(1) de la Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21 (la « Loi »), lui ordonnant de livrer les bovins en cause le 31 janvier 1994 pour qu’ils soient détruits. L’avis précise que les bovins sont soupçonnés soit d’être contaminés soit d’avoir été en contact avec des animaux malades. Le 26 janvier 1994, l’appelante a présenté une demande de contrôle judiciaire et d’injonction interlocutoire. Elle conteste la validité de l’avis en s’appuyant sur trois moyens.

En premier lieu, l’appelante soutient qu’il n’y a aucune preuve que ses bovins soient atteints de la maladie. Elle allègue qu’ils ne proviennent pas de l’un des onze troupeaux contaminés du Royaume-Uni et que le vendeur a confirmé qu’aucun animal de son troupeau n’a contracté la maladie ou a été exposé à de la nourriture contaminée. En second lieu, l’appelante fait valoir que la croyance voulant que la maladie soit contagieuse n’est pas fondée. En troisième lieu, elle allègue que le véritable motif sous-tendant la décision du ministre de détruire les bovins importés avant 1990 est la menace d’embargo commercial planant depuis le signalement du cas albertain. Elle soutient que si le ministre s’était vraiment soucié de la propagation de la maladie, il avait suffisamment de renseignements en sa possession à partir de 1990 pour prendre la décision qu’il a finalement prise en 1993.

Le contexte ainsi établi, nous examinerons maintenant l’application du critère tripartite afin de déterminer si le juge de première instance a commis une erreur en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder un redressement interlocutoire.

Il est entendu qu’on a satisfait au premier volet du critère tripartite. Selon les deux parties en effet, le juge de première instance a reconnu à l’instruction que l’appelante avait soulevé une question sérieuse, du moins en partie, sur le fondement d’un engagement consenti dans une affaire similaire devant être entendue le 7 mars 1994 en Nouvelle-Écosse devant un juge de première instance de cette Cour (MacDonald c. Canada (Ministre de l’Agriculture), no de greffe T-3017-93). Dans cette affaire, le ministre intimé a donné l’engagement que les bovins du requérant ne seront pas détruits avant qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire. En retour, une ordonnance par consentement pour l’instruction accélérée de la demande de contrôle judiciaire a été présentée à la Cour et accordée par un juge de la Section de première instance.

Selon toute apparence, le juge de première instance a estimé que l’engagement consenti par l’intimé dans l’affaire de la Nouvelle-Écosse constituait une preuve convaincante qu’il avait été satisfait, dans la présente espèce, au critère de la « question sérieuse ». L’intimé ne remet pas en cause cette conclusion, bien qu’il conteste, comme on le verra plus loin, la pertinence de l’engagement eu égard à l’appréciation de la balance des inconvénients.

Le second volet du critère tripartite a trait à la question du préjudice irréparable. Rappelons, toutefois, que si le requérant peut être exposé à un préjudice irréparable en cas de refus de l’injonction, il peut en être de même pour l’intimé en cas d’octroi de l’injonction. À l’évidence, la question du préjudice irréparable doit être analysée dans cette double perspective. J’analyserai d’abord la question du préjudice irréparable pour l’appelante.

En l’espèce, en vertu du règlement pris en vertu de la Loi, le ministre est tenu de verser une indemnité maximum de 2 000 $ par animal détruit [(Règlement sur les plafonds des valeurs marchandes des animaux devant être détruits, DORS/91-222, alinéa 3a)) [mod. par DORS/93-491, art. 1]]. Il est entendu que la valeur de chaque animal en cause dépasse substantiellement cette somme. Selon la preuve de l’intimé, chaque animal vaut 5 000 $. Selon l’appelante, leur valeur est plutôt de 7 500 $.

Sous réserve des arguments analysés plus loin, j’estime qu’il va de soi que l’appelante subira un préjudice irréparable si l’injonction lui est refusée. Ce n’est pas la suffisance du recours en « dommages-intérêts » qui est en cause. C’est plutôt la suffisance de l’« indemnité » payable en vertu du Règlement. Dans le cas où, comme en l’espèce, le montant de la perte recouvrable est limité par la loi et que ce montant est substantiellement inférieur à la perte réelle qui sera encourue si l’injonction n’est pas accordée, le préjudice irréparable est établi. Je tiens pour acquis en droit que la compensation adéquate s’apprécie suivant les principes de la common law : voir American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.), à la page 408.

Anticipant cette conclusion, l’intimé a tenté de nous persuader qu’en fait et en droit l’appelante sera en mesure d’obtenir une indemnité excédant le plafond fixé par règlement. Il a fait valoir, par la voie d’un communiqué de presse, que le Canadian Beef Breeders Council, organisme représentant les intérêts des éleveurs de bovins de boucherie, entendait de quelque manière ajouter au plafond réglementaire afin de se [traduction] « rapprocher de la juste valeur marchande » des bovins. Cet argument soulève des objections évidentes. En effet, aucun mécanisme permettant le versement d’une indemnité additionnelle n’a encore été mis en place. De plus, l’organisme en question n’a envers l’appelante aucune obligation légale en vertu de laquelle celle-ci pourrait le contraindre à lui verser une pleine indemnité. Or l’appelante a droit à davantage qu’une simple possibilité de recevoir une indemnité supérieure à l’indemnité minimum prescrite. Enfin, l’arrangement proposé ne tient pas compte du principe que l’indemnité accordée devrait se rapprocher des sommes recouvrables en common law.

Sur ce point, l’intimé fait valoir un argument subsidiaire, savoir que si l’appelante n’était pas satisfaite du montant total de l’indemnité, il lui serait alors loisible de poursuivre le ministre en responsabilité délictuelle. Cet argument se fonde sur l’article 50 de la Loi, lequel restreint à première vue la responsabilité du ministre :

50. Sa Majesté n’est pas tenue des pertes, dommages ou frais—loyers ou droit—entraînés par l’exécution des obligations découlant de la présente loi ou des règlements, notamment celle de fournir des terrains, locaux, laboratoires ou autres installations et d’en assurer l’entretien au titre de l’article 31.

Ironiquement, c’est l’intimé qui soutient que l’article 50 peut s’interpréter comme limitant la responsabilité de Sa Majesté dans le cas où le ministre agit au titre du paragraphe 48(1) de la Loi. Aussi intéressante soit l’interprétation proposée, je ne suis pas convaincu que l’appelante ait un recours délictuel pratique et viable dans l’éventualité où on estimerait que ses animaux ont été abattus illégalement. C’est une chose, pour une partie, que de débattre de la perte réelle subie mais c’est une toute autre chose que de faire valoir avec succès, dans une procédure contradictoire, qu’une loi n’exonère pas l’autre partie (le ministre) de toute responsabilité. En arrivant à cette conclusion, je ne puis ignorer le fait que l’intimé n’a pu convenir que l’article 50 ne constituerait pas une fin de non-recevoir à une telle action ou du moins que la question ne serait pas soulevée. J’ai donc la conviction que l’appelante subira un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée. Cette conclusion nous amène maintenant à examiner la question du préjudice irréparable du point de vue de l’intimé.

Il serait incorrect, en droit, de tenir pour acquis que l’intimé ne peut subir un préjudice irréparable. Il serait également incorrect de tenir pour acquis qu’il faille clairement conclure à l’existence d’un préjudice irréparable pour le défendeur, tel le ministre intimé, avant de décider, suivant la balance des inconvénients, s’il convient de prononcer une injonction. Ces deux principes juridiques s’appuient sur la jurisprudence de cette Cour que je vais maintenant analyser.

Le premier principe a été fermement établi par cette Cour dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Fishing Vessel Owners’ Association of B.C., [1985] 1 C.F. 791 (C.A.). Dans cette affaire, une injonction interlocutoire avait été accordée pour empêcher la mise en œuvre d’un plan gouvernemental visant à prolonger la saison de pêche au saumon pour les bateaux utilisant des engins de pêche à filets maillants, mais non pour les bateaux de pêche équipés d’engins à senne coulissante. Les « senneurs » ont demandé une injonction, alléguant que la décision était discriminatoire en ce qu’elle ne visait pas des objectifs de conservation mais se fondait plutôt sur des considérations socio-économiques privilégiant les intérêts des pêcheurs aux filets maillants au détriment de ceux des senneurs.

Le juge de première instance a accordé l’injonction [T-1356-84, le juge Collier, ordonnance en date du 13-7-84, C.F. 1re inst., non publiée]. En appel, cette Cour a estimé que celui-ci avait commis une erreur en tenant pour acquis que le procureur général ne subirait aucun tort irréparable si une injonction était prononcée. Au nom de la Cour, le juge Pratte, J.C.A., a notamment conclu, à la page 795 :

[L]e juge a eu tort de tenir pour acquis que le fait d’accorder l’injonction ne causerait aucun tort aux appelants. Lorsqu’on empêche un organisme public d’exercer les pouvoirs que la loi lui confère, on peut alors affirmer, en présence d’un cas comme celui qui nous occupe, que l’intérêt public, dont cet organisme est le gardien, subit un tort irréparable.

Il appert des faits ci-dessus que si l’injonction était accordée, deux groupes auraient subi un préjudice irréparable : les pêcheurs aux filets maillants qui auraient été privés de l’occasion de pêcher pendant une plus longue période, et l’intérêt public dans la mesure où le plan gouvernemental comportant des objectifs de conservation n’aurait pu être mis en œuvre. Je dois souligner que lorsqu’il s’agit d’apprécier l’existence d’un préjudice irréparable dans le cas d’un organisme public, la question ne doit pas être tranchée uniquement à partir de considérations pécuniaires. Il suffit que l’organisme public soit dans l’incapacité de remplir le mandat que la loi lui confie de protéger l’intérêt public. La question qu’il nous faut trancher est donc celle de savoir si l’intérêt public subira un préjudice irréparable si l’appelante obtient l’injonction demandée. C’est une question difficile.

Je suis d’accord avec le professeur Sharpe lorsqu’il écrit qu’[traduction] « il est extrêmement difficile de définir avec précision le préjudice irréparable ». (R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (2e éd.) (Toronto : Canada Law Book, 1993) à la page 2-24, paragraphe 2.440). J’ajouterai qu’il n’est pas toujours évident de savoir si l’intérêt public subira un préjudice irréparable en cas d’octroi ou de refus d’une injonction. Aux fins du présent appel, je suis prêt à tenir pour acquis qu’un tort sera causé à l’intérêt public si une injonction interlocutoire est prononcée. Quoi qu’il en soit cependant, pareille conclusion n’est pas une condition préalable à l’application du troisième volet du critère tripartite.

Lord Diplock a clairement dégagé, dans l’arrêt Eng Mee Yong v. Letchumanan s/o Valayutham, [1980] A.C. 331 (P.C.), à la page 337, le sens de l’élément « balance des inconvénients » de ce critère :

[traduction] Le principe régissant l’octroi d’une injonction interlocutoire est celui de la répartition des inconvénients; celui qui demande le prononcé d’une injonction interlocutoire n’a pas à convaincre la cour de l’existence d’une « probabilité », ni à établir une « apparence de droit » ou une « forte apparence de droit »; il n’a pas à démontrer qu’il aura gain de cause si son action est instruite; avant cependant que ne puisse se poser la question de la répartition des inconvénients, la partie qui sollicite l’injonction doit convaincre la cour que sa demande n’est ni futile ni vexatoire; en d’autres termes, cette partie doit établir que les éléments de preuve présentés à la cour révèlent l’existence d’une question sérieuse à trancher : American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396.

Dans l’arrêt Turbo Resources, précité, le juge d’appel Stone a souligné l’importance prépondérante du critère de la balance des inconvénients tout en mettant en garde contre l’application purement mécanique des critères juridiques. Il s’est exprimé ainsi aux pages 474 et 475 :

Je dois préciser à ce stade-ci que je suis favorable au point de vue selon lequel ces facteurs ne constituent pas une suite d’étapes applicables mécaniquement suivant un ordre préréglé. Le professeur Robert J. Sharpe nous met en garde contre la rigidité d’une telle approche dans son ouvrage intitulé Injunctions and Specific Performance (Toronto, 1983), où il note que chacun des facteurs devrait être [traduction] « considéré comme un guide dont la coloration et la définition s’adaptent aux circonstances de chaque espèce. » Il observe également qu’ils ne doivent pas être considérés « comme des catégories distinctes et étanches », et qu’ils « entretiennent des rapports les uns avec les autres, de sorte que la force constatée à l’égard d’un des aspects du critère doit pouvoir compenser les faiblesses souffertes par ailleurs ». En d’autres termes, compte tenu du fait que la répartition des inconvénients est de la plus haute importance, beaucoup de souplesse est requise. [Je souligne.]

Il m’apparaît incontestable que les questions de préjudice irréparable et de balance des inconvénients sont inextricablement liées. Mais c’est la balance des inconvénients qui permet au tribunal de prendre en compte divers facteurs non quantifiables en termes monétaires : voir Sharpe, précité, à la page 2-30, paragraphe 2.530. C’est l’élément « balance des inconvénients » du critère qui assure l’application souple des principes d’equity dans les diverses situations de faits. Ainsi, la probabilité d’un préjudice irréparable n’est qu’un des facteurs à soupeser lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu d’accorder une injonction interlocutoire : voir Nintendo of America Inc. c. Canamerica Corp. (1991), 36 C.P.R. (3d) 352 (C.A.F.).

Dans l’espèce qui nous occupe, l’intimé a l’obligation de protéger l’intérêt public de tous les Canadiens, et non seulement de ceux qui sont directement visés par les avis délivrés en vertu de la Loi. Nul ne saurait sous-estimer non plus les répercussions financières importantes que risquerait d’entraîner le signalement d’un second cas de la maladie. Selon la preuve, les exportations canadiennes de bœuf atteignent 1 milliard 600 millions de dollars. Étant donné la perte financière relativement mineure que subirait l’appelante ainsi que les efforts du ministre en vue d’assurer le versement d’une indemnité adéquate, on pourrait soutenir que la balance des inconvénients penche en faveur de l’intimé.

Toutefois, l’appelante cherche à ajouter à l’analyse un facteur additionnel, savoir l’engagement du ministre, dans l’affaire de la Nouvelle-Écosse, de ne pas détruire les bovins avant la conclusion de la demande de contrôle judiciaire dont l’audition doit avoir lieu le 7 mars 1994. Elle fait valoir qu’elle a droit à « l’égalité de traitement », ce à quoi l’intimé réplique que c’est une erreur de mettre les deux affaires sur un pied d’« égalité ». Sa principale objection se fonde sur la différence alléguée entre les circonstances de chaque affaire. Il soutient qu’il est à la fois inopportun et erroné en droit de faire pencher la balance des inconvénients en faveur de l’appelante sur la base d’un engagement consenti dans un autre contexte factuel.

À mon avis, cet argument est mal fondé. La mesure que l’intimé a prise en l’espèce dans l’affaire de la Nouvelle-Écosse était fondée sur la même analyse, savoir que l’intérêt public commandait la destruction de toutes les vaches importées du Royaume-Uni entre 1986 et 1990 en raison de la possibilité qu’elles soient porteuses de l’EBS. Le motif pour lequel l’intimé cherche à obtenir la destruction des vaches de l’appelante est donc le même que celui qu’il invoque dans l’affaire de la Nouvelle-Écosse.

L’intimé a fait valoir que les bovins de l’appelante couraient davantage de risques que ceux du fermier de la Nouvelle-Écosse en raison de leur origine et de leur race. Cet argument doit être rejeté pour deux motifs. En premier lieu, rien dans la preuve n’indique que les bovins en provenance d’une partie du Royaume-Uni risquent dans une proportion plus grande de contracter la maladie que ceux d’une autre partie du pays. En second lieu, si l’engagement du ministre dans l’affaire de la Nouvelle-Écosse est fondé sur ce critère, cela entre en conflit avec sa décision de ne pas traiter la maladie sur une base régionale ou individuelle au Canada parce que cette solution [traduction] « ne correspondrait pas aux exigences des marchés internationaux ».

Je ne puis accepter l’argument de l’intimé voulant que la balance des inconvénients devrait pencher en sa faveur. Le fait que le ministre ait permis qu’une autre affaire soit jugée au fonds, moyennant un bref délai, avant que soit prise la mesure irréversible envisagée dans la présente espèce est déterminant. Par conséquent, j’arrive à la conclusion qu’il y a lieu de prononcer une injonction suivant les conditions énoncées ci-après.

Pendant la durée de l’injonction, laquelle sera en vigueur jusqu’à ce que la Section de première instance ait réglé de façon définitive la demande de contrôle judiciaire, l’appelante ne devra vendre aucune desdites vaches ou autrement en disposer, ou permettre qu’elles sortent de la ferme où elles se trouvent présentement. L’appelante devra également garder lesdites vaches en stricte quarantaine, à l’écart du reste de son troupeau. Si l’une ou l’autre des vaches devait manifester un symptôme quelconque de l’EBS, l’appelante devra en avertir immédiatement l’intimé.

À l’audition du présent appel, l’avocat de l’appelante a déclaré que sa cliente fera diligence dans sa demande de contrôle judiciaire afin que l’affaire soit prête pour audition en Section de première instance au plus tard le 7 mars 1994, date fixée pour l’audition de l’affaire de la Nouvelle-Écosse. En conséquence, il devrait être loisible à l’intimé de s’adresser à cette Cour afin d’obtenir l’annulation de l’injonction pour le motif que l’appelante n’a pas agi de bonne foi dans la poursuite de sa demande de contrôle judiciaire ou n’a pas sollicité une audition urgente de cette demande par la Section de première instance, savoir le plus tôt possible, de préférence le 7 mars 1994 au plus tard.

Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler l’ordonnance du juge de première instance en date du 27 janvier 1994 rejetant la demande d’injonction interlocutoire, et de rendre l’ordonnance suivant les conditions indiquées précédemment. L’appelante a droit à ses frais tant devant la présente instance que devant l’instance inférieure.

Le juge Stone, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

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