[2017] 3 R.C.F. 298
A-29-15
2016 CAF 311
Le gouverneur général en conseil, le ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien, le ministre des Finances, le ministre de l’Environnement, le ministre des Pêches et des Océans, le ministre des Transports et le ministre des Ressources naturelles (appelants)
c.
Le chef Steve Courtoreille, en son nom et au nom de tous les membres de la Première nation crie Mikisew (intimés)
Répertorié : Canada (Gouverneur général en conseil) c. Première nation crie Mikisew
Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Webb et de Montigny, J.C.A.—Edmonton, 12 mai; Ottawa, 7 décembre 2016.
Peuples autochtones — Obligation de consulter — Appel et appel incident d’une décision de la Cour fédérale ayant accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimé au motif que les appelants ont manqué à leur obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet de l’élaboration et du dépôt de projets de loi omnibus susceptibles d’avoir une incidence sur leurs droits issus de traités — Les projets de loi omnibus ont entraîné des modifications législatives liées à l’environnement et aux eaux navigables — La Première nation crie Mikisew a fait valoir, entre autres, que la Couronne avait le devoir de consulter au sujet de l’élaboration et du dépôt des projets de loi omnibus au Parlement — La Cour fédérale a conclu, entre autres, que la demande n’était pas interdite par l’art. 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales — La Cour fédérale a déclaré que la Couronne avait effectivement l’obligation de consulter la Première nation crie Mikisew lorsque chaque projet de loi omnibus a été déposé au Parlement en avisant la Première nation crie Mikisew et en lui donnant la possibilité raisonnable de présenter des observations — Appel accueilli, appel incident rejeté — La source du pouvoir que les ministres, appelants en l’espèce, ont exercé était de nature législative et découlait de leur qualité à titre de parlementaires — Par conséquent, l’objet de la demande ne se prêtait pas à un contrôle judiciaire effectué aux termes de la Loi — La Cour fédérale a commis une erreur en déclarant que la Première nation crie Mikisew aurait dû être avisée des dispositions qui avaient des incidences sur ses droits au moment du dépôt des projets de loi omnibus au Parlement — La filière législative ressortit entièrement au Parlement — L’imposition, à quelque étape du processus que ce soit, de l’obligation de consulter comme condition à toute loi non seulement se révélerait peu pratique et lourde, mais entraverait également les ministres dans leur capacité législative — Les tribunaux ne peuvent pas et ne doivent pas intervenir avant que la mesure législative soit effectivement adoptée.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — La Cour fédérale a accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimé au motif que les appelants ont manqué à leur obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet de l’élaboration et du dépôt de projets de loi omnibus susceptibles d’avoir une incidence sur leurs droits issus de traités — La Cour fédérale a conclu, entre autres, que la demande n’était pas interdite par l’art. 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en procédant à un contrôle judiciaire d’une mesure législative, ce que ne permet pas la Loi sur les Cours fédérales — Le juge de Montigny, J.C.A. (le juge Webb, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : La source du pouvoir que les ministres, appelants en l’espèce, ont exercé était de nature législative et découlait de leur qualité à titre de parlementaires — Par conséquent, l’objet de la demande ne se prêtait pas à un contrôle judiciaire effectué aux termes de la Loi — Pour faire l’objet d’un contrôle judiciaire, il faut que la décision ou l’ordonnance contestée émane d’un « office fédéral » — En l’espèce, dans la mesure où les ministres et le gouverneur en conseil agissaient en leur capacité législative, le contrôle judiciaire n’était pas possible — Les ministres participent à la filière législative et ils n’agissent pas à titre de décideurs, mais à titre de législateurs, et leurs actes et décisions sont à l’abri du contrôle judiciaire — Le juge Pelletier, J.C.A. (motifs concordants) : l’avis de demande présenté par la Première nation crie Mikisew peut appeler l’intervention judiciaire, comme demande de réparation contre la Couronne, en vertu de l’art. 17, même s’il peut être entaché d’un vice de procédure — La réparation demandée par la Première nation crie Mikisew consistait principalement en jugements déclaratoires et ordonnances accessoires au soutien des jugements déclaratoires — Le fait qu’un jugement déclaratoire soit sollicité par voie de demande (et non par voie d’action) à l’encontre d’une personne autre qu’un office fédéral ne voue pas la demande à l’échec — Une telle procédure peut se voir accorder une réparation par la Cour fédérale en vertu de l’art. 17 de la Loi — Parce que le jugement déclaratoire (et l’injonction) peut être rendu à l’issue d’une action contre la Couronne, la question de savoir si le défendeur est un office fédéral ou non n’est pas cruciale pour l’instance visant à obtenir un jugement déclaratoire — La demande de la Première nation crie Mikisew n’était pas vouée à l’échec en raison de ce qui pourrait se révéler n’être qu’une simple irrégularité procédurale.
Droit constitutionnel — Principes fondamentaux — Séparation des pouvoirs — La Cour fédérale a accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimé au motif que les appelants ont manqué à leur obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet de l’élaboration et du dépôt de projets de loi omnibus susceptibles d’avoir une incidence sur leurs droits issus de traités — La Première nation crie Mikisew a fait valoir, entre autres, que la Couronne avait le devoir de consulter au sujet de l’élaboration et du dépôt des projets de loi — La Cour fédérale a déclaré que la Couronne avait effectivement l’obligation de consulter la Première nation crie Mikisew lorsque chacun des projets de loi omnibus a été déposé au Parlement en avisant la Première nation crie Mikisew et en lui donnant la possibilité raisonnable de présenter des observations — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en ne respectant pas le principe de la séparation des pouvoirs ou celui du privilège parlementaire — Le juge de Montigny, J.C.A. (le juge Webb, J.C.A. souscrivant à ses motifs) : la Cour fédérale a commis une erreur en déclarant que la Première nation crie Mikisew aurait dû être avisée des dispositions qui avaient des incidences sur ses droits, et avoir la possibilité de présenter des observations, au moment du dépôt de chaque projet de loi omnibus — Le jugement déclaratoire était incompatible avec les conclusions antérieures de la Cour fédérale selon lesquelles le judiciaire ne doit pas intervenir dans la filière législative, car il s’agirait d’une immixtion indue dans les travaux et la souveraineté du Parlement — Le jugement déclaratoire ne tient pas compte non plus du fait qu’aucun tribunal ne s’est jamais dit compétent à l’égard du dépôt d’un projet de loi au Parlement — La filière législative ressortit entièrement au Parlement — L’imposition, à quelque étape du processus que ce soit, de l’obligation de consulter comme condition à toute loi non seulement se révélerait peu pratique et lourde, mais entraverait également les ministres dans leur capacité législative — Les tribunaux ne peuvent pas et ne doivent pas intervenir avant que la mesure législative soit effectivement adoptée — Le juge Pelletier, J.C.A. (motifs concordants) : L’argument selon lequel la réparation demandée par la Première nation crie Mikisew était exclue par l’application de la doctrine de la séparation des pouvoirs confond deux questions, soit celle de savoir s’il y a obligation de consulter et comment on doit y donner effet — L’obligation de consulter ne peut découler d’une loi d’application générale dont les effets ne sont pas limités à certains peuples autochtones — L’obligation de consulter ne peut être interprétée de manière à empêcher l’action gouvernementale efficace — L’obligation de consulter doit se trouver dans les décisions de mise en œuvre d’une telle loi.
Il s’agissait d’un appel et d’un appel incident d’une décision de la Cour fédérale ayant accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimé au motif que les appelants ont manqué à leur obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet de l’élaboration et du dépôt de deux projets de loi omnibus au Parlement susceptibles d’avoir une incidence sur leurs droits de chasse, de pêche et de piégeage issus du Traité n° 8.
Les projets de loi omnibus du ministre des Finances appelant ont entraîné des modifications législatives liées à l’environnement et aux eaux navigables. La Première nation crie Mikisew a fait valoir que les projets de loi omnibus ont limité les types de projets devant faire l’objet d’une évaluation environnementale fédérale, restreint les eaux navigables à l’égard desquelles la construction d’un ouvrage est subordonnée à l’approbation fédérale, diminué la protection de l’habitat du poisson et réduit les exigences relatives à l’approbation des effets sur les espèces en péril. La Première nation crie Mikisew a fait valoir, entre autres, que la Couronne aurait dû la consulter durant les travaux menant à la rédaction du texte législatif et dès son dépôt au Parlement.
La Cour fédérale a conclu, entre autres, que la demande n’était pas interdite par le paragraphe 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales, lequel prévoit que sont exclus de la définition d’« office fédéral » « le Sénat, la Chambre des communes [et] tout comité ou membre de l’une ou l’autre chambre ». La Cour fédérale était d’avis que la Première nation crie Mikisew sollicitait le contrôle judiciaire du processus suivi par les ministres « avant qu’un projet de loi soit rédigé et déposé au Parlement ». La Cour fédérale a également conclu que, s’il y avait obligation de consulter, aucune intervention judiciaire n’était possible avant le dépôt d’un projet de loi au Parlement, et ce en raison de la doctrine de la séparation des pouvoirs et que les dispositions qui font jouer l’obligation de consulter auraient pu entrer en jeu lorsque les projets de loi omnibus ont été déposés au Parlement. La Cour fédérale a en outre déclaré que la Couronne avait l’obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au moment où chaque projet de loi omnibus a été présenté au Parlement, en donnant un avis et la possibilité de présenter des observations.
Il s’agissait principalement de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en procédant à un contrôle judiciaire d’une mesure législative, ce que ne permet pas la Loi, et en ne respectant pas le principe de la séparation des pouvoirs ou celui du privilège parlementaire.
Arrêt : l’appel doit être accueilli; l’appel incident doit être rejeté.
Le juge de Montigny, J.C.A. (le juge Webb, J.C.A. souscrivant à ses motifs) : La source du pouvoir que les ministres, appelants en l’espèce, ont exercé et qui est le véritable objet de la plainte de l’intimé était de nature législative et découlait de leur qualité à titre de parlementaires. Par conséquent, l’objet de la demande ne se prêtait pas à un contrôle judiciaire effectué aux termes de la Loi.
Suivant le sens ordinaire des termes des articles 18 et 18.1 de la Loi, et selon la définition de « office fédéral » prévue au paragraphe 2(1) et de l’exclusion du Sénat et de la Chambre des communes de cette définition aux termes du paragraphe 2(2) de cette même Loi, deux conditions doivent être réunies pour que la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale puisse être valablement saisie d’une demande de contrôle judiciaire : 1) il faut qu’il y ait une décision ou une ordonnance pour laquelle une réparation est demandée; 2) il faut que la décision ou l’ordonnance contestée émane d’un « office fédéral ». Dans le cas présent, il n’était pas satisfait à la deuxième de ces conditions. Il était difficile de circonscrire la décision émanant du gouverneur en conseil ou de divers ministres à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire. Le libellé des paragraphes 18.1(3) et (4) de la Loi est imprégné de notions qui participent du droit administratif. Ce ne sont manifestement pas des termes qui renvoient à une mesure législative. En conséquence, si les ministres et le gouverneur en conseil ont agi en leur capacité législative lorsqu’ils ont élaboré les deux projets de loi omnibus, le contrôle judiciaire ne sera pas possible. Diverses lois prévoient la nomination de ministres, définissent la portée de leur mandat et fournissent un cadre général de pouvoirs, obligations et fonctions. Toutefois, ces lois ne renvoient aucunement, même implicitement, au rôle des ministres dans l’orientation politique ou l’élaboration des projets de loi pour dépôt au Parlement. Or, cela signifie non pas qu’une telle responsabilité ne fait pas partie de leur mandat de ministres, mais plutôt qu’elle découle de la Constitution même et de notre système de démocratie parlementaire, et non d’une délégation de pouvoirs du Parlement à l’exécutif. L’exercice de ces pouvoirs n’est pas susceptible de contrôle judiciaire. La filière législative constitue un exercice évolutif faisant intervenir de nombreux acteurs, tant des politiciens que des fonctionnaires. Il serait artificiel de catégoriser les fonctions d’un ministre selon qu’elles ressortissent soit au législatif, soit à l’exécutif, en vue de discriminer les deux rôles des membres du Cabinet. La Cour fédérale a conclu à bon droit que le pouvoir exercé par les ministres dans l’ensemble de l’exercice d’élaboration des lois ressortissait au législatif. La Cour suprême dans l’arrêt Ontario c. Criminal Lawyers Association of Ontario a fait référence à la « fonction législative » par opposition à la « législature », reconnaissant donc implicitement que la fonction législative n’est pas du ressort exclusif des parlementaires dans le système de gouvernement du Canada, où les ministres du Cabinet sont, par convention, des députés élus. À la lumière de ce qui précède, il était difficile de comprendre pourquoi le juge a adopté une interprétation restrictive du paragraphe 2(2) de la Loi. Si on replace l’exclusion du Sénat et de la Chambre des communes prévue dans la disposition dans un contexte historique, compte tenu de la véritable nature du contrôle judiciaire, cette exclusion vise non seulement à protéger l’objet du privilège parlementaire en veillant à ce que le contrôle judiciaire ne soit pas étendu aux actes des ministres — en leur qualité de parlementaires — ou des sénateurs, mais aussi à empêcher le contrôle judiciaire de la filière législative en général. Lorsque les ministres participent à la filière législative, à quelque étape que ce soit, ils n’agissent pas à titre de décideurs qui tirent leur pouvoir d’une loi, mais à titre de législateurs, et leurs actes et décisions sont à l’abri du contrôle judiciaire.
Quant au principe de la séparation des pouvoirs et celui du privilège parlementaire, la Cour fédérale a commis une erreur en déclarant que la Première nation crie Mikisew aurait dû être avisée des dispositions dont on aurait pu raisonnablement s’attendre qu’elles aient des incidences sur ses droits, et avoir la possibilité de présenter des observations, au moment du dépôt de chaque projet de loi omnibus au Parlement. Ce jugement déclaratoire était incompatible avec les conclusions antérieures de la Cour fédérale selon lesquelles le judiciaire ne doit pas intervenir dans la filière législative, car il s’agirait d’une immixtion indue dans les travaux et la souveraineté du Parlement, et ne tenait pas compte du fait qu’aucun tribunal ne s’est jamais dit compétent à l’égard du dépôt d’un projet de loi au Parlement. La filière législative — et ce dès le début, de l’analyse des possibilités d’action à l’édiction d’une loi à la suite de son adoption par les deux chambres et l’octroi de la sanction royale par le gouverneur général — ressortit entièrement au Parlement. L’imposition, à quelque étape du processus que ce soit, de l’obligation de consulter comme condition à toute loi non seulement se révélerait peu pratique et lourde et risquerait de paralyser la filière législative, mais entraverait également les ministres et d’autres parlementaires dans leur capacité législative. L’intimé et d’autres Premières Nations ne sont pas dépourvus de recours pour autant : les ministres sont libres de procéder à des consultations, et il est bon sur le plan politique de discuter avec les acteurs du domaine, comme les groupes autochtones, des initiatives législatives susceptibles d’avoir une incidence sur eux ou qui les intéressent particulièrement, avant de déposer un projet de loi au Parlement. Si les décisions contestées découlent directement des choix politiques qui sous-tendent la loi, la validité de cette dernière peut être remise en question et la tenue de consultations avant son adoption constituera un facteur clé dans l’analyse servant à décider si la violation d’un droit ancestral ou issu d’un traité est justifiée. Or, les tribunaux ne peuvent pas et ne doivent pas intervenir avant que la mesure législative soit effectivement adoptée. Conclure le contraire aurait pour effet d’entraver la souveraineté du Parlement et d’entraîner un retard indu dans la filière législative.
Le juge Pelletier, J.C.A. (motifs concordants) : Même si l’avis de demande présenté par la Première nation crie Mikisew ne saurait aboutir à un contrôle judiciaire, il peut néanmoins appeler l’intervention judiciaire, comme demande de réparation contre la Couronne, en vertu de l’article 17 de la Loi, même s’il peut être entaché d’un vice de procédure. Et ce, en raison de la nature de la réparation demandée par la Première nation crie Mikisew, qui consiste principalement en jugements déclaratoires et ordonnances accessoires au soutien des jugements déclaratoires. Un jugement déclaratoire peut être obtenu par voie de demande ou d’action. Un jugement déclaratoire qui est sollicité par voie de demande (et non par voie d’action) à l’encontre d’une personne autre qu’un office fédéral ne voue pas la demande à l’échec. S’il ne s’agit pas d’une demande de contrôle judiciaire, l’acte introductif d’instance peut néanmoins demander une réparation que la Cour fédérale a le pouvoir d’accorder, et ce en vertu de l’article 17 plutôt que de l’article 18 de la Loi. Mais parce que le jugement déclaratoire (et l’injonction) peut être rendu à l’issue d’une action contre la Couronne, la question de savoir si le défendeur est un office fédéral ou non n’est pas cruciale pour l’instance visant à obtenir un jugement déclaratoire. La demande de la Première nation crie Mikisew n’était pas vouée à l’échec en raison de ce qui pourrait se révéler n’être qu’une simple irrégularité procédurale. L’argument des appelants selon lequel la réparation demandée par la Première nation crie Mikisew était exclue par l’application de la doctrine de la séparation des pouvoirs confond deux questions, soit celle de savoir s’il y a obligation de consulter et comment on doit y donner effet. Les modifications n’ont pas fait jouer le principe de l’honneur de la Couronne envers les peuples autochtones, car l’obligation de consulter ne peut découler d’une loi d’application générale dont les effets ne sont pas limités à certains peuples autochtones ou aux territoires sur lesquels ils ont ou revendiquent un droit. L’origine et l’évolution de l’obligation de consulter ne permettent pas d’affirmer que, pour s’en acquitter, la Couronne doive consulter les peuples autochtones dans les cas où la mesure gouvernementale vise l’ensemble du territoire du Canada et de ses habitants. La question de savoir si on peut assimiler une mesure législative à une mesure gouvernementale faisant jouer l’obligation de consulter, à laquelle n’avait pas répondu l’arrêt de la Cour suprême dans Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, doit recevoir une réponse négative dans la mesure où la loi en question est d’application générale. L’obligation de consulter ne peut être interprétée de manière à empêcher l’action gouvernementale efficace. Le critère ne saurait être si peu strict que la mesure législative qui ne vise pas des groupes autochtones particuliers ou des territoires à l’égard desquels ceux-ci ont un intérêt ou des revendications ferait jouer l’obligation de consulter. L’obligation de consulter doit se trouver dans les décisions de mise en œuvre d’une telle loi. Étant donné qu’une loi d’application générale ne fait pas jouer l’obligation de consulter, la question de savoir à quelle étape de la filière législative la consultation doit intervenir ne se pose pas. Ainsi, la distinction que la Première nation crie Mikisew cherchait à établir entre l’élaboration des politiques et la filière législative comme telle n’est d’aucun secours en l’espèce. Si l’obligation de consulter ne jouait pas, la question des modalités de la consultation ne se posait pas non plus.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2d).
Déclaration canadienne des droits, L.C. 1960, ch. 44 [L.R.C. (1985), appendice III], art. 1a).
Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), L.C. 1999, ch. 33.
Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37 (abrogée par L.C. 2012, ch. 19, art. 66).
Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, ch. 19, art. 52, art. 5(1).
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], partie IV, art. 91(24).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 35.
Loi de 2012 sur l’emploi et la croissance, L.C. 2012, ch. 31.
Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11.
Loi sur la protection de la navigation, L.R.C. (1985), ch. N-22.
Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable, L.C. 2012, ch. 19.
Loi sur le ministère de l’Environnement, L.R.C. (1985), ch. E-10.
Loi sur le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, L.R.C. (1985), ch. I-6.
Loi sur le ministère des Pêches et des Océans, L.R.C. (1985), ch. F-15.
Loi sur le ministère des Ressources naturelles, L.C. 1994, ch. 41.
Loi sur le ministère des Transports, L.R.C. (1985), ch. T-18.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2 « office fédéral », 17, 18, 18.1, 28.
Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29.
Loi sur les indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.
Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14.
Proclamation royale (1763), L.R.C. (1985), appendice II, no 1.
Projet de loi C-38, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 29 mars 2012 et mettant en œuvre d’autres mesures, 41e lég., 1re sess., 2012.
Projet de loi C-45, Loi no 2 portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 29 mars 2012 et mettant en œuvre d’autres mesures, 41e lég., 1re sess., 2012.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 56, 57, 58, 59, 60.
Water Act, R.S.A. 2000, ch. 3, art. 9.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Traité no 3 (1873).
Traité no 8 (1899).
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525; Galati c. Canada (Gouverneur général), 2015 CF 91, [2015] 4 R.C.F. 3.
DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :
Tsuu T’ina Nation v. Alberta (Environment), 2010 ABCA 137 (CanLII), 482 A.R. 198; Native Women’s Assn. of Canada c. Canada, [1992] 3 C.F. 192 (C.A.), inf. par [1994] 3 R.C.S. 627.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650; Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585; Première Nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4; Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 FCA 347, [2013] 3 R.C.F. 605; R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; Première nation Crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; R. v. Lefthand, 2007 ABCA 206 (CanLII), [2007] 10 W.W.R. 1; Ross River Dena Council v. Government of Yukon, 2012 YKCA 14, 358 D.L.R. (4th) 100; Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40; Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753; Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Ward c. Samson Cree Nation No. 444, 1999 CanLII 8641 (C.A.F.); Daniels c. Canada (Affaires Indiennes et du Nord canadien), 2013 CF 6, [2013] 2 R.C.F. 268; Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES :
Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; Première Nation de Grassy Narrows c. Ontario (Ressources naturelles), 2014 CSC 48, [2014] 2 R.C.S. 447; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6; ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; Canada c. Tremblay, 2004 CAF 172, [2004] 4 R.C.F. 165; Anisman c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52; Southam Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465 (C.A.); New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Chartrand v. British Columbia (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2015 BCCA 345, 95 Admin. L.R. (5th) 229, sub nom. Kwakiutl First Nation v. North Island Central Coast Forest District, [2015] B.C.J. No. 1605 (QL); Squamish Nation v. British Columbia (Community, Sport and Cultural Development), 2014 BCSC 991, [2014] 8 W.W.R. 742; Fort Nelson First Nation v. British Columbia (Environmental Assessment Office), 2015 BCSC 1180, 88 Admin. L.R. (5th) 100; Première Nation Dene Tha’ c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2006 CF 1354; Première Nation des Dénés de Sambaa K’e c. Duncan, 2012 CF 204; Da’naxda’xw/Awaetlala First Nation v. British Columbia (Environment), 2011 BCSC 620, [2011] 3 C.N.L.R. 188; Wells c. Terre-Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199; Meredith c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 2, [2015] 1 R.C.S. 125; Beauchamp c. Canada (Procureur général), 2009 CF 350; Canada (Attorney General) v. Campbell, 1999 CanLII 6139, 4 B.C.T.C. 110 (C.S. C.-B.); Chief Mountain v. Canada, 2000 BCCA 260.
DOCTRINE CITÉE
Bagehot, Walter. The English Constitution, 2e éd. London and Edinburgh : Thomas Nelson & Son, 1872.
Brown, Donald J.M. et John M. Evans. Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles, Toronto : Thomson Reuters Canada, 2016.
Consultation et accommodement des Autochtones : Lignes directrices actualisées à l’intention des fonctionnaires fédéraux pour respecter l’obligation de consulter, mars 2011.
Lois et règlements : l’essentiel, 2e éd. Ottawa : Bureau du Conseil Privé, 2001.
Newman, Dwight G. Revisiting The Duty to Consult Aboriginal Peoples, Saskatoon : Purich Publishing, 2014.
APPEL et APPEL INCIDENT interjetés à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (Courtoreille c. Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), 2014 CF 1244) ayant accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelant au motif que les intimés avaient manqué à leur obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet de l’élaboration et du dépôt de deux projets de loi omnibus au Parlement, qui avaient pour objet la réduction des pouvoirs réglementaires fédéraux de surveillance à l’égard des travaux et projets susceptibles d’avoir une incidence sur ses droits de chasse, de pêche et de piégeage. Appel accueilli et appel incident rejeté.
ONT COMPARU
Kathleen Kohlman et Cynthia Dickins pour les appelants.
Robert Janes, c.r., Karey Brooks et Estella Charleson pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
JFK Law Corporation, Vancouver, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge de Montigny, J.C.A. : La Cour est saisie d’un appel et d’un appel incident d’un jugement rendu le 19 décembre 2014 [Courtoreille c. Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), 2014 CF 1244] (motifs du jugement) par le juge Hughes de la Cour fédérale (le juge) et ayant accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire présentée par le chef Steve Courtoreille, de la Première nation crie Mikisew (Première nation crie Mikisew), au motif que le gouverneur général en conseil, le ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien, le ministre des Finances, le ministre de l’Environnement, le ministre des Pêches et des Océans, le ministre des Transports et le ministre des Ressources naturelles (collectivement, les appelants) avaient manqué à leur obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet de l’élaboration et du dépôt de deux projets de loi omnibus au Parlement. Ces textes avaient pour objet la réduction des pouvoirs réglementaires fédéraux de surveillance à l’égard des travaux et projets susceptibles d’avoir une incidence sur les droits de chasse, de pêche et de piégeage de la Première nation.
[2] La présente affaire soulève une question qui n’a pas encore été tranchée par une cour d’appel : la Couronne a-t-elle une obligation de consultation lorsqu’elle envisage des modifications législatives susceptibles d’avoir des effets préjudiciables sur les droits issus de traités et, dans l’affirmative, quelle est la portée de cette obligation? En effet, la Cour suprême a expressément, dans l’arrêt Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650 (Rio Tinto), au paragraphe 44, refusé d’examiner cette question, estimant qu’il valait mieux trancher dans une affaire ultérieure « [l]a question de savoir si une mesure gouvernementale s’entend aussi d’une mesure législative » et fait jouer l’obligation de consulter les groupes autochtones et, le cas échéant, de prendre des mesures d’accommodement. Le juge de première instance a reconnu, pour la première fois, que la Couronne avait effectivement l’obligation de consulter la Première nation crie Mikisew lorsque les deux projets de loi omnibus ont été déposés au Parlement. Cette obligation consiste à aviser la Première nation crie Mikisew au sujet des dispositions des projets de loi susceptibles d’avoir une incidence sur les droits issus de traités de ses membres, ainsi qu’à donner à la Première nation la possibilité raisonnable de présenter des observations.
[3] Après avoir soigneusement examiné les arguments avancés par les parties, à l’audience et par écrit, je suis d’avis d’accueillir le présent appel. En particulier, je conclus que la mesure législative ne se prête pas au contrôle judiciaire en vertu de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [Loi], et qu’introduire l’obligation de consulter dans la filière législative va à l’encontre de la doctrine de la séparation des pouvoirs et du principe du privilège parlementaire.
I. Faits
[4] Les faits qui sont à l’origine de la présente affaire sont simples. En voici le résumé. La Première nation crie Mikisew est une bande au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, dont le territoire traditionnel se trouve dans le Nord-Est de l’Alberta et dont les ancêtres ont adhéré au Traité no 8. Ce texte leur garantit le droit de chasser, de piéger et de pêcher dans tout le territoire visé par ce traité.
[5] En 2012, le ministre des Finances a déposé le projet de loi C-38 [Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 29 mars 2012 et mettant en œuvre d’autres mesures], édicté sous le titre Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable, 41e lég., 1re sess., 2012 (sanctionnée le 29 juin 2012), L.C. 2012, ch. 19, et le projet de loi C-45 [Loi no 2 portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 29 mars 2012 et mettant en œuvre d’autres mesures], édicté sous le titre Loi de 2012 sur l’emploi et la croissance, 41e lég., 1re sess., 2012 (sanctionnée le 14 décembre 2012), L.C. 2012, ch. 31. Ces deux projets de loi omnibus ont entraîné l’abrogation de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37; l’adoption de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, ch. 19, art. 52 (la LCEE de 2012); ainsi que la modification de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, de la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29, de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), L.C. 1999, ch. 33 et de la Loi sur la protection des eaux navigables, renommée la Loi sur la protection de la navigation, L.R.C. (1985), ch. N-22 (LPN).
[6] La Première nation crie Mikisew fait valoir que les projets de loi omnibus ont limité les types de projets devant faire l’objet d’une évaluation environnementale fédérale, restreint les eaux navigables à l’égard desquelles la construction d’un ouvrage est subordonnée à l’approbation fédérale, diminué la protection de l’habitat du poisson et réduit les exigences relatives à l’approbation des effets sur les espèces en péril. Le régime d’évaluation environnementale et d’autres mécanismes d’approbation fédérale permettent habituellement aux Premières Nations d’exprimer leurs préoccupations au sujet des effets sur leurs droits de chasse, de pêche et de piégeage issus de traités et d’obtenir des accommodements à ces droits. Ainsi, la Première nation crie Mikisew fait valoir que cette réduction de la surveillance risque d’avoir une incidence sur ses droits issus de traités. Par conséquent, elle prétend que la Couronne aurait dû la consulter durant les travaux menant à la rédaction du texte législatif et dès son dépôt au Parlement. La Première nation crie Mikisew a sollicité devant la Cour fédérale un jugement déclaratoire et une injonction contre la Couronne.
II. Décision contestée
[7] Au sujet de la norme de contrôle, le juge a noté que la demande exigeait un examen de novo des circonstances. La question de la norme de contrôle ne se posait donc pas.
[8] En premier lieu, le juge a conclu que la demande n’était pas interdite par le paragraphe 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales, lequel prévoit que sont exclus de la définition d’ « office fédéral » « le Sénat, la Chambre des communes [et] tout comité ou membre de l’une ou l’autre chambre ». Si le juge n’était pas d’accord avec le demandeur pour dire que l’affaire était « de nature exécutive » plutôt que « de nature législative », il a noté que ce dernier ne sollicitait pas le contrôle judiciaire de la teneur des projets de loi, de décisions de comités ou de députés au moment du dépôt au Parlement, ou de toute décision d’un ministre dans l’élaboration des textes législatifs. Le juge était d’avis que c’était plutôt le contrôle judiciaire du processus suivi par les ministres « avant qu’un projet de loi soit rédigé et déposé au Parlement » qui était demandé (motifs du jugement, au paragraphe 22).
[9] Deuxièmement, le juge a conclu que l’affaire était justiciable, qu’elle soulevait la question de savoir s’il existe une obligation de consultation juridique et exécutoire, et que l’affaire n’était pas prématurée (motifs du jugement, au paragraphe 29).
[10] Troisièmement, le juge a conclu que, s’il y avait obligation de consulter, aucune intervention judiciaire n’était possible avant le dépôt d’un projet de loi au Parlement, et ce en raison de la doctrine de la séparation des pouvoirs. Le juge a reconnu la tension qui s’opère entre, d’une part, la réticence traditionnelle des tribunaux à imposer des exigences procédurales à la filière législative et, d’autre part, l’obligation de consultation constitutionnelle découlant de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]. Il estimait que ni l’arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257 (Tsilhqot’in) ni l’arrêt Première Nation de Grassy Narrows c. Ontario (Ressources naturelles), 2014 CSC 48, [2014] 2 R.C.S. 447 (Grassy Narrows) ne permettaient de conclure que la mesure législative constitue une mesure de la Couronne faisant jouer l’obligation de consulter. Selon lui, certains passages des arrêts Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511 (Nation haïda) et Rio Tinto donnent à penser le contraire, étant donné que, dans les deux cas, la Cour a refusé de dicter au législateur le régime réglementaire qui permettrait le respect de l’obligation de consulter. Suivant ce raisonnement, le juge est arrivé à la conclusion que l’obligation de consulter ne joue pas à l’égard des dispositions législatives apportant des « changements à la procédure », comme les dispositions de la LCEE de 2012 et de la Loi sur les pêches qui délèguent cette obligation aux autorités provinciales, les exigences relatives aux avis publics de la LPN, les délais et restrictions applicables à la participation publique aux évaluations environnementales prévus à la LCEE de 2012 et les dispositions déléguant à l’Office national de l’énergie la responsabilité de réglementation des pipelines et lignes électriques ainsi que la délivrance des certificats à l’égard d’espèces en péril.
[11] En réponse à l’argument du demandeur selon lequel l’obligation de consulter et le contrôle judiciaire pouvaient néanmoins intervenir à l’étape de l’élaboration de politiques préalable à la rédaction d’un projet de loi, le juge a conclu qu’entraver les orientations législatives du pouvoir exécutif revient à entraver le pouvoir législatif même, principalement sur le fondement des arrêts Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3 (Criminal Lawyers’ Association) et Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525 (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada). Il a conclu que les ministres avaient agi en leur capacité législative pour en arriver à la décision en litige dans la demande, et que les affaires susmentionnées s’appliquaient dans le contexte autochtone. En effet, en subordonnant la filière législative à l’obligation de consulter, on imposerait des contraintes procédurales aux travaux du législateur (motifs du jugement, aux paragraphes 65 à 67). Il a en outre fait remarquer que la filière législative requiert de la souplesse, et que l’assujettir à l’obligation de consulter l’entraverait.
[12] Le juge a ensuite examiné la question de savoir si le principe de l’honneur de la Couronne dans ses rapports avec les peuples autochtones justifiait une dérogation à la doctrine traditionnelle de la séparation des pouvoirs en ce qui concerne la filière législative. Sur ce point, il a noté que le Traité no 8 ne contenait aucune disposition spéciale qui permettrait « aux Mikisew, en priorité sur les autres Canadiens, d’intervenir dans le processus législatif avant qu’un projet de loi puisse, censément, empiéter sur les droits de pêche et de piégeage qui leur ont été conférés par traité » (motifs du jugement, au paragraphe 71). Bien que le juge ait nuancé cette proposition en indiquant que « [c]ela ne veut pas dire que toutes les mesures législatives ne constitueront pas, de manière automatique, une mesure de la Couronne pour les besoins du déclenchement d’une obligation de consultation », il a conclu qu’une intervention dans la filière législative en l’espèce compromettrait la souveraineté parlementaire. Il était donc d’avis que s’il existait une obligation de consulter, elle ne pouvait pas donner lieu à une intervention judiciaire avant le dépôt d’un projet de loi au Parlement.
[13] Quatrièmement, le juge a appliqué le critère issu de l’arrêt Nation haïda pour décider s’il existe une obligation de consulter. Ce critère consiste à se demander si 1) la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ancestral ou issu de traités, 2) envisage des mesures 3) susceptibles d’avoir un effet préjudiciable (Nation haïda, au paragraphe 35). En ce qui concerne la connaissance du droit ancestral ou issu d’un traité, le juge a retenu la concession de la Couronne selon laquelle elle a connaissance des droits issus de traités de la Première nation crie Mikisew. En ce qui a trait à l’élément du critère portant sur les mesures envisagées par la Couronne, le juge est parti du principe que les travaux des ministres avant le dépôt d’un projet de loi au Parlement constituent une mesure de la Couronne qui peut donner lieu à l’obligation de consulter (motifs du jugement, au paragraphe 84). Quant au risque d’effet préjudiciable, le juge a conclu que la réduction des eaux navigables protégées par la LPN et la réduction de la protection de l’habitat du poisson par la Loi sur les pêches constituent un risque suffisant pour les droits de pêche et de piégeage pour que joue l’obligation de consulter. Il a souligné que le risque d’un effet préjudiciable suffit pour qu’il soit satisfait au critère énoncé dans l’arrêt Nation haïda. Toutefois, en ce qui concerne la LCEE de 2012, le juge était d’avis que la portée plus restreinte des évaluations environnementales ne devrait avoir aucune incidence sur les peuples autochtones, compte tenu du paragraphe 5(1) de la LCEE de 2012, et que les modifications apportées à la Loi sur les espèces en péril ne permettraient pas à un particulier de se livrer à des activités qui touchent les espèces sauvages inscrites. Le juge a conclu, dans le cas des dispositions qui font jouer l’obligation de consulter (c’est-à-dire celles prévues dans la LPN et dans la Loi sur les pêches), que cette obligation aurait pu entrer en jeu lorsque les projets de loi omnibus ont été déposés au Parlement (motifs du jugement, au paragraphe 99).
[14] Le juge a poursuivi en examinant la portée de cette obligation et a conclu que les modifications apportées à la LPN et à la Loi sur les pêches avaient fait intervenir l’obligation de donner un préavis et une possibilité raisonnable de présenter des observations, mais n’avaient pas entraîné une obligation d’accommodement, parce que les dispositions en question n’avaient pas encore été appliquées à des situations précises qui commanderaient les consultations approfondies décrites dans l’arrêt Nation haïda.
[15] Cinquièmement, le juge a conclu que la réparation qui convenait consistait en une déclaration que la Couronne avait l’obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au moment où chaque projet de loi omnibus avait été présenté au Parlement, en donnant un avis et la possibilité de présenter des observations. À propos de l’injonction demandée, il estimait qu’une telle ordonnance ne vaudrait rien, car elle serait impossible à définir et entraverait indûment les travaux du gouvernement (motifs du jugement, au paragraphe 106). Le juge est arrivé à la conclusion qu’en raison de la nature constitutionnelle de l’obligation de consulter, la Cour pouvait examiner la mesure en question, mais ne devait accorder aucune réparation mis à part un jugement déclaratoire reconnaissant les responsabilités constitutionnelles du pouvoir législatif (motifs du jugement, au paragraphe 107). Étant donné que les projets de loi omnibus avaient déjà été adoptés, un jugement déclaratoire portant que la Couronne aurait dû consulter serait inutile; cependant, le juge a conclu qu’un jugement déclarant l’existence de l’obligation de consulter aurait une valeur pratique pour les obligations futures des parties dans la mise en œuvre du Traité no 8.
III. Questions en litige
[16] Je suis d’accord avec l’intimé pour dire que les questions en litige dans l’appel et l’appel incident se chevauchent, et qu’il n’est pas nécessaire de les analyser séparément. Dans l’ensemble, la présente affaire soulève les questions suivantes :
A. Le juge a-t-il commis une erreur en procédant à un contrôle judiciaire d’une mesure législative, ce que ne permet pas la Loi sur les Cours fédérales?
B. Le juge a-t-il commis une erreur en ne respectant pas le principe de la séparation des pouvoirs ou celui du privilège parlementaire?
C. Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que l’obligation de consulter entrait en jeu?
D. Le juge a-t-il commis une erreur dans la détermination de la réparation?
[17] Comme je tranche le présent appel sur le fondement des questions A et B, l’analyse n’abordera pas les questions C et D.
IV. Analyse
[18] Les parties s’entendent pour dire que les questions soulevées dans le présent appel commandent l’application de la norme de la décision correcte, puisqu’il s’agit de questions de droit (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235), sauf pour ce qui est des conclusions de fait qui sous-tendent l’existence de l’obligation de consulter, qui appellent l’application de la norme de l’erreur manifeste et dominante (Nation haïda, au paragraphe 61), et la décision discrétionnaire du juge de première instance au sujet de la réparation à accorder, qui commande aussi la retenue (Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6, au paragraphe 43). Je vais donc procéder à mon analyse, tout en gardant à l’esprit ces diverses normes de contrôle.
A. Le juge a-t-il commis une erreur en procédant à un contrôle judiciaire d’une mesure législative, ce que ne permet pas la Loi sur les Cours fédérales?
[19] Le premier obstacle que le demandeur doit surmonter lors du dépôt d’un avis introductif d’instance devant la Cour fédérale en est un de compétence. À titre de cour créée par une loi, la Cour fédérale doit s’être vu attribuer la compétence voulue par le législateur pour connaître de l’objet de la demande ou de l’action proposée (ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 766; Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585 (TeleZone), au paragraphe 43).
[20] L’une des considérations importantes ayant présidé à l’adoption de la Loi sur les Cours fédérales, en 1971, était la nécessité d’une perspective nationale et cohérente à l’égard du contrôle judiciaire des décisions issues d’organismes publics fédéraux. Par conséquent, la compétence de l’ancienne Cour de l’Échiquier a été élargie à la Cour fédérale et à la Cour d’appel fédérale de manière à leur conférer une fonction de surveillance exclusive leur permettant de procéder au contrôle des décisions rendues par des décideurs fédéraux (voir Première Nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4, au paragraphe 52; Canada c. Tremblay, 2004 CAF 172, [2004] 4 R.C.F. 165).
[21] De par sa nature même, le contrôle judiciaire concerne la primauté du droit et a pour objectif de veiller à ce que les représentants de l’État, des premiers aux derniers échelons, n’outrepassent pas les limites de la loi. Ainsi que l’écrit la Cour suprême dans l’arrêt TeleZone, « [l]e contrôle judiciaire s’intéresse à la légalité, à la raisonnabilité et à l’équité du processus suivi et des mesures prises par l’administration publique » (au paragraphe 24). Il s’intéresse aux mesures gouvernementales, et non aux mesures législatives.
[22] Ce raisonnement est reflété dans le libellé des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, ainsi que dans la définition du terme « office fédéral » au paragraphe 2(1) et l’exclusion du Sénat et de la Chambre des communes de cette définition aux termes du paragraphe 2(2) de cette même Loi. Ces dispositions sont ainsi libellées :
Définitions
2 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
[…]
office fédéral Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion de la Cour canadienne de l’impôt et ses juges, d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. (federal board, commission or other tribunal)
[…]
Sénat et Chambre des communes
(2) Il est entendu que sont également exclus de la définition de office fédéral le Sénat, la Chambre des communes, tout comité ou membre de l’une ou l’autre chambre, le conseiller sénatorial en éthique, le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique à l’égard de l’exercice de sa compétence et de ses attributions visées aux articles 41.1 à 41.5 et 86 de la Loi sur le Parlement du Canada et le Service de protection parlementaire.
[…]
Recours extraordinaires : offices fédéraux
18 (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :
a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;
b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.
Recours extraordinaires : Forces canadiennes
(2) Elle a compétence exclusive, en première instance, dans le cas des demandes suivantes visant un membre des Forces canadiennes en poste à l’étranger : bref d’habeas corpus ad subjiciendum, de certiorari, de prohibition ou de mandamus.
Exercice des recours
(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.
Demande de contrôle judiciaire
18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.
Délai de présentation
(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous-procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.
Pouvoirs de la Cour fédérale
(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :
a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;
b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.
Motifs
(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :
a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer;
b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;
c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;
d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;
e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages;
f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.
Vice de forme
(5) La Cour fédérale peut rejeter toute demande de contrôle judiciaire fondée uniquement sur un vice de forme si elle estime qu’en l’occurrence le vice n’entraîne aucun dommage important ni déni de justice et, le cas échéant, valider la décision ou l’ordonnance entachée du vice et donner effet à celle-ci selon les modalités de temps et autres qu’elle estime indiquées.
[23] Suivant le sens ordinaire des termes de ces dispositions, il semble que deux conditions doivent être réunies pour que notre Cour ou la Cour fédérale puisse être valablement saisie d’une demande de contrôle judiciaire. En premier lieu, il faut qu’il y ait une décision ou une ordonnance pour laquelle une réparation est demandée. En second lieu, il faut que la décision ou l’ordonnance contestée émane d’un « office fédéral ». Dans le cas qui nous occupe, il n’est manifestement pas satisfait à la deuxième de ces conditions.
[24] Il est difficile de circonscrire la décision émanant du gouverneur en conseil ou de divers ministres à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire. En effet, la réparation demandée par l’intimé est de la nature d’un jugement déclaratoire et d’une injonction en ce qui a trait à l’élaboration des projets de loi omnibus. C’est ce que le juge a conclu au paragraphe 16 de ses motifs, où il a déclaré qu’ « [i]l ne s’agit pas du contrôle d’une décision ou d’une ordonnance d’un office fédéral ». Il a précisé plus loin que « le fondement juridique de la question posée est suffisant pour que la Cour procède à un contrôle judiciaire : l’obligation légale et exécutoire de consultation s’applique-t-elle aux décisions en litige? » [non souligné dans l’original] (motifs du jugement, au paragraphe 29) et que « les ministres ont agi en leur capacité législative de prendre des décisions qui étaient de nature législative » [non souligné dans l’original] (motifs du jugement, au paragraphe 66). Il n’est pas clair, toutefois, à quelles décisions précises il faisait référence dans les passages susmentionnés. Si c’était la décision de poursuivre une initiative stratégique en vue de présenter un projet de loi au Cabinet pour approbation et, par la suite, au Parlement en vue de son adoption, dont il était question, celle-ci ne respecte pas la condition exigeant l’existence d’une décision en bonne et due forme en raison de son état embryonnaire et du fait qu’elle n’est pas consignée officiellement.
[25] Quoi qu’il en soit, ce n’est pas l’argument avancé par l’intimé. Il soutient plutôt que la Loi sur les Cours fédérales n’exige pas qu’il y ait une « décision », mais seulement un « objet », pour qu’il y ait droit au contrôle judiciaire. Il invoque au soutien de cette thèse les motifs de la Cour dans l’arrêt Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605 (Air Canada) (le juge Stratas), que le juge a cité longuement et aurait suivi. L’essentiel du raisonnement de la Cour peut être tiré de l’extrait suivant :
Le paragraphe 18.1(1) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales énonce qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est « directement touché par l’objet de la demande ». La question qui peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire ne comprend pas seulement une « décision ou ordonnance », mais tout objet susceptible de donner droit à une réparation aux termes de l’article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] de la Loi sur les Cours fédérales : Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.). Le paragraphe 18.1(3) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2000, ch. 8, art. 27] apporte d’autres précisions à ce sujet, indiquant que la Cour peut accorder une réparation à l’égard d’un « acte », de l’omission ou du refus d’accomplir un « acte », ou du retard mis à exécuter un « acte », une « décision », une « ordonnance » et une « procédure ». Enfin, les règles qui régissent les demandes de contrôle judiciaire s’appliquent aux « demandes de contrôle judiciaire de mesures administratives », et non pas aux seules demandes de contrôle judiciaire de « décisions ou ordonnances » : règle 300 [mod. par DORS/2002-417, art. 18(A); 2004-283, art. 37] des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod., idem, art. 2)].
Air Canada, au paragraphe 24.
[26] En supposant que l’analyse porte sur la question de savoir si le décideur a accompli un acte susceptible de faire intervenir les droits de la partie s’estimant lésée de présenter une demande de contrôle judiciaire, le défendeur doit quand même démontrer que la Cour fédérale a le pouvoir d’agir et d’ordonner une réparation. Habituellement, les réparations possibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire sont formulées dans l’optique d’assurer le respect du cadre juridique qui circonscrit les actes de l’exécutif. Le libellé des paragraphes 18.1(3) et (4) est imprégné de notions qui participent du droit administratif (prenons, à titre d’exemple, les termes qui y sont employés : « illégalement », « retardé […] de manière déraisonnable », « nul ou illégal », « annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement », « prohiber ou […] restreindre », « a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer », « n’a pas observé un principe de justice naturelle », « décision […] entachée d’une erreur de droit », « conclusion de fait erronée », « a agi de toute autre façon contraire à la loi »). Ce ne sont manifestement pas des termes qui renvoient à une mesure législative. En conséquence, si les ministres et le gouverneur en conseil agissaient en leur capacité législative lorsqu’ils ont élaboré les deux projets de loi omnibus, comme le prétendent les appelants, le contrôle judiciaire ne sera manifestement pas possible. Ce qui m’amène à la deuxième condition à laquelle est subordonnée la compétence de la Cour fédérale (et de la Cour) en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.
[27] Les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales prévoient expressément que ce ne sont que les décisions et mesures prises par un « office fédéral » qui peuvent faire l’objet du contrôle par la Cour fédérale (et par la Cour d’appel fédérale en vertu de l’article 28 de la Loi sur les Cours fédérales). Il est bien établi que le critère applicable pour décider si une personne ou un organisme est visé par la définition que l’on trouve au paragraphe 2(1) emporte deux questions. Premièrement, il faut cerner la compétence ou le pouvoir particulier qui est exercé et — plus important encore —, la source de cette compétence ou pouvoir (voir l’arrêt Anisman c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52, aux paragraphes 29 à 31; Air Canada, au paragraphe 47). Comme le disent Donald J.M. Brown et John M. Evans dans Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles (Toronto : Thomson Reuters Canada, 2016), au paragraphe 2:4310 :
[traduction] En fin de compte, la source de la compétence d’un tribunal — et non pas la nature du pouvoir exercé ou de l’organisme l’exerçant — est le premier facteur déterminant pour savoir s’il est visé par la définition. Le critère consiste simplement à savoir si l’organisme tire ses pouvoirs d’une loi fédérale ou d’un décret pris en vertu d’une prérogative de la Couronne fédérale. [Renvois omis; caractères italiques dans l’original.]
[28] L’intimé fait valoir que les ministres n’agissaient pas en tant que parlementaires investis du pouvoir de légiférer en vertu de la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) [réimprimée dans L.R.C. (1985), appendice II, no 5], au cours de la phase d’élaboration des projets de loi, mais exerçaient plutôt leurs pouvoirs exécutifs à titre de ministres du Cabinet responsables de leurs ministères respectifs en vertu de diverses lois habilitantes (voir Loi sur le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, L.R.C. (1985), ch. I-6; Loi sur le ministère de l’Environnement, L.R.C. (1985), ch. E-10; Loi sur le ministère des Pêches et des Océans, L.R.C. (1985), ch. F-15; Loi sur le ministère des Transports, L.R.C. (1985), ch. T-18; Loi sur le ministère des Ressources naturelles, L.C. 1994, ch. 41; Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11). Ces diverses lois prévoient la nomination de ministres, définissent la portée de leur mandat, fournissent un cadre général de pouvoirs, obligations et fonctions qu’ils peuvent exercer en vertu de leur mandat et dont ils doivent rendre compte, créent les ministères qu’ils dirigent et organisent les ressources nécessaires à l’exercice de leurs responsabilités. Toutefois, ces lois ne renvoient aucunement, même implicitement, au rôle des ministres dans l’orientation politique ou l’élaboration des projets de loi pour dépôt au Parlement. Or, cela signifie non pas qu’une telle responsabilité ne fait pas partie de leur mandat de ministres, mais plutôt qu’elle découle de la Constitution même et de notre système de démocratie parlementaire, et non d’une délégation de pouvoirs du Parlement à l’exécutif. L’exercice de ces pouvoirs n’est pas susceptible de contrôle judiciaire (Southam Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465 (C.A.), aux paragraphes 27 à 29).
[29] L’intimé propose qu’une distinction soit établie entre ministres agissant à titre de décideurs et ministres agissant à titre de législateurs. En effet, l’intimé a soutenu que la filière législative pouvait être scindée en deux : d’une part la consultation et d’autre part les diverses étapes suivant l’approbation par le comité d’orientation du Cabinet du mémoire au moyen duquel l’approbation politique et l’autorisation de rédiger un projet de loi sont demandées. Toutefois, comme il ressort d’un document décrivant le processus législatif fédéral publié par le Bureau du Conseil privé et abondamment cité par le juge aux paragraphes 31 à 36 de ses motifs (voir Lois et règlements : l’essentiel, 2e éd., 2001, affidavit de Douglas Nevison, pièce H, dossier d’appel, vol. 19, à la page 5752 et suiv.), la filière législative constitue un exercice évolutif faisant intervenir de nombreux acteurs, tant des politiciens que des fonctionnaires. Il serait artificiel de catégoriser les fonctions d’un ministre selon qu’elles ressortissent soit au législatif, soit à l’exécutif, en vue de discriminer les deux rôles des membres du Cabinet.
[30] À cet égard, je suis d’avis que le juge de première instance a conclu à bon droit que le pouvoir exercé par les ministres dans l’ensemble de l’exercice d’élaboration des lois ressortissait au législatif. Il est arrivé à cette conclusion après avoir cité la décision des juges majoritaires de la Cour suprême au paragraphe 28 de l’arrêt Criminal Lawyers’ Association (la juge Karakatsanis) :
Au fil de plusieurs siècles de transformation et de conflits, le système anglais est passé d’un régime où la Couronne détenait tous les pouvoirs à un régime où des organes indépendants aux fonctions distinctes les exercent. L’évolution de fonctions exécutive, législative et judiciaire distinctes a permis l’acquisition de certaines compétences essentielles par les diverses institutions appelées à exercer ces fonctions. Le pouvoir législatif fait des choix politiques, adopte des lois et tient les cordons de la bourse de l’État, car lui seul peut autoriser l’affectation de fonds publics. L’exécutif met en œuvre et administre ces choix politiques et ces lois par le recours à une fonction publique compétente. Le judiciaire assure la primauté du droit en interprétant et en appliquant ces lois dans le cadre de renvois et de litiges sur lesquels il statue de manière indépendante et impartiale, et il défend les libertés fondamentales garanties par la Charte.
[31] Je reviendrai dans la section suivante des présents motifs à la notion de la séparation des pouvoirs et à ses conséquences en l’espèce. Il suffit de dire pour l’instant que faire des choix politiques et adopter des lois sont reconnus comme étant les fonctions du pouvoir législatif. Il convient également de souligner que la juge Karakatsanis, dans l’extrait précédent, fait référence à la « fonction législative » par opposition à la « législature »; elle reconnaît donc implicitement que la fonction législative n’est pas du ressort exclusif des parlementaires dans notre système de gouvernement, où les ministres du Cabinet sont, par convention, des députés élus et servent comme [traduction] « un trait d’union ou une boucle, à rattacher la partie législative à la partie exécutive du gouvernement » (caractères italiques dans l’original), pour reprendre les termes employés par Walter Bagehot dans son ouvrage The English Constitution, 2e éd. (London and Edimbourg : Thomas Nelson & Son, 1872), à la page 14.
[32] À la lumière de ce qui précède, il est difficile de comprendre pourquoi le juge a adopté une interprétation restrictive du paragraphe 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales. Tout en admettant que cette disposition empêche l’intervention de la Cour si on pouvait affirmer que l’instance concernait le processus parlementaire, il a souligné que c’était le processus entrepris par les ministres avant la rédaction et le dépôt de tout texte législatif au Parlement qui était en jeu en l’espèce. Non seulement cette conclusion semble aller à l’encontre de son point de vue selon lequel les ministres ont agi en leur capacité législative lorsqu’ils ont pris les décisions qui ont mené à la rédaction des projets de loi omnibus et à leur dépôt au Parlement (voir les motifs du jugement, au paragraphe 66), mais elle semble également en contradiction avec une interprétation contextuelle et téléologique du paragraphe 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales. Si on replace l’exclusion du Sénat et de la Chambre des communes prévue dans la disposition dans un contexte historique, compte tenu de la véritable nature du contrôle judiciaire, cette exclusion vise non seulement à protéger l’objet du privilège parlementaire en veillant à ce que le contrôle judiciaire ne soit pas étendu aux actes des ministres — en leur qualité de parlementaires — ou des sénateurs, comme le voudrait l’intimé, mais aussi à empêcher le contrôle judiciaire de la filière législative en général. Lorsque les ministres participent à la filière législative, à quelque étape que ce soit, ils n’agissent pas à titre de décideurs qui tirent leur pouvoir d’une loi, mais à titre de législateurs, et leurs actes et décisions sont à l’abri du contrôle judiciaire.
[33] Enfin, l’intimé a invoqué deux décisions à l’appui de son argument selon lequel il faut établir une distinction entre, d’une part, ministres agissant dans leur rôle parlementaire, c’est-à-dire après qu’un projet de loi a reçu l’approbation du Cabinet et est présenté au Parlement, et, d’autre part, ministres agissant à titre de membres de l’exécutif dans l’élaboration de politiques et de recommandations précédant la décision de formuler et de déposer un projet de loi. La première décision, Tsuu T’ina Nation v. Alberta (Environment), 2010 ABCA 137 (CanLII), 482 A.R. 198 (Tsuu T’ina Nation), porte sur une demande de contrôle judiciaire présentée par la Première Nation, cherchant à obtenir un jugement déclaratoire portant que l’Alberta avait l’obligation de la consulter et d’accommoder les droits ancestraux et issus de traités qu’elle revendique et portant que la Province ne s’était pas acquittée de cette obligation en adoptant un plan de gestion des eaux. Je ne crois pas que cette affaire soit particulièrement pertinente, ne serait-ce que parce que le Cabinet et les ministres agissaient en qualité de délégués, exerçant un pouvoir qui leur était conféré par voie législative. L’article 9 de la Water Act, R.S.A. 2000, ch. 3, permet au ministre de l’Environnement d’exiger qu’un plan de gestion des eaux soit élaboré par un directeur ou une autre personne; le directeur est également tenu de mener les consultations publiques que le ministre juge indiquées. Il s’agit manifestement d’une situation très différente de la présente affaire, où les ministres agissaient comme législateurs et non comme décideurs administratifs.
[34] La deuxième décision invoquée par l’intimé est celle rendue par la Cour dans l’arrêt Native Women’s Assn. of Canada c. Canada, [1992] 3 C.F. 192 (C.A.) (Native Women’s Association, C.A.F.), dans laquelle l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) avait contesté le refus du gouvernement de lui accorder un financement égal à celui d’autres organisations autochtones, selon elle à prédominance masculine, pour lui permettre de participer aux travaux du Comité parlementaire sur la réforme constitutionnelle, qui ont précédé le référendum de 1995 au Québec. Après avoir conclu que le refus d’accorder le financement violait la liberté d’expression des membres de l’AFAC, la Cour d’appel fédérale [à la page 215] a établi une distinction entre, d’une part, la « rédaction et le dépôt d’un projet de loi » au stade de l’élaboration et, d’autre part, le processus qui s’enclenche une fois la politique arrêtée et qui concerne sa mise en œuvre par voie législative. Compte tenu de cette distinction, la Cour a conclu qu’elle ne pouvait s’immiscer dans le processus du comité, au stade de l’élaboration des politiques. La Cour suprême du Canada a infirmé la décision de la Cour d’appel fédérale, rejetant sa conclusion que la liberté d’expression de l’AFAC avait été bafouée. Par conséquent, elle n’a pas traité de la question de savoir si la Cour aurait pu s’immiscer dans le processus du comité (voir Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627).
[35] La décision Native Women’s Association, C.A.F. ne me semble pas particulièrement utile pour plusieurs raisons. Premièrement, comme je viens de le mentionner, la distinction établie par la Cour entre « la préparation d’un projet de loi en vue de son dépôt une fois qu’il a été décidé que la question doit être examinée » et le « processus de consultation, public ou privé, par comité parlementaire ou autrement, que le gouvernement peut choisir d’entreprendre après avoir décidé qu’il serait peut-être préférable qu’une question fasse l’objet d’une loi, mais avant d’avoir choisi la façon dont il souhaite que la législature s’y prenne ou d’avoir décidé si une proposition législative est politiquement acceptable » (Native Women’s Association, C.A.F., à la page 217), n’a pas été approuvée par la Cour suprême.
[36] Deuxièmement, le processus en litige dans cette affaire était de nature constitutionnelle et devait mener à la rédaction d’une résolution constitutionnelle ayant pour objet la modification de la loi fondamentale du pays. Il ne s’agissait pas du processus législatif normal. Bien que cette distinction cruciale n’ait été examinée ni par la Cour d’appel fédérale ni par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Native Women’s Association, C.A.F., on ne peut présumer que les mêmes considérations s’appliquent à ces deux processus. En fait, ces deux arrêts n’analysaient pas la définition d’office fédéral dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales. Ils portaient plutôt sur la question plus générale de la justiciabilité et de la séparation des pouvoirs, susceptible d’être soulevée dans toute instance, quelle qu’elle soit.
[37] Enfin, il semble que, pour que soit possible la réparation prévue à l’article 18, il aurait fallu que la décision d’inviter certaines organisations autochtones désignées à participer à un processus parallèle à celui du comité parlementaire chargé de faire des recommandations sur les propositions de modification constitutionnelle, ainsi que la décision de verser des fonds publics à ces organisations, aient été prises par une source autorisée du gouvernement fédéral et que le financement ait été versé par un office fédéral. Comme la Cour l’a affirmé :
[…] Selon mon interprétation de la Constitution, le versement des deniers doit avoir été autorisé par une loi du Parlement. Si, comme il paraît, l’invitation à se joindre au processus n’a pas été autorisée par une loi ou un règlement, il doit s’agir de l’exercice de la prérogative royale.
Native Women’s Association, C.A.F., à la page 214.
[38] Pour les motifs qui précèdent, j’estime que cet arrêt n’étaye pas la thèse avancée par l’intimé qui voudrait que l’on s’écarte des principes bien établis régissant la compétence de la Cour fédérale en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. La source du pouvoir que les ministres, appelants en l’espèce, ont exercé et qui est le véritable objet de la plainte de l’intimé était, à mon avis, de nature législative et découlait de leur qualité à titre de parlementaires. Par conséquent, l’objet de la demande ne se prête pas à un contrôle judiciaire effectué aux termes de la Loi sur les Cours fédérales.
[39] L’affaire pourrait prendre fin, étant donné que le raisonnement qui précède permet de trancher le litige. Toutefois, une autre raison de principe, plus fondamentale, fait obstacle à la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimé. Je m’explique.
B. Le juge a-t-il commis une erreur en ne respectant pas le principe de la séparation des pouvoirs ou celui du privilège parlementaire?
[40] J’ai fait allusion précédemment au conflit dans la jurisprudence entre le principe de la séparation des pouvoirs et l’obligation de consultation qui découle de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Bien que la séparation des pouvoirs ne soit pas prévue expressément dans la Constitution canadienne, les tribunaux en ont souvent reconnu la valeur normative (voir, par exemple, l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, à la page 389; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, aux pages 620 et 621; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, aux paragraphes 33 et 34; Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381, aux paragraphes 104 et 105; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, au paragraphe 21; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44). En revanche, l’obligation de consulter est maintenant mieux établie qu’elle ne l’était, mais ses contours demeurent flous, qu’il s’agisse de la portée de son application ou des divers critères à respecter.
[41] L’obligation moderne de consulter tire sa source de « l’honneur de la Couronne », une notion que l’on associe à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et parfois à la Proclamation royale (1763) [L.R.C. (1985), appendice II, no 1] et, de façon plus générale, à l’objectif visant la réconciliation avec les peuples autochtones, en raison du passé colonial du Canada.
[42] L’obligation de consulter est mentionnée pour la première fois dans l’arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075 (Sparrow), où la Cour suprême énonce la démarche permettant de décider s’il y a eu violation de l’article 35. Premièrement, la personne revendiquant le droit prévu à l’article 35 doit démontrer 1) qu’elle détient un droit ancestral ou issu d’un traité « existant » qui n’a pas été éteint en 1982, et 2) qu’il y a eu a priori une atteinte à ce droit, sous la forme d’une restriction déraisonnable, d’un règlement indûment rigoureux ou d’un refus aux titulaires du droit ancestral ou issu d’un traité du recours à leur moyen préféré de l’exercer. Ensuite, il incombe à la Couronne de justifier l’atteinte par un objectif législatif régulier et de démontrer que l’atteinte ne compromet pas l’honneur de la Couronne et son obligation fiduciaire envers les peuples autochtones. À l’étape de la justification, quant à l’honneur de la Couronne, il a été reconnu que la tenue de consultations auprès des peuples autochtones (tout comme l’atteinte minimale aux droits et le versement d’une indemnité juste) pouvait justifier la violation d’un droit de pêche ancestral par un règlement en matière de pêches.
[43] Dans l’arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, la Cour suprême donne des précisions au sujet du critère de justification d’une atteinte au titre aborigène. Soulignant que le titre aborigène entraîne le droit de choisir la façon dont les terres sont utilisées, la Cour conclut à l’existence d’une obligation de consultation, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de prendre des règlements sur la chasse et la pêche visant des territoires autochtones. Plus récemment, la Cour suprême réexamine, à l’occasion de l’arrêt Tsilhqot’in, le critère applicable à la justification d’une atteinte à un titre aborigène démontré. La Cour conclut que la Couronne, pour justifier une atteinte, doit démontrer que l’obligation procédurale de consulter a été respectée, qu’un objectif impérieux et réel existe et que l’avantage pour le public est proportionnel à l’effet préjudiciable sur l’intérêt autochtone. Par conséquent, l’obligation de consulter a évolué, passant d’un des facteurs à prendre en considération à l’étape de la justification à une condition nécessaire à la justification de l’atteinte.
[44] L’obligation de consulter a également joué un rôle à une autre étape que celle de la justification, dans l’affaire Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388. La décision portait sur l’interprétation du terme « prise » contenu dans le Traité no 8. La Première nation crie Mikisew a attaqué la décision du Canada de prendre des terres longeant sa réserve pour construire une route d’hiver qui se trouvait à sectionner les sentiers de piégeage appartenant à plusieurs familles de la bande. La Cour suprême conclut que, dans les cas où l’on envisage un projet visant la prise de terres en vertu du Traité no 8, le principe de l’honneur de la Couronne impose un droit procédural distinct à la consultation. En d’autres termes, la Couronne ne pouvait pas invoquer le critère énoncé dans l’arrêt Sparrow pour démontrer que l’atteinte aux droits issus de traités de la Première nation crie Mikisew était justifiée, sans égard aux consultations tenues. La Couronne devait d’abord s’acquitter de son obligation de consultation. À défaut d’une consultation adéquate, l’atteinte n’était pas justifiée, quels que soient les motifs sous-tendant la construction d’une route près de la réserve. Les mêmes obligations s’attachent à la prise de terres en vertu du Traité no 3 (voir, de façon générale, Grassy Narrows).
[45] En 2004, on a reconnu le rôle de l’obligation de consulter dans le contexte de droits ancestraux revendiqués, mais non prouvés. La Cour suprême du Canada conclut dans l’arrêt Nation haïda qu’il était contraire à l’honneur de la Couronne pour la Province de permettre que l’exploitation forestière se poursuive sur le territoire, de sorte que la Nation haïda finirait par posséder des droits vides de sens sur des terres d’importance culturelle une fois qu’elle aurait réussi à en prouver l’existence en justice. La Cour dit que lorsque la Couronne envisage des mesures susceptibles de nuire à un droit ancestral ou issu d’un traité revendiqué, elle a une obligation de consulter.
[46] Dans l’ arrêt Rio Tinto, la Cour suprême fait remarquer que l’obligation de consulter s’applique non seulement aux décisions qui ont directement un effet préjudiciable sur les ressources, mais aussi à une « “décision stratégique prise en haut lieu” » (au paragraphe 44). C’est généralement le cas de décisions relatives à la gestion d’une ressource précise sur le territoire traditionnel des Premières Nations. Suivent des exemples de ce genre de décisions de planification stratégique qui ont donné lieu à une obligation de consulter :
• L’approbation d’un plan de gestion forestière (Chartrand v. British Columbia (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2015 BCCA 345, 95 Admin. L.R. (5th) 229), sub nom. Kwakiutl First Nation v. North Island Central Coast Forest District, [2015] B.C.J. No. 1605 (QL);
• Un plan d’aménagement du territoire municipal (Squamish Nation v. British Columbia (Community, Sport and Cultural Development), 2014 BCSC 991, [2014] 8 W.W.R. 742);
• Un décret portant sur l’adoption d’un plan de gestion des eaux régionales (Tsuu T’ina Nation);
• La décision de subordonner un projet à une évaluation environnementale (Fort Nelson First Nation v. British Columbia (Environmental Assessment Office), 2015 BCSC 1180, 88 Admin. L.R. (5th) 100);
• La conception du processus d’évaluation environnementale d’un gazoduc (Première Nation Dene Tha’ c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2006 CF 1354);
• Une entente de principe non contraignante entre la Couronne et une Première Nation dont les territoires revendiqués chevauchent ceux d’autres Premières Nations (Première Nation des Dénés de Sambaa K’e c. Duncan, 2012 CF 204);
• Le refus du ministre de recommander la modification aux bornes d’une aire protégée avant l’édiction par le lieutenant-gouverneur en conseil de la loi l’établissant (Da’naxda’xw/Awaetlala First Nation v. British Columbia (Environment), 2011 BCSC 620, [2011] 3 C.N.L.R. 188).
[47] Or, la Cour suprême dans l’arrêt Rio Tinto refuse expressément de répondre à la question de savoir si les actes de la Couronne susceptibles de faire jouer l’obligation de consulter s’entendent aussi d’une mesure législative (et ne se limitent pas aux décisions de nature purement administrative). À l’occasion de la première affaire dans laquelle la question a été directement soulevée et examinée en appel, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu que l’obligation de consulter ne s’applique pas à la filière législative (voir R. v. Lefthand, 2007 ABCA 206 (CanLII), [2007] 10 W.W.R. 1 (Lefthand)). Selon le juge Slatter, aucune obligation de consulter n’existe avant l’adoption d’une loi, car elle constituerait une ingérence dans le fonctionnement des assemblées législatives :
[traduction] L’obligation de consulter vise évidemment une collectivité; il n’existe aucune obligation de consulter tel ou tel particulier. Cependant, il n’y a aucune obligation de consulter avant l’adoption d’une loi, même lorsque des droits ancestraux seront touchés (Authorson c. Canada (Procureur général), [2003] 2 R.C.S. 40). On ne saurait laisser entendre que le droit du législateur de modifier la Loi sur les Indiens est limité. Assujettir la Chambre des communes et les assemblées législatives provinciales à un certain processus avant qu’elles adoptent des lois équivaudrait à une immixtion injustifiée dans leurs travaux. Il en va de même pour la prise de règlements et décrets par le conseil exécutif. Les textes législatifs doivent passer par le crible de la Constitution, et non celui des processus qui ont présidé à leur adoption. Une fois que les textes législatifs sont adoptés, la question de la consultation ne se pose que s’il faut justifier une atteinte prima facie à un droit ancestral (Première nation crie Mikisew, au par. 59).
Lefthand, au paragraphe 38.
[48] Le juge Slatter précise que la consultation pourrait se révéler pertinente à l’étape de la justification, mais qu’elle n’est pas déterminante pour la validité (Lefthand, au paragraphe 49). Le juge Watson souscrit à ces propos et ajoute que les tribunaux doivent se garder de déclarer justiciable le processus législatif; son résultat étant déjà suffisamment évalué sur le plan constitutionnel, et les effets des dispositions législatives pouvant donner lieu à des réparations au besoin. Dans ses motifs concordants, la juge Conrad aborde l’affaire sous un autre angle, estimant qu’il y avait conflit entre le cadre établi dans l’arrêt Sparrow et celui découlant des arrêts Nation haïda et Mikisew. Selon elle, étant donné que le règlement en litige était déjà pris, et les droits issus de traités démontrés, les circonstances ressemblaient davantage à celles de l’affaire Sparrow. Selon la juge Conrad, la consultation doit constituer un élément dans l’analyse de la justification.
[49] La Cour d’appel de l’Alberta a réexaminé la question dans l’arrêt Tsuu T’ina Nation. Dans cette affaire, deux Premières Nations ont fait valoir qu’elles n’avaient pas été consultées et qu’aucune mesure d’accommodement n’avait été prise par la province d’Alberta en ce qui a trait à l’élaboration du plan de gestion des eaux pour le bras sud de la rivière Saskatchewan. Comme je l’ai déjà mentionné, l’article 9 de la Water Act permet au ministre de l’Environnement d’exiger qu’un directeur ou une autre personne élabore un plan de gestion des eaux. Le ministre a donc demandé à un directeur de mettre au point un tel plan pour le bassin sud de la rivière Saskatchewan. Le directeur était tenu de mener les consultations publiques jugées indiquées par le ministre, conformément à l’alinéa 9(2)(f) de la Water Act. La Cour d’appel, commentant la thèse de la Couronne selon laquelle les lois ne peuvent être invalidées pour cause d’absence de consultation, a renvoyé à un extrait des motifs du juge Slatter dans l’arrêt Lefthand selon qui, après l’adoption d’une loi ou la prise d’un règlement, la question de l’obligation de consulter est encore floue. Dans cette affaire, le juge Slatter a donné des exemples où l’existence de cette obligation avait été reconnue dans le cas de décideurs administratifs dont les ordres risquent d’affecter les droits ancestraux et dans celui de groupes d’étude chargés de faire des recommandations susceptibles d’avoir une incidence sur les intérêts autochtones. La Cour a poursuivi ainsi :
[traduction] Par conséquent, même si le législateur lui-même n’a pas l’obligation de consulter avant de légiférer, cette obligation peut tout de même incomber à ceux qui ont pour tâche d’élaborer les politiques qui sous-tendent la législation, ou qui sont chargés de faire des recommandations au sujet des orientations et mesures futures. En l’espèce, le directeur et le ministère de l’Environnement étaient tenus d’élaborer un plan de gestion des eaux en vue de recommander au lieutenant-gouverneur en conseil son approbation. La Water Act exige la tenue de consultations avec les acteurs du domaine en vue de l’élaboration d’un plan. La situation ressemble à celle que mentionne le juge Slatter où il a reconnu que des consultations menées par un groupe d’étude convoqué pour prendre des règlements concernant les pêches visées par le Traité no 7 pouvaient être opportunes.
Tsuu T’ina Nation, au paragraphe 55.
[50] Malgré le libellé apparemment général de la première phrase de cet extrait, je suis d’avis qu’il ne peut étayer l’argument de l’intimé. Tout d’abord, je constate que la Water Act elle-même prévoit la tenue de consultations avec les acteurs du domaine (y compris des Premières Nations) dans l’élaboration du plan de gestion des eaux et avant la présentation de recommandations à l’exécutif. Deuxièmement, les consultations dont il est question dans l’arrêt Tsuu T’ina sont intervenues en marge de la filière législative; elles devaient être effectuées bien après l’entrée en vigueur de la mesure législative. La situation diffère évidemment énormément du genre de consultations que l’intimé demande dans le cas qui nous occupe et qui se tiendraient dans le cadre de la filière menant à l’édiction d’une loi par le législateur.
[51] Je ne veux pas dire par là qu’un cadre législatif qui ne permettrait pas les consultations ni ne prévoirait d’autre moyen tout aussi efficace d’écouter les revendications autochtones et d’y trouver des accommodements serait à l’abri d’une contestation constitutionnelle. Comme le dit la Cour d’appel du Yukon dans l’arrêt Ross River Dena Council v. Government of Yukon, 2012 YKCA 14, 358 D.L.R. (4th) 100, au paragraphe 37, une telle loi serait probablement jugée lacunaire et vulnérable si elle était invoquée pour justifier une décision susceptible d’entraver ou d’empêcher la jouissance de certains droits ancestraux. Or, ce n’est pas du tout la même chose qu’affirmer que la Couronne est tenue par la Constitution de consulter les Premières Nations avant le dépôt d’un projet de loi.
[52] L’hésitation des tribunaux à imposer une obligation de consulter dans le cadre de la filière législative repose sur des principes solides. La souveraineté du Parlement et la séparation des pouvoirs sont des piliers bien établis de notre Constitution. Elles ont été reconnues par la Cour suprême à de nombreuses reprises, dont récemment dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association. C’est en reconnaissance de ces principes constitutionnels non écrits que la Cour suprême conclut dans l’arrêt Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40 (Authorson) (certes, dans un contexte différent) que les garanties d’application régulière de la loi que l’on trouve à l’alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits, L.C. 1960, ch. 44, reproduite dans L.R.C. (1985), appendice III, n’emportent pas le droit, pour les anciens combattants, à un préavis et à une audience devant le Parlement avant l’adoption de la loi expropriatrice. Comme la Cour l’affirme, « [s]elon notre longue tradition parlementaire, il est clair que tout ce qu’un citoyen canadien peut exiger, sur le plan procédural, c’est qu’un projet de loi fasse l’objet de trois lectures à la Chambre des communes et au Sénat et qu’il reçoive la sanction royale » (au paragraphe 37).
[53] Il est un principe bien établi selon lequel les tribunaux n’interviennent qu’après l’adoption d’une loi et non avant (sauf lorsque leur avis est sollicité par un gouvernement dans le cadre d’un renvoi) (voir Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, à la page 785; Wells c. Terre-Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, au paragraphe 59). C’est probablement le juge Sopinka, s’exprimant au nom d’une Cour unanime dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, qui a résumé le mieux cette conclusion. Dans cette affaire, la Cour suprême était appelée à examiner la question de savoir si une obligation d’équité procédurale empêchait le législateur de légiférer pour réduire les dépenses consacrées aux programmes provinciaux qui avaient été promis par voie d’ententes fédérales-provinciales. Dans ce contexte, la Cour conclut qu’il n’existe aucune obligation d’équité à l’égard de la rédaction et du dépôt d’un projet de loi au Parlement, et que les tribunaux ne « s’immiscent » pas dans l’exercice des fonctions de nature législative :
La rédaction et le dépôt d’un projet de loi font partie du processus législatif dans lequel les tribunaux ne s’immiscent pas. C’est le cas également de l’exigence purement procédurale que l’on trouve à l’art. 54 de la Loi constitutionnelle de 1867. Cela ne veut toutefois pas dire que cette exigence est inutile; il faut la respecter en légiférant en matière fiscale. Mais il n’appartient pas aux tribunaux judiciaires d’intercaler dans le processus législatif d’autres exigences procédurales. Je ne traiterai pas de la question de l’examen en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés dans le cas d’atteinte possible à un droit garanti.
Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, à la page 559.
[54] On ne sait pas avec certitude ce que le juge Sopinka entendait par sa dernière phrase, mis à part rappeler que les lois sont toujours susceptibles de contrôle sur le plan de la constitutionnalité. Ce qui est certain, toutefois, c’est que la dichotomie entre l’exécutif et le législatif que l’intimé invoque pour prétendre que le gouvernement est lié par l’obligation de consulter est un argument dénué de tout fondement. De l’avis du juge Sopinka, une telle présentation « fait abstraction du rôle essentiel que joue l’exécutif dans le processus législatif dont il fait partie intégrante » (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, à la page 559). Il ajoute que « [t]oute restriction imposée au pouvoir de l’exécutif de déposer des projets de loi constitue une limitation de la souveraineté du Parlement lui-même » (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, à la page 560). Il est difficile de concevoir une déclaration plus explicite.
[55] Le pouvoir des cours d’imposer des restrictions procédurales à la filière législative a été analysé dans le contexte de la Charte dans l’arrêt Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391 (Health Services). Dans cette affaire, les travailleurs de la santé attaquaient une loi qui avait pour effet d’invalider certaines clauses de leurs conventions collectives sans consultation des syndicats, au motif qu’elle violait le droit à la négociation collective qu’ils tirent de l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11, (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]. Les juges majoritaires, concluant que l’alinéa 2d) protège le droit procédural à la négociation collective et que la loi portait une atteinte considérable à ce droit, prennent la peine de faire la remarque suivante :
Le législateur n’est pas tenu de consulter les parties visées avant d’adopter une mesure législative. Par contre, il peut être utile de se demander, dans le cadre de l’analyse de la justification fondée sur l’article premier, si le gouvernement a envisagé d’autres solutions ou consulté les parties visées, en choisissant d’adopter la méthode qu’il privilégiait.
Health Services, au paragraphe 157. Voir aussi une affaire semblable en matière de négociations collectives, Meredith c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 2, [2015] 1 R.C.S. 125, au paragraphe 45.
[56] Autrement dit, il n’existe pas de droit distinct d’être consulté au sujet de lois susceptibles d’enfreindre des droits garantis par la Charte, mais cette loi pourrait être plus difficile à justifier au regard de l’article premier en l’absence de consultation. Cette démarche va dans le même sens que l’obligation de consulter qui a été élaborée en droit autochtone, comme nous l’avons vu précédemment dans notre discussion de l’arrêt Sparrow.
[57] Le juge Hughes a distillé dans ses motifs les conséquences découlant du principe de la séparation des pouvoirs. Après avoir cité de larges extraits de l’arrêt Criminal Lawyers’ Association de la Cour suprême (au paragraphe 23) et du Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (aux paragraphes 26 et 27), il affirme que « le principe de la séparation des pouvoirs permet de préserver l’intégrité de l’ordre constitutionnel du Canada » (motifs du jugement, au paragraphe 24). Il conclut que les ministres agissaient en leur capacité législative lorsqu’ils ont fait des choix stratégiques qui les ont amenés à formuler une proposition législative au Cabinet, qui a entraîné la rédaction des projets de loi omnibus et leur dépôt au Parlement (motifs du jugement, au paragraphe 66). Il déclare catégoriquement qu’ « une restriction imposée au choix de politique que fait l’exécutif de rédiger […] un projet de loi et de le déposer au Parlement est une restriction imposée à la souveraineté du Parlement même » (motifs du jugement, au paragraphe 65).
[58] Ayant conclu que l’obligation de consulter ne peut justifier l’intervention du judiciaire avant le dépôt d’un projet de loi au Parlement, le juge a rendu ensuite un jugement déclarant que la Couronne avait l’obligation de consulter à l’époque du dépôt des projets de loi au Parlement. Cet argument est fondé sur son hypothèse « que les mesures que prennent les ministres du Cabinet lors du processus législatif qui précède le dépôt d’un projet de loi au Parlement constituent effectivement une mesure de la Couronne qui donne naissance à l’obligation de consultation » (motifs du jugement, au paragraphe 84). Ayant conclu que les projets de loi en question avaient fait jouer l’obligation de consultation parce qu’ils étaient susceptibles de porter atteinte aux droits de pêche et de piégeage protégés par le Traité no 8, il en déduit que la Première nation crie Mikisew aurait dû être avisée des dispositions dont on aurait pu raisonnablement s’attendre qu’elles aient des incidences sur ses droits, et avoir la possibilité de présenter des observations, au moment du dépôt de chaque projet de loi omnibus au Parlement.
[59] Soit dit en tout respect, le juge a commis une erreur en rendant ce jugement déclaratoire. Non seulement il est incompatible avec ses conclusions antérieures selon lesquelles le judiciaire ne doit pas intervenir dans la filière législative, car il s’agirait d’une immixtion indue dans les travaux et la souveraineté du Parlement, mais il ne tient pas compte du fait qu’aucun tribunal ne s’est jamais dit compétent à l’égard du dépôt d’un projet de loi au Parlement. S’il est un principe qui ne fait aucun doute, c’est que les cours de justice ne sauraient superviser le processus législatif et ordonner une réparation tant qu’un projet de loi n’aura pas été adopté (voir, par exemple, Beauchamp c. Canada (Procureur général), 2009 CF 350, au paragraphe 19; Canada (Attorney General) v. Campbell, 1999 CanLII 6139, 4 B.C.T.C. 110 (C.S. C.-B.), aux paragraphes 28 et 29; Chief Mountain v. Canada, 2000 BCCA 260, aux paragraphes 5 à 9). Ce principe a récemment été clairement réitéré par le juge Rennie (tel était alors son titre) dans la décision Galati c. Canada (Gouverneur général), 2015 CF 91, [2015] 4 R.C.F. 3. Appelé à décider d’annuler ou non la décision du gouverneur général d’octroyer la sanction royale à un projet de loi, il observe (aux paragraphes 34 à 36) :
Les tribunaux ne peuvent pas intervenir dans le processus législatif. Dans le Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, à la page 785, la Cour suprême du Canada explique que les tribunaux « interviennent quand une loi est adoptée et non avant (à moins qu’on ne leur demande leur avis sur un projet de loi par renvoi) ». Les tribunaux respectent le droit du Parlement d’exercer une liberté absolue pour ce qui est de la formulation, du dépôt, de la modification et de l’adoption d’une loi.
Les tribunaux exercent un pouvoir de surveillance une fois qu’une loi a été adoptée. Mais avant ce moment-là, un tribunal ne peut pas soumettre le processus législatif à un contrôle ou s’y immiscer, sauf si on lui en fait la demande par un renvoi formulé conformément à la loi pertinente. Conclure le contraire brouillerait les limites qui séparent obligatoirement les fonctions et les rôles du pouvoir législatif et des tribunaux […]
[…] Si la décision d’octroyer la sanction royale était justiciable, il en serait également de même de la décision de présenter une loi, de déposer un projet de loi au Sénat plutôt qu’à la Chambre, ou d’invoquer la clôture. Aucune limite fondée sur des principes ne limiterait la portée d’un examen judiciaire sur le processus législatif […]
[60] Je suis donc d’avis, pour les motifs qui précèdent, que la filière législative — et ce dès le début, de l’analyse des possibilités d’action à l’édiction d’une loi à la suite de son adoption par les deux chambres et l’octroi de la sanction royale par le gouverneur général — ressortit entièrement au Parlement. L’imposition, à quelque étape du processus que ce soit, de l’obligation de consulter comme condition à toute loi non seulement se révélerait peu pratique et lourde et risquerait de paralyser la filière législative, mais entraverait également les ministres et d’autres parlementaires dans leur capacité législative. Ainsi que le juge Hughes le fait judicieusement observer, « une intervention dans le processus législatif serait une ingérence judiciaire indue dans la fonction législative du Parlement, ce qui compromettrait donc sa souveraineté » (motifs du jugement, au paragraphe 71).
[61] L’intimé et d’autres Premières Nations ne sont pas dépourvus de recours pour autant. Premièrement, les ministres sont libres de procéder à des consultations, et il est bon sur le plan politique de discuter avec les acteurs du domaine, comme les groupes autochtones, des initiatives législatives susceptibles d’avoir une incidence sur eux ou qui les intéressent particulièrement, avant de déposer un projet de loi au Parlement. En effet, le gouvernement du Canada a élaboré un document intitulé Consultation et accommodement des Autochtones : Lignes directrices actualisées à l’intention des fonctionnaires fédéraux pour respecter l’obligation de consulter (mars 2011), un processus de consultation qui doit être suivi par les ministères fédéraux dans leurs rapports avec les communautés autochtones. La plupart des provinces ont créé un outil semblable. Ce document mentionne [à la page 11] les changements « apportés à des règlements ou à des politiques susceptibles de limiter l’utilisation des terres » comme exemple de mesure gouvernementale pouvant exiger la tenue de consultations.
[62] De plus, il est loisible aux Premières Nations et aux représentants des bandes de faire du lobbying auprès des fonctionnaires et des députés pour veiller à ce que leurs intérêts et leurs griefs soient pris en compte. Ils peuvent également demander une audience devant un comité parlementaire une fois qu’un projet de loi est déposé à la Chambre des communes ou au Sénat. Bien que ces divers forums puissent ne pas suffire à satisfaire aux obligations qui découlent de l’obligation de consulter, ils peuvent, à tout le moins, servir à alerter les parlementaires et à informer le public de toute objection d’un groupe à propos d’une mesure législative envisagée. Si des préoccupations sont exprimées de cette manière, il se peut que des amendements puissent être apportés au cours des travaux législatifs avant l’édiction de la loi.
[63] Évidemment, des consultations et des mesures d’accommodement pourraient se révéler nécessaires dans l’exécution d’un régime législatif. C’est à cette étape que des décisions d’orientation stratégique pourraient être prises et avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux ou issus de traités revendiqués. Si les décisions contestées découlent directement des choix politiques qui sous-tendent la loi, la validité de cette dernière peut être remise en question. Dans ce cas, la tenue de consultations avant son adoption constituera un facteur clé dans l’analyse servant à décider si la violation d’un droit ancestral ou issu d’un traité est justifiée. Or, les tribunaux ne peuvent pas et ne doivent pas intervenir avant que la mesure législative soit effectivement adoptée. Conclure le contraire aurait pour effet d’entraver la souveraineté du Parlement et d’entraîner un retard indu dans la filière législative. C’est par le truchement de ce véhicule que de nombreuses initiatives de réforme, y compris celles qui sont nécessaires pour la définition et la reconnaissance de droits et intérêts ancestraux, sont adoptées.
V. Conclusion
[64] Pour les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que l’appel devrait être accueilli et que la déclaration faite par la Cour fédérale devrait être radiée, le tout avec dépens devant la Cour fédérale et devant notre Cour. Par conséquent, l’appel incident devrait également être rejeté, et ce sans dépens.
Le juge W. Webb, J.C.A. : Je suis d’accord.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[65] Le juge Pelletier, J.C.A. (motifs concordants) : J’arrive à la même conclusion que mon collègue, mais pour des motifs différents.
[66] Le procureur général s’oppose à la demande présentée par la Première nation crie Mikisew (la Première nation crie Mikisew) au motif qu’elle ne satisfait pas aux exigences procédurales prévues par les articles 2, 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, à savoir qu’elle ne conteste pas la décision d’un office fédéral. Le procureur général soutient également que la réparation sollicitée par la Première nation crie Mikisew équivaut à une atteinte inadmissible au droit du Parlement de légiférer comme bon lui semble sans contraintes procédurales autres que celles qui sont expressément prévues par la Constitution. Le procureur général voudrait que son appel soit accueilli et que la demande de la Première nation crie Mikisew soit rejetée avec dépens.
[67] La Première nation crie Mikisew n’est pas d’accord sur la caractérisation par le procureur général de sa demande. Elle dit vouloir simplement obtenir un jugement déclaratoire portant que les ministres et fonctionnaires qui ont préparé les énoncés de politique présentés au Cabinet et ayant fondé les mesures législatives de nature environnementale contenues dans les projets de loi C-38 et C-45 avaient l’obligation de la consulter au moment d’arrêter les objets stratégiques qui ont mené à la modification de la législation environnementale. Elle voudrait que la décision de la Cour fédérale soit annulée et que sa demande de réparation soit accueillie intégralement.
[68] J’accueillerais l’appel, j’annulerais la décision de la Cour fédérale et je rejetterais la demande présentée par la Première nation crie Mikisew avec dépens devant la Cour fédérale et un seul mémoire de frais devant notre Cour. En conséquence, je rejetterais également l’appel incident.
[69] Par souci de commodité, je désignerai par le terme « modifications » les modifications apportées à la législation environnementale qui, selon la Première nation crie Mikisew, auraient fait jouer l’obligation de consulter de la Couronne. Plus précisément, les modifications renvoient à celles apportées à la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, à la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29, à la Loi sur la protection des eaux navigables (renommée la Loi sur la protection de la navigation), L.R.C. (1985), ch. N-22, à l’abrogation de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37 et à l’adoption de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, ch. 19, art. 52.
[70] L’argument du procureur général en ce qui a trait à l’article 18 découle de son avis selon lequel la Première nation crie Mikisew a établi une distinction insoutenable au sein de la filière législative entre les tâches d’ordre exécutif et celles d’ordre purement législatif. La thèse du procureur général est que le processus législatif est indivisible. Elle s’appuie sur la jurisprudence, comme le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525 (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.)), au paragraphe 63. Le procureur général en conclut que chaque étape qui précède le dépôt d’un projet de loi au Parlement représente un aspect du processus parlementaire et, à ce titre, est à l’abri d’une contestation fondée sur l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales parce que le législateur fédéral est expressément exclu de la définition de ce qui constitue un « office fédéral », prévue à l’article 2 de cette loi.
[71] Selon moi, l’avis de demande présenté par la Première nation crie Mikisew ne saurait aboutir à un contrôle judiciaire, mais il peut appeler l’intervention judiciaire, comme demande de réparation contre la Couronne, en vertu de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, même s’il peut être entaché d’un vice de procédure. Et ce, en raison de la nature de la réparation demandée par la Première nation crie Mikisew.
[72] À ce stade, il est utile de se référer à la demande de réparation formulée dans l’avis de demande déposé par la Première nation crie Mikisew.
[traduction] Le demandeur cherche à obtenir :
1. Un jugement déclaratoire portant que tous les ministres, ou certains d’entre eux, ont l’obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet de l’établissement de politiques environnementales décrites en détail plus loin :
2. Un jugement déclaratoire portant que tous les ministres, ou certains d’entre eux, avaient et continuent d’avoir l’obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet de l’élaboration et du dépôt des projets de loi C-38 et C-45, dans la mesure où la mesure législative porte sur des politiques environnementales ou les met en œuvre;
3. Un jugement déclaratoire portant que tous les ministres, ou certains d’entre eux, ont manqué et continuent de manquer à leur obligation de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet des politiques environnementales fédérales, y compris les projets de loi C-38 et C-45;
4. Un jugement déclaratoire portant que les ministres et le gouverneur en conseil sont tenus de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet des questions énoncées ci-dessus pour veiller à ce que le gouvernement du Canada (le « Canada ») prenne les mesures nécessaires pour s’acquitter des obligations que lui impose le Traité no 8;
5. Une ordonnance interdisant aux ministres de prendre d’autres mesures ou actions qui auraient pour effet de réduire, de supprimer ou de restreindre le rôle du Canada dans toute évaluation environnementale actuelle ou future dans le territoire traditionnel de la Première nation crie Mikisew jusqu’à la tenue d’une consultation adéquate;
6. Les directives nécessaires pour l’exécution de l’ordonnance;
7. Une ordonnance permettant à toute partie de demander à la Cour des directives supplémentaires au sujet du déroulement de la consultation au besoin;
[73] La réparation demandée consiste principalement en jugements déclaratoires et ordonnances accessoires au soutien des jugements déclaratoires. L’ordonnance sollicitée au paragraphe 5 de la demande de réparation pourrait être qualifiée d’injonction, mais les rédacteurs de la demande n’ont pas employé ce terme. Jugement déclaratoire et contrôle judiciaire ne sont pas synonymes. Comme la Cour le dit dans l’arrêt Ward c. Samson Cree Nation No. 444, 1999 CanLII 8641 (C.A.F.), aux paragraphes 35 et 36 :
[…] Les actions demandant des déclarations de droit existent dans notre droit depuis bien longtemps avant que l’on invente le concept du contrôle judiciaire des décisions administratives. Prétendre, comme le font les appelants, qu’une partie qui demande une déclaration vise un contrôle judiciaire équivaut à limiter la compétence de cette Cour de façon non seulement inacceptable, mais erronée en droit.
La règle 64 des Règles de la Cour fédérale de 1998 fait clairement état de la compétence de cette Cour d’accorder une déclaration de droit simpliciter. Cette règle est rédigée ainsi :
64. Il ne peut être fait opposition à une instance au motif qu’elle ne vise que l’obtention d’un jugement déclaratoire, et la Cour peut faire des déclarations de droit qui lient les parties à l’instance, qu’une réparation soit ou puisse être demandée ou non en conséquence. |
No proceeding is subject to challenge on the ground that only a declaratory order is sought, and the Court may make a binding declaration of right in a proceeding whether or not any consequential relief is or can be claimed. |
[74] Un jugement déclaratoire peut être obtenu par voie de demande ou d’action. La décision Daniels c. Canada (Affaires Indiennes et du Nord canadien), 2013 CF 6, [2013] 2 R.C.F. 268, donne un exemple d’une action en jugement déclaratoire dans le contexte du droit autochtone. Dans cette affaire, un groupe de Métis avait intenté une action pour obtenir des jugements déclaratoires confirmant leur qualité d’Indiens au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, confirmant les obligations fiduciaires de la Couronne à leur égard et leur droit d’être consulté au sujet de décisions touchant leurs droits et intérêts à titre de peuple autochtone. L’action n’a pas été contestée pour des motifs d’ordre procédural. Elle n’aurait pas pu l’être non plus.
[75] Si un jugement déclaratoire peut être obtenu à l’issue tant d’une action que d’une demande, le fait qu’un jugement déclaratoire soit sollicité par voie de demande (et non par voie d’action) à l’encontre d’une personne autre qu’un office fédéral ne voue pas la demande à l’échec. S’il ne s’agit pas d’une demande de contrôle judiciaire — l’exercice du pouvoir exécutif découlant de la prérogative royale ou d’une loi fédérale n’étant pas contesté —, l’acte introductif d’instance peut néanmoins demander une réparation que la Cour fédérale a le pouvoir d’accorder, et ce en vertu de l’article 17 plutôt que l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales.
[76] C’est ce qui ressort des passages pertinents des articles 17, 18 et 18.1 :
Réparation contre la Couronne
17 (1) Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne.
[…]
Recours extraordinaires : offices fédéraux
18 (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :
a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;
b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.
[…]
Exercice des recours
(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.
Demande de contrôle judiciaire
18.1 (1) Une demande contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.
[77] Il se peut qu’une réparation de la nature d’un bref de certiorari, de prohibition, de mandamus ou de quo warranto ne puisse être ordonnée qu’à l’encontre d’un office fédéral, de sorte qu’une demande qui sollicite cette mesure de redressement contre quelqu’un d’autre sera vouée à l’échec. Mais parce que le jugement déclaratoire (et l’injonction) peut être rendu à l’issue d’une action contre la Couronne, la question de savoir si le défendeur est un office fédéral ou non n’est pas cruciale pour l’instance visant à obtenir un jugement déclaratoire.
[78] L’article 18 ne limite pas la compétence que l’article 17 confère aux cours fédérales, mais limite plutôt celle des cours supérieures provinciales (Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, au paragraphe 5). Conjuguée à l’article 18.1, cette disposition limite les recours contre les offices fédéraux aux demandes de contrôle judiciaire interjetées à la Cour fédérale. Bien que le jugement déclaratoire y soit l’un des types de réparation mentionnés, l’article 18 ne limite pas la possibilité de l’obtenir à l’issue d’une instance autre que le contrôle judiciaire de la décision d’un office fédéral.
[79] Il se peut que l’instance intentée par la Première nation crie Mikisew n’ait pas été introduite par voie de demande, comme il se doit. Or, la règle 57 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles], prévoit que la Cour « n’annule pas un acte introductif d’instance au seul motif que l’instance aurait dû être introduite par un autre acte introductif d’instance ». Il en résulte une irrégularité qui aurait pu être corrigée plus tôt dans le cadre de la présente instance en vertu des règles 56 et 58 à 60 des Règles. Bien que l’irrégularité demeure, elle n’est pas déterminante quant à l’issue de l’affaire.
[80] D’autre part, si je retenais l’argument de la Première nation crie Mikisew selon lequel les mesures prises par les fonctionnaires et les ministres avant le dépôt d’un projet de loi (qu’elle qualifie d’étapes 1 à 3) l’avaient été en leur qualité de membres de l’exécutif, il serait satisfait au critère de l’office fédéral prévu à l’article 18. Que ces mesures équivalent à une « décision » ou non ne constitue pas un critère déterminant pour la recevabilité de la demande de contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.) (Krause), notre Cour a décidé que l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 18 ne dépend pas de l’existence d’une décision ou d’une ordonnance. Le mot « objet » au paragraphe 18.1(1) est suffisamment large pour renvoyer à diverses mesures administratives (Krause, aux paragraphes 21 à 24).
[81] Notre Cour, appuyant son raisonnement sur l’arrêt Krause, est récemment arrivée à la même conclusion dans l’arrêt Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605.
[82] Par conséquent, je ne crois pas que la présente demande est vouée à l’échec en raison de ce qui pourrait se révéler n’être qu’une simple irrégularité procédurale. À mon avis, le droit de la Première nation crie Mikisew aux jugements déclaratoires qu’elle sollicite doit tout simplement être décidé sur le fond.
[83] Le procureur général a soulevé une deuxième objection à la demande interjetée par la Première nation crie Mikisew, estimant que la réparation demandée était exclue par l’application de la doctrine de la séparation des pouvoirs, reconnue notamment dans l’arrêt Ontario c. Criminal Lawyers’s Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, aux paragraphes 27 à 31. Il découle de cette doctrine que les tribunaux ne peuvent pas intervenir et n’interviennent pas dans les travaux des assemblées législatives, fédérale ou provinciales. Ce principe a été énoncé dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), aux paragraphes 60 à 65, et dans les autres affaires citées par mon collègue. Il découle aussi de cette doctrine que les tribunaux n’ « interviennent » qu’une fois que le travail du législateur est achevé (Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, à la page 785).
[84] À mon avis, l’argument concernant la séparation des pouvoirs confond deux questions. Y a-t-il obligation de consulter? Si oui, comment doit-on y donner effet? Si l’existence du droit est reconnue, les tribunaux ont l’ingéniosité qu’il faut pour concevoir la réparation qui convient.
[85] Dans sa demande, la Première nation crie Mikisew a pris soin de limiter l’obligation de consultation à l’étape d’élaboration de politiques, affirmant qu’il s’agit d’une activité distincte dans la filière législative à laquelle l’obligation de consultation peut s’appliquer. Il s’agissait d’un choix mûrement réfléchi, dont il découle que la Première nation crie Mikisew n’a pas directement attaqué la validité des modifications.
[86] Bien que la Première nation crie Mikisew n’a pas insisté sur la portée de la législation en question au cours de son élaboration, il se peut que sa proposition est susceptible de différer grandement selon la portée de la mesure législative. Une loi ayant un objet unique qui autorise un projet donné touchant l’intérêt d’une Première Nation donnée sur un territoire donné peut entraîner des considérations différentes qu’une loi d’application générale qui a une incidence sur l’ensemble du territoire du Canada et tous ses occupants à des degrés divers.
[87] Autrement dit, l’obligation de consulter interviendrait indubitablement dès l’approbation par le pouvoir exécutif d’un projet qui porte atteinte aux intérêts d’une première nation sur un territoire donné. Pourrait-on affirmer que l’obligation de consulter ne prendrait pas naissance si le même projet était approuvé et mis à exécution par le truchement d’une loi adoptée à cette fin? Certes, ce n’est pas la question à trancher, mais elle met en lumière l’aspect problématique, dans d’autres circonstances, de l’argument quant à la nature indivisible de la filière législative, de l’élaboration des politiques à l’approbation vice-royale.
[88] En l’espèce, deux projets de loi omnibus ont emporté les modifications en question. Les modifications législatives sont d’application générale partout au Canada et ont une incidence sur tous les Canadiens à des degrés divers. Le procureur général a admis que l’effet de ces modifications législatives sur le territoire de la Première nation crie Mikisew n’était pas conjectural. Ces effets ne se limitent toutefois pas au territoire de la Première nation crie Mikisew et auront sans aucun doute une incidence sur d’autres groupes autochtones semblables.
[89] Selon la Cour suprême, l’obligation de consulter prend naissance lorsque les revendications par les peuples autochtones de droits ancestraux ou issus de traités à la jouissance ou à la conservation de territoires précis sont menacées par des mesures à l’égard desquelles la Couronne peut exercer son autorité, directement ou indirectement. Au paragraphe 46, mon collègue énumère quelques cas où la mesure prise par la Couronne constituait une « décision stratégique prise en haut lieu ». Dans ces affaires, l’honneur de la Couronne oblige cette dernière à consulter les groupes autochtones concernés, à prendre leurs préoccupations en considération et s’il y a lieu, à prendre des mesures d’accommodement en autorisant des actes susceptibles d’influer sur l’usage et la jouissance du territoire à l’égard duquel ils ont un intérêt (Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511 (Nation haïda), aux paragraphes 37 et 39).
[90] La Première nation crie Mikisew cherche à étendre l’obligation de consulter aux modifications apportées à la législation environnementale, modifications dont l’application ne vise pas seulement ses membres ou son territoire. Bien qu’on ait reconnu que les répercussions des modifications ne sont pas hypothétiques pour la Première nation crie Mikisew, on n’en connaît pas la gravité, qui est susceptible de varier d’un groupe autochtone touché à l’autre. Il découle de la nature générale de ces modifications que si la Couronne a l’obligation de consulter la Première nation crie Mikisew, elle a la même obligation envers d’indénombrables groupes autochtones se trouvant dans une situation semblable, la teneur de cette obligation variant selon l’importance des répercussions sur le territoire visé par leurs revendications (Nation haïda, aux paragraphes 43 à 45).
[91] Dans ces circonstances, je suis d’avis que les modifications ne faisaient pas jouer le principe de l’honneur de la Couronne envers les peuples autochtones, car l’obligation de consulter ne peut découler d’une loi d’application générale dont les effets ne sont pas limités à certains peuples autochtones ou aux territoires sur lesquels ils ont ou revendiquent un droit. L’origine et l’évolution de l’obligation de consulter ne permettent pas d’affirmer que, pour s’en acquitter, la Couronne doive consulter les peuples autochtones dans les cas où la mesure gouvernementale vise l’ensemble du territoire du Canada et de ses habitants. À mon avis, la question de savoir si on peut assimiler une mesure législative à une mesure gouvernementale faisant jouer l’obligation de consulter, à laquelle n’avait pas répondu l’arrêt Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650, au paragraphe 44, doit recevoir une réponse négative dans la mesure où la loi en question est d’application générale.
[92] L’obligation de consulter ne peut être interprétée de manière à empêcher l’action gouvernementale efficace. L’obligation de consulter tous les peuples autochtones au sujet d’une loi d’application générale compromettrait gravement la faculté de l’État d’agir dans l’intérêt de tous les Canadiens, autochtones ou pas. La consultation exige du temps, et plus il y a de groupes à consulter, plus les consultations seront complexes et longues. Il vient un point où la faculté de gouverner dans l’intérêt public peut être paralysée par la nécessité de tenir compte d’intérêts spéciaux.
[93] Notre Cour a déjà reconnu qu’il ne faut pas négliger les conséquences que la décision d’augmenter la teneur de l’obligation de consulter pourrait avoir :
Poussée à l’extrême, la position de l’appelante obligerait le ministre des Finances, avant le discours annuel du budget devant la Chambre des communes, à l’égard de chaque mesure qui y est prévue pouvant avoir une incidence éventuelle sur le climat d’investissement, à consulter chaque Première nation, grande ou petite, dont des terres revendiquées pourraient être touchées, de toute manière pouvant être envisagée ou imaginée, indépendamment du caractère indirect ou peu important de l’incidence. Une application aussi vigoureuse de l’obligation de consulter, prenant naissance aussi aisément, porterait atteinte à l’un des objectifs de l’obligation, soit le respect « des intérêts opposés de la Couronne » — dans notre exemple, l’intérêt pour la Couronne d’un gouvernement pouvant fonctionner […] [Référence omise.]
Première Nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4, au paragraphe 120.
[94] Dans son ouvrage, Revisiting The Duty to Consult Aboriginal Peoples (Saskatoon : Purich Publishing, 2014), à la page 64, le professeur Newman incite à la prudence lorsqu’il s’agit d’appliquer l’obligation de consulter à des matières qui touchent les peuples autochtones encore plus directement que la législation en cause en l’espèce :
[traduction] De plus, la modification d’un texte législatif ayant des effets importants sur les communautés autochtones, comme la Loi sur les Indiens ou une loi relative à l’éducation destinée aux Autochtones, pourrait être davantage entravée qu’à l’heure actuelle si elle était soumise aux formalités juridiques de l’obligation de consulter. Bref, il existe nécessairement une diversité d’opinions d’une communauté autochtone à l’autre, et l’application d’une doctrine juridique de nature formelle en matière de consultation compliquerait pour le moins considérablement les questions reliées à cette réforme législative. L’application de l’obligation de consulter à une mesure législative semble logique et permettre de protéger les communautés autochtones. Or, suivant certains arguments, elle aurait des effets négatifs sur la démocratie en général et sur la réforme législative dans les matières où la réforme est le plus nécessaire. À mon avis, les tribunaux devraient faire preuve d’une prudence extrême en la matière.
[95] J’ajouterais simplement que la prudence à laquelle il exhorte est d’autant plus importante lorsque la mesure législative en cause est une loi d’application générale.
[96] La même mise en garde a été faite par la Cour suprême dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), à la page 559. La question en litige dans cette affaire portait sur la doctrine de l’expectative légitime, laquelle ne se pose pas en l’espèce, mais les préoccupations au sujet de la faculté d’agir d’un gouvernement reflètent les miennes :
Le gouvernement parlementaire serait paralysé si la théorie de l’expectative légitime pouvait s’appliquer de manière à empêcher le gouvernement de déposer un projet de loi au Parlement. Des expectatives pourraient naître de déclarations faites au cours d’une campagne électorale. L’activité gouvernementale serait au point mort pendant que la question de l’application et de l’effet de la théorie serait débattue devant les tribunaux […]
[97] Il ne s’agit pas de minimiser les obligations de la Couronne envers les peuples autochtones dans des circonstances où leurs intérêts particuliers sont susceptibles d’être touchés. Je reconnais que le processus de consultation n’est guère facile et qu’il peut parfois se révéler difficile et lent. Soit. C’est le prix à payer pour que le Canada s’acquitte de ses obligations envers les peuples autochtones. Toutefois, le critère ne saurait être si peu strict que la mesure législative qui ne vise pas des groupes autochtones particuliers ou des territoires à l’égard desquels ceux-ci ont un intérêt ou des revendications ferait jouer l’obligation de consulter. L’obligation de consulter doit se trouver dans les décisions de mise en œuvre d’une telle loi.
[98] La Cour d’appel du Yukon est arrivée à la même conclusion dans l’affaire Ross River Dena Council v. Government of Yukon, 2012 YKCA 14, 358 D.L.R. (4th) 100. Je cite ses motifs au paragraphe 39 :
[traduction] Je reconnais que, dans l’arrêt Rio Tinto, la Cour suprême du Canada n’a pas répondu à la question de savoir si « une mesure gouvernementale » s’entend aussi d’une mesure législative. Toutefois, je donne à cette réserve une interprétation restrictive. Il se peut que le principe de la souveraineté parlementaire empêche que les gouvernements soient obligés de consulter les Premières Nations avant de déposer un projet de loi (voir le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), 1991 CanLII 74 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 563). Une telle restriction à l’obligation de consulter ne s’applique toutefois qu’au dépôt de la mesure législative, et ne pourrait pas justifier l’absence de consultation dans la mise à exécution d’un régime législatif.
[99] Une loi qui ne prévoit aucun mécanisme permettant d’invoquer l’obligation de consulter pourrait être viciée. Je le répète, la Première nation crie Mikisew a choisi de ne pas attaquer la loi.
[100] Compte tenu de mon opinion selon laquelle une loi d’application générale ne fait pas jouer l’obligation de consulter, la question de savoir à quelle étape de la filière législative la consultation doit intervenir ne se pose pas. Ainsi, la distinction que la Première nation crie Mikisew cherche à établir entre l’élaboration des politiques et la filière législative comme telle n’est d’aucun secours en l’espèce. J’arrive à cette conclusion, non pas parce que la filière législative est indivisible, mais plutôt parce que si l’obligation de consulter ne joue pas, la question des modalités de la consultation ne se pose pas non plus.
[101] En conséquence, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et je rejetterais la demande de la Première nation crie Mikisew avec dépens devant la Cour fédérale et devant notre Cour. Je rejetterais l’appel incident sans dépens.