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[2016] 1 R.C.F. 542

IMM-7462-14

2015 CF 874

Anne Waithera Mwaura (demanderesse)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Mwaura c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Brown—Toronto, 23 juin; Ottawa, 16 juillet 2015.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), qui avait jugé que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger — La demanderesse, une citoyenne du Kenya, a demandé l’asile, en alléguant craindre une organisation criminelle — La demanderesse a fait valoir devant la SPR que l’existence de « raisons impérieuses » déclenche l’application de l’art. 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — La SPR n’a pas tenu compte de ce type d’argument et a rejeté la demande — La SAR a exigé la production d’un rapport psychologique pour invoquer l’exception des « raisons impérieuses » — La SAR a confirmé la décision de la SPR — Il s’agissait de savoir si la SAR a commis une erreur ou agi de manière déraisonnable en exigeant un rapport psychologique de la demanderesse — La SAR est parvenue à une conclusion déraisonnable et incorrecte en affirmant qu’elle n’avait pas l’expertise requise pour évaluer, en l’absence d’un rapport psychologique, la santé psychologique et la force de la demanderesse ou le degré de traumatisme que pourrait lui causer son retour au Kenya — Cette déclaration pourrait avoir pour effet d’exiger la production d’un rapport psychologique de tous ceux qui invoquent l’exception des « raisons impérieuses », ce qui constitue une démarche d’interprétation incorrecte et déraisonnable — Il ressort clairement de la jurisprudence qu’il n’y a aucune exigence pour établir la santé psychologique ou la force d’un demandeur ou le degré de traumatisme émotionnel — L’absence de preuve psychologique ne peut être fatale dans une demande fondée sur des « raisons impérieuses » — Le changement apporté par la SAR dans les exigences juridiques entravait l’exercice du pouvoir discrétionnaire du décideur — Cette exception tire ses origines des accords internationaux et des lois qui en résultent et ne visent pas l’amorce d’une recherche étroite de préjudice psychologique — Rien ne porte à croire que la SAR, ses prédécesseurs ou la Cour aient éprouvé des difficultés à appliquer les exigences rigoureuses et strictes liées à l’exception des « raisons impérieuses » — Bien qu’il incombe à la demanderesse d’établir l’existence de « raisons impérieuses », ce fardeau ne peut être déterminant lorsque le décideur s’est instruit de manière déraisonnable sur le fardeau de preuve pertinent — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) par laquelle il a été statué que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger.

La demanderesse, une citoyenne du Kenya, a demandé l’asile, en alléguant craindre l’organisation criminelle des Mungikis parce qu’elle avait refusé d’en faire partie et de reprendre le rôle de sa mère comme exciseuse dans son pays. La demanderesse, qui a été circoncise de force par sa mère, craint que les Mungikis la forcent à circoncire sa propre fille. La demanderesse a soutenu devant la SPR que le fait de subir des mutilations génitales féminines constitue une « raison impérieuse » qui déclenche l’application du paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés[1]. La SPR n’a pas tenu compte de ce type d’argument et elle a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État et a rejeté sa demande d’asile. Bien que la SAR ait conclu que le défaut de la SPR de tenir compte de l’argument des « raisons impérieuses » était une erreur, elle a jugé que cette erreur n’était pas déterminante, parce qu’elle était tenue de procéder à une évaluation indépendante de la preuve et de tirer sa propre conclusion sur l’exception des « raisons impérieuses ». En ce qui a trait à la preuve requise pour établir une demande d’asile pour des « raisons impérieuses », la SAR a conclu qu’elle n’avait pas « l’expertise requise pour évaluer, en l’absence d’un rapport psychologique, la santé psychologique et la force de l’appelante ou le degré de traumatisme émotionnel que pourrait causer à [la demanderesse] son retour dans son pays d’origine ». La SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle la demanderesse n’a pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

Il s’agissait de savoir si la SAR a commis une erreur ou agi de manière déraisonnable en exigeant un rapport psychologique de la demanderesse, et de façon plus générale, de tous ceux qui invoquent l’exception des « raisons impérieuses » prévue au paragraphe 108(4).

Jugement : la demande doit être accueillie.

La SAR est parvenue à une conclusion déraisonnable et incorrecte en affirmant que ni elle ni la SPR n’avaient l’expertise requise pour évaluer, « en l’absence d’un rapport psychologique », la santé psychologique et la force de l’appelante ou le degré de traumatisme que pourrait lui causer son retour au Kenya. Cette déclaration pourrait avoir pour effet d’exiger la production d’un rapport psychologique de tous ceux qui invoquent l’exception des « raisons impérieuses » prévue au paragraphe 108(4), ce qui constitue une démarche d’interprétation incorrecte et déraisonnable pour cette disposition. Il ressort clairement de la jurisprudence examinée qu’il n’y a aucune exigence pour établir la santé psychologique ou la force d’un demandeur ou le degré de traumatisme émotionnel. L’absence de preuve psychologique ne peut logiquement et juridiquement être fatale dans une demande fondée sur des « raisons impérieuses ». La décision de la SAR n’appartenait pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Le changement apporté par la SAR dans les exigences juridiques applicables à l’exception des « raisons impérieuses » était également erroné parce qu’il entravait l’exercice du pouvoir discrétionnaire du décideur. Cette exception tire ses origines des accords internationaux et des lois qui en résultent, qui ont été conçus pour être plus universels, et non moins universels et pour refléter un principe humanitaire plus général. Ils ne visent pas l’amorce d’une recherche étroite de préjudice psychologique. Rien ne porte à croire que la SAR, ses prédécesseurs ou la Cour aient éprouvé des difficultés à appliquer les exigences rigoureuses et strictes liées à l’exception des « raisons impérieuses ». Bien qu’il incombe à la demanderesse d’établir l’existence de « raisons impérieuses », ce fardeau ne peut être déterminant lorsque le décideur s’est instruit de manière déraisonnable sur le fardeau de preuve pertinent, ce qui a un effet sur le résultat. Il était risqué de confirmer cette décision; par conséquent, elle a été annulée et l’affaire a été renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvel examen.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 72(1), 108(4).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Kotorri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1195; Suleiman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1125, [2005] 2 R.C.F. 26; Jiminez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 7386 (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Villegas Echeverri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 390; Horvath c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1132.

DÉCISIONS CITÉES :

Huang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576, [2014] 4 R.C.F. 436; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Ruszo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada—Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Patel, 2002 CAF 55; Sarker c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1168.

DOCTRINE CITÉE

Nations Unies. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, Genève, réédition janvier 1992, en ligne : <http://www.unhcr.fr/4ad2f7fa383.pdf>.

demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (X (Re), 2014 CanLII 90831) qui a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés par laquelle il a été statué que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger. Demande accueillie.

ONT COMPARU

John W. Grice pour la demanderesse.

Nicole Paduraru pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Davis & Grice, Toronto, pour la demanderesse.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

Le juge Brown :

I.          Résumé

[1]        La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Anne Waithera Mwaura (la demanderesse) au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), concernant la décision, datée du 8 octobre 2014 [X (Re), 2014 CanLII 90831], par laquelle la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la SAR) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), qui avait jugé que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, et a rejeté son appel. La demande est accueillie parce que la SAR a agi de manière déraisonnable en exigeant de la demanderesse la production d’un rapport psychologique pour invoquer l’exception des « raisons impérieuses » prévue au paragraphe 108(4) de la LIPR.

II.         Faits

[2]        La demanderesse est née le 20 août 1965. Elle est citoyenne du Kenya. Elle a demandé l’asile au Canada, en alléguant craindre l’organisation des Mungikis parce qu’elle avait refusé d’en faire partie et de reprendre le rôle de sa mère comme exciseuse dans son pays. La demanderesse, en avril 2008, qui était alors au début de la quarantaine, a été circoncise de force par sa mère avec l’aide d’autres personnes, y compris des membres de sa famille. Sa mère effectuait pareilles mutilations génitales féminines (MGF) pour l’organisation des Mungikis, un gang criminel au Kenya. La demanderesse a fui le Kenya parce que le gang voulait qu’elle reprenne le rôle de sa mère en tant qu’exciseuse. Elle craint que les Mungikis la forcent à circoncire sa propre fille, même si l’organisation semble avoir réduit ses activités depuis son départ. Le SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État et a rejeté sa demande d’asile le 27 mai 2014.

[3]        La SPR, bien qu’il en ait été discuté, n’a ni examiné ni tranché la demande d’asile de la demanderesse en tenant compte de l’exception des « raisons impérieuses », prévue au paragraphe 108(4) de la LIPR.

[4]        La demanderesse en a appelé à la SAR où elle a soulevé l’exception des « raisons impérieuses » au paragraphe 108(4) et allégué que la SAR a commis une erreur dans sa conclusion concernant la protection de l’État. Elle n’a produit aucune nouvelle preuve. La SAR a rejeté l’appel de la demanderesse le 8 octobre 2014. La Cour a autorisé le contrôle judiciaire le 30 mars 2015.

III.        Décision visée par le contrôle

[5]        En ce qui a trait à la question de son rôle en appel, la SAR a examiné la jurisprudence de la Cour. Elle a établi que la jurisprudence exigeait qu’elle examine tous les aspects de la décision de la SPR pour parvenir à une évaluation indépendante de la demande d’asile, en faisant preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR seulement si celle-ci bénéficiait d’un avantage particulier pour les tirer.

[6]        La demanderesse avait fait valoir devant la SPR que les MGF constituent un traitement atroce et effroyable. Elle a avancé que le fait de subir des MGF constitue une « raison impérieuse » qui déclenche l’application du paragraphe 108(4) de la LIPR. Le paragraphe 108(4) est une exception à la règle générale énoncée à l’alinéa 108(1)e), qui prescrit le rejet de la demande d’asile lorsque les raisons justifiant la demande n’existent plus.

[7]        Comme je l’ai mentionné, la SPR n’a pas tenu compte de ce type d’argument. En appel, la SAR a conclu que le défaut de la SPR de tenir compte de l’argument des « raisons impérieuses » était une erreur. Toutefois, la SAR a jugé que cette erreur n’était pas déterminante, parce qu’elle était tenue de procéder à une évaluation indépendante de la preuve et de tirer sa propre conclusion sur l’exception des « raisons impérieuses ».

[8]        En ce qui a trait à la preuve requise pour établir une demande d’asile pour des « raisons impérieuses », question qui revêt beaucoup d’importance dans la présente demande, la SAR a conclu ce qui suit [au paragraphe 38] :

Pour déterminer si l’exception s’applique, la SPR (et, dans la présente affaire, la SAR) doit tenir compte des répercussions affectives et psychologiques que causerait le retour de l’appelante dans son pays d’origine. Aucune des deux sections n’a l’expertise requise pour évaluer, en l’absence d’un rapport psychologique, la santé psychologique et la force de l’appelante ou le degré de traumatisme émotionnel que pourrait causer à l’appelante son retour dans son pays d’origine. [Non souligné dans l’original.]

[9]        La SAR était en effet d’avis que la demanderesse n’avait pas fourni de preuve suffisante pour établir qu’elle faisait partie de la toute petite minorité des demandeurs d’asile auxquels s’applique cette exception. Compte tenu de ce qui précède, la SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle la demanderesse n’a pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger et elle a rejeté l’appel.

[10]      Devant la Cour, la demanderesse a soulevé d’autres questions concernant la protection de l’État et l’examen des documents concernant le pays, dont il ne sera pas discuté davantage vu ma conclusion en l’espèce.

IV.       Question en litige

[11]      La question déterminante est celle de savoir si la SAR a commis une erreur ou agi de manière déraisonnable en exigeant un rapport psychologique de la demanderesse, et de façon plus générale, de tous ceux qui invoquent l’exception des « raisons impérieuses » prévue au paragraphe 108(4) de la LIPR.

V.        Norme de contrôle

[12]      La norme de contrôle applicable à une décision de la SAR est une question de droit non résolue. Toutefois, la question de savoir si la SAR a commis une erreur en exigeant la production d’un rapport psychologique de tous les demandeurs d’asile pour qu’ils obtiennent gain de cause sous le régime du paragraphe 108(4) de la LIPR est une question mixte de faits et de droit susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable. De plus, dans la mesure où il s’agit d’une question pour laquelle la SAR doit interpréter sa propre loi constitutive, compte tenu de l’abondance de la jurisprudence concernant le paragraphe 108(4), la SAR agira de manière déraisonnable si elle s’écarte de la jurisprudence établie : voir les motifs du juge en chef dans la décision Huang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576, [2014] 4 R.C.F. 436, aux paragraphes 12 à 15 et 24 à 26; l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 54; l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 34. Toutefois, je reconnais que le critère applicable à l’exception des « raisons impérieuses » prévue au paragraphe 108(4) pourrait par analogie être examiné selon la norme de la décision correcte : voir les motifs du juge en chef dans la décision Ruszo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, aux paragraphes 17 à 21. Je n’ai pas besoin de déterminer quelle est la norme de contrôle applicable parce que la décision de la SAR est à la fois déraisonnable et incorrecte.

VI.       Analyse

[13]      À mon humble avis, la SAR est parvenue à une conclusion déraisonnable et incorrecte en affirmant que ni la SPR ni la SAR n’avaient l’expertise requise pour évaluer, « en l’absence d’un rapport psychologique », la santé psychologique et la force de l’appelante ou le degré de traumatisme que pourrait lui causer son retour au Kenya.

[14]      À mon avis, cette déclaration est de nature à s’appliquer d’une façon plus générale, non seulement à la SAR mais aussi à la SPR. Par conséquent, elle pourrait avoir pour effet d’exiger la production d’un rapport psychologique de tous ceux qui invoquent l’exception des « raisons impérieuses » prévue au paragraphe 108(4). À mon avis, il s’agit là d’une démarche d’interprétation incorrecte et déraisonnable pour cette disposition.

[15]      Je suis parvenu à cette conclusion pour plusieurs raisons. Premièrement, cette exigence va à l’encontre de la jurisprudence bien établie de la Cour; elle est déraisonnable et incorrecte en ce sens qu’elle ne peut se justifier au regard du « droit », comme l’exige l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47. Deuxièmement, elle entrave indûment l’exercice du pouvoir discrétionnaire des décideurs pertinents; pour cette raison également, l’établissement de cette nouvelle exigence est déraisonnable. Troisièmement, la production obligatoire d’un rapport psychologique impose indûment un fardeau trop lourd aux demandeurs d’asile qui cherchent à obtenir la protection offerte par la convention internationale et les lois canadiennes. Elle importe dans le régime législatif une exigence qui n’est prévue ni dans la loi ni dans les règlements; par conséquent, elle est déraisonnable. Elle aura également tendance à créer un paradigme analytique incomplet et inadéquat. À mon humble avis, cette démarche entièrement nouvelle devrait être rejetée. J’analyse ces éléments dans les paragraphes qui suivent.

[16]      La genèse et l’objet de l’exception des « raisons impérieuses » ont récemment été décrits dans l’arrêt Villegas Echeverri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 390 (Echeverri), dans lequel le juge en chef a souligné que l’exception des « raisons impérieuses » se limite aux situations où il existe une preuve prima facie de persécution passée d’une gravité si exceptionnelle qu’elle atteint un degré tel qu’on la qualifie d’« épouvantable » ou d’« atroce ». De plus, l’exception existe déjà depuis longtemps; elle remonte à la convention sur les réfugiés d’après-guerre de 1951 [Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] au moins. Il convient de souligner que la décision Echeverri n’énonce pas de limite applicable au paragraphe 108(4) de la LIPR, comme l’existence d’un préjudice psychologique ou la production d’un rapport psychologique.

[17]      La Cour a rejeté la proposition suivant laquelle la condition préalable au succès d’une demande fondée sur des « raisons impérieuses » était le préjudice psychologique. Dans la décision Kotorri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1195 (Kotorri), au paragraphe 26, la Cour a affirmé :

Je conviens avec la Commission que la preuve de séquelles psychologiques permanentes est pertinente pour le règlement de la question, mais qu’il ne s’agit pas d’un critère distinct auquel il doit être satisfait (Jiminez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 87 (C.F. 1re inst.) (QL), aux paragraphes 32 à 34). Par conséquent, ce n’est pas parce que le revendicateur souffre du syndrome de stress post-traumatique que l’exception des « raisons impérieuses » s’applique automatiquement. La Commission doit trancher chaque cas en se fondant sur l’ensemble de la preuve. [Non souligné dans l’original.]

[18]      Dans la décision Suleiman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1125, [2005] 2 R.C.F. 26 (Suleiman), au paragraphe 20, la Cour a affirmé qu’il n’y avait aucun critère supplémentaire consistant en l’existence de séquelles permanentes, ce qui signifie implicitement là encore qu’il n’y a pas lieu de demander un rapport psychologique :

Cela dit, la Cour a déjà reconnu que des actes de torture antérieurs et des formes extrêmes de violence psychologique, par eux-mêmes, compte tenu de leur gravité, peuvent être considérés comme des « raisons impérieuses » pour accorder le statut de réfugié à un demandeur et aux membres de sa famille immédiate en dépit du fait que ces actes soient survenus de nombreuses années auparavant. Cela ne devrait pas être surprenant étant donné que le droit de ne pas être soumis à de la torture et à un traitement cruel, inhumain et dégradant est un droit fondamental, protégé de la même façon par le droit interne et le droit international, que le Canada s’engage à garantir et à promouvoir. De plus, bien que la jurisprudence n’impose pas « un critère supplémentaire consistant en l’existence de séquelles permanentes », l’omission du tribunal d’avoir pris en compte la preuve médicale pertinente à cet égard constitue une erreur susceptible de contrôle. [Notes de bas de page omises; non souligné dans l’original.]

[19]      La Cour [auparavant la Section de première instance de la Cour fédérale] a affirmé ce qui suit dans la décision Jiminez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 7386 (Jiminez), au paragraphe 34 :

Je ne pense pas que les décisions invoquées proposent un critère supplémentaire consistant en l’existence de séquelles permanentes. La jurisprudence n’est, selon moi, aucunement contradictoire. Je crains que l’avocat ait mis l’accent sur les remarques incidentes plutôt que sur les motifs déterminants. [Non souligné dans l’original.]

Là encore, je fais miens ces motifs pour rejeter la proposition selon laquelle la production d’un rapport psychologique est obligatoire en vertu du paragraphe 108(4).

[20]      À mon avis, il ressort clairement de ces décisions qu’il n’y a aucune exigence pour établir la santé psychologique ou la force d’un demandeur ou le degré de traumatisme émotionnel. De même, il n’y a aucune exigence d’établir des séquelles psychologiques. Étant donné qu’il n’y a aucune exigence pour établir des séquelles psychologiques, l’absence de preuve psychologique ne peut logiquement et juridiquement être fatale dans une demande fondée sur des « raisons impérieuses ».

[21]      Il faudrait noter que ces décisions sont antérieures à la création de la SAR.

[22]      En l’absence d’une exigence prévue par la loi, à mon avis et en toute déférence, il n’était pas loisible à la SAR de modifier la règle de droit reconnue par la Cour. Si la SAR était autorisée à le faire, elle pourrait ainsi exercer ses nouveaux pouvoirs de manière déraisonnable. À cet égard, il faut se rappeler que la définition du caractère raisonnable donnée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47, comprend un volet juridique : le caractère raisonnable tient également « à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (non souligné dans l’original). Je conclus que la décision de la SAR n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard du paragraphe en question édicté par le Parlement, tel qu’il a toujours été interprété et appliqué par la Cour.

[23]      Le changement apporté par la SAR dans les exigences juridiques applicables à l’exception des « raisons impérieuses » est également erroné parce qu’il entrave l’exercice du pouvoir discrétionnaire du décideur. Cette exception tire ses origines de la convention internationale. Comme l’a souligné le juge en chef dans la décision Echeverri, au paragraphe 34, et tel qu’il est mentionné dans la publication des Nations Unies intitulée Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, cette exception « procède d’un principe humanitaire assez général qui peut également être appliqué à des réfugiés autres que les réfugiés statutaires ». Il me semble que ces accords internationaux et les lois qui en résultent ont été conçus pour être plus universels, et non moins universels et pour refléter un principe humanitaire plus général. Ils ne visent pas l’amorce d’une recherche étroite de préjudice psychologique. Exiger un rapport psychologique dans tous les cas pourrait faire échec à cet objet, comme le démontrent les affaires dont il a été question précédemment.

[24]      L’exigence d’un rapport psychologique pose une difficulté connexe : elle alourdit le fardeau qui incombe aux demandeurs d’asile, ce qui affaiblit (par une décision rendue par un tribunal en matière de preuve) les garanties précises que le Parlement souhaitait voir prises en compte et appliquées par le tribunal. Rien ne porte à croire que la SAR, ses prédécesseurs ou la Cour aient éprouvé des difficultés à appliquer les exigences rigoureuses et strictes liées à l’exception des « raisons impérieuses ».

[25]      Je suis également préoccupé par le fait que l’exigence d’un rapport psychologique pourrait avoir, et peut-être aura, l’effet de transformer ce qui est voulu et exprimé comme étant un principe humanitaire général, à savoir lorsque la situation présente des « raisons impérieuses », applicable dans un nouveau paradigme; je suis particulièrement préoccupé par le fait que ce nouveau paradigme sera moins nuancé et simplifié dans une enquête sur ce que les psychologues pourraient avoir à dire. Il existe un autre danger : si les psychologues ne disent rien, aucune réparation ne sera prévisible. Cela va beaucoup trop loin parce qu’il se peut que des personnes dont le rapatriement n’est aucunement justifié aient pleinement droit à l’exception des « raisons impérieuses »; une évaluation psychologique serait inappropriée dans leur cas. À mon humble avis, il n’est ni raisonnable ni judicieux d’établir une nouvelle exigence restrictive en matière de preuve.

[26]      Même si je conviens que les « raisons impérieuses » peuvent dans certains cas, dans de nombreux cas, voire dans la plupart des cas comporter des aspects psychologiques, il ressort clairement de l’extrait suivant de la décision Suleiman, au paragraphe 19, lequel est souvent cité, qu’il y a beaucoup plus :

Le degré d’anxiété que vit un demandeur d’asile lorsqu’il pense qu’il sera forcé de retourner d’où il vient dépend de l’état de sa santé (force) mentale. La question à poser à l’égard des « raisons impérieuses » est la suivante : Le demandeur devrait-il être exposé à la toile de fond qu’il a quittée même si les acteurs principaux peuvent ne plus être présents ou ne plus jouer les mêmes rôles? La réponse ne réside pas tellement dans un fait concluant, déterminant et établi, mais plutôt plus dans l’étendue de la douleur intérieure ou de la douleur de l’âme à laquelle un demandeur serait assujetti. La décision, comme toutes les décisions de nature impérieuse, doit s’appuyer sur l’opinion selon laquelle c’est l’état d’esprit du demandeur qui crée le précédent — pas nécessairement le pays, les conditions, ni l’attitude de la population, même si ces facteurs peuvent jouer un rôle. En outre, cette opinion ne comprend pas l’imposition de concepts occidentaux à un phénomène subtil qui trouve sa source dans l’individualité de la nature humaine, une individualité qui est unique et qui s’est développée dans un environnement social et culturel tout à fait différent. Par conséquent, il devrait également être tenu compte de l’âge du demandeur, de ses antécédents culturels et de ses expériences sociales antérieures. La capacité de résister à des conditions défavorables dépendra d’un nombre de facteurs qui diffèrent d’un individu à un autre. [Non souligné dans l’original.]

[27]      Le défendeur a soutenu que la décision Horvath c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1132 (Horvath), aux paragraphes 67 et 68, exigeait un rapport psychologique. En toute déférence, je ne suis pas d’accord. Il n’est affirmé nulle part dans la décision Horvath qu’un rapport psychologique est obligatoire. Il va sans dire que pareil rapport pourrait être ou sera utile au demandeur d’asile dans bon nombre de cas, mais la décision Horvath n’expose pas et ne réforme pas non plus la règle de droit déjà établie par les décisions Suleiman, Kotorri et Jiminez.

[28]      À mon avis, la décision est erronée du fait que la SAR a insisté sur la production d’un rapport psychologique, parce que cette exigence n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, comme le précise l’arrêt Dunsmuir.

[29]      Le défendeur a fait valoir subsidiairement que la preuve en l’espèce ne corrobore pas une conclusion de « raisons impérieuses », en insistant pour dire qu’il incombe à la demanderesse d’établir l’existence de « raisons impérieuses ». Je conviens que le fardeau de cette preuve incombe à la demanderesse; toutefois, ce fardeau ne peut être déterminant lorsque le décideur s’est instruit de manière déraisonnable sur le fardeau de preuve pertinent, comme en l’espèce. La question de savoir si la demanderesse s’est acquittée de ce fardeau devra être tranchée par la SAR à l’occasion du nouvel examen qui sera ordonné.

[30]      L’argument du défendeur au sujet de la preuve est une variante de la doctrine de la futilité, selon laquelle une cour de révision peut refuser d’accueillir une demande de contrôle judiciaire, malgré une erreur donnant matière à révision, lorsqu’elle est convaincue qu’un manquement à l’équité procédurale n’aurait rien changé à la décision : Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada—Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, à la page 228; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Patel, 2002 CAF 55, aux paragraphes 4 et 5; Sarker c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1168, aux paragraphes 16 et 17.

[31]      En l’espèce, l’imposition par la SAR d’une exigence déraisonnable et incorrecte en matière de preuve pouvait en soi avoir un effet sur le résultat. Il serait risqué de confirmer cette décision; par conséquent, elle doit être et elle est annulée.

[32]      Compte tenu des conclusions qui précèdent, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de la protection de l’État.

[33]      Ni l’une ni l’autre des parties n’a demandé la certification d’une question, et l’affaire n’en soulève aucune.

VII.      Conclusion

[34]      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée. Aucuns dépens ne sont adjugés.



[1] Le paragraphe 108(4) est une exception à la règle générale énoncée à l’alinéa 108(1)e), qui prescrit le rejet de la demande d’asile lorsque les raisons justifiant la demande n’existent plus.

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