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[1996] 3 C.F. 349

IMM-6477-93

Dolly Shuk Ching Chan (requérante)

c.

Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Cullen—Ottawa, 1er avril et 17 juin 1996.

Droit constitutionnelCharte des droitsVie, liberté et sécuritéVisa de résidente permanente révoqué au motif que la requérante appartient à une catégorie de personnes non admissibles conformément à l’art. 19(1)c.2) (membre d’une organisation criminelle étrangère) de la Loi sur l’immigrationDans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, la Cour a ordonné la non communication de renseignements confidentiels du gouvernement conformément à l’art. 82.1(10)L’art. 82.1(10) permet au ministre de demander la non communication à huis clos et en l’absence de l’une des partiesL’art. 82.1(10) ne porte pas atteinte à l’art. 7 de la CharteLes droits de la requérante ne sont pas violés car nul n’a le droit d’entrer au Canada mais uniquement le droit de demander à y venirLa procédure prescrite ne viole pas les principes de justice fondamentaleQuestions certifiées : l’art. 82.1(10) viole-t-il l’art. 7 de la Charte, et si tel est le cas, peut-on en démontrer la justification?

Déclaration des droitsL’art. 82.1(10) de la Loi sur l’immigration permet au ministre de demander, à huis clos et en l’absence de l’une des parties, à la C.F. 1re inst. d’examiner, en l’absence de l’intéressé et du conseiller le représentant, des renseignements dont la communication porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnesLa question certifiée consiste à savoir s’il y a eu violation de l’art. 2e) de la Déclaration des droits.

Droit administratifContrôle judiciaireJugements déclaratoiresExamen judiciaire de la révocation du visa de résidente permanenteUne fois le visa délivré, de nouveaux renseignements ont indiqué que la requérante faisait partie d’une organisation criminelle étrangèreLa requérante a été avisée que les nouveaux renseignements pourraient la rendre non admissibleBien qu’incitée à le faire, elle n’a pas demandé une audition en matière d’immigrationLa requérante a été déclarée membre d’une catégorie de personnes non admissibles conformément à l’art. 19(1)c.2) de la Loi sur l’immigration, et son visa a été révoquéDans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour a ordonné la non communication de renseignements confidentiels du gouvernement en application de l’art. 82.1(10)L’offre faite à la requérante d’assister à une entrevue répond à l’obligation d’équitéL’agent des visas n’a pas perdu sa compétenceIl est compétent à révoquer le visaIl n’a pas restreint son pouvoir discrétionnaireMotifs suffisants pour étayer sa décisionQuestions certifiées : l’art. 82.1(10) viole-t-il l’art. 7 de la Charte et l’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits; l’agent des visas perd-il compétence après la délivrance d’un visa de résident permanent?

Citoyenneté et ImmigrationExclusion et renvoiPersonnes non admissiblesContrôle judiciaire de la révocation du visa de résidente permanenteUne fois le visa délivré, de nouveaux renseignements ont indiqué que la requérante était membre d’une organisation criminelleLa requérante a été avisée que les nouveaux renseignements pourraient la rendre non admissibleBien qu’incitée à le faire, la requérante n’a pas pris rendez-vous en vue d’une audition en matière d’immigrationL’agent des visas a conclu que la requérante faisait partie d’une catégorie de personnes non admissibles en vertu de l’art. 19(1)c.2) de la Loi sur l’immigration, et il a révoqué son visaL’art. 82.1(10) n’enfreint pas l’art. 7 de la CharteL’agent des visas a compétence pour révoquer le visaAucune violation de l’équité dans la procédureL’agent des visas n’a pas restreint son pouvoir discrétionnaireMotifs suffisants pour étayer sa décisionQuestions certifiées : l’art. 82.1(10) viole-t-il l’art. 7 de la Charte et l’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits; l’agent des visas perd-il sa compétence après la délivrance du visa de résident permanent?

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la révocation du visa de résidente permanente de la requérante. Après la délivrance de visas à la requérante et à son fils à charge, l’agent des visas a reçu de nouveaux renseignements précisant que la requérante était membre d’une organisation criminelle étrangère : une triade (société secrète chinoise existant à des fins criminelles). La requérante a été avisée que les nouveaux renseignements pourraient la rendre non admissible et elle a été invitée à fixer une entrevue avec l’agent des visas. Bien qu’initialement on ait refusé à l’avocat de la requérante l’autorisation d’assister avec elle à une entrevue, on lui a plus tard accordé cette permission, mais il n’a fait aucun effort pour obtenir une audition d’immigration. L’agent des visas a conclu que la requérante était membre d’une catégorie de personnes non admissibles conformément à l’alinéa 19(1)c.2) de la Loi sur l’immigration et il a révoqué son visa. L’alinéa 19(1)c.2) interdit l’admission au Canada aux personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles sont ou ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités criminelles. La requérante a demandé le contrôle judiciaire de cette décision. Subséquemment, la Cour a ordonné la non communication de renseignements confidentiels du gouvernement obtenus en application du paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration. Le paragraphe 82.1(10) permet au ministre de demander, à huis clos et en l’absence de l’une des parties, la non communication de renseignements obtenus sous le sceau du secret auprès du gouvernement d’un État étranger ou d’une organisation mise sur pied par des États étrangers, et il exige que la Cour étudie les renseignements, accorde au représentant du ministre la possibilité raisonnable de se faire entendre, et ne tienne compte des renseignements fournis dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire que si elle décide que leur communication porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes. La requérante a soutenu que les procédures à huis clos et en l’absence de l’une des parties la privaient de son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 de la Charte, la liberté de mouvement s’assimilant à la liberté. Elle a fait valoir que le déni de ses droits n’était pas conforme aux principes de justice fondamentale, puisqu’elle n’a eu ni communication des allégations faites contre elle ni la possibilité de les réfuter. La requérante a aussi affirmé que lorsqu’il a décidé de révoquer son visa, l’agent des visas n’avait plus compétence pour le faire. En dernier lieu, la requérante a prétendu que l’agent des visas avait irrégulièrement exercé son pouvoir discrétionnaire en faisant sienne la décision prise à Ottawa à l’égard de la requérante.

Les questions litigieuses étaient les suivantes : (1) le paragraphe 82.1(10) viole-t-il l’article 7 de la Charte? (2) l’agent des visas, lorsqu’il a révoqué les visas, avait-il perdu la compétence pour ce faire? (3) le paragraphe 82.1(10) porte-t-il atteinte au droit de la requérante à l’équité dans la procédure? et (4) l’agent des visas a-t-il irrégulièrement restreint son pouvoir discrétionnaire?

Jugement : la demande doit être rejetée.

(1) Le paragraphe 82.1(10) n’enfreint pas l’article 7 de la Charte. Il n’y a eu aucun déni des droits de la requérante. Elle n’a aucun droit d’entrer au Canada; tout au plus a-t-elle le droit de demander à y entrer. Il n’y a non plus aucune preuve qu’elle ait souffert un stress psychologique ou que sa réputation ait été ternie parce qu’elle était soupçonnée d’être membre d’une triade.

La procédure prescrite au paragraphe 82.1(10) ne viole pas les principes de justice fondamentale. L’analyse de la portée des principes de justice fondamentale dans les procédures fondées sur le paragraphe 82.1(10) doit se faire compte tenu des principes et des politiques qui sous- tendent le droit de l’immigration, particulièrement le principe voulant qu’un étranger n’ait aucun droit d’entrer et de demeurer au Canada. Le droit de connaître les éléments de preuve sur lesquels se fonde la décision de révoquer le visa doit être mis dans la balance avec les droits opposés de l’État de protéger la sécurité de la société canadienne et de maintenir l’ordre international en refusant aux personnes susceptibles de se livrer à des activités criminelles la possibilité de pénétrer dans notre territoire. Le législateur a, au paragraphe 82.1(10), cherché à établir un équilibre raisonnable entre les intérêts opposés du particulier et de l’État. On a simplement refusé à la requérante de venir au Canada, et les non-citoyens n’ont pas le droit absolu d’entrer au pays. De plus, alors que la justice fondamentale exige une procédure équitable, elle n’impose pas un système parfait d’entière communication et d’audition orale complète dans chaque cas. Dans le contexte du paragraphe 82.1(10), bien que la requérante ne reçoive pas un résumé de la preuve confidentielle, on lui dit pourquoi on lui refuse l’admission au Canada. Rien n’empêche la requérante de demander le contrôle judiciaire de la décision de l’agent des visas et de produire des affidavits pour démontrer qu’elle n’est pas membre de la triade en question. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une justice parfaite, lorsque la communication pourrait porter atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes, les droits de la requérante doivent être considérés en regard des intérêts légitimes de l’État.

(2) L’agent des visas n’était pas dessaisi et avait compétence pour révoquer le visa de la requérante. Bien que rien dans la Loi sur l’immigration ne porte sur le réexamen éventuel, par un agent des visas, de ses décisions, ce silence ne doit pas s’interpréter comme prohibant un tel réexamen. L’agent des visas, particulièrement sur réception de nouveaux renseignements, est compétent à reconsidérer sa décision. L’agent des visas, après avoir été informé que la requérante était membre d’une catégorie de personnes non admissibles, était compétent à reconsidérer sa décision antérieure et à révoquer son visa. Appliquer aux décisions administratives des agents des visas les mêmes règles de perte de compétence qui régissent les décisions judiciaires ne serait pas en accord avec le rôle et les fonctions des agents des visas.

(3) Il n’y a pas eu atteinte au droit de la requérante à l’équité dans la procédure. La délivrance d’un visa fait partie d’un cadre législatif dans lequel l’article 8 impose à quiconque cherche à entrer au Canada l’obligation de prouver qu’il en a le droit. La requérante n’avait pas le droit à la présence de son avocat à l’entrevue avec l’agent des visas. La Loi sur l’immigration ne confère pas explicitement à ceux qui demandent le droit d’établissement le droit à l’assistance d’un avocat. L’agent des visas a rempli son obligation d’équité en offrant une entrevue à la requérante.

(4) L’agent des visas n’a pas restreint son pouvoir discrétionnaire et il avait des motifs suffisants sur lesquels fonder sa décision. Rien n’indique que l’agent des visas n’a pas pesé les renseignements reçus d’Ottawa et de la GRC pour en tirer ses propres conclusions. L’agent des visas n’a pas à être convaincu « au-delà de tout doute raisonnable » que la requérante était membre d’une triade. Il suffit qu’il existe des motifs raisonnables de croire que la requérante est ou a été membre d’une organisation dont il a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou se livrait à des activités criminelles. Cela ne signifie pas qu’il doit y avoir des preuves que l’organisation est criminelle ni que la requérante est ou a été réellement membre d’une telle organisation, mais seulement qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle est ou a été membre d’une organisation de ce genre. L’agent des visas avait des motifs plus que suffisants pour étayer sa décision que la requérante ne devrait pas être admise au Canada.

Les questions suivantes ont été certifiées : 1) Le paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration enfreint-il l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et, si tel est le cas, s’agit-il d’une infraction dont la justification peut se démontrer conformément à l’article premier de la Charte? 2) Le paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration enfreint-il le paragraphe 2e) de la Déclaration canadienne des droits? 3) L’agent des visas peut-il révoquer les visas de résidents permanents après leur délivrance ou a-t-il alors perdu compétence à cet égard?

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7.

Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III, art. 1a),b),e), 2e).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1.

Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, ch. E-10.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 8, 19(1)c.2) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11), 40.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31), 82.1(10) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 324.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; (1993), 107 D.L.R. (4th) 342; [1993] 7 W.W.R. 641; 56 W.A.C. 1; 82 B.C.L.R. (2d) 273; 34 B.C.A.C. 1; 85 C.C.C. (3d) 15; 24 C.R. (4th) 281; 158 N.R. 1; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; (1992), 90 D.L.R. (4th) 289; 2 Admin. L.R. (2d) 125; 72 C.C.C. (3d) 214; 8 C.R.R. (2d) 234; 16 Imm. L.R. (2d) 1; 135 N.R. 161; Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (1988), 53 D.L.R. (4th) 568 (1re inst.); conf. par (1992), 88 D.L.R. (4th) 575 (C.A.F.); Vidal et Dadwah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1991), 41 F.T.R. 118; 13 Imm. L.R. (2d) 123 (C.F. 1re inst.); Procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216; (1975), 54 D.L.R. (3d) 277; 7 N.R. 271 (C.A.); Dick c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 52 F.T.R. 318; 17 Imm. L.R. (2d) 25 (C.F. 1re inst.); Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848; (1989), 101 A.R. 321; 62 D.L.R. (4th) 577; [1989] 6 W.W.R. 521; 70 Alta. L.R. (2d) 193; 40 Admin. L.R. 128; 36 C.L.R. 1; 99 N.R. 277.

DÉCISION EXAMINÉE :

Shah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 170 N.R. 238 (C.A.F.).

DÉCISION CITÉE :

R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; (1987), 44 D.L.R. (4th) 193; 37 C.C.C. (3d) 1; 61 C.R. (3d) 1; 80 N.R. 161.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision d’un agent des visas de révoquer le visa de résidente permanente de la requérante au motif qu’elle était membre d’une catégorie de personnes non admissibles conformément à l’alinéa 19(1)c.2) de la Loi sur l’immigration. Rejet de la demande.

AVOCATS :

Kay M. Vinall pour la requérante.

Harry J. Wruck pour l’intimé.

PROCUREURS :

Kay M. Vinall, Vancouver, pour la requérante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Cullen : Il s’agit de la demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent des visas Jean-Paul Delisle, en date du 13 octobre 1993. La décision rejetait la demande de résidence permanente de la requérante au motif qu’elle appartenait à une catégorie de personnes non admissibles, conformément au paragraphe 19(1)c.2) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, et ses modifications [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] (la Loi sur l’immigration).

LES FAITS

Les faits en l’espèce ne sont pas contestés. Le 16 août 1990, le commissariat du Canada à Hong Kong a reçu une demande de résidence permanente au Canada de la part de la requérante et de son fils à charge, Stanley Cheung Tak Kwai. La requérante a déclaré qu’elle n’était pas mariée et qu’elle avait une fortune personnelle nette de 1 485 273 $ CAN. Le 27 octobre 1992, la demande a été examinée favorablement par l’agent des visas James Gill, sans la nécessité d’une entrevue.

Le 19 janvier 1993, le gouvernement de Hong Kong a prévenu le commissariat du Canada à Hong Kong qu’en 1972 la requérante avait été inscrite comme étant mariée à Benton Cheun Yan Loong (alias Cheun Yan Lung, alias Benton Cheun Yan Lung, alias Benton Cheung Yan Loon). Le 4 février 1993, le commissariat du Canada à Hong Kong a écrit à la requérante, lui demandant de fournir des détails sur son mariage à Benton Cheun Yan Lung et d’expliquer pourquoi elle disait n’avoir [traduction] « jamais été mariée » dans sa demande de résidence permanente au Canada. L’avocat de la requérante, Victor Yang, a écrit au commissariat canadien le 2 mars 1993 et indiqué que la requérante était la concubine de Benton Cheun Yan Lung. Dans sa demande, elle a décrit son statut matrimonial par la mention « jamais été mariée » parce qu’elle n’avait jamais inscrit son mariage au registre des mariages de Hong Kong. L’agent des visas a accepté cette explication. À Hong Kong, une concubine est la seconde épouse d’un habitant de Hong Kong, situation permise en vertu de la loi à Hong Kong (le Mariage Ordinance) jusqu’en 1975.

Le 11 mars 1993, des visas d’immigrants ont été délivrés à la requérante et à son fils. Il ne fait aucun doute que si les intéressés s’étaient servis immédiatement de leurs visas valides, ils seraient aujourd’hui résidents permanents du Canada.

Cependant, de nouveaux renseignements sur la requérante ont été portés à l’attention de l’agent des visas, Jean-Paul Delisle. Celui-ci occupait depuis peu son poste à Hong Kong, mais il en avait occupé plusieurs autres, aussi bien comme agent des visas qu’en qualité de titulaire d’autres fonctions reliées à l’immigration. Les renseignements fournis précisaient que la requérante était membre de la triade Sun Yee On et, comme telle, elle se trouvait visée par l’alinéa 19(1)c.2) de la Loi sur l’immigration. L’alinéa 19(1)c.2) est libellé comme suit :

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

c.2) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles sont ou ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction au Code criminel, à la Loi sur les stupéfiants ou aux parties III ou IV de la Loi sur les aliments et drogues qui peut être punissable par mise en accusation ou a commis à l’étranger un fait — acte ou omission — qui, s’il avait été commis au Canada, constituerait une telle infraction, sauf si elles convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

M. Delisle a avisé la requérante, le 26 août 1993, que de nouveaux renseignements pouvaient la rendre non admissible au Canada et il lui a demandé de prendre rendez-vous avec lui. Par lettre en date du 13 septembre 1993, il a avisé en outre la requérante que : (1) elle pourrait être non admissible au Canada; (2) elle ne devait pas se servir des visas qui lui avaient été délivrés; (3) elle ne s’était pas conformée à la demande de renseignements supplémentaires qui lui avait été faite le 26 août 1993.

L’avocat de la requérante a pris contact avec M. Delisle et il a indiqué qu’il aviserait sa cliente de ne pas assister à une entrevue d’immigration sans sa présence; cette demande a initialement été rejetée. Le 22 septembre 1993, l’avocat de la requérante a prévenu qu’il avait pour instruction de fixer une entrevue d’immigration avec le commissariat du Canada à Hong Kong et de s’assurer de la présence d’un membre de son cabinet juridique à toute entrevue fixée relativement à la demande. M. Delisle a accueilli cette demande le 29 septembre, et il a été décidé que l’avocat de la requérante pourrait fixer une entrevue lorsque sa cliente serait de retour d’un voyage en Grande-Bretagne. Or, l’avocat en cause n’a jamais pris rendez-vous en vue d’une audition en matière d’immigration et aucun contact n’a été établi avec le commissariat du Canada avant que M. Delisle ne rende la décision contestée.

Le 13 octobre 1993, M. Delisle a avisé la requérante que : (1) il existait des motifs raisonnables de croire qu’elle était une personne visée à l’alinéa 19(1)c.2); (2) la demande de visa de la requérante était rejetée; (3) la requérante devait retourner les visas d’immigrants qui lui avaient été délivrés. C’est cette décision, celle de révoquer les visas et de refuser à la requérante l’admission au Canada en vertu de l’alinéa 19(1)c.2), qui fait l’objet du contrôle judiciaire.

Le 12 novembre 1993, la requérante a signifié et déposé un avis de requête introductif d’instance, conformément à l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)], demandant les réparations suivantes (par ordonnance signée de ma main, j’ai autorisé la modification de l’alinéa e)) :

a) Une ordonnance annulant la décision de l’agent des visas Jean-Paul Delisle du commissariat du Canada à Hong Kong, rendue par écrit et datée du 13 octobre 1993, dans laquelle il prétendait rejeter la demande de résidence permanente au Canada de la requérante au motif que celle-ci et la personne à charge qui l’accompagnait n’étaient pas admissibles en vertu de l’alinéa 19(1)c.2) de la Loi sur l’immigration, en dépit de la délivrance de visas d’immigrants à la requérante et à son fils à charge qui l’accompagnait;

b) Un jugement déclaratoire portant que, selon la documentation dont disposait l’agent des visas, la requérante n’est pas non admissible en vertu de l’alinéa 19(1)c.2) de la Loi sur l’immigration;

c) Un jugement déclaratoire portant que, selon la documentation dont disposait l’agent des visas, la personne à charge accompagnant la requérante, Stanley Cheung Tak Kwai, n’est pas non plus non admissible en vertu de l’alinéa 19(1)c.2) de la Loi sur l’immigration;

d) Un jugement déclaratoire portant que les visas délivrés à la requérante et à la personne à charge qui l’accompagne sont des visas valides en vue de l’immigration au Canada;

e) Une ordonnance renvoyant la demande de résidence permanente de la requérante à un agent des visas différent et l’obligeant à étudier de nouveau la demande conformément au droit et aux directives que cette Cour juge appropriées.

Le 6 mai 1994, l’avocat de l’intimé a avisé la Cour qu’il entendait faire une demande conformément au paragraphe 82.1(10) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi sur l’immigration afin que :

[traduction] … la Section de première instance de la Cour fédérale examine certains renseignements à huis clos et en l’absence de la requérante et de son avocate. L’avocat de l’intimé exposera à ce moment les renseignements que son client a l’intention de produire et les motifs pour lesquels leur communication porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes.

Le 29 juin 1994, l’intimé déposait l’avis de requête suivant conformément au paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration :

[traduction] SACHEZ QUE le ministre intimé a demandé à huis clos à cette Cour de rendre une ordonnance, conformément au paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration, portant non communication à la requérante des renseignements obtenus sous le sceau du secret auprès du gouvernement d’un État étranger ou de l’un de ses organismes.

ET SACHEZ QU’au moment de l’audition à huis clos, l’intimé présentera conformément au paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration les renseignements secrets à l’appui de cette demande et il présentera des observations expliquant les motifs pour lesquels les renseignements ne doivent pas être communiqués à l’appelante ou à son avocate parce que cette communication porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celles de personnes;

ET SACHEZ QUE le ministre intimé demande à cette Cour d’ordonner que les dossiers de cette Cour relatifs à cette affaire, dans la mesure où ils contiennent des renseignements non communiqués à la requérante ou à son avocate, soient scellés et ne soient pas communiqués à quiconque sauf par ordonnance ultérieure de cette Cour aux fins du paragraphe 82.1(10) de la Loi.

J’ai accueilli la requête de l’intimé le 29 septembre 1994 et j’ai ordonné :

[traduction] Que l’intimé ne sera pas tenu de communiquer les renseignements obtenus sous le sceau du secret auprès du gouvernement d’un État étranger, d’une organisation internationale mise sur pied par des États étrangers ou l’un de leurs organismes parce que cette communication porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes.

À la suite de mon ordonnance, toutefois, la requérante a demandé communication de certains documents conformément à la Loi sur l’accès à l’information [L.R.C. (1985), ch. A-1] et elle a obtenu certains des documents qui faisaient l’objet de mon ordonnance de non communication. À la requête de l’intimé, j’ai examiné le dossier secret et j’ai délivré une autre ordonnance le 15 février 1995, ordonnant de nouveau la non communication sauf en ce qui concerne les sept documents déjà communiqués à la requérante conformément à la Loi sur l’accès à l’information et à une note de service gouvernementale interne. Bien que certains documents aient été communiqués à la requérante, je suis convaincu que le reste du dossier secret devrait demeurer sous scellés.

Étant donné que la requérante et l’intimé ont eu affaire à des déposants à Hong Kong, la Cour s’est montrée indulgente à l’égard de la prorogation des délais et des requêtes en vertu de la Règle 324 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663]. Une ordonnance, signée par le juge en chef adjoint, fixait la date d’audition au 25 octobre 1995. Le 11 octobre 1995, cependant, la Cour et l’intimé ont eu signification d’un [traduction] « avis de question relative à la Constitution ». L’intimé a souligné plusieurs difficultés et a conclu qu’il serait impossible d’agir à la date fixée pour l’audition. Il a été convenu mutuellement de reporter la date de l’audition au premier avril 1996.

LES QUESTIONS LITIGIEUSES

La requérante et l’intimé ont soulevé plusieurs questions litigieuses, dont certaines, à mon sens, non pertinentes au règlement de cette demande. J’ai décidé de traiter des questions pertinentes dans l’ordre suivant :

(1) Le paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration enfreint-il l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits [L.R.C. (1985), appendice III] ou l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]? Si tel est le cas, s’agit-il d’une infraction dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte?

(2) L’agent des visas, lorsqu’il a révoqué les visas de la requérante, avait-il perdu compétence à cet égard?

(3) Le paragraphe 82.1(10) porte-t-il atteinte au droit de la requérante à l’équité dans la procédure?

(4) L’agent des visas a-t-il irrégulièrement restreint son pouvoir discrétionnaire ou par ailleurs commis une erreur de droit?

CONSTITUTIONNALITÉ DU PARAGRAPHE 82.1(10)

La requérante affirme que le paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration enfreint l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits. Les dispositions contestées sont libellées comme suit :

82.1 ….

(10) Dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire d’une décision de l’agent des visas de refuser un visa au motif que l’intéressé appartient à l’une des catégories visées aux alinéa 19(1)c.1) à g), k) ou l) :

a) le ministre peut présenter à la Section de première instance de la Cour fédérale, à huis clos et en l’absence de l’intéressé et du conseiller le représentant, une demande en vue d’empêcher la communication de renseignements obtenus sous le sceau du secret auprès du gouvernement d’un État étranger, d’une organisation internationale mise sur pied par des États étrangers ou l’un de leurs organismes;

b) la Section de première instance de la Cour fédérale, à huis clos et en l’absence de l’intéressé et du conseiller le représentant :

(i) étudie les renseignements,

(ii) accorde au représentant du ministre la possibilité de présenter ses arguments sur le fait que les renseignements ne devraient pas être communiqués à l’intéressé parce que cette communication porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes;

c) ces renseignements doivent être remis au représentant du ministre et ne peuvent servir de fondement au jugement de la Section de première instance de la Cour fédérale sur la demande de contrôle judiciaire si la Section de première instance de la Cour fédérale détermine que leur communication à l’intéressé ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes;

d) si la Section de première instance de la Cour fédérale décide que cette communication porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes, les renseignements ne sont pas communiqués mais peuvent servir de fondement au jugement de la Section de première instance de la Cour fédérale sur la demande de contrôle judiciaire.

Bref, la requérante soutient que les procédures qui se sont déroulées à huis clos et en son absence conformément à ce paragraphe de la Loi sur l’immigration l’ont privée de son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, garanti par l’article 7 de la Charte et les alinéas 1a), b) et e) de la Déclaration canadienne des droits. En outre, le déni de ses droits n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale, prévus à l’article 7 de la Charte et à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, puisqu’elle n’a eu ni communication des allégations faites contre elle ni la possibilité de les réfuter.

L’article 7 de la Charte est libellé comme suit :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Comme l’a dit la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la page 584, l’approche à adopter dans l’appréciation d’une violation alléguée de l’article 7 se compose de deux étapes : premièrement, la Cour doit déterminer s’il y a eu déni du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne et, deuxièmement, la Cour doit se demander si l’atteinte ou le déni étaient conformes aux principes de justice fondamentale.

Le paragraphe 82.1(10) porte-t-il atteinte au droit de la requérante à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne? La requérante affirme que le droit à la liberté de mouvement est assimilable au droit à la liberté. Elle soutient que l’atteinte portée à son droit de venir au Canada a violé son droit à la liberté. De plus, la honte qu’il y a d’être soupçonnée d’appartenir à une triade et le tort causé à sa réputation ont infligé à la requérante un stress psychologique et porté atteinte à la sécurité de sa personne.

Franchement, j’éprouve quelque difficulté à accepter qu’il y a eu atteinte aux droits de la requérante de quelque façon que ce soit. La requérante n’a pas, comme elle le prétend, le droit de venir au Canada; tout au plus a-t-elle le droit de demander à venir au Canada. De plus, aucune preuve n’étaye sa prétention selon laquelle elle aurait subi un stress psychologique et sa réputation aurait été ternie. Mes conclusions à l’égard de l’atteinte aux droits de la requérante suffisent à rejeter le moyen fondé sur la Constitution; cependant, je suis aussi persuadé que la requérante n’est pas parvenue à justifier la prétention selon laquelle la procédure prescrite au paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration viole les principes de justice fondamentale.

Les règles à appliquer pour déterminer si un texte législatif viole les principes de justice fondamentale ont été énoncés par le juge Sopinka dans l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711. En étudiant la constitutionnalité de la législation régissant l’expulsion des résidents permanents convaincus de certains actes criminels, le juge Sopinka a confirmé l’importance de l’adoption d’une approche contextuelle dans l’interprétation de l’article 7 de la Charte. À cet égard, il a dit ce qui suit, aux pages 733 et 734 :

Donc, pour déterminer la portée des principes de justice fondamentale en tant qu’ils s’appliquent en l’espèce, la Cour doit tenir compte des principes et des politiques qui sous-tendent le droit de l’immigration. Or, le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer. En common law, les étrangers ne jouissent pas du droit d’entrer au pays ou d’y demeurer…

La distinction entre citoyens et non-citoyens est reconnue dans la Charte. Bien que le par. 6(2) accorde aux résidents permanents le droit de se déplacer dans tout le pays, d’établir leur résidence et de gagner leur vie dans toute province, seuls les citoyens ont le droit « de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir », que garantit le par. 6(1).

Le Parlement a donc le droit d’adopter une politique en matière d’immigration et de légiférer en prescrivant les conditions à remplir par les non-citoyens pour qu’il leur soit permis d’entrer au Canada et d’y demeurer. C’est ce qu’il a fait dans la Loi sur l’immigration.

À mon avis, ces propos du juge Sopinka s’appliquent directement à l’espèce. L’analyse de la portée des principes de justice fondamentale dans les procédures fondées sur le paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration doit se faire compte tenu des principes et des politiques qui sous-tendent le droit de l’immigration, particulièrement le principe voulant qu’un étranger n’ait aucun droit d’entrer et de demeurer au Canada.

La requérante a fait valoir, tant dans ses observations orales qu’écrites, qu’elle a été privée de son droit à un procès équitable parce qu’elle ne pouvait connaître les éléments de preuve sur lesquels se fondait la décision de révoquer son visa. À mon sens, cependant, le droit de savoir doit être mis dans la balance avec les droits opposés de l’État de protéger la sécurité de la société canadienne et de maintenir l’ordre international en refusant aux personnes susceptibles de se livrer à des activités criminelles la possibilité de pénétrer dans notre territoire. Dans l’arrêt Chiarelli, précité, le juge Sopinka a noté à la page 744 que, bien qu’un particulier ait intérêt à ce que la procédure soit équitable, l’État « a aussi grandement intérêt à mener efficacement les enquêtes en matière de sécurité nationale et de criminalité et à protéger les sources de renseignements de la police. » J’adopte aussi le raisonnement du juge Addy dans l’arrêt Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (1re inst.); confirmé par (1992), 88 D.L.R. (4th) 575 (C.A.). Bien que l’affaire dont était saisi le juge ait concerné la communication en vertu de la Loi sur la preuve au Canada [S.R.C. 1970, ch. E-10], je crois que les principes dégagés soient également applicables en l’espèce. Le juge Addy a dit à la page 238 :

L’intérêt qu’a le public dans l’administration de la justice exige l’entière transparence du processus judiciaire. Ce principe doit être jalousement préservé et rigoureusement appliqué, surtout lorsque sont en jeu des éléments de preuve qui semblent pertinents à une décision judiciaire. Cette règle cardinale ne protège pas seulement les droits des plaideurs en général mais, plus important encore, elle est essentielle à l’intérêt qu’a le public dans le maintien de notre société libre et démocratique. Il existe toutefois des circonstances très limitées et bien définies où le principe de l’entière transparence doit jouer un rôle secondaire et où, en matière de recevabilité de la preuve, l’intérêt public servi par la non-divulgation de cette dernière peut l’emporter sur l’intérêt du public dans sa divulgation. Cela se produit fréquemment lorsqu’il est question de la sécurité nationale, pour la simple raison que l’existence même de notre société libre et démocratique aussi bien que la protection continue des droits des plaideurs dépendent en fin de compte de la sécurité et du maintien de notre nation et de ses institutions et de ses lois.

À mon sens, le législateur a, au paragraphe 82.1(10), cherché à établir un équilibre raisonnable entre les intérêts opposés du particulier et de l’État. Je reconnais que la possibilité, pour la requérante, de répliquer de façon pleine et entière se trouve quelque peu restreinte. Il faut cependant se souvenir que cette affaire ne s’inscrit pas dans un contexte criminel, où toute la force de l’État peut être mobilisée contre une personne reconnue coupable. On refuse simplement à la requérante de venir au Canada et, comme je l’ai déjà mentionné, les non-citoyens n’ont pas le droit absolu d’entrer au pays. De plus, alors que la justice fondamentale exige une procédure équitable, elle n’impose pas un système parfait d’entière communication et d’audition orale complète dans chaque cas. Les principes de justice fondamentale ne sont pas immuables, mais ils peuvent varier selon le contexte dans lequel ils sont invoqués : voir l’arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la page 361.

Dans le contexte du paragraphe 82.1(10), les renseignements secrets sont soigneusement étudiés par un juge de cette Cour, qui doit se demander s’ils peuvent être divulgués à l’intéressé. Bien que la requérante ne reçoive pas un résumé de la preuve confidentielle, comme c’est le cas pour l’attestation déposée en vertu de l’article 40.1 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31] de la Loi sur l’immigration, on lui dit pourquoi on lui refuse l’admission au Canada. On a avisé la requérante que l’agent des visas considérait qu’elle appartenait à une catégorie de personnes non admissibles, conformément au paragraphe 19(1)c.2) de la Loi sur l’immigration, et qu’il avait des motifs raisonnables de croire qu’elle était membre de la triade Sun Yee On. Rien n’empêche la requérante de demander le contrôle judiciaire de la décision de l’agent des visas et de produire des affidavits pour démontrer qu’elle n’est pas membre de la triade en question. De nouveau, je reconnais que ce n’est pas là [traduction] « justice parfaite », mais lorsque la communication pourrait porter atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes, les droits de la requérante doivent être considérés en regard des intérêts légitimes de l’État.

Comme j’ai conclu que la requérante n’a pas été privée de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, contrairement aux principes de justice fondamentale, point n’est besoin d’examiner les arguments fondés sur l’article premier de la Charte ni la réparation recherchée par la requérante, soit la remise par la Cour d’un résumé des documents secrets ou l’autorisation accordée à l’avocat de la requérante d’en prendre connaissance avec l’engagement de ne pas les divulguer. Je n’ai pas non plus étudié les observations de la requérante à l’égard de la Déclaration canadienne des droits.

PERTE DE COMPÉTENCE

En l’espèce, la requérante a obtenu un visa, qui a toutefois été révoqué lorsqu’ont été reçus des renseignements sur ses liens avec la triade Sun Yee On. La requérante soutient que l’agent des visas n’avait plus compétence lorsqu’il a pris la décision de révoquer son visa.

La Cour suprême du Canada a étudié la doctrine de la perte de compétence dans l’arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848. Le juge Sopinka, qui écrivait pour la majorité, a conclu que la doctrine s’appliquait aux organismes administratifs aussi bien qu’aux tribunaux judiciaires, mais il a déclaré à la page 862 :

… j’estime que son application doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l’objet d’un appel que sur une question de droit. Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l’intérêt de la justice, afin d’offrir un redressement qu’il aurait par ailleurs été possible d’obtenir par voie d’appel.

Par conséquent, il ne faudrait pas appliquer le principe de façon stricte lorsque la loi habilitante porte à croire qu’une décision peut être rouverte afin de permettre au tribunal d’exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante.

Si je comprends bien cet arrêt, les décisions rendues par des organismes administratifs, plus souples et moins formalistes que les décisions judiciaires, peuvent être « rouvertes » dans l’intérêt de la justice lorsque la loi habilitante envisage le réexamen d’une décision.

La Loi sur l’immigration envisage-t-elle qu’un agent des visas puisse réexaminer sa décision? Rien dans la loi ne porte sur le réexamen éventuel, par un agent des visas, de ses décisions. Je n’interprète cependant pas ce silence comme prohibant un tel réexamen. Je crois plutôt que l’agent des visas a la compétence nécessaire pour reconsidérer ses décisions, particulièrement lorsque de nouveaux renseignements sont connus. On peut fort bien imaginer une situation opposée à celle en l’espèce. Qu’en serait-il si on avait dès le départ refusé un visa à la requérante parce que l’agent avait considéré qu’elle était membre de la triade Sun Yee On? N’aurait-elle pu présenter de nouveaux renseignements, et demander à l’agent des visas de reconsidérer sa décision? Si les nouveaux renseignements étaient convaincants, je ne doute pas que l’agent des visas aurait la compétence nécessaire pour rendre une nouvelle décision qui accorderait le visa. À mon sens, la même logique s’applique à l’espèce. L’agent des visas, sur réception de renseignements l’informant que la requérante était membre d’une catégorie de personnes non admissible, était compétent à reconsidérer sa décision antérieure et à révoquer son visa. Appliquer aux décisions administratives des agents des visas les mêmes règles de perte subséquente de compétence qui régissent les décisions judiciaires ne serait pas, à mon sens, en accord avec le rôle et les fonctions des agents des visas.

ÉQUITÉ DANS LA PROCÉDURE

L’obligation d’agir avec équité dans les matières administratives est certes bien établie, mais l’étendue de cette obligation varie avec les circonstances. Par exemple, dans l’arrêt Shah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 170 N.R. 238 (C.A.F.), le juge Hugessen, J.C.A., a dit que la teneur de l’obligation d’équité imposée à l’agent des visas dans l’appréciation d’une demande d’établissement pour des raisons d’ordre humanitaire était « minimale ». Les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire entraînent l’exercice d’un pouvoir purement discrétionnaire, et la loi ne donne aux requérants aucun droit à une issue particulière. En l’espèce, toutefois, la requérante semble avoir respecté, initialement, les conditions applicables à la délivrance d’un visa et, de fait, on lui en a délivré un. On pourrait soutenir que la décision de révoquer son visa devrait obéir à des normes plus strictes d’équité dans la procédure. Cependant, la délivrance d’un visa fait encore partie d’un cadre législatif dans lequel l’article 8 de la Loi sur l’immigration dit qu’ « [i]l incombe à quiconque cherche à entrer au Canada de prouver qu’il en a le droit ou que le fait d’y être admis ne contreviendrait pas à la présente loi ni à ses règlements. »

Lorsque les renseignements relatifs à la requérante et à la triade Sun Yee On ont été portés à la connaissance de l’agent des visas, il a communiqué avec la requérante et il lui a offert de prendre rendez-vous avec elle pour lui exposer ses craintes. La requérante n’a pas profité de l’occasion qui lui était offerte d’avoir une entrevue avec l’agent des visas. Contre-interrogé sur son affidavit, l’agent des visas a indiqué qu’il entendait simplement aviser la requérante qu’il la jugeait inadmissible et, selon la requérante, elle n’aurait pas eu la possibilité de le convaincre de revenir sur cette décision, qu’elle se soit présentée ou non à l’entrevue.

Je n’accepte pas les observations de la requérante. Elle n’a ostensiblement pas assisté à l’entrevue parce que l’agent des visas a refusé que son avocat soit présent. À mon avis, la requérante n’avait pas droit à la présence de son avocat à l’entrevue avec l’agent des visas. La Loi sur l’immigration ne confère pas explicitement à ceux qui demandent le droit d’établissement le droit à l’assistance d’un avocat, bien que le droit soit prévu dans d’autres procédures sous le régime de la Loi. J’estime que l’agent des visas a rempli son obligation d’équité en offrant une entrevue à la requérante. Il n’était aucunement tenu d’offrir qu’elle ait lieu en présence de l’avocat de la requérante. De plus, je ne suis pas disposé à faire des conjectures sur la question de savoir si l’agent des visas n’aurait pas accordé à la requérante la possibilité de [traduction] « faire valoir son point de vue » à l’entrevue. J’accepte que, selon les renseignements dont il disposait à l’époque où il a communiqué avec la requérante, l’agent des visas estimait celle-ci non admissible, mais qu’en serait-il si elle avait produit à l’entrevue des renseignements entièrement nouveaux? L’agent des visas aurait fort bien pu en tenir compte et prendre une décision différente. Cela n’est cependant que conjectures, la requérante ne s’étant pas prévalue de la possibilité d’une entrevue avec l’agent des visas. À mon sens, l’agent des visas a agi équitablement en offrant à la requérante la possibilité d’assister à une entrevue et de faire valoir son point de vue.

La requérante a de plus affirmé qu’elle a été privée d’équité dans la procédure puisque l’agent des visas a pris en considération des preuves postérieures à sa décision. La requérante m’a renvoyé à des documents joints à titre de pièces à l’affidavit de M. Delisle, dont quelques uns étaient postérieurs à la décision concernant la requérante. L’agent des visas a cependant juré avoir tenu compte des documents joints à titre de pièces en parvenant à sa décision. La requérante a fait valoir que l’agent des visas ne peut se fier à ces éléments de preuve en parvenant à sa décision et j’en conviens. Je ne suis cependant pas disposé à conclure que l’agent des visas a failli à son obligation d’équité simplement parce que ces documents sont joints à titre de pièces à son affidavit. Premièrement, ces documents sont en minorité; la majorité de la preuve est antérieure à la décision de l’agent des visas et l’appuie entièrement. Deuxièmement, je suis disposé à accepter que l’inclusion de documents postérieurs était une bévue administrative. Comme l’agent des visas l’a expliqué au cours de son contre-interrogatoire, il a un [traduction] « dossier de découpures » qu’il enrichit constamment de renseignements et dont il tire des éléments de preuve en arrivant à une décision. Il est évident que certains documents inattendus se sont inopinément retrouvés joints à l’affidavit, et je ne crois pas que l’agent des visas ait sciemment tenté d’étayer davantage sa décision après le fait.

LIMITATION DU POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE

Après avoir conclu que l’agent des visas n’a pas manqué d’équité dans la procédure, je vais étudier sa décision au fond. Point préliminaire, je note que la requérante a affirmé à cette Cour que, dans l’éventualité où je ne serais pas d’accord avec la décision, je pouvais substituer mon pouvoir discrétionnaire à celui de l’agent des visas. J’estime que cette interprétation du pouvoir conféré à la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire est manifestement erronée. Dans l’arrêt Vidal et Dadwah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1991), 41 F.T.R. 118 (C.F. 1re inst.), le juge Strayer a dit à la page 122 :

La Cour ne devrait pas gêner l’exercice du pouvoir discrétionnaire par un agent ou un organisme autorisé par la loi à exercer ce pouvoir discrétionnaire, sauf s’il est clair que ce pouvoir a été exercé de mauvaise foi ou pour des raisons qui n’étaient pas liées aux objectifs pour lesquels le pouvoir discrétionnaire est accordé.

Le juge Strayer a aussi suivi ce raisonnement dans l’arrêt Dick c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 52 F.T.R. 318 (C.F. 1re inst.), à la page 319 :

Il incombe à la requérante de convaincre la Cour qu’il y a erreur donnant lieu à cassation, justifiant la Cour d’intervenir et d’accorder une réparation sous forme de bref de certiorari. Il ne s’agit pas d’un appel, et on ne juge pas de nouveau la même affaire. La Cour ne peut non plus, en l’absence d’erreur au sens juridique, substituer son opinion au pouvoir discrétionnaire exercé par l’agent d’immigration lorsqu’il a formé sa décision.

Pourvu que l’agent des visas ait régulièrement exercé le pouvoir discrétionnaire que lui accorde la Loi sur l’immigration, je n’ai pas la possibilité de substituer mon opinion à celle de l’agent des visas, peu importe que j’en serais arrivé ou non à la même décision.

Pour en venir au fond de la décision, la requérante soutient que l’agent des visas a exercé irrégulièrement son pouvoir discrétionnaire en faisant sienne la décision prise à son égard à Ottawa. L’agent des visas n’a pas considéré indépendamment les renseignements reçus. À mon avis, ce moyen est sans fondement. Bien que l’agent des visas ait reçu des renseignements d’Ottawa et de la GRC, rien ne laisse croire qu’il n’a pas pesé cette preuve pour en tirer ensuite ses propres conclusions. M. Delisle est un agent des visas expérimenté qui comprend ce qu’on attend de lui.

La requérante a en outre soutenu que l’agent des visas n’avait pas [traduction] « des motifs raisonnables » de croire qu’elle était membre d’une triade. Son avocat a renvoyé cette Cour à un rapport sur les triades et a souligné que sa cliente n’avait jamais été arrêtée à Hong Kong, où les triades sont illégales. De plus, les procédures contre les membres de la triade Sun Yee On, y compris le beau-fils de la requérante, ont été rejetées par la Cour d’appel de Hong Kong dans l’arrêt The Queen v. Chan Kai and others[1].

Bien que la preuve à laquelle la requérante m’a renvoyé tende à appuyer ses prétentions, l’agent des visas n’a pas à être convaincu [traduction] « au-delà de tout doute raisonnable » que la requérante est membre d’une triade. Il doit être démontré qu’il avait des motifs raisonnables de croire que la requérante est ou a été membre d’une organisation dont il a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre à des activités criminelles. Cela ne signifie pas qu’il doit y avoir des preuves que l’organisation est criminelle ni que la requérante est ou a été réellement membre d’une telle organisation; il suffit qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle est ou a été membre d’une organisation de ce genre. À mon avis le critère applicable est celui qui est exposé à l’arrêt Le procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216 (C.A.), dans lequel la Cour d’appel fédérale, en se demandant si un visiteur potentiel était membre d’une organisation subversive, a déclaré ce qui suit aux pages 225 et 226 :

Toutefois, lorsque la preuve a pour but d’établir s’il y a raisonnablement lieu de croire que le fait existe et non d’établir l’existence du fait lui-même, il me semble qu’exiger la preuve du fait lui-même et en arriver à déterminer s’il a été établi, revient à demander la preuve d’un fait différent de celui qu’il faut établir. Il me semble aussi que l’emploi dans la loi de l’expression « il y a raisonnablement lieu de croire » implique que le fait lui-même n’a pas besoin d’être établi et que la preuve qui ne parvient pas à établir le caractère subversif de l’organisation sera suffisante si elle démontre qu’il y a raisonnablement lieu de croire que cette organisation préconise le renversement par la force, etc.

De plus, j’ai examiné les documents secrets, aussi bien avant l’audition qu’après avoir étudié les observations des avocats, et j’ai conclu que l’agent des visas avait des motifs plus que suffisants pour étayer sa décision que la requérante ne devrait pas être admise au Canada.

CONCLUSIONS

Mes conclusions en l’espèce se résument comme suit :

(1) Le paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration n’enfreint pas l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés;

(2) L’agent des visas n’était pas dessaisi et avait compétence pour révoquer le visa de la requérante;

(3) Il n’y pas eu atteinte au droit de la requérante à l’équité dans la procédure;

(4) L’agent des visas n’a pas restreint son pouvoir discrétionnaire et il avait des motifs suffisants sur lesquels fonder sa décision.

Conséquemment, cette demande est rejetée.

La requérante et l’intimé ont soumis des questions en vue de leur certification, et j’ai décidé que les questions suivantes devraient être certifiées :

1) Le paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration enfreint-il l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et, si tel est le cas, s’agit-il d’une infraction dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte?

2) Le paragraphe 82.1(10) de la Loi sur l’immigration enfreint-il le paragraphe 2e) de la Déclaration canadienne des droits?

3) Un agent des visas peut-il révoquer un visa de résident permanent, une fois délivré, ou l’agent a-t-il alors perdu sa compétence à cet égard?



[1] Cet arrêt constitue la pièce E de l’affidavit de M. Michael E. Blanchflower, au vol. 1, onglet 1, du dossier de l’intimé.

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