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2003 CAF 475

A-376-02

Georges Dumont (appelant)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

A-377-02

Jean-Claude Drolet (appelant)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié: Dumont c. Canada (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juges Desjardins, Létourneau et Noël, J.C.A.--Québec, 15 septembre; Ottawa, 15 décembre 2003.

Pensions -- Les appelants, membres des Forces canadiennes, avaient été assignés à des missions de paix à l'étranger -- Ils ont demandé une pension pour incapacités physiques et psychologiques résultant du syndrome de stress post-traumatique -- La demande de pension de Dumont a été rejetée et celle de Drolet a été accueillie seulement en partie -- Les décisions n'ont pas été revues par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) -- Les deux appelants ont intenté une action en dommages contre l'intimée -- La juge de première instance a suspendu les actions en responsabilité jusqu'à ce que l'inexistence du droit à la pension ait été constatée en dernier recours -- L'État avait-t-il un rôle de fiduciaire à l'égard des appelants? -- Les dommages pour invalidité réclamés par les appelants étaient la conséquence d'une blessure ou maladie--ou son aggravation--suivant les termes de l'art. 21 de la Loi sur les pensions -- Ils donnaient droit à une pension -- Une action en responsabilité délictuelle est interdite par l'art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif -- La Loi sur les pensions constitue un régime complet conçu pour garantir l'indemnisation des personnes ayant subi des blessures et des pertes dans l'exercice de leurs fonctions d'agents de l'État -- Les actions sont radiées sauf dans la mesure où elles portent sur les portions basées sur l'art. 7 de la Charte -- Ces dernières sont suspendues en application de l'art. 111 de la Loi sur les pensions.

Couronne -- Responsabilité délictuelle -- Les appelants réclamaient des dommages pour incapacités physiques et psychologiques résultant du syndrome de stress post-traumatique -- Ces incapacités donnent droit à une pension en vertu de l'art. 21(1), (2) de la Loi sur les pensions -- Les décisions n'ont pas été revues par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) -- L'État avait-il un rôle de fiduciaire?--Il n'est pas certain qu'une relation fiduciaire existe en common law, mais les obligations de l'État-employeur et la responsabilité qu'il encourt au cas de manquement à ses obligations existent indépendamment du soi-disant rapport de fiduciaire -- Les dommages réclamés par les appelants étaient reliés à leur service militaire et ils donnaient droit à une pension -- Une action en responsabilité délictuelle est interdite par l'art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif -- Pour que l'art. 9 puisse faire obstacle à une action contre l'État, la pension ou l'indemnité payée doit avoir le même fondement factuel que l'action -- Le législateur voulait éviter la double compensation -- Les actions sont radiées sauf dans la mesure où elles portent sur les portions basées sur les manquements à la Charte -- Ces dernières sont suspendues.

Pratique -- Actes de procédure -- Requête en radiation -- Suspension d'instance -- Actions en dommages relatives au syndrome de stress post-traumatique résultant du service des appelants lors de missions de paix en tant que membres des Forces canadiennes -- Requêtes pour radier les actions ou pour suspendre l'instance -- Pour avoir gain de cause dans le cadre d'une requête en radiation, il doit être évident et manifeste au-delà de tout doute raisonnable que l'action est vouée à l'échec -- Tous les faits allégués dans la déclaration doivent être tenus pour avérés -- L'art. 111 de la Loi sur les pensions oblige la Cour à suspendre l'action jusqu'à ce qu'une demande de pension soit faite et jusqu'à ce que l'inexistence du droit à la pension ait été confirmée par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) dans les cas où il s'agit d'une action non visée par l'art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif -- Les actions sont interdites par l'art. 9 parce que la perte ou le dommage réclamé donnait droit au paiement d'une pension -- Elles devaient être rayées puisqu'il est évident et manifeste au-delà de tout doute raisonnable qu'elles n'avaient aucune chance de succès -- Il est dans l'intérêt de la justice de suspendre les actions des appelants, mais dans la mesure seulement où elles sont basées sur l'art. 7 de la Charte, et ce, jusqu'à ce que les conditions prescrites à l'art. 111(2) de la Loi sur les pensions soient satisfaites.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Recours -- Les appelants ont intenté une action en dommages pour négligence, manquement aux obligations légales et aux obligations de fiduciaires, abus d'autorité et manquement à l'art. 7 de la Charte -- La violation de l'art. 7 de la Charte donne droit à un recours prévu à l'art. 24 -- L'art. 24 accorde le pouvoir discrétionnaire le plus vaste possible pour élaborer des réparations -- Il est loin d'être certain que l'art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif puisse être invoqué pour écarter une réparation convenable et juste -- Les actions, dans la mesure seulement où elles sont basées sur l'art. 7 de la Charte, sont suspendues jusqu'à ce que les conditions prescrites à l'art. 111(2) de la Loi sur les pensions soient satisfaites -- Les autres portions des actions sont radiées, étant interdites par la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif.

Il s'agissait d'appels et d'appels incidents de décisions par lesquelles la juge de première instance avait suspendu les actions en responsabilité intentées par les appelants contre l'intimée jusqu'à ce que l'un et l'autre fassent une demande officielle d'indemnité en vertu de la Loi sur les pensions. Les appelants étaient des membres des Forces canadiennes et ils ont été assignés à diverses missions de paix à l'étranger. Ils ont présenté une demande au ministre des Anciens Combattants afin de se voir adjuger une pension pour incapacités physiques et psychologiques résultant du syndrome de stress post-traumatique. Le ministre a reconnu que l'un des appelants, Georges Dumont, souffrait d'une dépression majeure donnant droit à une pension en vertu du paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions, mais il a refusé la demande d'une pension d'invalidité résultant du syndrome de stress post-traumatique. Cependant, le ministre a reconnu que l'autre appelant, Jean-Claude Drolet, souffrait de ce syndrome qui lui donnait droit à une pension en vertu du paragraphe 21(1). Ces deux décisions n'ont pas été revues par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel). L'un et l'autre des appelants ont par la suite intenté une action en dommages contre l'intimée. Ils alléguaient négligence par les employés, préposés ou mandataires de l'intimée à leur égard et ils alléguaient manquement par leurs supérieurs à leurs obligations légales, abus d'autorité de leur part, manquement à leurs obligations de fiduciaires et manquement à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Les appelants précisaient que l'intimée avait manqué à ses obligations de fiduciaire en ce qu'elle n'avait mis sur pied aucun service de thérapie ou d'assistance pour les aider à s'adapter à leur retour de mission alors qu'elle savait ou aurait dû savoir qu'ils avaient besoin de cette aide. Ainsi, l'intimée, disent-ils, a failli à ses obligations de loyauté et de bonne foi à leur ègard. La juge de première instance s'est appuyée sur l'arrêt de la Cour suprême du Canada Sarvanis c. Canada pour conclure que les déclarations des appelants avaient le même fondement factuel que la pension qu'ils recevaient ou qu'ils pourraient recevoir. Dans les deux cas, l'intimée a présenté une requête pour faire radier les actions ou pour faire suspendre les procédures en vertu du paragraphe 111(2) de la Loi sur les pensions et de l'alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales. L'intimée a fait valoir que les actions intentées par les appelants visaient à réclamer des dommages pour invalidité causée par une blessure ou maladie, ou son aggravation, survenue au cours du service militaire ou attribuable à celui-ci (article 21 de la Loi sur les pensions) et que l'invalidité donnait droit à une pension. Selon l'intimée, les actins doivent être radiées en raison de l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif qui confère l'immunité à la Couronne lorsqu'il s'agit de «toute perte--notamment décès, blessure ou dommage--ouvrant droit au paiement d'une pension». Trois questions ont été soulevées en appel: 1) l'État avait-il un rôle de fiduciaire à l'égard des appelants? 2) les dommages subis par les appelants donnaient-ils droit à une pension au sens de l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif? et 3) quelle est la nature du recours basé sur l'article 7 de la Charte?

Arrêt: les appels doivent être rejetés sauf quant à la portion des actions basée sur l'article 7 de la Charte; les appels incidents doivent être accueillis sauf en ce qui a trait à la portion des actions basée sur l'article 7 de la Charte.

Dans une requête en radiation d'une déclaration, il doit être «évident et manifeste au-delà de tout doute raisonnable» que l'action est vouée à l'échec, étant entendu que tous les faits allégués sont vrais. Si la Cour entretient un doute raisonnable quant à la radiation d'une déclaration en vertu de l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, elle doit suspendre l'action jusqu'à ce que l'inexistence du droit à la pension à l'égard de la même incapacité ait été constatée par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) suivant le paragraphe 111(2) de la Loi sur les pensions.

1) Le concept fiduciaire est un concept de caractère fluide, élaboré dans des rapports où une personne doit faire preuve de la plus haute bonne foi et là où il n'y a souvent pas de recours adéquat en droit pour la personne lésée. La Cour suprême du Canada a signalé que le manquement à une obligation fiduciaire tient traditionnellement à l'abus de confiance et que la même relation et les mêmes circonstances peuvent engendrer diverses obligations en common law (délit de négligence) et en equity (manquement à une obligation fiduciaire). Les appelants appuyaient leurs poursuites contre l'intimée autant en common law qu'en equity.

2) L'article 36 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif assimile le membre des Forces canadiennes à un préposé de l'État «pour la détermination des questions de responsabilité dans toute action ou autre procédure engagée par ou contre l'État». Vu l'interprétation large qu'il faut donner aux mots «toute action ou autre procédure», cet article vise autant la responsabilité délictuelle que contractuelle et possiblement la responsabilité en equity de l'État, si celle-ci existe dans le présent contexte. Dans le cadre employeur-employé en common law, il est loin d'être acquis qu'une relation fiduciaire puisse exister car la «discrétion» dont parle la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Frame c. Smith, si elle est exercée de façon abusive, donne lieu en droit à une action en responsabilité délictuelle. Les obligations de l'État-employeur et la responsabilité qu'il encourt en cas de manquement à ses obligations existent indépendamment du soi-disant rapport de fiduciaire. Les dommages que réclament les appelants dans leurs allégations ayant trait au rapport de fiduciaire sont tous reliés à leur service militaire. Ils sont tous la conséquence de «blessure ou maladie--ou son aggravation». Ils donnent tous droit à une pension et ils pourraient tous faire l'objet d'une action en responsabilité délictuelle en l'absence de l'interdiction prévue à l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. Cette disposition a fait l'objet d'une étude approfondie par la Cour suprême du Canada dans Sarvanis. La question précise de cet arrêt était de savoir si une pension d'invalidité versée en vertu du Régime de pensions du Canada était une pension versée «in respect of . . . death, injury, damage or loss in respect of which the claim is made». La Cour a interprété les mots «in respect of» à la lumière du contexte de l'article 9 de la Loi et a conclu que «la perte dont l'indemnisation est écartée par la loi doit être la même que celle qui crée le droit à la pension». La Cour a ajouté que, pour que l'article 9 de la Loi fasse obstacle à une action contre l'État, la pension ou l'indemnité payée ou payable devait avoir le même fondement factuel que l'action. Le désir du législateur était d'éviter la double compensation. Une portée large des termes «in respect of» était nécessaire afin d'éviter que l'État ne soit tenu responsable, sous des chefs accessoires de dommages-intérêts, de l'événement pour lequel une indemnité avait déjà été versée. Contrairement au Régime de pensions du Canada, la Loi sur les pensions contient une disposition explicite faisant obstacle à une action en responsabilité civile délictuelle; elle constitue ainsi un régime complet conçu pour garantir l'indemnisation efficace des personnes ayant subi des blessures et des pertes dans l'exercice de leurs fonctions d'agents de l'État. L'article 111 de la Loi sur les pensions oblige maintenant la Cour, dans tous les cas où il s'agit d'une action non visée par l'article 9 de la Loi, à suspendre l'action jusqu'à ce qu'une demande de pension soit faite. S'il s'agit d'une action visée par l'article 9, l'action en responsabilité civile délictuelle est interdite. Même si les appelants invoquaient la relation fiduciaire de l'État, leurs actions étaient essentiellement des actions en responsabilité civile délictuelle. Ces actions sont interdites par l'article 9 de la Loi parce que toute perte ou tout dommage réclamé ouvre droit au paiement d'une pension. Ces actions doivent être rayées puisqu'il est «évident et manifeste au-delà de tout doute raisonnable» qu'elles n'ont aucune chance de succès.

3) La violation d'une obligation prévue à l'article 7 de la Charte donne droit à un recours sous le régime du paragraphe 24(1). Dans un jugement majoritaire récent, la Cour suprême du Canada a expliqué que le paragraphe 24(1) de la Charte commande une interprétation large et téléologique et que le texte de cette disposition paraît accorder au tribunal un vaste pouvoir discrétionnaire pour élaborer des réparations en cas de violation des dispositions de la Charte. Les appelants n'ont aucunement précisé en quoi l'article 7 de la Charte a été violé. Dans l'éventualité où l'intimée aurait violé les droits des appelants garantis par cet article, il est loin d'être certain que l'article 9 de la Loi puisse être invoqué pour écarter une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances. Il était dans l'intérêt de la justice de suspendre les actions des appelants, mais dans la mesure seulement où elles sont basées sur l'article 7 de la Charte, et ce, jusqu'à ce que les conditions prescrites au paragraphe 111(2) de la Loi sur les pensions soient satisfaites.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 15, 24(1).

Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5.

Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), 2 «responsabilité» (mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 34), 3 (mod., idem, art. 36), 9 (mod., idem, art. 39), 36 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 32).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 50(1)b) (mod., idem, art. 46).

Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), ch. P-6, art. 21(1) (mod. par L.C. 1990, ch. 43, art. 8; 1995, ch. 18, art. 76; 2000, ch. 12, art. 212; ch. 34, art. 21), (2) (mod. par L.C. 1990, ch. 43, art. 8; 2000, ch. 12, art. 212; ch. 34, art. 21), (3) (mod. par L.C. 1990, ch. 43, art. 8), 111 (mod. par L.C. 2000, ch. 34, art. 42).

Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 221(1)a),f).

jurisprudence

décision appliquée:

Sarvanis c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 921; (2002), 210 D.L.R. (4th) 262; 284 N.R. 263.

décisions examinées:

Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959; (1990), 74 D.L.R. (4th) 321; [1990] 6 W.W.R. 385; 49 B.C.L.R. (2d) 273; 4 C.C.L.T. (2d) 1; 43 C.P.C. (2d) 105; 117 N.R. 321; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1; 33 N.R. 304; Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; (1985), 18 D.L.R. (4th) 481; 12 Admin. L.R. 16; 13 C.R.R. 287; 59 N.R. 1; Duplessis c. Canada (2000), 8 C.C.E.L. (3d) 75; 79 C.R.R. (2d) 287; 197 F.T.R. 87 (C.F. 1re inst.); conf. par (2001), 12 C.C.E.L. (3d) 148; 211 F.T.R. 214 (C.F. 1re inst.); Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99; (1987), 42 D.L.R. (4th) 81; 42 C.C.L.T. 1; [1988] 1 C.N.L.R. 152; 78 N.R. 40; 23 O.A.C. 84; 9 R.F.L. (3d) 225; St-Onge c. Canada (1999), 178 F.T.R. 104 (C.F. 1re inst.); conf. par [2000] A.C.F. no 1523 (C.A.) (QL); K.L.B. c. Colombie-Britannique, [2003] 2 R.C.S. 403; (2003), 230 D.L.R. (4th) 513; [2003] 11 W.W.R. 203; 18 B.C.L.R. (4th) 1; 187 B.C.A.C. 42; 19 C.C.L.T. (3d) 66; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3; (2003), 218 N.S.R. (2d) 311; 232 D.L.R. (4th) 577; 312 N.R. 1.

décisions citées:

Dumont c. Canada (Procureur général), [1990] 1 R.C.S. 279; (1990), 67 D.L.R. (4th) 159; [1990] 4 W.W.R. 127; 65 Man. R. (2d) 182; [1990] 2 C.N.L.R. 19; 105 N.R. 228; Duplessis c. Canada (2002), 293 N.R. 388 (C.A.F.); Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335; (1984), 13 D.L.R. (4th) 321; [1984] 6 W.W.R. 481; 59 B.C.L.R. 301; [1985] 1 C.N.L.R. 120; 20 E.T.R. 6; 55 N.R. 161; 36 R.P.R. 1; Stopford c. Canada, [2002] 1 C.F. 360; (2001), 11 C.C.E.L. (3d) 235; 209 F.T.R. 295 (C.F. 1re inst.); Marsot c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [2002] 3 C.F. 579; (2002), 217 F.T.R. 232 (1re inst.); Prete v. Ontario (Attorney General) (1993), 16 O.R. (3d) 161; 110 D.L.R. (4th) 94; 86 C.C.C. (3d) 442; 18 C.C.L.T. (2d) 54; 18 C.R.R. (2d) 291 (C.A.); E.D.G. c. Hammer, [2003] 2 R.C.S. 459; (2003), 230 D.L.R. (4th) 554; [2003] 11 W.W.R. 244; 18 B.C.L.R. (4th) 42; 187 B.C.A.C. 193; 19 C.C.L.T. (3d) 38; 310 N.R. 1.

doctrine

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 4th ed. (feuilles mobiles). Toronto: Carswell, 1997.

McLachlin, Hon. Beverley M. «The Place of Equity and Equitable Doctrines in the Contemporary Common Law World: A Canadian Perspective» dans D. W. M. Waters (ed.), Equity, Fiduciaires and Trusts, 1993. Toronto: Carswell, 1993.

Rotman, L. I. Parallel Paths: Fiduciary Doctrine and the Crown-Native Relationship in Canada. Toronto: University of Toronto Press, 1996.

APPELS et APPELS INCIDENTS de décisions (Dumont c. Canada (2002), 221 F.T.R. 101; Drolet c. Canada (2002), 228 FT.R. 148) par lesquelles la juge de première instance a suspendu les actions en responsabilité délictuelle intentées par les appelants contre l'intimée jusqu'à ce que l'un et l'autre fassent respectivement une demande officielle d'indemnité en vertu de la Loi sur les pensions. Appels rejetés quant à la portion des actions basée sur l'article 7 de la Charte; appels incidents accueillis sauf en ce qui a trait à la portion des actions basée sur l'article 7 de la Charte.

ont comparu:

Jacques Ferron pour les appelants.

Vincent Veilleux pour l'intimée.

avocats inscrits au dossier:

Jacques Ferron, Québec, pour les appelants.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intimée.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

[1]Le juge Desjardins, J.C.A.: Nous sommes saisis d'un appel et d'un appel incident dans chacune de ces deux causes où les faits, quoique différents, mettent en jeu les mêmes principes de droit.

[2]Les deux appelants, tous deux membres des Forces canadiennes à l'époque pertinente, s'en prennent aux décisions d'une juge de première instance (Dumont c. Canada (2002), 221 F.T.R. 101 et Drolet c. Canada (2002), 228 F.T.R. 148) qui a suspendu leurs actions en responsabilité contre l'intimée jusqu'à ce que l'un et l'autre fassent respectivement une demande formelle d'indemnité en vertu de la Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), ch. P-6.

[3]L'intimée, par voie d'appel incident, soutient que la première juge se devait de radier les actions, plutôt que de les suspendre, vu la conclusion à laquelle elle en est arrivée dans l'interprétation de l'article 9 [mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 39] de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 [art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)] (la Loi).

1.     LES FAITS

[4]Le sergent (RT) Georges Dumont (Dumont) est devenu membre des Forces canadiennes le ou vers le 3 mars 1981 et en est demeuré membre jusqu'à sa libération pour cause médicale le ou vers le 19 novembre 2001. Il fut assigné à des missions de maintien de la paix, notamment à Chypre, en Somalie, en Yougoslavie et à Haïti.

[5]Il fit une demande auprès du ministre des Anciens combattants (le ministre) afin de se voir adjuger une pension pour incapacités physiques et psychologiques suite à ce qu'il qualifie comme étant un syndrome de stress post-traumatique ainsi qu'une dépression. Le ministre a reconnu que Dumont souffrait d'une dépression majeure donnant droit à une pension en vertu du paragraphe 21(2) [mod. par L.C. 1990, ch. 43, art. 8; 2000, ch. 12, art. 212; ch. 34, art. 21] de la Loi sur les pensions et a décidé que l'invalidité s'y rattachant devait être évaluée provisoirement à 10%, mais refusa la demande pour une pension d'invalidité résultant d'un syndrome de stress post-traumatique.

[6]L'adjudant Jean-Claude Drolet (Drolet) est devenu membre des Forces canadiennes le ou vers le 14 juillet 1981. Il fut assigné à diverses missions de maintien de la paix, notamment à Chypre, en Croatie, à Haïti et au Timor oriental. Il est en arrêt de travail continu pour cause médicale depuis le début du mois d'avril 2001. Un rapport de consultation, signé par un psychiatre, révèle qu'il était asymptomatique au point de vue psychologique ou troubles mentaux avant sa mission en Haïti en 1997, mais que durant son séjour dans ce pays, il a vécu un événement traumatique important. Il était alors plongeur volontaire pour récupérer les victimes d'un naufrage. Le navire avait coulé à environ 120 pieds de profondeur engloutissant plusieurs dizaines de passagers avec lui. Étant le premier à plonger, il fut exposé à des visions d'horreur et d'impuissance à la vue des corps prisonniers de l'épave. Il vécut même un moment de panique important suite à une période de désorientation causée par une faible visibilité. Il fut sorti par un collègue plongeur (dossier d'appel de l'appelant, à la page 75).

[7]Drolet fit une demande auprès du ministre afin de se voir adjuger une pension pour incapacités physiques et psychologiques découlant de ce qu'il qualifie comme étant un syndrome de stress post-traumatique. Le ministre a reconnu que Drolet souffrait d'un tel syndrome donnant droit à une pension en vertu du paragraphe 21(1) [mod. par L.C. 1990, ch. 43, art. 8; 1995, ch. 18, art. 76; 2000, ch. 12, art. 212; ch. 34, art. 21] de la Loi sur les pensions et a décidé que l'invalidité s'y rattachant devait être évaluée provisoirement à 60 %.

[8]Ces deux décisions du ministre ne furent pas portées en révision devant le Tribunal des anciens combattants. Les appelants n'ont pas demandé non plus au ministre de reconsidérer ses décisions en raisons de faits nouveaux. Aucune demande de contrôle judiciaire n'a été déposée auprès de la Cour fédérale à leur égard.

[9]L'un et l'autre des appelants ont par la suite intenté une action en dommages contre l'intimée, l'un (Dumont) pour une somme de 2 844 000 $ et l'autre (Drolet) pour une somme de 3 017 712 $.

2.     LES REQUÊTES EN RADIATION ET EN SUSPENSION

[10]L'intimée a présenté, dans chaque dossier, une requête en radiation de l'action en vertu des alinéas 221(1)a) et f) des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, lesquels se lisent ainsi:

221. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d'un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas:

a) qu'il ne révèle aucune cause d'action ou de défense valable;

[. . .]

f) qu'il constitue autrement un abus de procédure.

Elle peut aussi ordonner que l'action soit rejetée ou qu'un jugement soit enregistré en conséquence. [Non souligné dans l'original.]

[11]Subsidiairement, à défaut par la Cour de conclure que tous les dommages réclamés par les appelants donnent en principe ouverture à une pension aux termes de la Loi sur les pensions, l'intimée sollicite une suspension des procédures en vertu du paragraphe 111(2) [mod. par L.C. 2000, ch. 34, art. 42] de la Loi sur les pensions et de l'alinéa 50(1)b) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 46] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod. idem, art. 14)].

[12]L'article 111 [mod. par L.C. 2000, ch.34, art. 42] de la Loi sur les pensions se lit comme suit:

111. (1) Au présent article, «action» vise l'acte de procédure introduit par un membre des forces, une personne assujettie à la présente loi par application d'un texte législatif qui l'incorpore par renvoi ainsi que, si ceux-ci sont décédés, leur survivant, enfant survivant, père ou mère et frère ou soeur,--ou pour ceux-ci--contre Sa Majesté ou contre tout cadre, employé ou mandataire de celle-ci portant réclamation de dommages pour une blessure ou une maladie--ou une aggravation de celle-ci--ayant occasionné une invalidité ou le décès.

(2) L'action non visée par l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif fait, sur demande, l'objet d'une suspension jusqu'à ce que le demandeur, ou celui qui agit pour lui, fasse, de bonne foi, une demande de pension pour l'invalidité ou le décès en cause, et jusqu'à ce que l'inexistence du droit à la pension ait été constatée en dernier recours au titre de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel). [Non souligné dans l'original.]

[13]L'alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales est à l'effet suivant:

50. (1) La Cour d'appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire:

[. . .]

b) lorsque, pour quelque autre raison, l'intérêt de la justice l'exige. [Non souligné dans l'original.]

[14]Dans ses deux requêtes en radiation, l'intimée invoque que les actions intentées par les appelants visent à réclamer des dommages pour invalidité causée par une blessure ou maladie ou son aggravation survenue au cours du service militaire ou attribuable à celui-ci (article 21 de la Loi sur les pensions) et que cette invalidité donne droit à une pension.

[15]Les alinéas 21(1)a) et 21(2)a) de la Loi sur les pensions prescrivent ce qui suit:

21. (1) Pour le service accompli pendant la Première Guerre mondiale ou la Seconde Guerre mondiale, sauf dans la milice active non permanente ou dans l'armée de réserve, le service accompli pendant la guerre de Corée, le service accompli à titre de membre du contingent spécial et le service spécial:

a) des pensions sont, sur demande, accordées aux membres des forces ou à leur égard, conformément aux taux prévus à l'annexe I pour les pensions de base ou supplémentaires, en cas d'invalidité causée par une blessure ou maladie--ou son aggravation--survenue au cours du service militaire ou attribuable à celui-ci;

[. . .]

(2) En ce qui concerne le service militaire accompli dans la milice active non permanente ou dans l'armée de réserve pendant la Seconde Guerre mondiale ou le service militaire en temps de paix:

a) des pensions sont, sur demande, accordées aux membres des forces ou à leur égard, conformément aux taux prévus à l'annexe I pour les pensions de base ou supplémentaires, en cas d'invalidité causée par une blessure ou maladie--ou son aggravation--consécutive ou rattachée directement au service militaire;

[16]Selon l'intimée, la radiation s'impose en vertu de l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif.

[17]La responsabilité civile délictuelle de l'État est reconnue en ces termes à l'article 3 [mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36] de la Loi susdite:

3. En matière de responsabilité, l'État est assimilé à une personne pour:

[. . .]

b) dans les autres provinces:

(i) les délits civils commis par ses préposés.

[18]L'article 9 de la Loi y met un frein lorsqu'il s'agit de «toute perte--notamment décès, blessure ou dommage--ouvrant droit au paiement d'une pension». Ledit article stipule:

9. Ni l'État ni ses préposés ne sont susceptibles de poursuites pour toute perte--notamment décès, blessure ou dommage--ouvrant droit au paiement d'une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l'État. [Non souligné dans l'original.]

3.     PRINCIPES GÉNÉRAUX APPLICABLES À UNE REQUÊTE EN RADIATION D'UNE DÉCLARATION ET EN SUSPENSION DES PROCÉDURES

[19]Les parties s'entendent pour affirmer que pour avoir gain de cause dans le cadre d'une requête en radiation d'une déclaration, le requérant doit démontrer qu'il est «évident et manifeste au-delà de tout doute raisonnable» que l'action est vouée à l'échec. Ainsi, vu le caractère exceptionnel de ce type de requête, tous les faits allégués dans la déclaration doivent être tenus pour avérés.

[20]Les parties ont cité à l'appui de ces propos l'affaire Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, à la page 979, où la juge Wilson refait l'historique des diverses formulations utilisées par la Cour suprême du Canada lors d'une requête en radiation d'une déclaration. La juge Wilson a d'abord repris à son compte les paroles du juge Estey, s'exprimant au nom de la Cour, dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, à la page 740:

Comme je l'ai dit, il faut tenir tous les faits allégués dans la déclaration pour avérés. Sur une requête comme celle-ci, un tribunal doit rejeter l'action ou radier une déclaration du demandeur seulement dans les cas évidents et lorsqu'il est convaincu qu'il s'agit d'un cas «au-delà de tout doute»: Ross v. Scottish Union and National Insurance Co.

[21]La juge Wilson a ensuite réitéré ses propres commentaires énoncés dans l'affaire Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, aux pages 486 et 487:

Le droit donc paraît clair. Les faits articulés doivent être considérés comme démontrés. Alors, la question est de savoir s'ils révèlent une cause raisonnable d'action, c.-à-d. une cause d'action «qui a quelques chances de succès» (Drummond-Jackson v. British Medical Association, [1970] 1 All E.R. 1094) ou, comme dit le juge Le Dain dans l'arrêt Dowson c. Gouvernement du Canada (1981), 37 N.R. 127 (C.A.F.), à la p.138, est-il «évident et manifeste que l'action ne saurait aboutir»?

[22]Elle avait auparavant écrit à la page 477 de la même affaire (les soulignés sont ceux de la juge Wilson dans Hunt, précité, aux pages 979 et 980):

Il semble donc qu'en règle générale, les tribunaux hésitent à radier une déclaration pour le motif qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action. La nécessité d'un débat pour arriver à une conclusion sur ce point préliminaire n'est pas un élément décisif et la nouveauté de la cause d'action ne joue pas contre les demandeurs.

[23]Elle rappelait également la formulation qu'elle avait adoptée dans Dumont c. Canada (Procureur général), [1990] 1 R.C.S. 279 où, écrivait-elle [à la page 980]:

[. . .] j'ai expliqué clairement, à la p. 280, que j'estimais que le critère formulé dans l'arrêt Inuit Tapirisat était le bon critère. Le critère est toujours de savoir si l'issue de l'affaire est «évidente et manifeste» ou «au-delà de tout doute raisonnable».

[24]Elle résuma enfin la jurisprudence en la matière [à la page 980]:

[. . .] dans l'hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est-il «évident et manifeste» que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d'action raisonnable? Comme en Angleterre, s'il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être «privé d'un jugement». La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d'action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d'intenter son action. Ce n'est que si l'action est vouée à l'échec parce qu'elle contient un vice fondamental qui se range parmi les autres énumérés à la règle 19(24) des Rules of Court de la Colombie-Britannique que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées en application de la règle 19(24)a).

[25]La jurisprudence est cependant silencieuse dans le cas d'une suspension des procédures. Il faut se référer aux termes du paragraphe 111(2) de la Loi sur les pensions lequel, tel que produit plus haut, débute ainsi:

111. [. . .]

(2) L'action non visée par l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif fait, sur demande, l'objet d'une suspension [. . .]

[26]Donc, si la Cour entretient un doute raisonnable quant à la radiation d'une déclaration au terme de l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, elle doit («shall» dans la version anglaise) suspendre jusqu'à ce que le demandeur «fasse, de bonne foi, une demande de pension pour l'invalidité ou le décès en cause, et jusqu'à ce que l'inexistence du droit à la pension ait été constatée en dernier recours au titre de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel)» (paragraphe 111(2) de la Loi sur les pensions).

4.     LES DÉCLARATIONS

[27]Puisque les faits contenus dans les déclarations respectives sont tenus pour avérés, il est important d'en saisir la teneur.

[28]Dumont allègue que les missions auxquelles il a participé avaient un aspect traumatisant bien connu de ses officiers supérieurs, et que, malgré cela, aucun traitement ne lui fut offert pour aider à diminuer son stress. Les employés, mandataires ou préposés de l'intimée, savaient que ce manque de traitement causerait des torts irréparables à sa santé et que la dégradation de son état de santé avec séquelles permanentes était directement due à leurs agissements et à leurs négligences. Ses officiers supérieurs lui ont imposé des surcharges de travail, particulièrement à Valcartier, et ont ainsi détruit de façon permanente son intégrité physique et mentale. Il fut assigné à des tâches normalement dévolues à des sous-officiers de rangs supérieurs. Ainsi, d'octobre 1995 à janvier 1997, il fut forcé de faire un travail d'adjudant pendant 15 mois sans avoir les qualifications requises. De novembre 1997 à mai 1998, il fut forcé de faire un travail d'adjudant pendant 7 mois. De juin 1998 à octobre 1999, il fut forcé de faire un travail d'adjudant pendant 17 mois. Il allègue souffrir de façon permanente des troubles suivants:

a) Dépression majeure;

b) Beaucoup de détresse interne;

c) Perturbation sérieuse au niveau des relations interpersonnelles;

d) Sentiment d'agressivité très important entraînant des symptômes sérieux d'irritabilité;

e) Stress post-traumatique sérieux entraînant un important problème au niveau familial;

f) Grande difficulté à vivre en société et à se retrouver dans des milieux urbains;

g) Intolérance marquée au stress;

h) Symptômes d'hyperactivation;

i) Démoralisation croissante;

j) Troubles de concentration.

[29]Drolet allègue avoir été soumis à des conditions traumatisantes alors qu'aucun traitement ne lui fut offert pour diminuer son stress. Il énumère huit périodes où il fut forcé de faire un travail pour lequel il n'était pas qualifié ou un travail qui relevait d'un sous-officier de rang supérieur à celui qu'il détenait. Il allègue souffrir de façon permanente des troubles suivants:

a) Dépression majeure;

b) Beaucoup de détresse interne;

c) Perturbation sérieuse au niveau des relations interpersonnelles;

d) Sentiment d'agressivité très important entraînant des symptômes sérieux d'irritabilité;

e) Stress post-traumatique sérieux entraînant des symptômes sérieux d'irritabilité, de perte d'intérêt et de restriction affective (dont des troubles sérieux au niveau de la famille);

f) Diminution marquée des activités sociales;

g) Intolérance marquée au stress;

h) Symptômes d'hyperactivation;

i) Démoralisation croissante;

j) Troubles de concentration.

[30]L'un et l'autre allèguent négligence par les employés, préposés ou mandataires de l'intimée à leur égard. Ils allèguent manquement de leurs supérieurs à leurs obligations légales, abus d'autorité de leur part, manquement à leurs obligations de fiduciaires et manquement à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte).

[31]Les appelants précisent que l'intimée a manqué à ses obligations de fiduciaire en ce qu'elle n'a mis sur pied aucun service de thérapie ou d'assistance pour aider les appelants à s'adapter à leur retour de mission alors qu'elle savait ou aurait dû savoir qu'ils avaient besoin de cette aide. L'intimée n'a mis sur pied aucun système pour empêcher l'imposition d'une surcharge de travail, augmentant considérablement le stress subi par les appelants. Ainsi, l'intimée, disent-ils, a failli à ses obligations de loyauté et de bonne foi envers l'un et l'autre des appelants.

[32]Comme toile de fond, le cahier conjoint d'autorités, volume 1, onglet 9, contient une copie du Rapport au ministre de la Défense nationale par André Marin, Ombudsman, septembre 2001, sur le traitement systémique des membres des Forces canadiennes atteints du syndrome du stress post-traumatique suite à la plainte du Caporal Christian McEachern.

5.     LE JUGEMENT SOUS APPEL

[33]La première juge s'est appuyée sur la décision de la Cour suprême du Canada dans Sarvanis c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 921, pour conclure que les déclarations des appelants avaient le même fondement factuel que la pension qu'ils recevaient ou qu'ils pourraient recevoir.

[34]Dans l'affaire Dumont, précitée, elle nota que la dépression et le syndrome de stress post-traumatique dont l'appelant faisait état, sont les deux seules maladies dont il se plaignait dans son action, les autres dommages étant des symptômes d'une maladie (paragraphe 14 de ses motifs). Or, l'appelant recevait déjà une pension d'invalidité partielle pour cause de dépression. Le syndrome de stress post-traumatique pouvait aussi lui donner ouverture à une pension, si une demande était faite à ce sujet, et si la demande était jugée bien fondée.

[35]Dans l'affaire Drolet, précitée, elle jugea également que le syndrome de stress post-traumatique pour lequel Drolet recevait une pension avait le même fondement factuel que le syndrome de stress post-traumatique dont il faisait état dans sa déclaration. Quant à la dépression majeure de l'appelant Drolet attribuable à une surcharge de travail, à des événements stressants survenus à l'occasion de missions à l'étranger, ainsi qu'au défaut de la défenderesse de lui fournir des soins médicaux adéquats, elle jugea qu'il s'agissait là d'une maladie qui pouvait donner lieu à une pension si une demande était faite et que les allégations étaient jugées bien fondées.

[36]La première juge distingua l'affaire Duplessis c. Canada (2000), 8 C.C.E.L. (3d) 75 (C.F. 1re inst.), des deux causes devant elle, en ce qu'il y avait, dans l'affaire Duplessis, un élément de discrimination et que le sergent Duplessis alléguait "isolement ou stigmatisation, souffrances morales, humiliation et perte de sa dignité" (paragraphe 19 de ses motifs). La première juge rejeta la prétention des appelants ayant trait à la négligence de l'intimée au motif qu'elle était éteinte par l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, tel qu'interprété dans Sarvanis, précité. De plus, elle déclara que les allégations des deux appelants portant sur le manquement de l'intimée à ses obligations de fiduciaire n'était qu'un chef accessoire de dommages pour lequel les appelants recevaient déjà une pension. Elle s'appuya [au paragraphe 9 des ses motifs] sur le paragraphe 29 du jugement dans Sarvanis, précité, pour justifier son raisonnement sur ce point.

[37]Dans l'affaire Dumont, précitée, elle ordonna la suspension des procédures jusqu'à ce que le ministre, sur demande formelle du demandeur faite conformément à l'article 79 et suivants de la Loi sur les pensions, ait adjugé sur l'éligibilité de Dumont à une pension en vertu de ladite Loi pour invalidité résultant d'un syndrome de stress post-traumatique.

[38]Dans l'affaire Drolet, précitée, elle suspendait également les procédures devant elle jusqu'à ce que le ministre, sur demande formelle, adjuge sur l'éligibilité résultant d'une dépression majeure.

6.     ANALYSE

[39]Les appelants font grand état, dans leurs déclarations, de l'incompétence dont ont fait preuve à leur égard les employés, préposés ou mandataires de l'intimée, de leur négligence à s'acquitter de toutes leurs obligations légales, de l'abus d'autorité dont ils ont fait preuve, du manquement de l'intimée à son obligation de fiduciaire et de son manquement à l'article 7 de la Charte.

[40]J'analyserai ces questions dans l'ordre suivant:

1. L'État, en l'espèce, a-t-il un rôle de fiduciaire à l'égard des appelants?

2. Les dommages subis par les appelants donnent-ils ouverture à une pension au sens de l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif?

3. Quelle est la nature du recours basé sur l'article 7 de la Charte?

1.     L'État, en l'espèce, a-t-il un rôle de fiduciaire à l'égard des appelants?

[41]Les appelants déclarent que l'État a manqué à son rôle de fiduciaire. Ils n'ont cependant donné aucune précision quant au contenu légal de cette obligation et quant à la nature du manquement reproché de façon à ce que la Cour puisse distinguer clairement les faits qui donnent lieu à l'action en responsabilité délictuelle de ceux qui donnent lieu au manquement à l'obligation fiduciaire. Les paragraphes 26 des déclarations de Dumont et de Drolet, qui sont coiffés du titre «manquement à son obligation de fiduciaire», insistent particulièrement sur l'absence de thérapie ou d'assistance pour aider les membres des Forces canadiennes, tels les appelants, à s'adapter lors de leur retour de mission.

[42]Le concept légal de négligence est bien connu en droit. Celui de fiduciaire, particulièrement dans ce contexte, est d'origine plus récente. Il s'agit d'un concept de caractère fluide, élaboré dans des rapports où une personne doit faire preuve de la plus haute bonne foi, et là où il n'y a souvent pas de recours adéquat en droit pour la personne lésée. (Beverley M. McLachlin «The Place of Equity and Equitable Doctrines in the Contemporary Common Law World: A Canadian Perspective» dans Donovan W. M. Waters (éd.), Equity, Fiduciairies and Trusts, 1993, Toronto: Carswell, 1993, à la page 37 et notamment à la page 40; Leonard Ian Rotman, Parallel Paths: Fiduciary Doctrine and the Crown-Native Relationship in Canada (Toronto: University of Toronto Press, 1996), à la page 152).

[43]Les appelants invoquent en leur faveur la décision rendue par la protonotaire Aronovitch dans Duplessis, précitée, dont la conclusion a été confirmée par le juge Lemieux (2001), 12 C.C.E.L. (3d) 148 (C.F. 1re inst.). Notre Cour, dans un jugement rapporté à (2002), 293 N.R. 388 (C.A.F.), a par la suite refusé d'intervenir dans la décision du juge Lemieux au motif qu'elle n'était pas convaincue [au paragraphe 1] «que le juge Lemieux avait clairement tort lorsqu'il a rejeté la requête en radiation de la déclaration».

[44]Les faits dans l'affaire Duplessis, précitée, sont les suivants. Le sergent Duplessis a servi dans des missions de maintien de la paix en Croatie et en Bosnie. À son retour, il a souffert de différents symptômes reliés au stress. Les autorités militaires et médicales ont ignoré ses demandes de traitement. Le sergent Duplessis allègue dans sa déclaration que la réaction de ses supérieurs constituaient de la discrimination fondée sur son ascendance afro-canadienne et sur la nature psychologi-que de ses blessures. Dans son action en dommages- intérêts, le sergent Duplessis invoquait négligence de la part de la Couronne, manquement à ses obligations légales et fiduciaires, et manquement aux articles 7 et 15 de la Charte.

[45]La requête en radiation de la déclaration fut rejetée par la protonotaire Aronovitch.

[46]Dans ses motifs, celle-ci analyse longuement l'obligation de fiduciaire de la Couronne en rappelant d'abord que les catégories de fiduciaires ne sont pas exhaustives. Citant plusieurs décisions de la Cour suprême du Canada, notamment les affaires Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335; et Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99, elle nota «la possibilité que de nouveaux rapports de fiduciaire émergent» dans le milieu militaire (paragraphe 31 de ses motifs). Elle énuméra les trois caractéristiques générales élaborées par la juge Wilson, dissidente, dans l'affaire Frame, précitée, une cause qui portait sur le droit familial. Selon la juge Wilson, les rapports dans lesquels une obligation fiduciaire a été reconnue semblent posséder les caractéristiques générales suivantes:

(1) Le fiduciaire peut exercer un certain pouvoir discrétionnaire;

(2) Le fiduciaire peut unilatéralement exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière à avoir un effet sur les intérêts juridiques ou pratiques du bénéficiaire;

(3) Le bénéficiaire est particulièrement vulnérable ou à la merci du fiduciaire qui détient le pouvoir discrétionnaire.

[47]La protonotaire Aronovitch soulignait au paragraphe 30 de ses motifs que les termes «pouvoir» et «particulièrement vulnérable» donnent matière à interprétation et n'ont pas été examinés par la jurisprudence dans le contexte du rapport entre le soldat et le ministère de la Défense nationale.

[48]À cela, elle ajoutait [au paragraphe 30] qu'«[a]ucune jurisprudence n'a été invoquée dans laquelle un tribunal aurait examiné ces termes dans le contexte du service dans l'armée ou qui empêcherait la Cour de conclure que le rapport entre le soldat et la Couronne peut constituer un rapport unique au sens de l'arrêt Guerin, précité. La défenderesse pourrait faire valoir un argument plus solide sur ce point» déclara-t-elle, «mais cet élément n'est pas concluant». Il était donc loin d'être évident, selon elle, que la demande du sergent Duplessis soit vouée à l'échec. (Voir aussi la décision Stopford c. Canada, [2002] 1 C.F. 360 (1re inst.), aux paragraphes 34 et 35; et Marsot c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [2002] 3 C.F. 579 (1re inst.)).

[49]Le juge Lemieux, qui siégea en appel de cette décision à la manière d'un de novo, reprit l'argument du sergent Duplessis selon lequel la réclamation de ce dernier ne portait pas sur une compensation par suite du symptôme du stress post-traumatique mais sur d'autres blessures subies dont les dommages étaient étrangers à la pension qu'il recevait. Son action, disait-il, portait sur la négligence de la Couronne, sur son manquement à son obligation de fiduciaire et sur la discrimination fondée sur la race ou la déficience mentale liée à la Charte. Le juge Lemieux partagea les conclusions de la protonotaire Aronovitch quant à l'obligation fiduciaire. Il ajouta que le droit n'était pas encore fixé lorsqu'il s'agit de déterminer jusqu'à quel point des lois comme la Loi sur les pensions et la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif peuvent affecter des réclamations fondées sur l'article 24 de la Charte. Il cita à l'appui les arrêts St-Onge c. Canada (1999), 178 F.T.R. 104 (C.F. 1re inst.); et Prete v. Ontario (Attorney General) (1993), 16 O.R. (3d) 161 (C.A.).

[50]Tel que dit auparavant, notre Cour refusa d'intervenir.

[51]La Cour suprême du Canada a analysé tout récemment les principes portant sur la responsabilité pour manquement à une obligation fiduciaire de l'État dans le cadre d'une action en responsabilité intentée par des enfants devenus adultes à l'encontre des services sociaux de la Colombie-Britannique suite à des mauvais traitements subis en famille d'accueil (K.L.B. c. Colombie-Britannique, [2003] 2 R.C.S. 403; et E.D.G. c. Hammer, [2003] 2 R.C.S. 459). Les parties, dans cette affaire, ne contestaient pas que la relation entre l'État (représenté par le Superintendant of Children Welfare) et les enfants en famille d'accueil était de nature fiduciaire.

[52]La divergence de vue des parties avait trait au contenu de l'obligation que cette relation fiduciaire faisait porter sur l'État. Pour les fins de mon analyse en l'espèce, je retiens qu'aux paragraphes 47 et 48 de ses motifs dans K.L.B., précité, la juge en chef McLachlin, au nom de la Cour (la juge Arbour s'étant ralliée à la majorité sur ce point), affirme que le manquement à une obligation fiduciaire tient traditionnellement à l'abus de confiance, et que la même relation et les mêmes circonstances peuvent engendrer diverses obligations en common law (délit de négligence) et en equity (manquement à une obligation fiduciaire). Elle ajoutait que les causes d'action fondées sur l'equity ne font pas double emploi avec celles prévues par la common law; elles les complètent.

[53]Je retiens pour l'instant que les appelants appuient leurs poursuites contre l'intimée autant en common law qu'en equity. À la lumière de cette conclusion, j'aborde maintenant l'étude de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, notamment les articles 36 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 32] et 9 de cette Loi. Je reviendrai cependant sur cette obligation de fiduciaire et sur ses difficultés d'application en l'espèce.

2.     Les dommages subis par les appelants donnent-ils ouverture à une pension au sens de l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif?

[54]Avant 1992, la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif ne couvrait que les actions en responsabilité délictuelle contre la Couronne fédérale. Cette Loi, qui s'intitulait Loi sur la responsabilité de la Couronne, adoptée en 1953, mettait fin à l'immunité de la Couronne en matière délictuelle, consacrée par la prérogative, selon laquelle «The King can do no wrong».

[55]La Loi actuelle comprend deux parties distinctes. La partie I a pour titre «Responsabilité civile». Le mot «responsabilité» est défini à l'article 2 [mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 34] de la Loi comme suit:

2. Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

[. . .]

«responsabilité» Pour l'application de la partie 1:

[. . .]

b) dans les autres provinces, la responsabilité délictuelle.

[56]L'article 9 de cette Loi se retrouve dans la partie I seulement et non dans la partie II.

[57]La partie II traite du contentieux administratif.

[58]Le mot «contentieux administratif» (proceedings) n'est pas défini mais, dans son contexte, il a forcément un sens très large.

[59]L'article 36 de la Loi, que l'on retrouve dans la partie II, assimile le membre des Forces canadiennes à un préposé de l'État «pour la détermination des questions de responsabilité dans toute action ou autre procédure engagée par ou contre l'État». Ledit article 36 se lit comme suit:

36. Pour la détermination des questions de responsabilité dans toute action ou autre procédure engagée par ou contre l'État, quiconque était lors des faits en cause membre des Forces canadiennes ou de la Gendarmerie royale du Canada est assimilé à un préposé de l'État. [Non souligné dans l'original.]

[60]Vu l'interprétation large qu'il faut donner aux mots «toute action ou autre procédure», cet article vise autant la responsabilité délictuelle que contractuelle et possiblement la responsabilité en equity de l'État, si celle-ci existe dans le présent contexte. Par ailleurs, pour la détermination de cette responsabilité, la présomption légale de l'article 36, qui permet d'assimiler un membre des Forces canadiennes à un préposé de l'État, écarte les dispositions de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, qui ont trait au statut des membres des Forces canadiennes et nous ramène au régime du droit commun.

[61]Dans le cadre employeur-employé en droit commun, il est loin d'être acquis qu'une relation fiduciaire puisse exister car la «discrétion» dont parle la juge Wilson dans l'affaire Frame, précitée (au paragraphe 46 des présents motifs), si elle est exercée de façon abusive, donne lieu en droit à une action en responsabilité délictuelle.

[62]En effet, les obligations de l'État-employeur et la responsabilité qu'il encourt au cas de manquement à ses obligations existent indépendamment du soi-disant rapport de fiduciaire.

[63]Il suffit, pour s'en convaincre, de se référer au paragraphe 21(1) de la Loi sur les pensions sur lequel s'appuie l'intimée au paragraphe 81 de son mémoire et aux paragraphes 21(2) et (3) [mod. par L.C. 1990, ch. 43, art. 8] de ladite Loi sur lesquels les parties ont attiré notre attention en plaidoirie. Les dommages que réclament les appelants dans leurs allégations ayant trait au rapport de fiduciaire sont tous reliés à leur service militaire. Ils sont tous la conséquence de «blessure ou maladie--ou son aggravation». Ils sont consécutifs ou rattachés à leur service militaire. Ils donnent tous ouverture à une pension. Ils pourraient tous faire l'objet d'une action en responsabilité délictuelle en l'absence de l'interdiction prévue à l'article 9 de la Loi.

[64]L'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif a fait l'objet d'une étude approfondie par la Cour suprême du Canada dans Sarvanis, précité. Il s'agissait de déterminer, dans cette affaire, si l'article 9 de la Loi avait pour effet de dégager l'État de toute responsabilité délictuelle lorsqu'une personne recevait une pension.

[65]Sarvanis était un prisonnier qui avait subi des blessures graves pendant qu'il travaillait dans la grange à foin de la prison où il était détenu. Il existait une possibilité raisonnable que la responsabilité de l'État soit retenue si l'affaire allait à procès. Sarvanis devint bénéficiaire d'une pension d'invalidité en vertu du Régime de pension du Canada [L.R.C. (1985), ch. C-8] (RPC). Il intenta néanmoins une action en responsabilité civile délictuelle contre l'État, lequel invoqua l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif dans sa requête en jugement sommaire.

[66]La question précise était de savoir si une pension d'invalidité versée en vertu du RPC était une pension versée «in respect of . . . death, injury, damage or loss in respect of which the claim is made». Il fallait donc donner un sens aux mots «in respect of».

[67]Le juge Iacobucci interpréta ces mots à la lumière du contexte de l'article 9 de la Loi, soit l'énumération «pour toute perte--notamment décès, blessures ou dommages» et conclut que «la perte dont l'indemnisation est écartée par la loi doit être la même que celle qui crée le droit à la pension» (paragraphe 27 de ses motifs). Le juge Iacobucci ajouta que, selon l'article 9 de la Loi, pour qu'elle fasse obstacle à une action contre l'État, la pension ou l'indemnité payée ou payable devait avoir le même fondement factuel que l'action. Le désir du législateur était ainsi d'éviter la double compensation. Une portée large des termes «in respect of» était nécessaire afin d'éviter que l'État ne soit tenu responsable, sous des chefs accessoires de dommages- intérêts, de l'événement pour lequel une indemnité avait déjà été versée. Il s'exprima ainsi aux paragraphes 28, 29 et 30 de ses motifs:

À mon avis, bien que libellé en termes larges, l'art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif n'en exige pas moins que, pour qu'elle fasse obstacle à une action contre l'État, la pension ou l'indemnité payée ou payable ait le même fondement factuel que l'action. En d'autres termes, l'article 9 traduit le désir rationnel du législateur d'empêcher la double indemnisation d'une même réclamation dans les cas où le gouvernement est responsable d'un acte fautif mais où il a déjà effectué un paiement à cet égard. Autrement dit, cette disposition n'exige pas que la pension ou le paiement soit versé en dédommagement de l'événement pertinent, mais uniquement que le fondement précis de leur versement soit l'existence de cet événement.

Cette large portée est nécessaire pour éviter que l'État ne soit tenu responsable, sous des chefs accessoires de dommages-intérêts, de l'événement pour lequel une indemnité a déjà été versée. Autrement dit, en cas de versement d'une pension tombant dans le champ d'application de l'art. 9, un tribunal ne saurait connaître d'une action dans laquelle on ne réclame des dommages-intérêts que pour douleurs et souffrances ou encore pour perte de jouissance de la vie, du seul fait que ce chef de dommage ne correspond pas à celui qui a apparemment été indemnisé par la pension. Tous les dommages découlant du fait ouvrant droit à pension sont visés par l'art. 9, dans la mesure où la pension ou l'indemnité est versée «in respect of» la même perte--notamment décès, blessure ou dommage--ou sur le même fondement.

Bien que ces remarques ne soient pas déterminantes, je souligne que l'opinion ainsi exprimée est compatible avec les commentaires faits par le ministre de l'époque, lors du débat de la première Loi sur la responsabilité de la Couronne en 1953. Le ministre a comparé les pensions censées faire obstacle à l'engagement d'actions en justice aux lois provinciales sur les accidents du travail, dans lesquelles le droit d'ester en justice a, pour ainsi dire, été échangé contre une indemnisation administrative complète (Débats de la Chambre des communes, vol. 4, 7e sess., 21e lég., 26 mars 1953, p. 3523). [Soulignement dans l'original.]

[68]Appliquant ensuite ces principes au RPC, le juge Iacobucci établit que les paiements envisagés à l'article 9 de la Loi dépendent, d'une certaine manière, d'un événement constituant une «perte--notamment décès, blessures ou dommages», alors que les paiements d'invalidité du RPC ne sont aucunement tributaires de quelque événement mais dépendent de l'invalidité du prestataire au moment de la demande (paragraphe 31 de ses motifs).

[69]En conclusion, le juge Iacobucci retint que Sarvanis avait droit à une pension du RPC à cause de son état de personne invalide et que le fondement factuel de son action en responsabilité était distinct des faits donnant ouverture à sa pension.

[70]Le juge Iacobucci, en obiter, fit ensuite une comparaison entre l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile et le contentieux administratif et la Loi sur les pensions, qui prévoit le paiement d'une pension aux membres des Forces canadiennes qui sont blessés au cours de leur service militaire. Il déclara (au paragraphe 35 de ses motifs) que ces pensions sont versées sur le même fondement que des dommages-intérêts au terme d'une action en responsabilité civile délictuelle, alors que les sommes versées en vertu du RPC le sont sur le même fondement qu'une indemnité d'assurance. Il ajouta enfin que, contrairement au Régime de pensions du Canada, la Loi sur les pensions contient une disposition explicite faisant obstacle à une action en responsabilité civile délictuelle. Ainsi, la Loi sur les pensions, contrairement au Régime de pensions du Canada, constitue un régime complet conçu pour garantir l'indemnisation efficace des personnes ayant subi des blessures et des pertes dans l'exercice de leurs fonctions d'agents de l'État.

[71]La Loi sur les pensions en vigueur à l'époque des affaires Sarvanis et Duplessis, précitées, décrétait, à son article 111, l'interdiction de toute action en responsabilité civile délictuelle dans les circonstances décrites à cet article. Ledit article prescrivait ce qui suit:

111. Nulle action ou autre procédure n'est recevable contre Sa Majesté ni contre un fonctionnaire, préposé ou mandataire de Sa Majesté relativement à une blessure ou une maladie ou à son aggravation ayant entraîné une invalidité ou le décès dans tous cas où une pension est ou peut être accordée en vertu de la présente loi ou de tout autre loi, relativement à cette invalidité ou à ce décès.

[72]Le nouvel article 111 entré en vigueur le 27 octobre 2000 oblige maintenant la Cour, dans tous les cas où il s'agit d'une action non visée par l'article 9 de la Loi, à suspendre l'action jusqu'à ce qu'une demande de pension soit faite. S'il s'agit par ailleurs d'une action visée par l'article 9, l'action en responsabilité civile délictuelle est interdite.

[73]J'en arrive à la conclusion que, même si les appelants invoquent la relation fiduciaire de l'État, leurs actions sont essentiellement des actions en responsabilité civile délictuelle. Ces actions sont interdites en vertu de l'article 9 de la Loi parce que toute perte ou dommage réclamé ouvre droit au paiement d'une pension. Ces actions doivent être rayées puisqu'il est «évident et manifeste au-delà de tout doute raisonnable» qu'elles n'ont aucune chance de succès.

3.     Quelle est la nature du recours basé sur l'article 7 de la Charte?

[74]La violation d'une obligation prévue à l'article 7 de la Charte donne droit à un recours en vertu du paragraphe 24(1) lequel prescrit ce qui suit:

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[75]Le professeur Peter W. Hogg, dans son ouvrage bien connu Constitutional Law of Canada, note que le paragraphe 24(1) de la Charte «provides for the granting of a remedy to enforce the rights or freedoms guaranteed by the Charter» (Constitutional Law of Canada, 4e éd. (feuilles mobiles) Toronto: Carswell, 1997, au paragraphe 37.2(a)).

[76]Dans St-Onge, précité, le juge Hugessen concluait, au paragraphe 5 de ses motifs, que l'adoption de la Charte n'avait pas eu pour effet de détruire le régime juridique des lois et des procédures existantes dans la mesure où elles sont compatibles avec la Charte. Notre Cour a confirmé ce jugement, [2000] A.C.F. no 1523 (C.A.) (QL).

[77]De plus, la Cour suprême du Canada dans un jugement majoritaire (Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3) nous enseigne que le paragraphe 24(1) de la Charte commande une interprétation large et téléologique et que le texte de cette disposition paraît accorder au tribunal le plus vaste pouvoir discrétionnaire possible aux fins d'élaboration des réparations applicables en cas de violation des dispositions de la Charte (paragraphe 24 des motifs). Cette même majorité rappelle que les dispositions réparatrices doivent être interprétées de manière à assumer une réparation complète, efficace et utile (paragraphe 25 des motifs). Elle ajoute que le pouvoir que le paragraphe 24(1) de la Charte confère aux cours supérieures ne peut être strictement limité par des dispositions législatives ou des règles de common law (paragraphe 51 des motifs).

[78]Les appelants n'ont aucunement précisé en quoi l'article 7 de la Charte a été violé. Dans l'éventualité toutefois où l'intimée aurait violé les droits des appelants garantis par cet article, il est loin d'être certain que l'article 9 de la Loi puisse être invoqué pour écarter une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances. Il appartiendra au juge, chargé d'appliquer le paragraphe 24(1) de la Charte, d'apprécier si la pension qui pourrait éventuellement avoir été accordée constitue une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances, ou s'il y a lieu d'y ajouter une autre compensation.

[79]Vu l'incertitude, il est dans l'intérêt de la justice de suspendre les actions des appelants, mais dans la mesure seulement où elles sont basées sur l'article 7 de la Charte, et ce, jusqu'à ce que les conditions prescrites au paragraphe 111(2) de la Loi sur les pensions soient satisfaites.

[80]Les appelants auront 60 jours de la date du présent jugement pour modifier leurs déclarations en conséquence.

7.     CONCLUSION SUR LES APPELS

[81]Je rejetterais les appels sauf dans la mesure où ils portent sur la portion des actions basée sur l'article 7 de la Charte, auquel cas ils seraient accueillis. Dans ce dernier cas, les actions seraient suspendues jusqu'à ce que les conditions prescrites au paragraphe 111(2) de la Loi sur les pensions soient satisfaites.

8.     CONCLUSION SUR LES APPELS INCIDENTS

[82]J'accueillerais les appels incidents et je rayerais les actions des appelants en vertu de l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, sauf en ce qui a trait à la portion des actions basée sur l'article 7 de la Charte. Dans ce dernier cas, les appels incidents devraient être rejetés et les actions des appelants devraient être suspendues jusqu'à ce que les conditions prescrites au paragraphe 111(2) de la Loi sur les pensions soient satisfaites. Le tout sans frais.

Le juge Létourneau, J.C.A.: Je suis d'accord.

Le juge Noël, J.C.A.: Je suis d'accord.

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