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A-228-03

2003 CAF 467

Genpharm Inc. (appelante)

c.

Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada, Inc. et The Procter & Gamble Company et le ministre de la Santé (intimés)

Répertorié: Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada, Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juges Rothstein, Evans et Pelletier, J.C.A.--Toronto, 3 novembre; Ottawa, 3 décembre 2003.

Brevets -- Pratique -- Préclusion (issue estoppel) -- Même si le brevet a été présenté pour inscription au registre des brevets après l'expiration du délai prévu au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), art. 4(5), le principe de la préclusion (le juge de la Cour d'appel Evans étant dissident sur ce point) empêchait l'appelante de soulever l'admissibilité du brevet à l'inscription au registre puisque cette question a été ou aurait pu être soulevée dans un litige précédent opposant les mêmes parties -- Date mentionnée sur le brevet faisant preuve de la date de délivrance.

Préclusion -- Principe de la préclusion empêchant l'appelante de soulever l'admissibilité de l'inscription du brevet au registre des brevets bien que le brevet soit inadmissible à l'inscription parce que présenté pour inscription après l'expiration du délai applicable -- Comme une ordonnance d'interdiction a été prononcée dans une instance antérieure, il faut considérer que, par cette décision, le tribunal a implicitement conclu que le brevet en litige était admissible à l'inscription au registre des brevets -- Mêmes parties, donc décision définitive -- Faits substantiels connus au moment du premier litige -- Préclusion pouvant être invoquée par l'une ou l'autre des parties -- Absence de «circonstances exceptionnelles» en l'espèce justifiant l'exercice du pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer le principe de la préclusion.

Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada Inc. et The Procter & Gamble Company (P&G) ont introduit une demande d'interdiction relativement au brevet numéro 1338376 (le brevet). La juge des requêtes de la Section de première instance a rejeté la requête présentée par l'appelante afin d'obtenir le rejet de cette demande. La présente décision intéressait l'appel de cette décision.

Le brevet mentionnait le 11 juin 1996 comme date de délivrance. Or, le brevet n'a été présenté pour inscription au registre des brevets que le 17 juillet 1996, soit après l'expiration du délai de 30 jours fixé au paragraphe 4(5) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). L'appelante a soutenu que le brevet n'était donc pas admissible à l'inscription au registre des brevets et qu'il y avait lieu de rejeter la demande d'interdiction de P&G. Cette dernière a fait valoir que le principe de la préclusion empêchait l'appelante de soulever la question de l'admissibilité du brevet à l'inscription au registre des brevets.

Arrêt (le juge Evans, J.C.A., dissident): l'appel doit être rejeté.

Le juge Rothstein, J.C.A.: La date de délivrance est celle mentionnée sur le brevet. En l'espèce, cette date est le 11 juin 1996. Il n'appartenait pas à la juge des requêtes d'aller au-delà de ce qui était mentionné sur le brevet. Le brevet ne devrait donc pas être admissible à l'inscription sur le registre des brevets.

Cependant, la question de l'admissibilité du brevet à l'inscription au registre des brevets était une chose jugée assujettie au principe de la préclusion. Dans une instance antérieure opposant les mêmes parties, cette question a été ou aurait pu être soulevée. Il ne faisait aucun doute que les parties étaient les mêmes et que la décision était définitive. En l'espèce, il s'agissait uniquement de savoir si cette même question avait été tranchée dans le cadre du litige antérieur. Le critère applicable consiste à déterminer «si la décision sur laquelle on cherche à fonder la fin de non-recevoir a été "si fondamentale" à la décision rendue sur le fond même du litige que celle-ci ne peut valoir sans celle-là.». Comme le brevet devait être inscrit au registre des brevets pour servir de fondement à la demande d'interdiction présentée dans l'instance antérieure, cette décision doit, au regard de la préclusion, être considérée comme ayant implicitement établi que le brevet était admissible à l'inscription au registre des brevets. L'appelante connaissait tous les faits substantiels au moment du premier litige. L'argument selon lequel le principe de la préclusion peut seulement être utilisé par un défendeur ou un intimé afin d'empêcher la demande ou l'action d'un demandeur n'était pas fondé. Le principe de la préclusion peut être invoqué par l'une ou l'autre des parties. Le fait que l'appelante n'a pas été autorisée à soulever la question de l'admissibilité dans l'instance antérieure pour des raisons de procédure ne faisait pas obstacle à l'application de la préclusion. La Cour jouit d'un pouvoir discrétionnaire très limité en ce qui touche le refus d'appliquer la préclusion. Dans la jurisprudence antérieure, ce pouvoir était limité à des «circonstances exceptionnelles». En l'espèce, il n'existait pas de «circonstances exceptionnelles» justifiant l'exercice du pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer le principe de la préclusion et Genpharm n'a avancé aucune considération de politique publique qui puisse écarter l'application de ce principe.

Le juge Evans, J.C.A. (dissident): La date mentionnée sur le brevet faisait preuve de la date de sa délivrance. Comme plus de 30 jours s'étaient écoulés entre la date de délivrance du brevet et la date de son inscription au registre des brevets, la demande de P&G ne pouvait être accueillie.

Bien que les faits en cause aient relevé du principe de la préclusion, la Cour aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer ce principe. À la lumière des faits en l'espèce, il serait injuste envers l'appelante et contraire à l'intérêt public d'empêcher celle-ci de soulever la question de l'admissibilité du brevet de P&G à l'inscription au registre en raison du retard à l'y inscrire. Premièrement, l'admissibilité du brevet à l'inscription au registre n'a jamais, en réalité, été décidée. Deuxièmement, interdire à Genpharm de soulever la question de l'admissibilité pourrait avoir pour conséquence de l'empêcher de mettre en marché son médicament, lequel pourrait ou non contrefaire le brevet de P&G. Troisièmement, la présente affaire touche à la fois le droit public et certains aspects d'intérêt public qui commandent que l'appréciation de l'application de la préclusion ne soit pas limitée aux incidences sur les droits privés des parties. Le Règlement témoigne de l'opinion du gouvernement sur la façon dont doivent s'équilibrer, d'une part, la protection des droits du breveté et l'intérêt public quant à l'encouragement de la recherche et, d'autre part, l'intérêt public quant à la concurrence et quant aux médicaments à meilleur coût.

Il existait également un intérêt public à préserver l'intégrité du registre des brevets qu'invoquent les secondes personnes. En l'espèce, la préclusion dérogerait à cet intérêt puisque, même si l'inscription du brevet au registre est valide quant au médicament de Genpharm, elle ne l'est pas quant aux autres médicaments et aux autres secondes personnes concernées.

L'argument selon lequel la non-application de la préclusion en l'espèce aurait miné l'intégrité de l'administration de la justice en remettant en question l'interdiction accordée par le juge McKeown lors du premier litige opposant les parties relativement au brevet n'était pas fondé. Premièrement, ce point en litige n'a jamais été tranché; il a seulement été réputé réglé entre les parties parce qu'il s'agissait d'une question qui aurait pu être soulevée lors du premier litige. Cette forme de préclusion était conséquemment de moindre force. Deuxièmement, accorder à Genpharm la possibilité de soulever une question qui aurait pour conséquence de mener au rejet de la demande d'interdiction de P&G n'aurait pas remis en question la justesse de la décision du juge McKeown d'accorder une ordonnance d'interdiction en se fondant sur la documentation qu'il croyait approprié de considérer. Puisque la question que Genpharm souhaitait soulever était en fait de nature très technique, la Cour n'était pas davantage convaincue qu'il n'était pas injuste d'appliquer le principe de préclusion afin d'éviter qu'elle soit soulevée. Le Règlement est truffé de formalités. Malgré tout, le Règlement définit soigneusement les circonstances dans lesquelles les premières personnes ont droit à la protection spéciale accordée aux détenteurs de brevets, et celles interdisant aux secondes personnes de mettre en marché un médicament concurrentiel moins cher, sans danger et efficace. Il définit la façon d'équilibrer l'intérêt public pour ce qui est d'encourager l'innovation et pour ce qui est d'assurer la concurrence afin de réduire les coûts liés aux médicaments. Il n'appartient pas à la Cour d'accorder une importance moindre ou nulle à quelque disposition que ce soit de ce régime.

À la lumière des faits de la présente affaire, l'intérêt public quant au caractère définitif des décisions et quant à l'intégrité de la décision cédait le pas à la nature publique du litige sous le régime législatif et réglementaire existant, à la diversité des conséquences de l'instance sur les parties, à l'intérêt public lié à l'intégrité du registre des brevets et aux circonstances particulières dans lesquelles se trouvait Genpharm au regard de la règle générale de la préclusion.

lois et règlements

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 43 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 16).

Loi sur les marques de commerce, S.R.C. 1970, ch. T-10, art. 44.

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 4(4) (mod. par DORS/98-166, art. 3), (5), 6(5)a) (édicté, idem, art. 5).

jurisprudence

décisions appliquées:

Hoystead v. Commissioners of Taxation, [1926] A.C. 155 (P.C.); Fidelitas Shipping Co. Ltd. v. V/O Exportchleb, [1965] 2 All E.R. 4 (C.A.).

décisions examinées:

Compagnie pharmaceutique Procter & Gamble Canada, Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (2001), 15 C.P.R. (4th) 496; 213 F.T.R. 101 (C.F. 1re inst.); conf. par [2003] 1 C.F. 402; 216 D.L.R. (4th) 376; 20 C.P.R. (4th) 1; 291 N.R. 339 (C.A.); Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77; (2003), 232 D.L.R. (4th) 385; 311 N.R. 201; British Columbia (Minister of Forests) v. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 159 D.L.R. (4th) 50; 107 B.C.A.C. 191; 50 B.C.L.R. (3d) 1; 7 Admin. L.R. (3d) 209; 19 C.P.C. (4th) 1 (C.A.); Apotex Inc. c. Merck & Co., [2003] 1 C.F. 242; (2002), 214 D.L.R. (4th) 429; 19 C.P.R. (4th) 163; 291 N.R. 96 (C.A.); Del Zotto c. Canada, [1994] 2 C.F. 640; [1994] 1 C.T.C. 254; (1994), 94 DTC 6170; 71 F.T.R. 1 (1re inst.); Cies Molson Ltée c. Halter (1976), 28 C.P.R. (2d) 158 (C.F. 1re inst.).

décisions citées:

General Motors of Canada Ltd. c. Naken et autres, [1983] 1 R.C.S. 72; (1983), 144 D.L.R. (3d) 385; 22 C.P.C. 138; 46 N.R. 139; Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248; (1974), 47 D.L.R. (3d) 544; 74 DTC 6278; 2 N.R. 397; Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (H.L.); Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460; (2001), 201 D.L.R. (4th) 193; 34 Admin. L.R. (3d) 163; 10 C.C.E.L. (3d) 1; 7 C.P.C. (5th) 199; 272 N.R. 1; 149 O.A.C. 1; Spens v. Inland Revenue Comrs., [1970] 3 All ER 295 (Ch.D.); Grandview (ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621; (1975), 61 D.L.R. (3d) 455; [1976] 1 W.W.R. 388; 7 N.R. 299; Merck & Co. c. Apotex Inc. (1999), 5 C.P.R. (4th) 363; 293 N.R. 316 (C.A.F.); Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1997] 1 C.F. 518; (1996), 71 C.P.R. (3d) 166; 123 F.T.R. 161 (1re inst.); Richter Gedeon Vegyészeti Gyar RT c. Apotex Inc. (2002), 23 C.P.R. (4th) 478; 226 F.T.R. 282 (C.F. 1re inst.); Henderson v. Henderson (1843), 3 Hare 100; 67 E.R. 313; Minott v. O'Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321; 168 D.L.R. (4th) 270; 40 C.C.E.L. (2d) 1; 117 O.A.C. 1 (C.A.); Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] 2 R.C.S. 193; (1998), 161 D.L.R. (4th) 47; 80 C.P.R. (3d) 368; 222 N.R. 299.

doctrine

Lange, Donald. The Doctrine of Res Judicata in Canada. Toronto: Butterworths, 2000.

APPEL d'une décision de la Section de première instance ([2003] 4 C.F. 445; (2003), 26 C.P.R. (4th) 180; 233 F.T.R. 189) rejetant la requête par laquelle Genpharm Inc. tentait d'obtenir le rejet de la demande d'interdiction introduite par les intimés. Appel rejeté.

ont comparu:

Roger T. Hughes, c.r., et Kamleh J. Nicola pour l'appelante.

Ronald E. Dimock et Sheila R. Block pour les intimés.

avocats inscrits au dossier:

Sim, Hughes, Ashton & McKay LLP, Toronto, pour l'appelante.

Dimock Stratton Clarizio LLP, Toronto, pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]Le juge Rothstein, J.C.A.: Il s'agit d'un appel d'une ordonnance d'une juge des requêtes de la Section de première instance (comme on l'appelait alors), en date du 12 mai 2003 [[2003] 4 C.F. 445], laquelle a rejeté une requête présentée par Genpharm Inc. en vertu de l'alinéa 6(5)a) [édicté par DORS/98-166, art. 5] du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 tel que modifié. La requête de Genpharm visait le rejet d'une demande d'interdiction présentée par Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada, Inc. et The Procter & Gamble Company (P&G).

[2]Le paragraphe 6(5) du Règlement dispose:

6. [. . .]

(5) Lors de l'instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter la demande si, selon le cas:

a) il estime que les brevets en cause ne sont pas admissibles à l'inscription au registre ou ne sont pas pertinents quant à la forme posologique, la concentration et la voie d'administration de la drogue pour laquelle la seconde personne a déposé une demande d'avis de conformité;

b) il conclut qu'elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement un abus de procédure.

[3]Genpharm soutient que le brevet en litige, à savoir le brevet numéro 1338376 (le brevet 376), a été délivré le 11 juin 1996 et constitue une redélivrance du brevet numéro 1282702 mais que ce brevet 376 n'a été présenté que le 17 juillet 1996 pour inscription au registre des brevets tenu par le ministre de la Santé. Genpharm affirme que le paragraphe 4(5) du Règlement (tel que rédigé en 1996) exigeait de P&G qu'elle soumette au ministre le brevet 376 dans les 30 jours de sa délivrance par le commissaire aux brevets. Puisque le brevet 376 a été présenté plus de 30 jours après sa délivrance, Genpharm prétend qu'il n'est pas admissible à l'inscription au registre des brevets. Étant donné qu'une demande d'interdiction ne peut être fondée que sur une liste de brevets présentée au ministre et étant donné que le brevet 376 est inadmissible à l'inscription sur une telle liste de brevets, Genpharm avance que la demande d'interdiction de P&G doit être rejetée.

LA DÉCISION DE LA JUGE DES REQUÊTES

[4]La juge des requêtes a tranché que:

1. en vertu du paragraphe 4(4) du Règlement (dans sa version en vigueur le 11 mars 1998), un brevet n'est pas admissible à l'inscription au registre des brevets tenu par le ministre de la Santé s'il a été délivré plus de 30 jours avant enregistrement;

2. il n'est pas nécessaire de déterminer exactement à quel moment le brevet 376 a été délivré;

3. le brevet a été enregistré dans les 30 jours de la date à laquelle il a été posté à P&G;

4. pour radier une demande en vertu de l'alinéa 6(5)a), il doit être clair et manifeste que le brevet n'est pas admissible à l'inscription au registre. Il n'était pas clair et manifeste que le brevet 376 était inadmissible à l'inscription au registre et, même selon une norme moins rigoureuse, elle n'était pas convaincue que Genpharm avait démontré que le brevet 376 n'avait pas été présenté pour inscription au registre dans les 30 jours de la date de délivrance.

[5]Conséquemment, la requête de Genpharm visant à faire rejeter la demande d'interdiction de P&G en vertu de l'alinéa 6(5)a) a été rejetée.

ANALYSE

[6]P&G soutient que le principe de la préclusion empêche Genpharm de soulever, dans le présent litige, l'admissibilité du brevet 376 à l'inscription au registre des brevets. Je partage cet avis et, pour cette seule raison, je décide que la requête de Genpharm doit être rejetée. Toutefois, afin de clarifier un des aspects de la décision de la juge des requêtes, j'estime souhaitable de d'abord commenter cette question.

Date de délivrance

[7]Pour inscrire un nouveau brevet au registre des brevets après le dépôt d'une demande d'avis de conformité, le brevet doit être présenté au ministre dans les 30 jours de sa délivrance. Même si la juge des requêtes se reporte seulement au paragraphe 4(4) actuel [mod. par DORS/98-166, art. 3] et non à l'ancien paragraphe 4(5) qui s'appliquait au moment pertinent, les différences entre les deux versions sont sans conséquences aux fins de la présente affaire. Le paragraphe 4(4) du Règlement actuel dispose:

4. [. . .]

(4) La première personne peut, après la date de dépôt de la demande d'avis de conformité et dans les 30 jours suivant la délivrance d'un brevet qui est fondée sur une demande de brevet dont la date de dépôt est antérieure à celle de la demande d'avis de conformité, soumettre une liste de brevets, ou toute modification apportée à une liste de brevets, qui contient les renseignements visés au paragraphe (2).

L'ancien paragraphe 4(5) énonce:

4. [. . .]

(5) La première personne peut, après la date de dépôt de la demande d'avis de conformité, soumettre une liste de brevets qui comprend les éléments visés au paragraphe (2) à l'égard d'un brevet qui a été délivré au cours des 30 jours précédents et qui était fondé sur une demande au tribunal déposée avant la date de ce dépôt ou elle peut modifier la liste de brevets existante pour inclure ces éléments.

[8]Le fait que le brevet 376 a été présenté au ministre le 17 juillet 1996 n'est pas contesté. La seule question qui demeure est celle du moment de la délivrance.

[9]L'article 43 de la Loi sur les brevets [L.R.C. (1985), ch. P-4 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33. art. 16)], tel qu'il était rédigé au moment pertinent, porte que chaque brevet accordé sous le régime de la Loi est délivré sous la signature du commissaire et le sceau du Bureau des brevets. Il mentionne la date à laquelle il a été accordé et délivré. L'article 43 est ainsi libellé:

43. Sous réserve de l'article 46, le brevet accordé sous le régime de la présente loi est délivré sous la signature du commissaire et le sceau du Bureau des brevets. Il mentionne la date de la demande, celle à laquelle elle est devenue accessible sous le régime de l'article 10, ainsi que celle à laquelle il a été accordé et délivré. Il est par la suite, sauf preuve contraire, valide et acquis au breveté ou à ses représentants légaux pour la période mentionée aux articles 44 ou 45.

[10]Le brevet 376 mentionne le 11 juin 1996 comme date de délivrance. L'article 43 exige en effet que la date de délivrance soit mentionnée. À mon avis, la date de délivrance mentionnée est concluante.

[11]La juge des requêtes s'inquiétait du fait qu'on ne savait pas trop à quel moment avaient été délivrés au Bureau des brevets les certificats portant le nom du nouveau commissaire aux brevets, et à quelle date remontait en la signature du commissaire de même que le sceau du Bureau des brevets apposés tous deux sur le brevet 376. Son inquiétude a été suscitée par une lettre écrite par le Bureau des brevets le 27 juin 1996, laquelle est rédigée comme suit:

[traduction] Objet: La question du brevet portant la date du 11 juin 1996

M. Anthony McDonough a récemment été désigné commissaire aux brevets. En conséquence, de nouveaux certificats de délivrance ont dû être imprimés. En raison des délais d'impression, les brevets portant la date du 11 juin 1996 ont été postés le 18 juin 1996. Nous regrettons tout inconvénient entraîné par ce retard.

À cause des délais d'impression, il semble que la juge des requêtes était d'opinion que la signature du commissaire aux brevets ainsi que le sceau du Bureau des brevets n'avaient peut-être pas été apposés sur le brevet 376 avant le 18 juin 1996. Pour cette raison, Genpharm n'a pas réussi à la convaincre que le brevet 376 n'a pas été présenté au ministre pour inscription au registre des brevets dans les 30 jours de sa délivrance.

[12]En droit, comme je l'ai énoncé précédemment, la date à laquelle le brevet 376 a été délivré est la date mentionnée au brevet. Il n'appartenait pas à la juge des requêtes d'aller au-delà de ce qui était mentionné sur le brevet.

[13]Si, en fait, le brevet a été délivré à une autre date que le 11 juin 1996, alors la date mentionnée sur le brevet était une erreur. Toutefois, si tel était le cas, la réparation appropriée pour P&G aurait été de demander au Bureau des brevets de corriger l'erreur.

[14]Toute autre interprétation créerait de l'incertitude en ce qui a trait à la date de délivrance, alors que l'article 43 était justement destiné à éviter cet état de choses. Sous le régime applicable aux brevets présentés avant le 1er octobre 1989, la date de délivrance est lourde de conséquences puisque la durée de tels brevets est de 17 ans à partir de cette date. Ce n'est plus le cas pour les brevets présentés le ou après le 1er octobre 1989; en effet, pour ces brevets, la durée est de 20 ans à partir de date de présentation de la demande. Toutefois, il existe encore des brevets qui ont été présentés avant le 1er octobre 1989 et donc la date de délivrance demeure importante pour ceux-ci. De la même façon, il y a sans doute d'autres raisons pour lesquelles la date de délivrance demeure importante, notamment les dispositions du paragraphe 4(5) (maintenant 4(4)) du Règlement.

[15]En fait, avec l'article 43, le législateur entendait fixer avec certitude la date de délivrance en prévoyant que, en droit, la date de délivrance est la date mentionnée sur le brevet. En l'espèce, la date était le 11 juin 1996.

La préclusion

[16]P&G soutient que la question de savoir si le brevet 376 est admissible à l'inscription au registre des brevets est en fait une chose jugée assujettie au principe de préclusion (issue estoppel). P&G expose que dans un litige antérieur entre les mêmes parties (Compagnie pharmaceutique Procter & Gamble Canada, Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (2001), 15 C.P.R. (4th) 496 (C.F. 1re inst.); conf. par [2003] 1 C.F. 402 (C.A.)), la question de l'admissibilité du brevet 376 à l'inscription au registre des brevets a été ou aurait pu être soulevée. Le litige antérieur touchait une utilisation projetée différente du produit de Genpharm. P&G affirme qu'il ne peut plus être question pour Genpharm de soulever cette question dans la présente instance.

[17]Il faut remplir trois conditions pour constater la préclusion:

1. la même question a été tranchée;

2. la décision judiciaire censée créer la préclusion était finale;

3. les parties visées par la décision judiciaire ou leurs ayants droit sont les mêmes que celles ou ceux concernés par le litige où a été soulevée la question de la préclusion.

Voir Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248, page 254, citant lord Guest dans la décision Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (H.L.), à la page 935.

[18]Il ne fait pas de doute que les parties à l'appel et les parties au litige antérieur sont les mêmes, et que la décision judiciaire antérieure était finale puisqu'une ordonnance d'interdiction a en fait été prononcée et qu'un appel de cet ordonnance a été rejeté par la Cour. La question est donc de savoir si la même question a été tranchée dans un litige antérieur.

[19]Genpharm avance plusieurs arguments, mais aucun ne me convainc que la préclusion ne s'applique pas en l'espèce.

[20]Premièrement, Genpharm fait valoir que les motifs du jugement concernant le litige antérieur ne traitaient pas explicitement de la question de l'admissibilité soulevée pendant l'instance, et que, en conséquence, la question n'avait pas été décidée antérieurement. Toutefois, «la préclusion vise les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit ("les questions") à l'égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l'a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l'instance antérieure». (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, au paragraphe 24 (non souligné dans l'original)). Le critère applicable consiste à déterminer «si la décision sur laquelle on cherche à fonder la fin de non-recevoir a été "si fondamentale" à la décision rendue sur le fond même du litige que celle-ci ne peut valoir sans celle-là» (Angle, page 255, citant Spens v. Inland Revenue Comrs., [1970] 3 All ER 295 (Ch. D), à la page 301).

[21]Un brevet doit être inscrit au registre des brevets tenu par le ministre de la Santé pour servir de fondement à une demande d'interdiction. Il s'agit d'un aspect essentiel de la question que tranche l'ordonnance d'interdiction prononcée suivant le Règlement. Considérant qu'une ordonnance d'interdiction a été rendue dans le litige antérieur, cette décision doit, au regard de la préclusion, être considérée comme ayant implicitement tranché que le brevet 376 était admissible à l'inscription au registre des brevets.

[22]Deuxièmement, Genpharm plaide qu'elle ignorait l'envoi d'une lettre, en date du 18 juin 1996, rédigée par le Bureau des brevets et expliquant la mise à la poste tardive des brevets portant la date du 11 juin 1996. Je crois qu'une exception à la préclusion peut être possible lorsque les faits essentiels à celle-ci n'auraient pu être découverts en exerçant une diligence raisonnable au moment du premier litige. Voir Henderson v. Henderson (1843), 3 Hare 100, aux pages 114 et 115; 67 E.R. 313, aux pages 319 et 320.

[23]Ce n'est pas le cas en l'espèce. Genpharm était au courant de l'existence du brevet 376 et de la date de délivrance mentionnée. De même, le formulaire IV de la liste des brevets, formulaire sur lequel P&G a présenté le brevet 376 au ministre de la Santé pour inscription au registre des brevets, est un document public sur lequel figure la date à laquelle le brevet a été présenté. Ces faits suffisaient à Genpharm pour contester l'admissibilité du brevet 376 à l'inscription au registre des brevets.

[24]La présente affaire porte sur le fait que Genpharm n'a pas soulevé une question lors d'un premier litige même si elle connaissait les faits nécessaires au moment pertinent. Je suis d'avis que lord Shaw a énoncé le droit applicable aux circonstances de l'espèce dans la décision Hoystead v. Commissioners of Taxation, [1926] A.C. 155 (P.C.), à la page 166:

[traduction]Troisièmement, le même principe, à savoir celui qui empêche de faire juger à nouveau les droits des plaideurs, s'applique lorsqu'un point essentiel de la décision qui pouvait être nié par le défendeur ne l'a pas été et que ce point a été soulevé ou présumé par le demandeur. Dans ce cas aussi, le défendeur est lié par le jugement, même s'il se rend compte par la suite qu'il aurait pu se servir d'une dénégation et qu'il ne l'a pas fait. Le même principe qui empêche de faire juger à nouveau les droits des parties s'applique et il y a estoppel.

[25]Troisièmement, Genpharm argue que le principe de préclusion peut seulement être utilisé par un défendeur ou un intimé afin d'empêcher la demande ou l'action d'un demandeur. Toujours selon l'appelante, ce principe ne peut être utilisé pour empêcher un défendeur ou un intimé de présenter une défense qu'il a omis de faire valoir lors d'un litige antérieur. Je ne suis pas de cet avis. Le principe de préclusion peut être invoqué par l'une ou l'autre des parties. Dans Fidelitas Shipping Co. Ltd. v. V/O Exportchleb, [1965] 2 All E.R. 4 (C.A.), à la page 9, lord Denning s'exprime ainsi:

[traduction] Mais dans le cadre d'un seul litige, il est possible de soulever plusieurs questions déterminantes du sort de toute la cause. Il convient alors d'appliquer la règle selon laquelle, d'ordinaire, les parties ne sont pas autorisées à débattre à nouveau une question litigieuse qu'elles ont déjà soulevée et débattue. Aucune d'entre elles ne peut soulever la même question litigieuse au cours de la même action ou d'une action subséquente, sauf en des circonstances spéciales [. . .] Et dans le cadre d'un seul litige, il peut exister plusieurs points sur lesquels l'une ou l'autre des parties peut s'appuyer pour prouver ses allégations et obtenir gain de cause. La règle veut alors que chaque partie doit faire preuve de diligence pour invoquer tous les points susceptibles de la favoriser. Si une partie, soit par négligence, inadvertance ou même accident, omet de soulever un point particulier (qui lui aurait permis, ou peut-être permis d'obtenir gain de cause), elle peut se voir refuser l'occasion de soulever à nouveau ce point-là, du moins dans la même action et dans toute action subséquente portant sur le même litige. [Non souligné dans l'original.]

L'énoncé de lord Denning a reçu l'approbation non seulement du juge Ritchie, lequel écrivait au nom de la majorité de la Cour suprême dans l'arrêt Grandview (ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621, à la page 637, mais aussi de la Cour dans l'arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc. (1999), 5 C.P.R. (4th) 363 (C.A.F.), au paragraphe 13 et de la Section de 1re instance (comme on l'appelait alors) dans les décisions Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1997] 1 C.F. 518, à la page 542 et Richter Gedeon Vegyészeti Gyar RT c. Apotex Inc. (2002), 23 C.P.R. (4th) 478 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 21. P&G peut donc plaider que Genpharm ne peut soutenir que le brevet 376 n'était pas admissible à l'inscription au registre des brevets.

[26]Enfin, Genpharm allègue qu'en fait elle a tenté de faire valoir, en s'appuyant toutefois sur des moyens différents, que le brevet 376 ne devrait pas être inscrit au registre des brevets dans le cadre du litige antérieur, mais qu'on l'a empêchée de le faire pour un motif d'ordre procédural. En conséquence, elle affirme que maintenant la Cour ne devrait pas lui interdire de soulever la question dans la présente instance. En décidant que la question de l'inscription du brevet 376 au registre des brevets ne pouvait pas être soulevée lors du litige antérieur, le juge McKeown a déclaré:

[traduction] Il a été décidé que l'argument des défendeurs selon lequel le brevet ne devrait pas être inscrit à la liste des brevets ne peut être soulevé à un stade si tardif, à savoir une semaine avant l'audience.

Les défendeurs auraient pu informer beaucoup plus tôt les demandeurs que cet argument serait invoqué. L'argument aurait pu être soulevé après l'entrée en vigueur du Règlement modifié, lequel était disponible il y a 22 mois (Procter & Gamble Pharmaceuticals, Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (28 août 2001), Toronto T-1825-99/T-1970-99 (1re inst.)).

[27]Ne constitue pas une entrave à l'application de la préclusion le fait que Genpharm s'est vu refuser la possibilité de soulever la question lors du litige antérieur, pour avoir attendu la semaine précédant l'audience avant d'agir. Au contraire, cela prouve encore que Genpharm aurait pu soulever la question de l'admissibilité sans tarder lors du premier litige, mais qu'elle ne l'a pas fait.

[28]Y a-t-il d'autres motifs pour lesquels la Cour devrait refuser d'appliquer la préclusion dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire? Il ne fait pas de doute que ce pouvoir discrétionnaire existe. Toutefois, dans le cadre d'un litige devant la Cour, contrairement à un litige devant un tribunal administratif, «ce pouvoir discrétionnaire est très limité dans son application» (voir les propos du juge Binnie dans l'arrêt Danyluk, au paragraphe 62, citant le juge Estey dans l'arrêt General Motors of Canada Ltd. c. Naken et autres, [1983] 1 R.C.S. 72, à la page 101). L'application limitée du pouvoir discrétionnaire est d'origine très ancienne. Dans la jurisprudence antérieure, le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer les principes de la chose jugée était limité à des «circonstances exceptionnelles» (voir Henderson v. Henderson, précité, page 115 (Hare), page 319 (E.R.)).

[29]En traitant la question d'un abus de procédure, la juge Arbour dans l'arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79 (2003), 232 D.L.R. (4th) 385 (C.S.C.), cite en exemple des circonstances qui, à mon sens, peuvent justifier également l'exercice limité du pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer le principe de préclusion dans un contexte judiciaire: par exemple, lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté ou lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n'avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial (paragraphe 52). Il se peut également que des considérations d'équité puissent également inciter un juge à exercer son pouvoir discrétionnaire. La juge Arbour affirme que lorsque les enjeux de l'instance initiale ne sont pas assez importants pour susciter une réaction vigoureuse et complète alors que ceux de l'instance subséquente sont considérables, l'équité peut commander l'exercice du pouvoir discrétionnaire (paragraphe 53). Il est possible que d'autres circonstances puissent justifier l'exercice du pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer le principe de préclusion. Cependant, ces autres circonstances devraient tout de même se trouver englobées dans l'exception stricte des «circonstances exceptionnelles».

[30]Par exemple, je suis prêt à accepter que certaines considérations de politique publique peuvent être pertinentes pour la question de savoir si une cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et ne pas appliquer le principe de préclusion. Toutefois, la politique publique en question doit être d'une importance substantielle afin de l'emporter sur l'intérêt public dans le caractère définitif des décisions judiciaires.

[31]Dans les circonstances de l'espèce, nous ne sommes pas en présence de procédures viciées ou de la non-disponibilité d'une preuve pertinente dans le premier litige. Il n'a pas non plus été soutenu que le premier litige était moins important que le second. De plus, l'alinéa 6(5)a) énumère les motifs précis pour lesquels une requête visant le rejet d'une demande d'interdiction peut être présentée. On ne peut raisonnablement soutenir que la question de l'admissibilité du brevet 376 à l'inscription au registre des brevets du ministre n'aurait pas dû être manifeste pour Genpharm lors du premier litige.

[32]Pour ce qui est de la politique publique, le litige oppose deux personnes privées même s'il a été présenté en vertu d'un régime réglementaire public, à savoir le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) pris en application de la Loi sur les brevets. Le ministre est désigné à titre d'intimé, mais n'a pas participé à l'instance. Genpharm n'a pas avancé de considérations de politique publique qui puissent écarter l'application du principe de préclusion. En l'absence d'arguments de politique publique de la part de Genpharm, il serait inapproprié pour la Cour de se livrer à sa propre analyse de cette question.

CONCLUSION

[33]Je conclus que la question de l'admissibilité du brevet 376 à l'inscription au registre des brevets du ministre de la Santé pour l'application du Règlement est soumise au principe de préclusion et ne peut être soulevée dans le présent litige.

[34]L'appel devrait être rejeté avec dépens.

Le juge Pelletier, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[35]Le juge Evans, J.C.A. (dissident): J'ai eu l'avantage de prendre connaissance des motifs du juge Rothstein, J.C.A. En toute déférence, je ne suis pas d'avis que Genpharm ne peut soulever la question de l'admissibilité du brevet 376 à l'inscription au registre des brevets.

[36]Toutefois, à la lumière des faits de la présente affaire, je conviens avec mon collègue que la date de délivrance inscrite sur le brevet est concluante. Donc, puisque plus de 30 jours se sont écoulés entre la date de délivrance du brevet 376 et l'inscription au registre des brevets, la demande de P&G visant l'obtention d'une ordonnance d'interdiction empêchant le ministre de délivrer un ADC à Genpharm pour son médicament, Gen-etidronate, ne saurait être accueillie. Par conséquent, j'aurais accueilli l'appel de Genpharm.

[37]Je conçois que les faits en cause relèvent de la règle générale voulant qu'une partie à un litige ne puisse soulever une question qu'elle pouvait ou aurait pu soulever dans un précédent litige entre les parties. Toutefois, je diverge d'opinion avec le juge Rothstein quant à l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de ne pas appliquer le principe à la présente instance.

[38]Comme le juge Rothstein le fait remarquer, dans l'arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79 (2003), 232 D.L.R. (4th) 385, au paragraphe 52, la Cour suprême du Canada a donné trois exemples de situations pour lesquelles «la remise en cause pourra servir l'intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice». Elle n'a pas statué que la liste était exhaustive.

[39]Je suis d'accord avec le juge Finch quant au rôle du pouvoir discrétionnaire judiciaire tel qu'il a été énoncé dans l'arrêt British Columbia (Minister of Forests) v. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 159 D.L.R. (4th) 50 (C.A.C.-B.), au paragraphe 32:

[traduction] Il faut toujours se rappeler que, bien que les trois conditions d'application de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée doivent être réunies pour que celle-ci puisse être invoquée, le fait que ces conditions soient présentes n'emporte pas nécessairement l'application de la préclusion. Il s'agit d'une doctrine issue de l'equity et, comme l'indique la jurisprudence, elle présente des liens étroits avec l'abus de procédure. Elle se veut un moyen de rendre justice et de protéger contre l'injustice. Elle implique inévitablement l'exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire pour assurer le respect de l'équité selon les circonstances propres à chaque espèce.

[40]La même opinion est exprimée dans l'arrêt Minott v. O'Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A.), à la page 340. Et, plus récemment, le juge Stone s'est exprimé ainsi au nom de la Cour d'appel dans Apotex Inc. c. Merck & Co., [2003] 1 C.F. 242 (C.A.), au paragraphe 30:

Dans l'appréciation de la justice à établir entre les parties, la Cour doit, à l'égard de ce dernier facteur, qui est aussi le plus important, prendre du recul et, eu égard à l'ensemble des circonstances, se demander si, dans l'affaire dont elle est saisie, l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige entraînerait une injustice.

[41]À mon avis, considérant les faits de cette affaire, il serait injuste envers Genpharm et contraire à l'intérêt public d'empêcher celle-ci de soulever la question de l'admissibilité à l'inscription au registre du brevet 376 de P&G en raison du retard à l'y inscrire. La préclusion est un moyen d'assurer la bonne administration de la justice et non pas de la contrecarrer. L'exercice du pouvoir discrétionnaire permet à la Cour d'adapter adéquatement la réponse à une nouvelle situation en choisissant de ne pas appliquer le principe.

[42]Les facteurs suivants me convainquent que la décision du juge McKeown accueillant une ordonnance d'interdiction lors du premier litige n'empêche pas Genpharm de soutenir dans la présente instance qu'une demande d'interdiction ne devrait pas être accueillie du fait que le brevet 376 n'a pas été inscrit au registre dans le délai imparti par le paragraphe 4(4) du Règlement.

[43]Premièrement, l'admissibilité du brevet 376 à l'inscription au registre n'a, en fait, jamais été décidée. Genpharm a tenté de soulever la question lors du premier litige relatif à une requête présentée en vertu de l'alinéa 6(5)a), laquelle alléguait que le médicament de P&G comportait une voie d'administration différente de celle de Genpharm. Toutefois, le juge McKeown a décidé qu'il était trop tard pour soulever ce second moyen. Considérant la nature discrétionnaire de la décision, Genpharm n'avait pratiquement aucune possibilité de persuader la Cour d'appel d'infirmer la décision du juge McKeown.

[44]Il ne s'agit évidemment pas d'une affaire dans laquelle Genpharm a caché ses intentions en conservant une défense pour un litige subséquent. Il m'apparaît trop sévère de conclure que l'erreur de Genpharm, soit de pas avoir promptement soulevé en défense la question de l'admissibilité lors de sa première demande d'interdiction, a non seulement fait en sorte qu'elle a perdu ce litige, mais également qu'elle peut perdre le présent appel.

[45]Deuxièmement, empêcher Genpharm de soulever la question de l'admissibilité a peut-être pour conséquence de l'empêcher de mettre en marché son médicament, lequel pourrait ou non contrefaire le brevet de P&G. Tel sera le cas si Genpharm ne présente pas d'autres moyens de défense à l'encontre de la demande d'interdiction de P&G qui, si elle est accueillie, empêchera l'obtention par Genpharm d'un ADC jusqu'à l'expiration du brevet 376 en 2008. D'un autre côté, si la requête présentée en vertu de l'alinéa 6(5)a) est jugée au fond et que P&G perd de sorte que sa demande d'interdiction s'avère infructueuse, P&G aura toujours la possibilité d'obtenir une mesure de redressement de droit privé si elle peut prouver que le médicament de Genpharm contrefait le brevet 376.

[46]Troisièmement, le présent litige touche à la fois le droit public et certains aspects d'intérêt public qui commandent que l'appréciation de l'application de la préclusion ne soit pas limitée aux incidences sur les droits privés des parties. Il existe certains précédents à l'appui de la proposition voulant que la préclusion ne s'applique pas à un litige public; voir plus particulièrement les propos du juge McKeown dans Del Zotto c. Canada, [1994] 2 C.F. 640 (1re inst.), à la page 644. Toutefois, selon moi, la nature publique du litige est seulement un des facteurs à considérer dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Pour une analyse plus approfondie de la question, voir Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada (Toronto: Butterworths, 2000), aux pages 248 à 254.

[47]La procédure engagée en l'espèce, à savoir une demande visant à interdire au ministre de la Santé de délivrer un ADC, est de nature publique; comme pour toute demande de révision judiciaire, l'octroi d'un redressement est discrétionnaire et est accordé afin de protéger l'intérêt public.

[48]Même si la plupart des litiges concernant un ADC opposent essentiellement, quant au fond, des parties privées et touchent des questions sur lesquelles le ministre ne prend généralement pas position, le Règlement constitue un régime public réglementant la mise en marché de nouveaux médicaments. Le Règlement témoigne de l'opinion du gouvernement sur la façon dont doivent s'équilibrer, d'une part, la protection des droits du breveté et l'intérêt public quant à l'encouragement de la recherche et, d'autre part, l'intérêt public quant à la compétition et quant aux médicaments à meilleur coût.

[49]Peut-être que la plus importante caractéristique du régime réglementaire est qu'il accorde à la personne qui demande une interdiction une suspension automatique sans avoir à établir l'existence d'un commencement de preuve de contrefaçon par une seconde personne. De fait, les cours n'accordent généralement pas d'injonctions interlocutoires à des détenteurs de brevets qui entament une action en contrefaçon afin de protéger leurs droits privés, étant donné qu'il est difficile pour eux de faire la preuve qu'un dommage irréparable est susceptible d'être causé par la contrefaçon d'un brevet, tort pour lequel l'octroi de dommages-intérêts ou la comptabilisation des profits constituent généralement une réparation adéquate.

[50]De plus, si la Cour interdit au ministre de délivrer un ADC, le Règlement exclut du marché le médicament de la seconde personne pour toute la durée du brevet sans la protection procédurale offerte au défendeur dans une action en contrefaçon de brevet. La seconde personne est ainsi privée de la possibilité de mettre en marché le médicament, et exposée à la responsabilité potentielle pour contrefaçon du détenteur de brevet.

[51]Le Règlement a été décrit comme constituant un «régime draconien»: Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] 2 R.C.S. 193, au paragraphe 33. En conséquence, avant d'accorder le recours extraordinaire prévu par la loi, les cours ont dûment insisté pour que les premières personnes établissent clairement qu'elles ont rempli chacune des exigences législatives.

[52]Il existe également un intérêt public à préserver l'intégrité du registre des brevets qu'invoquent les secondes personnes. En l'espèce, la préclusion dérogerait à cet intérêt du fait que, même si l'inscription du brevet 376 au registre est valide quant au médicament de Genpharm, elle ne l'est pas quant aux autres médicaments et aux autres secondes personnes concernées.

[53]Par analogie, je note que, dans la décision Cies Molson Ltée c. Halter (1976), 28 C.P.R. (2d) 158 (C.F. 1re inst.), le juge Gibson a décidé que la préclusion ne peut pas s'appliquer à des recours en vertu de l'article 44 de la Loi sur les marques de commerce [S.R.C. 1970, ch. T-10] compte tenu qu'il relève de l'intérêt public de protéger l'intégrité du registre des marques de commerce. Je n'irais pas aussi loin, mais je considère l'intégrité du registre comme un aspect de l'intérêt public qui doit être soupesé par rapport à l'intérêt public dans le caractère définitif des décisions et dans l'intégrité du système judiciaire.

[54]On peut aussi avancer l'idée que la non-application de la préclusion en l'espèce serait incompatible avec l'arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, précité, dans lequel on affirme que la notion d'abus de procédure devrait être invoquée afin de protéger l'intégrité de l'administration de la justice en évitant la réouverture du débat sur des questions qui ont déjà été jugées. L'argument veut que la non-application de la préclusion en l'espèce minerait l'intégrité de l'administration de la justice en remettant en question l'interdiction accordée par le juge McKeown lors du premier litige opposant les parties relativement au brevet 376.

[55]Je ne suis pas de cet avis. Premièrement, ce qui est le plus important, le point en litige que Genpharm est considérée ne pas pouvoir soulever--à savoir si le brevet 376 a été validement inscrit au registre des brevets--n'a jamais été tranché. Il a seulement été réputé réglé entre les parties du fait qu'il s'agit d'une question qui aurait pu être soulevée lors du premier litige, et l'ordonnance prononcée lors de ce litige est incompatible avec l'inadmissibilité à l'inscription au registre du brevet 376.

[56]La forme de préclusion invoquée en l'espèce est conséquemment de moindre force. La règle générale voulant qu'une personne ne puisse soulever une question qu'elle pouvait ou aurait pu soulever dans un litige antérieur est, en partie à tout le moins, normative. Permettre à Genpharm de soulever dans la présente instance une question qu'elle n'a pas évoquée à temps lors du premier litige n'emporterait à mes yeux qu'une violation mineure de l'intégrité de l'instance. Au contraire, dans l'arrêt Toronto (Ville), le syndicat désirait ouvrir de nouveau le débat portant sur la même preuve, le même droit, le résultat même d'une instance criminelle, à savoir si l'employé avait commis les infractions à l'égard desquelles il avait été reconnu coupable.

[57]Deuxièmement, accorder à Genpharm la possibilité de soulever une question qui aurait pour conséquence de mener au rejet de la demande d'interdiction de P&G ne remettrait pas en question la justesse de la décision du juge McKeown d'accorder une ordonnance d'interdiction en se fondant sur la documentation qu'il croyait approprié de considérer. L'atteinte à l'intégrité de la décision serait ainsi moins sérieuse que celle considérée dans l'arrêt Toronto (Ville). D'un autre côté, en l'espèce, refuser à P&G une ordonnance d'interdiction en se fondant sur un argument que le juge McKeown a refusé d'entendre aurait pour conséquence effective le remplacement de son ordonnance.

[58]Puisque la question que Genpharm souhaite soulever est en fait de nature très technique, je ne suis pas davantage convaincu qu'il n'est pas injuste d'appliquer le principe de préclusion afin d'éviter qu'elle soit soulevée. Le Règlement est truffé de formalités. Au regard de celui-ci, la règle interdisant les dispositions à titre perpétuel semble absolument intuitive.

[59]Malgré tout, les diverses dispositions du Règlement définissent soigneusement les circonstances dans lesquelles les premières personnes ont droit à la protection spéciale accordée aux détenteurs de brevets, et celles interdisant aux secondes personnes de mettre en marché un médicament compétitif moins cher, sans danger et efficace. Le Règlement témoigne de l'opinion du législateur sur la façon d'équilibrer l'intérêt public pour ce qui est d'encourager l'innovation et pour ce qui est d'assurer la compétition afin de réduire les coûts liés aux médicaments. Il n'appartient pas à la Cour d'accorder une importance moindre ou nulle à quelque disposition que ce soit de ce régime.

[60]Pour ces raisons, j'ai conclu, à la lumière des faits de la présente affaire, que l'intérêt public quant au caractère définitif des décisions et quant à l'intégrité de la décision cède le pas à la nature publique du litige sous le régime législatif et réglementaire existant, à la diversité des conséquences de l'instance sur les parties, à l'intérêt public lié à l'intégrité du registre des brevets et aux circonstances particulières dans lesquelles se trouve Genpharm au regard de la règle générale de la préclusion.

[61]Conséquemment, j'aurais accueilli l'appel de Genpharm avec dépens, ce qui aurait effectivement signifié que la demande d'interdiction de P&G serait rejetée.

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