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A-272-13

2014 CAF 113

Jeyakannan Kanthasamy (appelant)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour d’appel fédérale, juge en chef Blais et juges Sharlow et Stratas, J.C.A.—Toronto, 4 novembre 2013; Ottawa, 2 mai 2014.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Appel d’une décision de la Cour fédérale de rejeter une demande de contrôle judiciaire visant la décision de l’intimé de rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par l’appelant en vertu de l’art. 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’appelant, un Tamoul du Sri Lanka, est un demandeur d’asile débouté dont la demande présentée au titre de l’art. 25 a également été rejetée — L’agente qui a rendu la décision a interprété l’art. 25 comme obligeant l’appelant à démontrer qu’il serait exposé personnellement et directement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait retourner au Sri Lanka — La Cour fédérale a confirmé la décision et a certifié la question de savoir quelle est la nature du risque, s’il en est, qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’art. 25 de la Loi — Il s’agissait de savoir quelle était l’interprétation appropriée des art. 25 et 25(1.3) de la Loi — Il s’agissait également de savoir si la décision prise par l’agente selon le dossier de la preuve qui lui était présenté était raisonnable — L’art. 25(1) exige une preuve que le demandeur sera personnellement exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives — L’art. 25(1.3) précise que le processus d’examen des motifs d’ordre humanitaire ne doit pas reproduire les processus prévus aux articles 96 et 97 de la Loi — Selon l’art. 25, l’agent d’immigration doit examiner les faits en fonction des difficultés et non pas les facteurs se rapportant aux risques — Les facteurs prévus aux art. 96 et 97 pourraient ne pas être pris en compte au titre de l’art. 25(1), aux termes de l’art. 25(1.3), mais les faits sur lesquels ces facteurs sont fondés pourraient néanmoins être pertinents dans la mesure où ils se rapportent à la question de savoir si le demandeur éprouverait directement ou personnellement des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives — En l’espèce, l’agente a pris une décision acceptable et pouvant se justifier au regard des faits qui lui ont été présentés — Sa décision n’était pas irrationnelle ni arbitraire — Appel rejeté.

Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale de rejeter une demande de contrôle judiciaire visant la décision de l’intimé de rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par l’appelant en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

L’appelant, un Tamoul de 17 ans originaire du Nord du Sri Lanka, est arrivé au Canada en 2010 et a présenté une demande d’asile. Cette demande a été refusée au motif que les autorités sri-lankaises avaient pris des mesures pour améliorer la situation des Tamouls et que l’appelant ne serait pas exposé à un risque à son retour au Sri Lanka. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire que l’appelant a présentée en vertu de l’article 25 de la Loi a également été rejetée. L’agente qui a rendu la décision a interprété le paragraphe 25(1) comme obligeant l’appelant à démontrer que le fait de devoir retourner au Sri Lanka pour présenter une demande de résidence permanente l’exposerait personnellement et directement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. La Cour fédérale a jugé que cette décision était raisonnable et a interprété le paragraphe 25(1.3) comme obligeant l’agente à tenir compte de toutes les difficultés possibles auxquelles le demandeur serait personnellement et directement exposé, peu importe si cet élément de preuve a déjà été pris en compte dans le cadre du processus de détermination de la qualité de réfugié. La question de savoir quelle est la nature du risque, s’il en est, qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’article 25 de la Loi a été certifiée.

La question en litige visait l’interprétation appropriée de l’article 25, et plus particulièrement du récent paragraphe 25(1.3). Ce paragraphe prévoit que dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe 25(1), l’intimé « ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié  au sens de la Convention  aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face ». Enfin, il s’agissait également de savoir si la décision prise par l’agente dans le dossier de la preuve qui lui a été présenté était raisonnable.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Le paragraphe 25(1) exige une preuve que le demandeur sera personnellement exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Cette norme exprime de manière concise le type de considérations exceptionnelles qui justifient la prise de mesures spéciales sous le régime de la Loi et exige que les demandeurs établissent un lien entre la preuve de l’existence de difficultés et leur situation personnelle. Le paragraphe 25(1.3) souligne que l’étude au titre de l’article 25 tient compte des « éléments liés aux difficultés auxquelles l’étranger fait face ». Elle ne vise pas à modifier la norme générale du paragraphe 25(1). Le paragraphe 25(1.3) précise plutôt expressément que le processus de révision pour des motifs d’ordre humanitaire ne doit pas reproduire les processus exécutés au titre des articles 96 et 97 de la Loi. Cela ne signifie pas que les faits qui ont été présentés dans le cadre des procédures relatives aux articles 96 et 97 de la Loi ne sont pas pertinents dans le cadre d’une demande de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire. Ces faits font partie d’un ensemble de faits qui donne lieu à des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales en vertu du paragraphe 25(1). Le rôle de l’agente en vertu de l’article 25 est d’examiner les faits en fonction des difficultés et non pas les facteurs se rapportant aux risques. Des facteurs comme la crainte fondée de persécution, la menace à la vie et le risque de traitement ou de peines cruels et inusités  des facteurs prévus aux articles 96 et 97  pourraient ne pas être pris en compte au titre du paragraphe 25(1), aux termes du paragraphe 25(1.3), mais les faits sur lesquels ces facteurs sont fondés pourraient néanmoins être pertinents dans la mesure où ils se rapportent à la question de savoir si le demandeur éprouverait directement ou personnellement des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Cet exercice plus général d’examen des difficultés en question comprend la prise en compte « des conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur ».

Dans la présente affaire, l’agente a pris une décision acceptable et pouvant se justifier au regard des faits qui lui ont été présentés. L’agente s’est instruite correctement sur le droit applicable et a tenu compte des divers éléments de preuve qui lui ont été présentés. Dans le cadre de l’examen du caractère raisonnable, le mandat de la Cour se limite à cerner les décisions irrationnelles et arbitraires qui font intervenir sa compétence fondée sur la primauté du droit, comme le défaut de participer à la procédure de recherche des faits, le défaut de respecter une exigence claire de la loi lors de la recherche de faits, la présence d’illogisme et d’irrationalité dans cette procédure ou le fait de tirer des conclusions de fait sans aucun fondement acceptable. La décision de l’agente n’était entachée d’aucun de ces défauts. Elle était donc raisonnable.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, L.C. 2010, ch. 8, art. 4.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3, 11(1), 25, 72(1), 74d), 96, 97.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS NON SUIVIES :

Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Yhap c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 1 C.F. 722 (1re inst.); Chirwa, Lancelot (1970), 4 I.A.C. 338 (C.A.I.).

décisions appliquées :

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Lim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 956; Caliskan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1190, [2014] 2 R.C.F. 111.

décisions examinées :

Lemus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84; Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895.

décisions citées :

Kunkel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 347; Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89; Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706; Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 11; Rizvi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 463; Hinzman c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CAF 177; Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 C.F. 555; Lalane c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 6; Eng c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 596; Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299; Reis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 179; Jung c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 678; Aoanan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 734; Pannu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1356; Abraham c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 266; Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75; Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., District 15, [1997] 1 R.C.S. 487; Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l'industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644.

DOCTRINE CITÉE

Citoyenneté et Immigration Canada. Traitement des demandes au Canada (IP). Chapitre IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire.

APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2013 CF 802, [2014] 3 R.C.F. 438) de rejeter une demande de contrôle judiciaire visant la décision de l’intimé de rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par l’appelant en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Appel rejeté.

ONT COMPARU

Barbara Jackman pour l’appelant.

Alexis Singer et Aleksandra Lipska pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Jackman, Nazami & Associates, Toronto, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Stratas, J.C.A. : M. Kanthasamy interjette appel du jugement par lequel la Cour fédérale — 2013 CF 802, [2014] 3 R.C.F. 438, la juge Kane — a rejeté sa demande de contrôle judiciaire visant le rejet par le ministre de sa demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la Loi ou la LIPR].

[2]        La Cour a instruit l’appel de M. Kanthasamy en même temps que l’appel dans l’affaire Lemus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114. Une question commune est au cœur des deux appels, celle de l’interprétation du paragraphe 25(1) de la Loi, modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, L.C. 2010, ch. 8, article 4. Cette dernière modification a donné lieu à l’ajout du nouveau paragraphe 25(1.3).

[3]        Les présents motifs tranchent la question commune et touchent les deux appels. J’ordonne par conséquent que copie des présents motifs soit transmise aux avocats dans la présente affaire et aux avocats dans l’appel Lemus. Les présents motifs doivent également être versés au dossier de l’appel Lemus.

[4]        Je rejetterais l’appel de M. Kanthasamy. J’estime que l’interprétation donnée par la Cour fédérale au paragraphe 25(1), modifié, était pour l’essentiel correcte. En outre, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur dans son choix de la norme de contrôle, ni dans l’application de cette norme.

A.        Faits essentiels et régime législatif applicable

[5]        Tout étranger — c.-à-d. une personne qui n’est ni citoyen ni résident permanent du Canada — doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à un agent les visa et autres documents requis par règlement (paragraphe 11(1) de la Loi). Aux termes du paragraphe 11(1), l’agent peut délivrer ce visa et ces documents sur preuve que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la Loi.

[6]        Certains étrangers s’estiment incapables de présenter pareille demande préalablement à leur entrée au Canada, par exemple ceux qui fuient leur pays d’origine et qui demandent l’asile une fois arrivés au Canada.

[7]        C’est la situation dans laquelle s’est trouvé M. Kanthasamy, Tamoul de 17 ans originaire du Nord du Sri Lanka. Il est arrivé au Canada en 2010 et a demandé l’asile sur le fondement des articles 96 et 97 de la Loi, reproduits ci‑après :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

Définition de « réfugié »

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

Personne à protéger

[8]        Le 18 février 2011, après avoir conclu que les autorités du Sri Lanka avaient pris diverses mesures pour améliorer la situation des Tamouls et que M. Kanthasamy ne serait pas exposé à un risque advenant son retour dans ce pays, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile de M. Kanthasamy. La Cour fédérale a ensuite rejeté la demande présentée par M. Kanthasamy pour être autorisé à présenter une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

[9]        La Loi reconnaît que retourner dans leur pays d’origine pour y présenter une demande de visa occasionne dans certains cas aux demandeurs d’asile déboutés des difficultés intolérables.

[10]      La Loi prend cette situation en compte, notamment le paragraphe 25(1). Plus particulièrement, certains étrangers peuvent demander, sur le fondement de ce paragraphe, qu’on les dispense de l’obligation de présenter hors du Canada leur demande de visa. Le ministre peut accorder cette dispense s’il estime que « des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ».

[11]      Le paragraphe 25(1) de la Loi dispose :

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

[12]      Tel que je l’ai mentionné au début des présents motifs, le paragraphe 25(1.3) a récemment été ajouté à l’article 25 de la Loi. Il dispose que, dans l’étude d’une demande faite au titre du paragraphe 25(1), le ministre « ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face ».

[13]      Se fondant sur l’article 25, M. Kanthasamy a demandé qu’on l’autorise à présenter au Canada une demande de statut de résident permanent canadien pour des considérations d’ordre humanitaire. Comme je l’ai mentionné précédemment, la demande d’asile de M. Kanthasamy avait déjà été rejetée, et les facteurs pertinents aux fins de l’article 96 et du paragraphe 97(1) avaient déjà été pris en considération d’une manière qui lui était défavorable. Dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe 25(1) de M. Kanthasamy, le ministre devait tenir compte des instructions données au paragraphe 25(1.3). Le sens à donner à ce paragraphe et la façon dont il devait être appliqué étaient en jeu en l’espèce.

[14]      L’agent a rejeté au nom du ministre la demande fondée sur le paragraphe 25(1) de M. Kanthasamy. Le ministre a ensuite accepté que l’affaire soit réexaminée. Un autre agent (l’agente) a procédé au réexamen et rendu sa décision.

[15]      Le réexamen de l’agente a été effectué en deux temps, soit le 25 avril 2012 et le 11 juillet 2012. Il a été tenu compte, à la deuxième date, d’observations de M. Kanthasamy qui n’étaient pas disponibles avant le premier jour. Je désignerai ces deux examens collectivement sous le nom de « décision ». La décision a finalement fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, qui l’a rejetée, et elle est maintenant portée en appel devant nous.

[16]      Par la décision rendue par suite du réexamen, l’agente a rejeté la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire présentée par M. Kanthasamy en vertu du paragraphe 25(1). L’agente a interprété ce paragraphe comme requérant que M. Kanthasamy démontre que, s’il devait retourner au Sri Lanka pour y demander la résidence permanente canadienne, il subirait personnellement et directement des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives (parfois qualifiées de « démesurées »).

[17]      M. Kanthasamy a présenté à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Il a notamment soutenu que, en raison du paragraphe 25(1.3), l’agente avait erronément fait abstraction de certains éléments.

[18]      La Cour fédérale a examiné la décision de l’agente selon la norme de la raisonnabilité. Elle a conclu que la décision était raisonnable. Dans ses motifs, la Cour fédérale a interprété le paragraphe 25(1.3) comme imposant à l’agente l’obligation de prendre en compte toutes les difficultés éventuelles pouvant être subies personnellement, directement et de manière défavorable par le demandeur, que les éléments de preuve en cause aient ou non déjà été pris en compte lors du processus servant à établir la qualité de réfugié.

[19]      La Cour fédérale a dit estimer que le paragraphe 25(1.3) était source d’incertitude quant à savoir exactement ce qu’il fallait prendre en compte dans l’étude d’une demande où sont invoquées, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi, des considérations d’ordre humanitaire. Elle a par conséquent certifié la question suivante [au paragraphe 74] :

Quelle est la nature du risque, s’il en est, qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’article 25 de la LIPR, modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés?

[20]      M. Kanthasamy interjette appel devant notre Cour.

B.        Questions préliminaires

1)    Compétence de notre Cour pour instruire l’appel

[21]      Le ministre soutient que la question certifiée par la Cour fédérale n’est pas appropriée parce qu’elle ne permet pas de régler l’appel. La question suppose que l’agente a omis d’évaluer des allégations et éléments de preuve dans la présente affaire en raison du paragraphe 25(1.3). Or, tel n’a pas été le cas. D’après le ministre, l’agente a considéré tous les points soulevés par M. Kanthasamy et elle les a évalués par le prisme des difficultés.

[22]      À mon avis, la question certifiée est appropriée.

[23]      La Cour fédérale ne peut certifier qu’une question grave de portée générale qui transcende l’intérêt des parties au contentieux. La question doit aussi permettre de régler l’affaire. Voir, de manière générale, Kunkel c. Canada (Citoyenneté etImmigration), 2009 CAF 347, aux paragraphes 12 à 14, et Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12.

[24]      En l’espèce, la question certifiée par la Cour fédérale soulève la question de l’interprétation du paragraphe 25(1.3) de la Loi, une disposition récemment adoptée et que la Cour n’a jamais interprétée. Ainsi, il s’agit d’une question grave de portée générale qui transcende l’intérêt des parties au contentieux. Il est vrai que la Cour fédérale a souscrit à l’interprétation et à l’application du paragraphe par l’agente, mais la question déférée à la Cour est toujours controversée et d’intérêt public. Le jugement de la Cour fédérale pourra ou non être confirmé en fonction de l’interprétation donnée par la Cour au paragraphe 25(1.3) de la Loi.

[25]      Le ministre soutient aussi que les parties n’ont pas sérieusement attaqué l’interprétation du paragraphe 25(1.3) de la Loi et que M. Kanthasamy attaque en fait uniquement l’application du paragraphe aux faits de la présente affaire, ce qui ne peut faire l’objet d’une question certifiée.

[26]      Je ne puis retenir une telle qualification des arguments de M. Kanthasamy. En attaquant énergiquement l’application de l’article 25 de la Loi, y compris le paragraphe 25(1.3), aux faits de la présente affaire, en substance, il soutient que l’agente et la Cour fédérale ont interprété trop strictement les facteurs à prendre en compte aux fins de ce paragraphe.

[27]      Le ministre a lui‑même souligné, au paragraphe 30 de son mémoire, que M. Kanthasamy soutenait devant la Cour que les agents [traduction] « devraient recourir à un critère plus large » aux fins de l’article 25 (y compris le paragraphe 25(1.3)) que celui des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ». Si M. Kanthasamy interprète correctement ces dispositions, l’issue du présent appel pourrait être touchée.

[28]      À mon avis, la question certifiée est donc appropriée.

2)    Approche à adopter lors de l’appel d’un contrôle judiciaire

[29]      En matière d’appel d’un jugement de la Cour fédérale rejetant une demande de contrôle judiciaire, notre Cour doit examiner deux questions. La Cour fédérale a-t-elle choisi la bonne norme de contrôle? Dans l’affirmative, l’a-t-elle appliquée correctement? (Voir Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47).

3)    Quelle est la bonne norme de contrôle?

[30]      L’année dernière, à l’occasion de l’affaire Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, la Cour suprême s’est penchée sur la norme de contrôle applicable à la décision prise par un agent des visas sous le régime de la Loi. L’affaire était analogue à la nôtre, de sorte que rien ne permet que l’on s’écarte de la doctrine de la Cour suprême. La jurisprudence Agraira semble toutefois revenir inexplicablement sur un point à la jurisprudence antérieure de la Cour suprême.

[31]      Une décision prise sous le régime de la Loi ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire que sur autorisation de la Cour fédérale (paragraphe 72(1) de la Loi). La décision de la Cour fédérale consécutive au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel que si la Cour fédérale certifie une question grave de portée générale (alinéa 74d) de la Loi). La présente affaire, comme l’affaire Agraira, a été portée en appel devant notre Cour par suite d’une question certifiée par la Cour fédérale, la question certifiée dans l’un et l’autre cas mettant en cause l’interprétation d’une disposition de la Loi.

[32]      La Cour a toujours considéré que lorsqu’une question certifiée soulève un point d’interprétation des lois, il lui faut donner l’interprétation définitive, sans faire preuve de retenue à l’égard du décideur administratif. La Cour doit ensuite rechercher s’il existe des motifs, de fait ou de droit, d’annuler la solution du décideur administratif. Dans une affaire fondée sur le paragraphe 25(1), cette partie de la décision — qui met en cause l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de recherche des faits, fondé sur les faits — appelle l’application de la norme de contrôle déférente de la raisonnabilité.

[33]      Jusqu’à ce qu’elle rende l’arrêt Agraira, la Cour suprême abordait de la même manière les questions d’immigration — elle recherchait si notre Cour avait répondu correctement à la question d’interprétation des lois énoncée (voir, par exemple, Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706). La Cour suprême recherchait ensuite, selon la norme déférente de la raisonnabilité, s’il existait des motifs d’annuler la solution retenue. Quant à cette composante de l’examen, la Cour suprême a souligné qu’on devait « faire preuve d’une retenue considérable envers les décisions d’agents d’immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l’analyse, de son rôle [paragraphe 25(1)] d’exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi » (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 62).

[34]      À l’occasion de l’affaire Agraira, la Cour suprême a examiné, selon la norme de la raisonnabilité, la décision du décideur administratif sur la question d’interprétation des lois, en faisant abstraction du fait que l’affaire avait été portée devant notre Cour par suite de la certification d’une question par la Cour fédérale. Elle n’a pas examiné la réponse donnée par notre Cour à la question énoncée.

[35]      La Cour suprême n’a nullement expliqué dans ses motifs pourquoi elle avait apparemment changé ainsi son approche. Je suis d’avis pour cette raison que, jusqu’à ce que la Cour suprême fournisse des précisions à ce sujet, notre Cour doit toujours avoir pour pratique de donner une réponse définitive à une question certifiée portant sur un point d’interprétation des lois. Ce faisant, je fais remarquer que, à l’occasion de l’affaire Agraira, la Cour suprême n’a pas dit ou laissé entendre que cette pratique de notre Cour était erronée.

[36]      Lorsque notre Cour répond de manière définitive à une question certifiée sur un point d’interprétation des lois, en substance, il y a eu de sa part examen selon la norme de la décision correcte. Cela traduit toutefois simplement le fait qu’une question certifiée nous a été déférée, et ne se veut pas une observation d’ordre général sur la norme de contrôle applicable aux interprétations de dispositions législatives faites par les ministres.

[37]      Quant aux questions autres celles qui relèvent de l’interprétation des lois, la Cour fédérale a examiné, selon la norme de la raisonnabilité, la décision de l’agente au vu des éléments de preuve dont elle disposait. Compte tenu des observations formulées à l’occasion de l’affaire Agraira sur la norme de contrôle applicable dans ce type de cas, je conclus que la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle correcte.

4)    Principales questions à analyser par la Cour

[38]      À la lumière de ce qui précède, les questions à analyser sont les suivantes :

1)    Point d’interprétation des lois. Comment convient-il d’interpréter l’article 25 et, tout particulièrement, le paragraphe 25(1.3) récemment ajouté? En particulier, quelle est la nature du risque, s’il en est, qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’article 25 de la LIPR, modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés?

2)    Contrôle de la raisonnabilité. Le résultat atteint par l’agente était-il raisonnable au vu de la preuve dont elle disposait?

C.        Analyse

1)    Point d’interprétation des lois

[39]      L’interprétation du paragraphe 25(1.3) est le principal point soulevé dans la question certifiée. Toutefois, comme le paragraphe 25(1.3) tombe sous le coup des dispositions sur les considérations d’ordre humanitaire — le paragraphe 25(1) — le sens à lui donner ne peut être examiné sans qu’on n’analyse celui de l’article 25 de manière plus générale. Quant au paragraphe 25(1), bien sûr, on doit l’interpréter à la lumière des autres dispositions connexes de la Loi.

[40]      Considéré au regard du contexte global de la Loi, le paragraphe 25(1) est une disposition d’exception. Pour reprendre les termes de la Cour suprême, « la demande faite au ministre en vertu du par. 114(2) [maintenant le paragraphe 25(1)] est essentiellement un plaidoyer auprès de l’exécutif en vue d’obtenir un traitement spécial qui n’est même pas explicitement envisagé par la Loi » (Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84, au paragraphe 64). Le paragraphe 25(1) ne vise pas à créer une filière d’immigration de remplacement, ni à offrir un mécanisme d’appel aux demandeurs d’asile déboutés.

[41]      La Cour fédérale a à maintes reprises interprété le paragraphe 25(1) comme obligeant le demandeur à prouver que l’application de ce que j’appellerais la règle normale lui ferait subir personnellement des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives (voir p. ex., Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 11). Les difficultés subies doivent être plus lourdes que les conséquences inhérentes au fait de quitter le Canada et de présenter sa demande d’immigration par les voies normales (Rizvi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 463).

[42]      Il doit s’agir habituellement de conséquences inhabituelles et injustifiées ou excessives associées au fait de quitter le Canada, au fait d’arriver et de demeurer dans le pays étranger, ou encore à ces deux faits à la fois. La Cour fédérale a ainsi confirmé les décisions d’agents ayant pris en compte des facteurs tels que l’établissement au Canada, les liens avec le Canada, l’intérêt supérieur de tout enfant touché, l’incapacité d’obtenir des soins médicaux dans le pays étranger, la discrimination n’équivalant pas à persécution dans le pays étranger et d’autres risques graves courus dans le pays étranger. Il ne s’agit pas là, comme je l’expliquerai, d’une liste exhaustive de facteurs que les agents pourraient avoir à examiner dans divers cas particuliers.

[43]      En recourant, pour procéder au contrôle judiciaire des affaires visées au paragraphe 25(1), au critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives », la Cour fédérale a généralement retenu l’interprétation du ministre dans le guide opérationnel de Citoyenneté et Immigration Canada, Traitement des demandes au Canada (IP), chapitre IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire.

[44]      Les parties pertinentes du guide opérationnel du ministre sont les suivantes :

5.10. Évaluation des difficultés

L’évaluation des difficultés dans le cadre d’une demande CH permet au décideur de CIC de déterminer si des considérations d’ordre humanitaire justifient l’octroi de la dispense demandée.

Le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » [a] été adopté par la Cour fédérale dans ses décisions fondées sur le paragraphe 25(1) de la LIPR, ce qui signifie que ces termes sont plus que de simples lignes directrices.

[…]

Dans nombre de cas, le critère des difficultés sera lié à l’obligation d’obtenir un visa de résident permanent avant de venir au Canada (L11). Autrement dit, le demandeur ferait-il face à des difficultés s’il devait quitter le Canada pour faire sa demande à l’étranger.

L’étranger peut toutefois demander une dispense d’autres exigences de la Loi et du Règlement. Dans ce cas, le critère consiste à déterminer si le refus de la dispense risque d’entraîner des difficultés pour le demandeur.

Lorsqu’on détermine les difficultés auxquelles un demandeur fait face, il faut examiner les considérations d’ordre humanitaire globalement plutôt que séparément. En d’autres mots, les difficultés sont évaluées en soupesant l’ensemble des considérations d’ordre humanitaire invoquées par le demandeur. Les difficultés doivent être inhabituelles et injustifiées ou démesurées, tel qu’il est décrit ci-dessous :

Difficultés inhabituelles et injustifiées

• Les difficultés auxquelles le demandeur fait face (s’il n’obtient pas la dispense demandée) doivent être inhabituelles dans la plupart des cas.

Autrement dit, il s’agit de difficultés non envisagées dans la Loi ou le Règlement; et

• les difficultés auxquelles le

demandeur fait face (s’il n’obtient pas la dispense demandée) doivent être injustifiées dans la plupart des cas, le résultat de circonstances indépendantes de sa volonté.

Difficultés démesurées

 

• Il peut aussi exister des considérations d’ordre humanitaire suffisantes dans des cas où les difficultés occasionnées par le refus de la dispense ne seraient pas considérées comme « inhabituelles et injustifiées », mais auraient un impact déraisonnable sur le demandeur en raison de sa situation personnelle.

5.11. Facteurs à prendre en considération dans l’évaluation des difficultés

Le L25(1) prévoit la possibilité de soustraire le demandeur à l’obligation d’obtenir un visa de résident permanent à l’étranger, à l’obligation d’appartenir à une catégorie et/ou à une interdiction de territoire s’il est justifié de le faire pour des considérations d’ordre humanitaire.

L’agent doit évaluer les difficultés auxquelles le demandeur ferait face s’il n’obtenait pas la dispense demandée.

Le demandeur peut fonder sa demande CH sur plusieurs facteurs, notamment

• son établissement au Canada;

• ses liens avec le Canada;

• l’intérêt supérieur de tout enfant touché par sa demande;

• des facteurs dans son pays d’origine (entre autres, incapacité d’obtenir des soins médicaux, discrimination n’équivalant pas à de la persécution, harcèlement ou autres difficultés non visées aux L96 et L97;

• des facteurs relatifs à la santé;

• des facteurs relatifs à la violence familiale;

• les conséquences de la séparation des membres de la famille;

• l’incapacité à quitter le Canada ayant conduit à l’établissement; et/ou

• tout autre facteur pertinent invoqué par le demandeur n’étant pas visé aux L96 et L97.

[45]      Je fais observer que ni notre Cour ni la Cour suprême n’ont jamais avalisé le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » adopté par la Cour fédérale pour l’interprétation du paragraphe 25(1), ni jamais formulé de commentaires à l’égard des passages du guide opérationnel du ministre reproduits ci‑dessus.

[46]      Notre Cour et la Cour suprême ont bien exposé le critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, mais seulement à l’occasion d’affaires où les parties s’entendaient sur le critère ou ne le contestaient pas sérieusement (voir, p. ex., l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité, au paragraphe 17; Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358, au paragraphe 23; Hinzman c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CAF 177, au paragraphe 28; Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 C.F. 555, aux paragraphes 9 et 30).

[47]      Si, à l’occasion de l’affaire Baker, la Cour suprême ne s’est pas prononcée de manière définitive sur le sens du paragraphe 25(1) pour trancher l’affaire dont elle était saisie, on peut considérer que le raisonnement suivi par elle partait du principe qu’il convenait de recourir, pour l’interprétation du paragraphe 25(1), au critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. En l’absence d’un nouvel examen de la question par la Cour suprême, je conclus qu’il s’agit là du bon critère à appliquer aux fins du paragraphe 25(1). Ce critère exprime en termes concis le type de facteurs exceptionnels qui appellent une dispense sous le régime de la Loi.

[48]      La jurisprudence de la Cour fédérale relève que le demandeur doit faire face personnellement et directement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Les demandeurs qui invoquent le paragraphe 25(1) doivent établir un lien entre la preuve des difficultés qu’ils font valoir et leur situation particulière. Il ne suffit pas de faire état de difficultés sans établir un tel lien (voir, p. ex., Lalane c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 6, au paragraphe 1).

[49]      Il doit en être ainsi. Le paragraphe 25(1) prévoit en effet qu’il faut « étudier le cas de [l’]étranger » et qu’il peut obtenir dispense si l’on « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». On souligne par ailleurs au paragraphe 25(1.3) que, dans l’étude d’une demande faite au titre de l’article 25, il faut tenir compte des « difficultés auxquelles l’étranger fait face ».

[50]      Avant de laisser la question de l’interprétation du paragraphe 25(1) de la Loi, il convient de dire quelques mots au sujet du sens de l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ». À mon avis, il ressort de la jurisprudence que les facteurs mentionnés à la section 5.11 du guide opérationnel, reproduite ci‑dessus, constituent une énumération raisonnable du type d’éléments dont doit tenir compte l’agent lorsqu’il examine une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire fondée sur le paragraphe 25(1) de la Loi. Ces facteurs englobent le type de conséquences qui, en fonction des faits particuliers de chaque cas, peuvent satisfaire au critère rigoureux des difficultés découlant du fait de quitter le Canada, au fait d’arriver et de demeurer dans le pays étranger, ou encore à ces deux faits à la fois.

[51]      Cela dit, je souhaite mettre en garde les agents de ne pas appliquer le guide opérationnel, en particulier les facteurs énumérés à sa section 5.11, comme si on y énonçait une liste exhaustive d’éléments pertinents.

[52]      Le guide opérationnel constitue un ensemble de lignes directrices administratives, sans plus. De telles lignes directrices sont souhaitables lorsqu’on a affaire à une disposition comme celle qui est en cause, puisqu’elles favorisent la cohérence du processus décisionnel (Hawthorne, précité; Eng c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 596). Le guide aide à faire la lumière sur le sens de l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ». La Cour fédérale confirme d’ailleurs régulièrement les décisions d’agents fondées sur l’examen attentif des facteurs mis en jeu par les faits portés à leur attention.

[53]      Le guide opérationnel n’a toutefois pas force de loi : les énoncés administratifs de politiques sont uniquement un outil d’orientation et ils ne modifient en rien les dispositions de la Loi ou du Règlement (voir Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2). L’agent commettrait une erreur susceptible de contrôle s’il estimait que le guide opérationnel contient la liste exhaustive de facteurs à prendre en compte et, de cette manière, considérait que ce guide, plutôt que le paragraphe 25(1), constituait le droit applicable. Il s’agirait alors d’une entrave inadmissible à l’exercice du pouvoir discrétionnaire (voir, p. ex., Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299). Avec une telle approche, des situations actuellement imprévisibles, méritant néanmoins d’être prises en compte, pourraient être laissées de côté.

[54]      Je fais mien l’appel suivant à la prudence lancé dans ce contexte même par ma collègue la juge Dawson (qui siégeait alors à la Cour fédérale) dans la décision Lim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 956, au paragraphe 4 :

Il est bien établi en droit que les lignes directrices sont appropriées dans la mesure où elles n’entravent pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent. Il en est ainsi car l’exercice du pouvoir discrétionnaire sous-entend qu’aucune règle ne doit dicter le résultat dans chaque cas. Chaque cas doit être examiné comme un cas d’espèce quant à son bien-fondé. Les lignes directrices ne doivent pas être considérées comme exhaustives ou définitives. Elles constituent tout au plus un énoncé de politique générale ou une règle empirique grossière. [Renvoi omis.]

[55]      Les agents doivent toujours analyser les faits particuliers portés à leur attention et rechercher si le demandeur subit ou non, personnellement et directement, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, peu important si le type de difficultés en cause est mentionné expressément dans le guide opérationnel.

[56]      M. Kanthasamy a soutenu que le critère mentionné au paragraphe 25(1) était plus large que celui exposé précédemment. Selon lui, la Cour doit suivre l’enseignement de deux décisions où l’on a adopté une telle approche, soit Yhap c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 1 C.F. 722 (1re inst.), et Chirwa, Lancelot (1970), 4 I.A.C. 338 (C.A.I.).

[57]      Je ne saurais dire, après examen global de la décision Yhap, que la Cour fédérale [auparavant la Section de première instance de la Cour fédérale] a alors retenu un critère différent de celui auquel elle a recouru dans d’autres affaires. La Cour fédérale a jugé à l’occasion de l’affaire Yhap que le pouvoir discrétionnaire accordé était « d’une grande portée », et cela ne fait nul doute (à la page 739). Elle a dit estimer que le guide opérationnel apportait une aide utile aux agents dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Elle a mis en garde les agents de ne pas considérer le texte du guide opérationnel « comme une restriction à imposer à la catégorie des facteurs d’ordre humanitaire » (à la page 741), et a déclaré qu’ils devaient concentrer leur attention sur ce qui « constitue des circonstances d’ordre humanitaire » et « non sur un ensemble de critères qui constituent des restrictions inflexibles imposées au pouvoir discrétionnaire prévu par la Loi ». En dernière analyse, la Cour fédérale a appliqué le critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[58]      Je reconnais que dans la décision Yhap, par des expressions isolées et non-reprises par la suite, la Cour fédérale a laissé entendre que des motifs plus généraux d’intérêt public pouvaient entrer en ligne de compte. En outre, la Commission a déclaré à l’occasion de l’affaire Chirwa que les considérations d’ordre humanitaire étaient « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi sur l’immigration ». J’estime toutefois qu’on n’exprime pas correctement par ces expressions isolées le critère énoncé au paragraphe 25(1) de la Loi.

[59]      La Cour fédérale a rejeté à maintes reprises une interprétation aussi large du paragraphe 25(1) (Reis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 179; Jung c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 678; Aoanan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 734).

[60]      A mon sens, cette jurisprudence plus récente de la Cour fédérale est saine. Vu les expressions isolées utilisées à l’occasion des affaires Yhap et Chirwa, le paragraphe 25(1), plutôt que de simplement permettre une dispense lorsqu’on fait face à de très graves difficultés (comme on l’a décrit précédemment), autorise cette dispense lorsque sont soulevées des considérations subjectives touchant l’équité, ce qui va au-delà de l’objet du paragraphe 25(1) dans le cadre du régime de la Loi. Il faudrait des mots de plus large portée encore, comme « équitable et juste », pour qu’on puisse dégager du paragraphe 25(1) de la Loi un critère aussi large.

[61]      Par souci d’exhaustivité, j’ajoute que le demandeur n’as pas automatiquement droit à la dispense du simple fait qu’on a conclu qu’il avait établi l’existence de considérations d’ordre humanitaire aux fins du paragraphe 25(1) de la Loi. Le ministre peut ne pas accorder la dispense s’il est d’avis que des considérations d’intérêt public s’inscrivant « dans le contexte général des lois et politiques canadiennes d’immigration », particulièrement celles énoncées à l’article 3 de la Loi, l’emportent sur les raisons d’ordre humanitaire (voir Legault, précité, aux paragraphes 17 et 18; Pannu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1356, au paragraphe 29).

[62]      Examinons maintenant le paragraphe 25(1.3) de la Loi.

[63]      On a prévu dans la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, précitée, l’ajout du paragraphe 25(1.3) à la Loi. Selon ce nouveau paragraphe, l’agent ne doit tenir compte d’aucun des facteurs pris en considération aux fins des articles 96 et 97 de la Loi, mais doit toutefois tenir compte des difficultés auxquelles l’étranger fait face :

25. […]

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

Non-application de certains facteurs

[64]      On a fait valoir que le paragraphe 25(1.3) ne vise pas les demandes présentées en vertu du paragraphe 25(1) puisque cette disposition débute par les mots « Sous réserve du paragraphe (1.2) » et non « Sous réserve des paragraphes (1.2) et (1.3) ».

[65]      Cette thèse est sans fondement. Le paragraphe (1) dispose que le ministre doit étudier les demandes qui lui sont faites. Le paragraphe (1.2) établit une exception, en interdisant au ministre d’étudier la demande faite au titre du paragraphe 25(1) dans certains cas, par exemple lorsqu’une telle demande a déjà été présentée et est toujours pendante. Le paragraphe (1.3) apporte des précisions au paragraphe 25(1) en indiquant à l’agent comment évaluer une demande lorsqu’il procède à son étude.

[66]      Quel est alors l’objet du paragraphe 25(1.3)? Cet objet n’est pas selon moi de modifier le critère général consacré par le paragraphe 25(1) qui, comme on l’a vu, vise à remédier aux situations où le demandeur subirait, personnellement et directement, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[67]      Au contraire, le paragraphe 25(1.3) dispose expressément que le processus de dispense pour considérations d’ordre humanitaire ne doit pas faire double emploi avec les processus d’application des articles 96 et 97 de la Loi. Le paragraphe 25(1.3) ne va plus loin que cela.

[68]      Les personnes qui présentent une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) ne répondent pas aux exigences minimales permettant de se prévaloir des dispositions des articles 96 et 97 de la Loi. Ils n’ont pas satisfait aux facteurs de risque faisant jouer ces articles, plus précisément le risque de persécution, de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités, en conformité avec les conventions internationales.

[69]      Le paragraphe 25(1.3) prévoit en fait que le processus de demande de dispense pour considérations humanitaires ne doit pas faire double emploi avec les processus fondés sur les articles 96 et 97 de la Loi, qui concernent l’évaluation des facteurs de risque aux fins de ces articles.

[70]      Il ne s’ensuit toutefois pas que les faits exposés dans une procédure relevant des articles 96 et 97 de la Loi sont sans intérêt dans le cadre d’une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Loin de là d’ailleurs.

[71]      Quoique les faits aient pu ne pas donner ouverture, pour le demandeur, à la protection offerte par les articles 96 et 97, ils peuvent néanmoins faire partie d’un éventail de faits équivalant à des considérations d’ordre humanitaire qui justifient la dispense aux termes du paragraphe 25(1).

[72]      Le ministre l’a reconnu dans ses observations, soutenant que les éléments réunis à l’appui de la demande au titre des articles 96 et 97 sont également pertinents lorsqu’est invoqué l’article 25, mais qu’il faut les voir à la lumière, ou [traduction] « à travers le prisme », selon ses termes, du critère de l’article 25, soit celui des difficultés.

[73]      C’est là à mon avis un exposé utile de ce que commande l’article 25 depuis qu’a été adopté le paragraphe 25(1.3) : les éléments de preuve produits dans le cadre d’une procédure antérieure fondée sur les articles 96 et 97, ainsi que toute autre élément que le demandeur pourra vouloir présenter, est admissible dans une procédure au titre du paragraphe 25(1). Les agents doivent toutefois apprécier ces éléments à travers le prisme du critère du paragraphe 25(1) et ainsi rechercher si le demandeur fait face personnellement et directement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[74]      Le rôle de l’agent consiste donc à examiner les faits présentés sous le prisme des difficultés en cause, et non de procéder à une nouvelle appréciation du risque aux fins des articles 96 et 97 ou de substituer sa décision aux conclusions tirées, lors de l’appréciation de ce risque, par la Section de la protection des réfugiés. L’agent n’a pas pour mission d’effectuer la même appréciation du risque que celle menée au titre des articles 96 et 97. L’agent doit se pencher sur les faits qui se rapportent aux difficultés, pas sur les facteurs qui se rapportent au risque.

[75]      Si des éléments comme la crainte fondée de persécution, la menace à la vie et le risque de traitements ou peines cruels et inusités — des facteurs liés aux articles 96 et 97 — ne peuvent être pris en compte dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe 25(1) en vertu du paragraphe 25(1.3), les faits qui sous-tendent ces facteurs peuvent néanmoins s’avérer pertinents, dans la mesure où ils ont trait à la question de savoir si le demandeur fait face directement et personnellement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[76]      Je souscris par conséquent aux observations suivantes formulées par le juge Hughes à l’occasion de l’affaire Caliskan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1190, [2014] 2 R.C.F. 111, au paragraphe 22 :

Je conclus que les auteurs des lignes directrices ont vu juste quant à l’interprétation qu’il convient de faire des dispositions modifiées de l’article 25 de la LIPR. Nous devons abandonner le vieux jargon et l’ancienne jurisprudence relatifs aux risques personnalisés et généralisés et nous concentrer sur les difficultés qu’éprouverait l’intéressé. Cet exercice plus général d’examen des difficultés en question comprend la prise en compte « des conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur ».

[77]      Avant d’en finir avec cette partie des motifs, je désire aborder la thèse de M. Kanthasamy selon laquelle il faut interpréter le paragraphe 25(1.3) conformément aux valeurs exprimées à l’article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. À mon avis, l’interprétation présentée plus haut — qui permet la prise en compte des éléments de preuve à travers le prisme des difficultés en cause — est cohérente avec les valeurs de la Charte. Les personnes qui sont, en raison de leur situation particulière, exposées à des difficultés excessives ont droit à la dispense pour considérations d’ordre humanitaire prévue à l’article 25 de la Loi.

[78]      J’ajouterais que le refus de dispenser les demandeurs, sur le fondement de l’article 25, des exigences de la Loi ne leur enlève aucun droit, ni ne les empêche d’obtenir la résidence permanente. Un tel refus signifie plutôt que les demandeurs doivent respecter les exigences habituelles de la Loi et des règlements, exigences qui sont conformes à la Constitution.

2)    Examen de la raisonnabilité

[79]      Y a-t-il des raisons d’annuler la décision de l’agente dans la présente affaire? Comme on l’a vu, la Cour fédérale a conclu à juste titre que la décision de l’agente était susceptible d’examen selon la norme de la raisonnabilité.

[80]      Après avoir procédé à l’examen en fonction de cette norme, la Cour fédérale a conclu que la décision de l’agente était acceptable. La mission qui nous incombe est d’apprécier cette conclusion.

[81]      Qu’entend-on par raisonnabilité? Cette norme est définie par la jurisprudence Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 comme l’appartenance à un éventail d’issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[82]      La Cour suprême a déclaré par l’arrêt postérieur Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, aux paragraphes 17 à 19 et 23, que l’éventail des issues acceptables pouvant se justifier était une norme « souple », variant en fonction de « l’ensemble des facteurs pertinents » et de « la nature de la mesure administrative contestée » ainsi que du « type particulier de processus décisionnel en cause ». L’éventail en cause était plutôt large dans l’affaire Catalyst, le décideur disposant d’un « large pouvoir discrétionnaire » qui faisait intervenir « toute une gamme de considérations non juridiques, notamment sur les plans social, économique et politique ».

[83]      On a réaffirmé la notion d’éventail d’issues acceptables pouvant se justifier ou de marge d’appréciation s’élargissant ou se resserrant selon les circonstances par le récent arrêt McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, aux paragraphes 37 à 41 (se reporter également à la jurisprudence de notre Cour, notamment à Abraham c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 266, aux paragraphes 37 à 50, ainsi qu’à Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, aux paragraphes 13 et 14).

[84]      Pour recourir au vocabulaire utilisé dans la jurisprudence sur la norme de contrôle postérieure à la jurisprudence Dunsmuir afin d’exprimer ce qui est dit dans l’arrêt Baker (la nécessité d’une « grande retenue »), les agents disposent dans bien des cas, face à une demande fondée sur le paragraphe 25(1), d’un vaste éventail d’issues. La demande relevant du paragraphe 25(1), le juge doit s’assurer avec vigilance de l’appartenance véritable à un tel éventail de l’issue à laquelle l’agent est arrivé (Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités) c. Farwaha[1], 2014 CAF 56).

[85]      J’estime qu’en l’espèce l’agente a pris une décision acceptable qui se justifie au regard des faits dont elle disposait. Plusieurs motifs militent en faveur de cette conclusion.

[86]      L’agente a correctement exposé les règles de droit applicables. Elle a déclaré dans ses premiers motifs que, pour faire valoir avec succès les considérations d’ordre humanitaire, M. Kanthasamy devait démontrer que sa situation personnelle était telle que les difficultés occasionnées par l’obtention hors du Canada d’un visa de résident permanent de la manière normale seraient inhabituelles et injustifiées ou excessives. L’agente a aussi signalé la nécessité de prendre en compte le risque personnalisé couru par M. Kanthasamy, l’établissement de ce dernier au Canada et l’intérêt supérieur de l’enfant.

[87]      M. Kanthasamy a fait part de sa crainte de retourner au Sri Lanka parce qu’il était un jeune Tamoul du Nord de ce pays.

[88]      L’agente a relevé l’existence du paragraphe 25(1.3). Elle a estimé que la crainte invoquée par M. Kanthasamy était une crainte de persécution, de torture, de menace pour la vie ou de risque de traitements ou peines cruels et inusités en raison de sa race ou de sa nationalité. Au regard du paragraphe 25(1.3), l’agente a déclaré dans ses premiers motifs qu’elle n’avait pas considéré [traduction] « le risque couru par le demandeur dans ce contexte », en entendant par ce contexte la question de savoir si ce dernier était un réfugié au sens de la Convention aux fins de l’article 96, ou une personne à protéger aux fins du paragraphe 97(1). Elle a déclaré la même chose dans ses seconds motifs. Étant donné mon interprétation du paragraphe 25(1.3) exposée précédemment, il s’agissait là d’une approche acceptable.

[89]      Cependant — encore une fois conformément à l’approche que j’ai décrite —, l’agente a bien tenu compte de la crainte de M. Kanthasamy fondée sur le fait qu’il était un jeune Tamoul du Nord du Sri Lanka, dans le contexte particulier de l’étude de sa demande au titre du paragraphe 25(1) à travers le prisme des difficultés du demandeur.

[90]      Après examen de concert des premiers et des seconds motifs, j’estime que l’agente a pris en compte une grande diversité d’éléments de preuve qu’on lui avait présentés : la lettre d’observations et l’affidavit de M. Kanthasamy, un rapport du Département d’État des États-Unis sur le traitement réservé aux Tamouls au Sri Lanka, diverses lettres, des photographies, des documents sur la situation dans le pays et un rapport d’évaluation psychologique. Après avoir apprécié tous ces éléments de preuve, l’agente a rejeté la demande de M. Kanthasamy fondée sur l’article 25, et ce, par plusieurs motifs.

[91]      Premièrement, l’agente a conclu que [traduction] « la preuve qui [lui avait] été présentée était insuffisante pour [la] convaincre que le demandeur serait ciblé par les forces de sécurité ». Elle a précisé les points à l’égard desquels elle estimait que la preuve était lacunaire.

[92]      Deuxièmement, l’agente a conclu dans ses premiers motifs que le ciblage des jeunes Tamouls s’expliquait par des motifs de sécurité, [traduction] « car on les soupçonn[ait] être des partisans ou des sympathisants des TLET », et que « le gouvernement a[vait] pris des mesures pour que les forces de sécurité traitent mieux les Tamouls ». L’agente a également conclu dans ses seconds motifs que les mesures de sécurité prises visaient à [traduction] « protéger les intérêts supérieurs et à assurer la sécurité de la nation sri-lankaise tout entière » et que « le gouvernement [tentait] de diverses manières d’améliorer la situation des Tamouls ». Bref, selon l’agente, la situation des Tamouls s’améliorait au Sri Lanka.

[93]      Troisièmement, M. Kanthasamy n’avait pas [traduction] « présenté des renseignements ou des éléments de preuve circonstanciés quant à la discrimination subie par lui au Sri Lanka ».

[94]      Quatrièmement, s’il est vrai que M. Kanthasamy s’était établi dans une certaine mesure au Canada, ce degré d’établissement n’était pas [traduction] « tel que son retour au Sri Lanka lui occasionnerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ». L’agente a dit cela en tenant compte du fait que M. Kanthasamy était au Canada depuis un certain temps déjà et qu’on pouvait ainsi s’attendre à un certain degré d’établissement de sa part.

[95]      Cinquièmement, l’agente a conclu, lorsqu’elle s’est penchée sur l’intérêt supérieur de M. Kanthasamy en tant qu’enfant au moment de la demande, qu’il serait [traduction] « dans son intérêt supérieur de retourner au Sri Lanka », où « il […] disposerait des soins et du soutien des membres de sa famille immédiate »; l’agente a aussi conclu que [traduction] « la preuve produite ne [la] convainquait pas que [les membres de la famille] ne pourraient ou ne voudraient pas lui fournir aide et soutien en vue de sa réinsertion dans la société sri-lankaise ». M. Kanthasamy avait passé la plus grande part de sa vie au Sri Lanka et il y avait fait ses études. L’agente a souligné que M. Kanthasamy ne l’avait pas convaincue qu’il [traduction] « ne pourrait fréquenter l’école ou obtenir un emploi […] advenant son retour au Sri Lanka ».

[96]      Sixièmement, l’agente a examiné dans ses seconds motifs le rapport de psychologue produit à l’appui de la demande de M. Kanthasamy, et elle a reconnu les compétences médicales du psychologue. L’agente a toutefois accordé peu de poids à ce rapport, en faisant remarquer que les détails sur les événements vécus par M. Kanthasamy dans le passé y constituaient du ouï-dire, qu’ils s’appuyaient sur une seule entrevue et qu’on n’en faisait état dans aucun autre document produit. L’agente a estimé de manière générale que [traduction] « la preuve qui [lui avait] été présentée était insuffisante pour [la] convaincre que le demandeur serait ciblé par les forces de sécurité ». L’agente a exprimé de manière assez circonstanciée sa conclusion comme suit :

[traduction] Quoique le diagnostic [du psychologue] soit ou puisse être fiable puisqu’il découle en partie des observations mêmes du professionnel de la santé, le demandeur doit établir les racines du problème. Le demandeur peut souffrir d’angoisse et de détresse psychologique pour plusieurs raisons, et le [psychologue] n’est pas en mesure de faire plus que de dire que ses troubles concordent avec les allégations formulées. J’admets toutefois le diagnostic, mais le demandeur n’a quand même pas fourni une preuve suffisante pour démontrer qu’il subit ou qu’il a subi des traitements pour les problèmes susmentionnés, ou qu’il ne pourrait obtenir les traitements éventuellement nécessaires dans son pays d’origine, le Sri Lanka, ou encore que cela lui occasionnerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[97]      M. Kanthasamy a particulièrement remis en question les conclusions de l’agente au sujet du rapport du psychologue. Il ne fait aucun doute que le rapport contenait des déclarations auxquelles ont aurait pu accorder du poids, et qu’il aurait pu justifier une décision favorable à M. Kanthasamy. Ce n’est toutefois pas là le critère applicable lors d’un contrôle selon la norme de la raisonnabilité. En fonction de cette norme, il est loisible à l’agent d’apprécier l’importance et le poids à accorder aux éléments de preuve, dans la mesure où cette évaluation est acceptable et peut se justifier.

[98]      En l’espèce, l’agente a conclu qu’il fallait accorder peu de poids aux éléments de preuve. Rien au dossier ne permet à la Cour d’estimer que cette conclusion est non acceptable ou non justifiable.

[99]      Lorsqu’elle effectue un examen selon la norme de la raisonnabilité de conclusions de fait telles que celles‑ci, la Cour n’a pas pour mission d’apprécier de nouveau les éléments de preuve versés aux débats. Elle doit alors plutôt se limiter à rechercher si une conclusion a un caractère irrationnel ou arbitraire tel que sa compétence, reposant sur la primauté du droit, est engagée, comme l’absence totale de recherche des faits, le défaut, lors d’une telle recherche, de respecter une exigence expresse de la loi, le caractère illogique ou irrationnel du processus de recherche des faits ou l’absence de tout fondement acceptable à la conclusion de fait tirée (Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., District 15, [1997] 1 R.C.S. 487, aux paragraphes 44 et 45; Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, à la page 669).

[100]   La décision de l’agente n’est entachée d’aucune de ces lacunes. Elle est raisonnable.

D.        Dispositif

[101]   Je répondrais par conséquent à la question certifiée comme suit :

Quelle est la nature du risque, s’il en est, qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’article 25 de la LIPR, modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés?

Réponse : Il ne faut pas tenir compte, aux fins du paragraphe 25(1.3), de questions telles que la crainte fondée d’être persécuté, la menace à la vie et le risque de traitements ou peines cruels et inusités — facteurs visés aux articles 96 et 97 — dans l’étude d’une demande faite au titre du paragraphe 25(1). Les faits sous-tendant ces facteurs peuvent néanmoins s’avérer pertinents s’ils ont un lien avec la question de savoir si le demandeur fait face directement et personnellement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[102]   Comme la décision de l’agente est raisonnable, je rejetterais l’appel.

Le juge en chef Blais : Je suis d’accord.

La juge Sharlow, J.C.A. : Je suis d’accord.



[1] Note de l’arrêtiste: Cette decision sera publiée dans le Recueil des decisions des Cours fédérales.

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