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IMM-5838-02

2003 CF 1514

Yi Mei Li (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (défendeur)

Répertorié: Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge Gauthier--Toronto, 27 août; Ottawa, 22 décembre 2003.

Citoyenneté et Immigration -- Statut au Canada -- Réfugiés au sens de la Convention -- Contrôle judiciaire de la décision de la section de la protection des réfugiés (SPR) selon laquelle le demandeur n'était ni un réfugié au sens de l'art. 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés ni une personne à protéger au sens de l'art. 97 -- Le demandeur disait avoir besoin d'être protégé contre les agents de passagers clandestins («têtes de serpent»), alléguant que les autorités chinoises ne sont pas en mesure de lui offrir cette protection -- La SPR a conclu que la demande d'asile n'était pas crédible -- Le gouvernement chinois le protégerait contre les têtes de serpent -- Interprétation téléologique et contextuelle de l'art. 99 -- La norme que doit appliquer la SPR lorsqu'elle apprécie une demande en vertu des art. 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés est différente -- En vertu de l'art. 97, il doit exister une preuve convaincante, à savoir la probabilité la plus forte, établissant les faits sur lesquels on se fonde pour dire qu'on fait face à un risque sérieux d'être torturé au retour -- Il faut qu'il y ait un risque probable d'être torturé -- La SPR a analysé de façon appropriée la demande du demandeur -- Questions de portée générale certifiées.

Droit international -- L'art. 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés a été adopté pour donner effet à l'obligation internationale du Canada sous le régime de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants -- L'art. 97 parle du «risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire» -- L'art. 3 de la Convention s'applique uniquement à la «torture» -- L'expression «motifs sérieux de croire» dans l'art. 3 laisse supposer une probabilité de torture -- Examen par la C.A.F. du critère préliminaire à l'art. 3, et analyse de l'interprétation américaine -- Absence de consensus international quant à savoir si la norme applicable aux demandes d'asile doit également s'appliquer aux personnes qui font face à un risque réel d'être soumises à la torture -- Le fait qu'en vertu de la Convention le droit d'être protégé contre la torture est un droit absolu milite à l'encontre d'une interprétation qui irait plus loin que les autres obligations du Canada prévues par un traité.

Il s'agissait d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de la section de la protection des réfugiés (SPR) qui a conclu que le demandeur n'était ni un réfugié au sens de l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés ni une personne à protéger au sens de l'article 97 de la Loi. Le demandeur est un citoyen chinois qui affirme craindre d'être persécuté du fait des croyances religieuses qu'on lui impute. Il a quitté la Chine sans passeport et sans visa de sortie avec l'aide d'agents de passagers clandestins (également appelés «têtes de serpent»). Il est arrivé à Vancouver au mois d'avril 2001 à bord d'un bateau appartenant aux «têtes de serpent». Dans un addenda joint à son Formulaire de renseignements personnels (FRP), il affirmait craindre les têtes de serpent parce qu'elles le blâmaient pour la découverte de leur bateau par la police canadienne. Il disait avoir besoin de protection contre elles parce que les autorités chinoises ne pouvaient pas lui offrir cette protection. La SPR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité en se fondant sur les omissions et sur les incohérences décelées dans les notes qui ont été prises au point d'entrée ainsi que dans le FRP du demandeur et dans son témoignage. Elle a également expressément conclu que le gouvernement chinois le protégerait contre les têtes de serpent. La principale question en litige soulevée par le demandeur était que la SPR avait commis une erreur en appliquant la mauvaise norme à sa revendication fondée sur le paragraphe 97(1) de la Loi.

Jugement: la demande est rejetée.

La conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité du demandeur n'était pas déraisonnable, et encore moins manifestement déraisonnable. Elle a conclu que l'histoire du demandeur n'était pas crédible parce que, entre autres choses, il n'avait pas mentionné dans son FRP que les têtes de serpent l'avaient enlevé à Toronto et que cette histoire était incompatible avec celle qu'il avait racontée aux autorités au point d'entrée. La charge d'établir que le gouvernement chinois ne pouvait pas assurer sa protection incombait au demandeur. Étant donné que l'État est réputé être en mesure de protéger ses citoyens, le demandeur devait établir d'une façon claire et convaincante son incapacité de le faire. La SPR a de fait tenu compte de l'abondante preuve documentaire qui avait été présentée et elle a conclu que le gouvernement chinois avait pris diverses mesures montrant qu'il était prêt à arrêter les têtes de serpent et à les punir sévèrement. Il était loisible à la SPR de tirer cette conclusion eu égard à la preuve dont elle disposait. Elle n'a pas commis d'erreur susceptible de révision.

La SPR a conclu qu'il n'y avait aucune preuve que le demandeur subirait «probablement» des mauvais traitements ou qu'il «risque» de perdre la vie. Le demandeur a soutenu que la norme applicable, lorsqu'il s'agit de déterminer la qualité de réfugié au sens de l'article 96 de la Loi, doit également s'appliquer lorsqu'une demande est examinée en vertu du paragraphe 97(1). En vertu du paragraphe 97(1), a qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité, exposée a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture; b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Cette disposition doit être interprétée à l'aide d'une approche téléologique et contextuelle. L'alinéa 97(1)a) a été adopté en vue de donner effet à l'obligation internationale qui incombe au Canada en sa qualité de signataire de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, laquelle est entrée en vigueur le 26 juin 1987. L'article 3 de la Convention prévoit qu'aucun État partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture. Cette disposition s'applique uniquement à la «torture»; elle est donc limitée aux cas les plus graves de traitements ou peine cruels et inusités et s'applique uniquement si ces traitements sont infligés par un agent public ou par une personne agissant à titre officiel ou sur les instances ou avec le consentement de pareil agent ou de pareille personne. L'expression «motifs sérieux de croire» ne donne pas une indication claire et précise de ce que voulait le législateur, mais elle laisse supposer une probabilité. Le critère de base énoncé à l'article 3 de la Convention a été examiné dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) dans lequel la Cour d'appel fédérale a dit que le «le risque de torture doit être évalué en fonction de motifs qui vont au-delà de "simples hypothèses" ou "soupçons", mais qu'il n'est pas nécessaire qu'il satisfasse au critère de la "forte probabilité"». La norme intermédiaire entre les deux critères de base extrêmes, soit ceux de la «simple possibilité» et de la «forte probabilité», serait celle de la «probabilité la plus forte».

En ce qui a trait à l'argument selon lequel le fait d'appliquer une norme différente aux mêmes éléments de preuve placerait la SPR dans une situation difficile, il existe déjà des différences importantes entre le critère que la SPR doit appliquer dans le cadre de l'examen d'une demande fondée sur l'article 97 de la Loi et d'une demande fondée sur l'article 96. Le critère applicable en vertu de l'article 97 de la Loi n'exige pas qu'il soit conclu à l'existence d'une crainte subjective de persécution. L'article 97 exige que la SPR applique un critère différent, à savoir si le renvoi d'un demandeur peut avoir pour effet d'exposer personnellement celui-ci à un risque mentionné aux alinéas 97(1)a) et b) de la Loi. L'interprétation américaine de la Convention a aussi été examinée dans un contexte plus général. Les cours américaines ont interprété la norme de la «crainte fondée» comme exigeant que les demandeurs établissent une possibilité raisonnable de persécution, par opposition à une probabilité. Cela montre l'absence de consensus international, lorsqu'il s'agit de savoir si la norme applicable aux demandes d'asile doit également s'appliquer aux personnes qui affirment faire face à un risque réel d'être soumises à la torture. En vertu de la Convention, le droit d'être protégé contre la torture est un droit absolu. Cela peut donc entrer en conflit avec les obligations qui incombent au Canada en vertu de traités, militant ainsi à l'encontre d'une interprétation qui irait plus loin que les obligations du Canada prévues par un traité. Conformément au paragraphe 97(1) de la Loi, il doit exister une preuve convaincante, à savoir la probabilité la plus forte, établissant les faits sur lesquels un demandeur se fonde pour dire qu'il fait face à un risque sérieux d'être torturé à son retour. Le risque doit être tel que le demandeur sera selon toute probabilité torturé ou exposé à d'autres traitements cruels et dégradants. La SPR a analysé de la façon appropriée la demande que le demandeur a présentée en vertu du paragraphe 97(1) de la Loi et elle a examiné la preuve documentaire à cet égard. Sa décision ne renferme aucune erreur susceptible de révision.

Trois questions de portée générale ont été certifiées.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36, art. 1, 3.

Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221, art. 3.

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(3), 96, 97.

jurisprudence

décisions appliquées:

Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 27 Imm. L.R. (3d) 1; 302 N.R. 178  (C.A.F.); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 2 C.F. 592; (2000), 18 Admin. L.R. (3d) 159; 5 Imm. L.R. (3d) 1; 252 N.R. 1 (C.A.); Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 73 C.R.R. (2d) 156; 3 Imm. L.R. (3d) 159; 252 N.R. 83 (C.A.F.); Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 3 C.F. 315; (1998), 52 C.R.R. (2d) 51; 144 F.T.R. 76 (1re inst.); Shah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1121; [2003] A.C.F. no 1418 (C.F.) (QL); Nyathi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1119; [2003] A.C.F. no 1409 (C.F.) (QL).

décisions examinées:

Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680; (1989), 57 D.L.R. (4th) 153 (C.A.); Seifu c. Canada (Commission d'appel de l'immigration), [1983] F.C.J. no 34 (C.A.) (QL); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; (2002), 208 D.L.R. (4th) 1; 37 Admin. L.R. (3d) 152; 90 C.R.R. (2d) 1; 18 Imm. L.R. (3d) 1; 281 N.R. 1; Mutombo c. Suisse, Comité contre la torture, Communication no 13/1993, Doc. N.U. A/49/44, 45 (1994); Soering c. Royaume-Uni (1989), 11 E.H.R.R. 439; Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni (1991), 215 Cour Eur. D.H. (Sér. A) 6; Selvaratnam v. Ashcroft, 81 Fed. Appx. 907; 2003 U.S. App. LEXIS 23968 (9e Cir.) (QL).

décisions citées:

Ozuak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 580; [2003] A.C.F. no 746 (1re inst.) (QL); Akhigbe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 249; [2002] A.C.F. no 332 (1re inst.) (QL); Robles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 2 Admin. L.R. (4th) 315 (C.F. 1re inst.); Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 536 (1re inst.) (QL); INS v. Cardoza-Fonseca, 480 U.S. 421 (1987).

doctrine

Comité contre la torture des Nations Unies. Observation générale sur la mise en oeuvre de l'article 3 dans le contexte de l'article 22 de la Convention contre la torture. Doc. N.U. CAT/CIXX/Misc.1 (1977).

Gauthier, J.-J. Torture: Comment rendre efficace la convention internationale: un projet de protocole facultatif. Genève: Commission internationale de juristes & Comité suisse contre la torture, 1979.

Nouveau petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, nouvelle édition. Paris: Dictionnaires Le Robert, 2002.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision de la section de la protection des réfugiés selon laquelle le demandeur n'était ni un réfugié au sens de l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés ni une personne à protéger au sens de l'article 97 de la Loi. Demande rejetée.

ont comparu:

Vania Campana pour le demandeur.

Ian Hicks pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier:

Lewis & Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance et ordonnance rendus par

[1]La juge Gauthier: M. Yi Mei Li (M. Li) est un citoyen chinois qui affirme craindre d'être persécuté du fait des croyances religieuses qu'on lui impute (il est adepte du Tian Dao). Il demande à la Cour d'annuler la décision dans laquelle il a été statué qu'il n'avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention (article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27) (Loi) ni la qualité de personne à protéger (article 97 de la Loi) [[O.K.K. (Re), [2002] D.S.P.R. no 483 (QL)].

[2]M. Li était propriétaire d'une exploitation piscicole dans la province de Fujian. Il avait trois associés. Les autorités croyaient que l'entreprise était utilisée à des fins religieuses illégales. Elles ont fait une rafle et ont saisi des statues prohibées de Guan Yin et de Ji Gong. Deux des associés qui étaient des adeptes du Tian Dao ont été arrêtés et condamnés à cinq ans de prison. Ils sont encore incarcérés.

[3]M. Li, avec qui sa mère avait communiqué par téléavertisseur pour l'informer de la perquisition, s'est caché et, avec l'aide d'agents de passagers clandestins (également appelés «têtes de serpent»), il a quitté la Chine sans passeport et sans visa de sortie, en violation de l'article 322 du Code pénal de la République populaire de Chine. M. Li n'est pas un adepte du Tian Dao, mais il affirme que les autorités chinoises croyaient qu'il l'était.

[4]M. Li est arrivé à Vancouver à bord d'un bateau appartenant aux «têtes de serpent» au mois d'avril 2001. Il affirme que plus tard, au mois de septembre 2001, les «têtes de serpent» l'ont enlevé, à Toronto, parce qu'elles croyaient qu'il était responsable de la découverte de leur bateau par la police canadienne. Il semble que l'intervention de la police ait empêché les «têtes de serpent» de recouvrer tout l'argent que certains des autres passagers leur devaient. Dans un addenda joint à son Formulaire de renseignements personnels (FRP) en date du 2 juillet 2002, M. Li affirme craindre les «têtes de serpent». Il affirme avoir besoin d'être protégé contre elles parce que les autorités chinoises ne peuvent pas lui offrir cette protection.

[5]Dans sa décision, la section de la protection des réfugiés (SPR) tire une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité en se fondant sur les omissions et sur les incohérences décelées dans les notes qui ont été prises au point d'entrée ainsi que dans le FRP du demandeur et dans son témoignage, en particulier:

(i) Dans le FRP et dans l'addenda du 2 juillet 2002, le demandeur ne mentionne pas la condamnation dont ses associés ont fait l'objet et le fait qu'à l'heure actuelle, ceux-ci sont incarcérés;

(ii) Dans l'addenda du 2 juillet 2002, le demandeur déclare que les «têtes de serpent» ont cherché à lui extirper encore plus d'argent en le menaçant; il ne mentionne pas qu'elles l'ont enlevé ou qu'elles ont en fait tenté de lui soutirer 50 000 $US à ce moment-là;

(iii) Au point d'entrée, le demandeur a mentionné qu'il avait contracté une dette, que son entreprise avait fait faillite et qu'il demandait donc l'asile pour subvenir aux besoins de sa famille en Chine. Il n'a pas mentionné qu'il craignait d'être considéré comme un adepte du Tian Dao.

[6]La SPR a également expressément conclu que l'État protégerait M. Li contre les «têtes de serpent».

Questions en litige

[7]M. Li soutient que la SPR:

(i) a commis une erreur en appréciant sa crédibilité;

(ii) n'a pas apprécié l'effet des menaces proférées par les «têtes de serpent»;

(iii) a commis une erreur en concluant que le gouvernement chinois le protégerait adéquatement;

(iv) a commis une erreur en appliquant la mauvaise norme à sa revendication fondée sur le paragraphe 97(1) de la Loi.

Analyse

[8]Il convient d'appliquer la norme de contrôle énoncée dans la décision que la Cour d'appel fédérale a récemment rendue dans l'affaire Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 27 Imm. L.R. (3d) 1, au paragraphe 14.

[9]À l'audience, le demandeur a concédé que son argument le plus fort se rapportait à la quatrième question. J'examinerai donc brièvement les trois premières questions en axant mon analyse sur la façon dont la SPR a apprécié sa revendication fondée sur le paragraphe 97(1) de la Loi.

(i)     Crédibilité

[10]M. Li soutient qu'il est manifestement déraisonnable pour la SPR d'accorder quelque poids que ce soit au fait qu'il a omis de mentionner que ses associés ont été arrêtés, qu'ils ont été condamnés à une peine d'emprisonnement et qu'ils sont encore incarcérés. La Cour conclut que l'allégation selon laquelle M. Li craint d'être persécuté du fait des croyances religieuses qui lui sont imputées était entièrement fondée sur ce qui était arrivé, sur les lieux de l'entreprise piscicole, à ses associés qui étaient des adeptes du Tian Dao. Cette omission n'avait donc pas un intérêt simplement secondaire. La SPR a parlé de l'explication donnée par M. Li, à savoir qu'il craignait de divulguer ce renseignement parce que la chose pouvait lui causer un préjudice s'il retournait en Chine. La SPR a rejeté cette explication parce qu'il est bien connu que les renseignements obtenus dans le contexte d'une demande d'asile sont strictement confidentiels.

[11]M. Li affirme également que la SPR s'est montrée manifestement déraisonnable en considérant que l'omission de mentionner l'enlèvement était importante étant donné que, dans l'addenda qui accompagnait son FRP, il avait clairement mentionné que les passeurs avaient proféré des menaces à son endroit. La SPR traite de cet argument dans sa décision; elle conclut que l'enlèvement est crucial pour ce qui est de la demande et qu'il ne peut être considéré comme une simple menace.

[12]Dans ce cas particulier, l'omission était encore une fois importante étant donné que le demandeur a expressément modifié son FRP pour invoquer ce nouveau motif (la crainte que lui inspiraient les «têtes de serpent») (voir Ozuak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 580; [2003] A.C.F. no 746 (1re inst.) (QL) et voir, d'une façon plus générale, en ce qui concerne le droit de la Commission de faire des inférences défavorables au sujet de la crédibilité, en se fondant sur des faits qui ne sont pas mentionnés dans le FRP: Akhigbe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 249; [2002] A.C.F. no 332 (1re inst.) (QL); Robles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 2 Admin. L.R. (4th) 315 (C.F. 1re inst.); Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 536 (1re inst.) (QL)).

[13]La Cour ne soupèsera pas de nouveau la preuve; elle est convaincue que la conclusion défavorable que la SPR a tirée au sujet de la crédibilité de M. Li n'était pas déraisonnable, et encore moins manifestement déraisonnable.

(ii)     Menaces proférées par les «têtes de serpent»

[14]M. Li soutient que la SPR n'a pas examiné cette allégation. La Cour conclut qu'il ressort clairement de la simple lecture de la décision que la question a de fait été examinée. Au paragraphe 27 de la décision, la SPR traite expressément de l'allégation du demandeur selon laquelle le gouvernement chinois ne le protégerait pas d'une façon adéquate contre les «têtes de serpent». La SPR dit que cette prétention n'est pas fondée.

[15]Puisqu'il a été conclu que l'histoire de M. Li n'était pas crédible parce que, entre autres choses, il n'avait pas mentionné dans son FRP que les «têtes de serpent» l'avaient enlevé et que cette histoire était incompatible avec celle qu'il avait racontée aux autorités au point d'entrée, la Cour conclut que la SPR n'avait pas à ajouter quoi que ce soit sur ce point.

(iii)     Protection étatique

[16]M. Li soutient que la SPR a uniquement examiné la question de la volonté des autorités chinoises de le protéger contre les «têtes de serpent» plutôt que la question de la capacité de l'État d'offrir sa protection. Sur ce point, la Cour note que la charge d'établir que l'État ne peut pas assurer de protection incombe à M. Li. Étant donné que l'État est réputé être en mesure de protéger ses citoyens, M. Li devait établir d'une façon claire et convaincante son incapacité de le faire. À l'audience, M. Li n'a pu indiquer aucun élément de preuve précis dont la SPR n'avait pas tenu compte.

[17]Dans ses motifs, la SPR dit qu'elle n'estime pas crédible l'allégation de M. Li selon laquelle les «têtes de serpent» et le gouvernement chinois étaient liés entre eux. Comme il en a été fait mention ci-dessus, la SPR a de fait tenu compte de l'abondante preuve documentaire qui avait été présentée et elle a conclu que le gouvernement chinois avait pris diverses mesures montrant qu'il était prêt à arrêter les «têtes de serpent» et à les punir sévèrement. Au paragraphe 29 de ses motifs, la SPR dit ce qui suit:

Un autre article rapporte que la police de la frontière a arrêté plus de 800 agents de passagers clandestins, familièrement appelés «têtes de serpent», en 1999 et 105 d'entre eux ont été emprisonnés.

[18]La SPR dit également qu'eu égard aux circonstances, il est raisonnable de s'attendre à ce que M. Li soit probablement protégé de représailles éventuel-les par les passeurs.

[19]La Cour conclut qu'il était loisible à la SPR de tirer cette conclusion eu égard à la preuve dont elle disposait. La SPR n'a pas omis de tenir compte de la preuve. Elle n'a pas commis d'erreur susceptible de révision.

(iv)     Norme applicable au paragraphe 97(1) de la Loi

[20]La question la plus sérieuse que le demandeur a soulevée consiste à savoir si: la SPR a appliqué la mauvaise norme pour déterminer s'il était une personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi.

[21]Dans ses motifs (aux paragraphes 21 et 31), la SPR déclare ce qui suit:

Le demandeur allègue que les personnes emprisonnées sont battues et maltraitées et qu'il pourrait subir ce type de mauvais traitements. Certes, la preuve documentaire fait état de nombreux exemples de mauvais traitements. Cependant, le tribunal estime qu'il ne dispose d'aucune preuve convaincante lui permettant de conclure que le demandeur subira probablement des mauvais traitements.

[. . .]

Le tribunal conclut aussi qu'il n'existe pas de preuve convaincante lui permettant d'estimer que le demandeur risque de perdre la vie ou de subir des traitements ou des peines cruels et inusités ou de la torture, s'il retourne en Chine. [Non souligné dans l'original.]

[22]En se fondant sur l'arrêt Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680 (C.A.), le demandeur soutient que la norme applicable, lorsqu'il s'agit de déterminer la qualité de réfugié en vertu de l'article 96 de la Loi, doit également s'appliquer lorsqu'une demande est examinée en vertu du paragraphe 97(1). Étant donné qu'un réfugié a uniquement besoin d'établir une probabilité raisonnable de persécution pour un motif énoncé dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [[1969] R.T. Can. no 6], on ne saurait exiger d'une personne qu'elle établisse qu'il y a probablement ou vraisemblablement menace à sa vie ou risque de traitements ou peines cruels et inusités ou encore risque d'être soumise à la torture si elle est renvoyée dans son pays d'origine. Le demandeur soutient qu'il serait déraisonnable de demander à la SPR d'appliquer une norme différente en appréciant ce qui est essentiellement la même preuve.

[23]Le paragraphe 97(1) de la Loi est ainsi libellé:

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n'a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée:

a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant:

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d'autres personnes originaires de ce pays ou qui s'y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes--sauf celles infligées au mépris des normes internationales--et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l'incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats. [Non souligné dans l'original.]

[24]J'interpréterai cette disposition en employant l'approche fondée sur l'objet visé et le contexte.

[25]Les alinéas 3(3)c), d) et f) de la Loi prévoient ce qui suit:

3. [. . .]

(3) L'interprétation et la mise en oeuvre de la présente loi doivent avoir pour effet:

[. . .]

c) de faciliter la coopération entre le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux, les États étrangers, les organisations internationales et les organismes non gouvernementaux;

d) d'assurer que les décisions prises en vertu de la présente loi sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés, notamment en ce qui touche les principes, d'une part, d'égalité et de protection contre la discrimination et, d'autre part, d'égalité du français et de l'anglais à titre de langues officielles du Canada;

[. . .]

f) de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l'homme dont le Canada est signataire.

[26]Les deux parties conviennent que l'alinéa 97(1)a) a été adopté en vue de donner effet à l'obligation internationale qui incombe au Canada en sa qualité de signataire de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984 [[1987] R.T. Can no 36] (Convention). La Convention est entrée en vigueur le 26 juin 1987.

[27]Cela étant, j'examinerai le texte de la Convention et la façon dont elle a été interprétée à l'échelle internationale.

[28]L'article 31 de la Convention prévoit ce qui suit:

Article 3

1. Aucun État partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture.

2. Pour déterminer s'il y a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l'existence, dans l'État intéressé, d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives. [Non souligné dans l'original.]

[29]Comme le montre le libellé, cette disposition s'applique uniquement à la «torture» au sens de l'article premier de la Convention. Elle est donc limitée aux cas les plus graves de traitements ou peine cruels et inusités et s'applique uniquement si ces traitements sont infligés par un agent public ou par une personne agissant à titre officiel ou sur les instances ou avec le consentement de pareil agent ou de pareille personne. Cela peut expliquer pourquoi l'expression «motifs sérieux de croire» ne figure pas à l'alinéa 97(1)b) de la Loi.

[30]M. Li se fonde fortement sur la décision que la Cour d'appel fédérale a rendue dans l'affaire Adjei, précitée. Dans cet arrêt, la Cour a examiné, entre autres choses, l'interprétation donnée par les tribunaux judiciaires anglais de la législation de ce pays mettant en oeuvre la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. Voici ce que la Cour d'appel fédérale a dit [à la page 684]:

En dépit de la terminologie sanctionnée par la Chambre des lords pour interpréter la loi britannique, nous estimons néanmoins que l'expression «des raisons suffisantes de penser» est trop ambiguë pour être acceptée dans un contexte canadien. Elle semble aller au-delà de l'expression «[craint] avec raison» employée par le Juge Pratte, de la Section d'appel, et même suggérer une probabilité. La variante «une possibilité sérieuse» soulèverait le même problème sauf qu'en tant que possibilité, elle reste clairement en dehors des probabilités.

[31]Dans l'arrêt Adjei, précité, la Cour d'appel fédérale a confirmé l'interprétation de l'article 96 donnée par le juge Pratte dans la décision Seifu c. Canada (Commission d'appel de l'immigration), [1983] F.C.J. no 34 (C.A.) (QL), à savoir:

[. . .] pour appuyer la conclusion qu'un requérant est un réfugié au sens de la Convention, il n'est pas nécessaire de prouver qu'il «avait été ou serait l'objet de mesures de persécution; ce que la preuve doit indiquer est que le requérant craint avec raison d'être persécuté pour l'une des raisons énoncées dans la Loi. [Non souligné dans l'original.]

[32]Comme la Cour d'appel l'a fait dans l'arrêt Adjei, précité, je conclus que l'expression «motifs sérieux de croire» ne donne pas une indication claire et précise de ce que voulait le législateur, mais elle laisse supposer une probabilité.

[33]La version française n'est pas plus précise. Toutefois, étant donné que la définition du mot «probable» comprend «une opinion fondée sur des raisons sérieuses quoique non décisives» (voir Le nouveau petit Robert, édition 2002), cela pourrait une fois encore donner à entendre une probabilité.

[34]Dans Observation générale sur la mise en oeuvre de l'article 3 dans le contexte de l'article 22 de la Convention contre la torture (voir Doc. N.U. CAT/CIXX/Misc.1 (1997) ou A/53/44, annexe IX), le Comité contre la torture des Nations Unies dit ce qui suit, aux paragraphes 6 et 7:

6. Étant donné que l'État partie et le Comité sont tenus de déterminer s'il y a des motifs sérieux de croire que l'auteur risque d'être soumis à la torture s'il est expulsé, refoulé ou extradé, l'existence d'un tel risque doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. En tout état de cause, il n'est pas nécessaire de montrer que le risque couru est hautement probable.

7. L'auteur doit prouver qu'il risque d'être soumis à la torture et que les motifs de croire que ce risque existe sont aussi sérieux qu'il est décrit plus haut et que le risque est encouru personnellement et actuellement. Chacune des deux parties peut soumettre toute information pertinente à l'appui de ses affirmations. [Non souligné dans l'original.]

[35]Le critère préliminaire énoncé à l'article 3 de la Convention tel qu'il est expliqué dans l'observation précitée du Comité contre la torture des Nations Unies a été examiné dans la décision que la Cour d'appel fédérale a rendue dans l'affaire Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 2 C.F. 592. La Cour a dit ce qui suit, aux paragraphes 150 à 152:

La question qu'il reste à trancher est celle de savoir s'il y a des motifs sérieux de croire que l'appelant risque d'être soumis à la torture pendant sa détention. Parallèlement, une question plus fondamentale doit être examinée: quel degré de risque de torture est requis pour satisfaire au critère des «motifs sérieux»?

Il est généralement admis que le risque de torture doit être évalué en fonction de motifs qui vont au-delà de «simples hypothèses» ou «soupçons», mais qu'il n'est pas nécessaire qu'il satisfasse au critère de la «forte probabilité». Le risque ou le danger de torture doit être «personnel et actuel». C'est le raisonnement retenu par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Chahal, précitée, examinée plus tôt, et par le Comité contre la torture des Nations Unies: voir l'Observation générale sur la mise en oeuvre de l'article 3 dans le contexte de l'article 22 de la Convention contre la torture, Doc. N.U. CAT/CIXXs Misc.1 (1997), aux paragraphes 6 et 7.

Si nous rejetons les deux critères de base extrêmes, soit ceux de la «simple possibilité» et de la «forte probabilité», il reste la norme intermédiaire de la «probabilité la plus forte». Ce critère de base peut être reformulé, pour plus de commodité, comme consistant à se demander si le refoulement d'une personne l'exposera à un risque «sérieux» d'être soumise à la torture. [Non souligné dans l'original.]

[36]Dans l'arrêt Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 73 C.R.R. (2d) 156, la Cour d'appel fédérale a donné des précisions à ce sujet [au paragraphe 4]:

La première est celle de savoir si, dans les circonstances de la présente affaire, la décision de renvoyer l'appelant en Iran constituerait un manquement aux principes de justice fondamentale découlant de l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, au motif que l'appelant risquerait d'être torturé s'il était refoulé en Iran. Il est admis de part et d'autre que, pour que son argument soit retenu, l'appelant doit d'abord établir l'existence de motifs importants permettant de croire que le refoulement l'exposerait à un risque de torture. En d'autres termes, l'appelant doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu'il serait exposé à un risque de torture aux mains des autorités iraniennes ou, selon le critère retenu dans l'arrêt Suresh, à un risque sérieux de préjudice. [Non souligné dans l'original.]

[37]Dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, la Cour suprême du Canada n'a pas examiné la question. Elle semble avoir employé d'une façon interchangeable l'expression «motifs sérieux de croire» et l'expression «risque sérieux de torture». La Cour suprême du Canada a uniquement traité de la charge prima facie de la preuve à laquelle un demandeur doit satisfaire pour déclencher l'obligation pour le ministre de déterminer si le «refoulement» ou l'extradition risque sérieusement de porter atteinte au droit fondamental d'une personne d'être protégée contre la torture ou contre un mauvais traitement sérieux (voir les paragraphes 127 et 129).

[38]Même si les remarques que la Cour d'appel fédérale a faites dans les arrêts Suresh et Ahani, précités, n'ont pas été faites dans le contexte d'une analyse de l'article 97 (qui n'existait pas alors), mais plutôt dans le contexte d'une présumée violation de l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [[L.R.C. (1985), appendice II, no 44], ces remarques sont néanmoins fort convaincantes, comme le sont également celles du juge Gibson dans la décision Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 3 C.F. 315 (1re inst.), paragraphe 18:

Pour évaluer les éléments de preuve nécessaires pour étayer les arguments fondés sur la Charte en l'espèce, il me paraît opportun de me laisser guider par la jurisprudence internationale évoquée ci-dessus, de même que par la jurisprudence canadienne. Dans l'arrêt Nguyen [[1993] 1 C. F. 696 (C.A.), pages 708 et 709], le juge Marceau s'est reporté à des éléments de preuve établissant que le requérant «sera» torturé. En droit international, les renvois aux décisions précitées du Comité suggèrent l'existence d'une norme fondée sur des «motifs sérieux de croire [qu'une personne] risque d'être soumise à la torture». À mon avis, ces deux sources établissent une exigence liminaire très élevée au niveau de la preuve. En fait, l'établissement d'une exigence liminaire élevée est compatible avec la jurisprudence de la Cour suprême sur la nécessité d'établir un contexte factuel à l'appui d'une demande fondée sur la Charte.

[39]Il semble qu'en général, dans les affaires internationales portant sur la Convention, les tribunaux judiciaires et le Comité contre la torture mentionnent simplement le libellé de l'article 3 sans le définir sur le plan de la possibilité par opposition à la probabilité. Le passage suivant tiré de la décision Mutombo c. Suisse, Comité contre la torture, Communication no 13/1993, Doc. N.U. A/49/44, 45 (1994), en constitue un bon exemple [au paragraphe 9.4]:

Le Comité estime que, dans le cas d'espèce, il existe des motifs sérieux de croire que l'auteur risque d'être soumis à la torture. Il a pris note des origines ethniques de l'auteur, de son affiliation politique présumée, de l'histoire de sa détention ainsi que du fait, qui n'a pas été contesté par l'État partie, qu'il semble avoir déserté l'armée et quitté le Zaïre clandestinement et, dans sa demande d'asile, avoir présenté des arguments qui peuvent être considérés comme diffamatoires à l'égard du Zaïre. Le Comité estime que, en l'espèce, son renvoi au Zaïre aurait pour conséquence prévisible et nécessaire de l'exposer à un risque réel d'être détenu et torturé. De plus, la conviction qu'il existe des «motifs sérieux» au sens du paragraphe 1 de l'article 3 est renforcée par «l'existence, dans l'État intéressé, d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives», au sens du paragraphe 2 de l'article 3 de la Convention. [Non souligné dans l'original.]

[40]En ce qui concerne l'alinéa 97(1)b), qui porte sur les peines ou traitements inhumains ou dégradants non visés par la Convention, la décision rendue par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Soering c. Royaume-Uni (1989), 11 E.H.R.R. 439, qui porte sur une présumée violation de l'article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales [le 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221] (la Convention européenne) est intéressante. Même si le Canada n'a pas signé cette Convention, elle est néanmoins pertinente étant donné que l'alinéa 97(1)b) se rapporte aux traitements inhumains qui ne constituent pas de la torture. Cela n'est pas aussi convaincant que la jurisprudence portant sur la Convention, mais à la lumière de la décision rendue par la Cour suprême dans l'affaire Suresh, précitée, et de l'objet de la Loi, cela fait également partie, à mon avis, du contexte général dont il faut tenir compte.

[41]L'article 3 de la Convention européenne interdit la torture et les peines ou traitements inhumains et dégradants. Elle n'énonce pas expressément l'obligation d'extrader les fugitifs comme le fait l'article 3 de la Convention. Pour la première fois, dans la décision Soering, précitée, la Cour européenne des droits de l'homme a statué que, malgré l'absence de disposition précise portant sur l'extradition, une obligation semblable à celle qui est exprimée à l'article 3 de la Convention était implicite étant donné les dispositions générales de l'article 3 de la Convention européenne, qui interdit la torture et les peines ou traitements inhumains et dégradants. Il vaut la peine de noter qu'au paragraphe 88, la Cour européenne a libellé la question comme suit:

Reste à savoir si l'extradition d'un fugitif vers un autre État où il subira ou risquera de subir la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants engage par elle-même la responsabilité d'un État contractant sur le terrain de l'article 3 [de la Convention européenne des droits de l'homme]. [Non souligné dans l'original.]

[42]Ce passage a par la suite été interprété comme imposant une approche rigoureuse. Ainsi, dans la décision Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni (1991), 215 Cour Eur. D.H. (Sér. A) 6, au paragraphe 108, la Cour européenne des droits de l'homme a dit ce qui suit:

En vue d'apprécier l'existence, à l'époque considérée, d'un risque de traitements contraires à l'article 3, la Cour se doit d'appliquer des critères rigoureux, eu égard au caractère absolu de cette disposition et au fait qu'elle consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques formant le Conseil de l'Europe (arrêt Soering du 7 juillet 1989, série A, no 161, p. 34, § 88). Il résulte des principes énumérés ci-dessus que l'examen de la question doit se concentrer en l'espèce sur les conséquences prévisibles du renvoi des requérants à Sri Lanka, compte tenu de la situation générale dans l'île en février 1988 et des circonstances propres au cas de chacun d'eux.

[43]La Cour est d'accord avec le demandeur pour dire qu'il faut tenir compte du fait qu'une norme moins rigoureuse s'applique en vertu de l'article 96 de la Loi même si cette disposition porte sur un régime différent. Cela fait partie du contexte général. Toutefois, je ne crois pas que cela veuille nécessairement dire qu'il faut appliquer la même norme si, selon d'autres indications, telle n'était pas l'intention du législateur.

[44]J'examinerai d'abord l'argument de M. Li selon lequel il serait déraisonnable d'appliquer une norme différente parce que cela placerait la SPR dans une situation difficile puisqu'elle aurait à appliquer une norme différente aux même éléments de preuve.

[45]Premièrement, il existe déjà des différences importantes entre le critère que la SPR doit appliquer dans le cadre de l'examen d'une demande fondée sur l'article 97 de la Loi et d'une demande fondée sur l'article 96. Dans la décision Shah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1121; [2003] A.C.F. no 1418 (C.F.) (QL), au paragraphe 16, le juge Blanchard a statué que le critère applicable en vertu de l'article 97 de la Loi n'exige pas qu'il soit conclu à l'existence d'une crainte subjective de persécution. Dans la décision Nyathi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1119; [2003] A.C.F. no 1409 (C.F.) (QL), au paragraphe 21, le juge a ajouté que l'article 97 exige que la SPR applique un critère différent, à savoir si le renvoi d'un demandeur peut avoir pour effet d'exposer personnellement celui-ci à un risque mentionné aux alinéas 97(1)a) et b) de la Loi. Je souscris à ces conclusions.

[46]Deuxièmement, la Cour note que, comme les tribunaux judiciaires canadiens, les cours américaines ont dès le début interprété la norme de la «crainte fondée» comme exigeant que les demandeurs établissent l'existence d'une possibilité raisonnable de persécution, par opposition à une probabilité (voir INS v. Cardoza-Fonseca, 480 U.S. 421 (1987)).

[47]Les États-Unis ont signé la Convention. Il semble que les obligations prévues à l'article 3 de la Convention aient été incorporées dans le droit interne américain en 1999. Dans la décision Selvaratnam v. Ashcroft, 81 Fed. Appx. 907; 2003 U.S. App. LEXIS 23968 (QL) la Cour d'appel américaine, neuvième circuit, a statué ce qui suit:

[traduction] Le BIA [Board of Immigration Appeals] n'a pas non plus commis d'erreur en concluant que Selvaratnam n'avait pas droit à une réparation en vertu de la Convention sur la torture. Il est vrai que la norme applicable en vertu de cette convention n'est pas identique à la norme applicable à l'asile et que le manque de crédibilité d'une personne pourrait bien entraîner le refus d'accorder une réparation dans ce dernier cas sans empêcher d'une façon absolue l'octroi d'une réparation dans le premier cas.

[48]De toute évidence, l'interprétation américaine de la Convention ne lie pas la présente Cour, mais encore une fois, cela fait partie du contexte plus général. Cela montre l'absence de consensus international, lorsqu'il s'agit de savoir si la norme applicable aux demandes d'asile doit également s'appliquer aux personnes qui affirment faire face à un risque réel d'être soumises à la torture.

[49]La Cour sait bien qu'il faut interpréter d'une façon large la législation en matière de droits de la personne, mais ce faisant, il faut veiller à ne pas empiéter sur d'autres obligations internationales du Canada. En vertu de la Convention, le droit d'être protégé contre la torture est un droit absolu. Étant donné qu'il semble n'y avoir aucune exception, cela peut bien entrer en conflit avec les obligations qui incombent au Canada en vertu des traités bilatéraux ou multilatéraux comme ceux qui portent sur l'extradition. Ce facteur milite à l'encontre d'une interprétation qui irait plus loin que celle qui fait actuellement l'objet d'un consensus international ou d'une obligation prévue par un traité que le Canada a signé.

[50]Compte tenu des remarques qui précèdent, la Cour conclut que, conformément au paragraphe 97(1) de la Loi, il doit exister une preuve convaincante (à savoir la probabilité la plus forte) établissant les faits sur lesquels un demandeur se fonde pour dire qu'il fait face à un risque sérieux d'être torturé à son retour. En second lieu, le risque doit être tel que le demandeur sera selon toute probabilité torturé ou exposé à d'autres traitements cruels et dégradants. Je dirai, pour plus de clarté, que cela ne veut pas dire que la SPR ne continuera pas à laisser le bénéfice du doute au demandeur. De fait, c'est ce qu'elle doit faire.

[51]Je suis convaincue que la SPR a analysé de la façon appropriée la demande que M. Li a présentée en vertu du paragraphe 97(1) de la Loi et qu'elle a examiné la preuve documentaire à cet égard.

[52]Dans ces conditions, la décision de la SPR ne renferme aucune erreur susceptible de révision.

[53]Les parties n'ont pas soulevé de question à certifier, mais la Cour conclut que les questions suivantes ont une portée générale:

i) L'article 97 de la Loi exige-t-il qu'une personne établisse, selon la probabilité la plus forte, qu'elle fera face aux risques décrits aux alinéas 97(1)a) et b)?

ii) Quel est le degré de risque de torture requis, selon l'expression «motifs sérieux de croire»?

iii) Le même degré de risque est-il exigé en vertu de l'alinéa 97(1)b)?

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE:

1.     La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.     Les questions suivantes sont certifiées:

i) L'article 97 de la Loi exige-t-il qu'une personne établisse, selon la probabilité la plus forte, qu'elle fera face aux risques décrits aux alinéas 97(1)a) et b)?

ii) Quel est le degré de risque de torture requis, selon l'expression «motifs sérieux de croire»?

iii) Le même degré de risque est-il exigé en vertu de l'alinéa 97(1)b)?

1 La Cour note que la première ébauche de la Convention préparée par la délégation suédoise est ainsi libellée:

Aucun État ne peut expulser ou extrader une personne vers un État où il y a de bonnes raisons de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture ou d'autres peines ou traitements cruels et inhumains ou dégradants. [Non souligné dans l'original.]

(J.-J. Gautier, Torture: Comment rendre efficace la convention internationale: un projet de protocole facultatif (Genève, 1979), à la p. 35.)

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