Jugements

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Contenu de la décision

[2017] 4 R.C.F. 391

[***]

2017 CF 136

[***] [***]

[***]

[***] [***]

Répertorié : X (Re)

Cour fédérale, juge Noël—Ottawa, [***] et [***].

Note de l’arrêtiste : Les parties caviardées par la Cour sont indiquées par [***].

Renseignement de sécurité Divulgation de renseignements Sources humaines Demande visant à préciser la procédure à respecter lorsque le gouvernement invoque lapplication dun privilège en vertu de lart. 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité dans le cadre dune instance in camera, ex parte devant la Cour Un privilège générique sapplique aux faits concernant une source humaine du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) Il restait à savoir si les informations caviardées soumises au juge désigné peuvent être lues sous leur forme non caviardée soit par la Cour et les avocats adverses, soit par le juge désigné seulement, soit par ni lun ni lautre Les avocats adverses et les avocats du gouvernement ont soutenu respectivement, entre autres, que l’art. 18.1 doit être interprété de manière stricte et littérale et que l’art. 18.1 doit être interprété de manière à permettre au juge désigné dexercer son rôle darbitre indépendant Le privilège relatif aux sources humaines du SCRS ne sapplique pas aux juges désignés Le fait de permettre au juge désigné dexaminer les informations non caviardées établit un juste équilibre entre lintention du législateur quant à lart. 18.1, les droits garantis aux sources humaines du SCRS par lart. 7 de la Charte et les fonctions judiciaires globales du juge désigné Le juge désigné n’est pas la partie adverse des avocats du gouvernement Lart. 18.1 doit être interprété de manière à permettre au juge désigné de sacquitter de ses fonctions à titre darbitre indépendant Les avocats du SCRS ont une lourde obligation de franchise envers les juges désignés L’art. 18.1 n’interdit pas de signifier au juge des informations relatives à une source humaine du SCRS Une interprétation stricte et littérale de lart. 18.1 compromettrait les principes de l’équité et de la justice.

Il s’agissait d’une demande visant à préciser la procédure à respecter lorsque le gouvernement invoque l’application d’un privilège en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (Loi sur le SCRS) dans le cadre d’une instance in camera, ex parte devant la Cour.

Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Almalki, la Cour d’appel fédérale a déterminé qu’un privilège générique s’applique aux faits concernant une source humaine du SCRS en l’espèce. Il restait donc à la Cour à statuer sur la possibilité que les informations caviardées soumises au juge désigné puissent être lues sous leur forme non caviardée soit par la Cour et les avocats adverses, soit par le juge désigné seulement, soit par ni l’un ni l’autre.

Les avocats adverses ont soutenu que la communication des informations à la Cour en l’absence d’une demande au titre du paragraphe 18.1(4) constituait une violation involontaire du privilège établi à l’article 18.1, ce que devrait régler le retrait du rapport opérationnel non caviardé. Les avocats adverses ont entre autres soutenu qu’il est nécessaire de donner au nouveau régime législatif établi à l’article 18.1 une interprétation stricte et littérale, et que s’il est impossible d’obtenir le consentement quant à la communication au juge désigné d’informations sur l’identité de la source du SCRS, alors le juge désigné doit évaluer en conséquence la validité du dossier dont il est instruit. Les avocats du gouvernement soutiennent entre autres qu’en cas de réclamation du privilège établi à l’article 18.1, il y aurait lieu de communiquer les informations qui permettraient de découvrir l’identité d’une source humaine du SCRS au juge désigné, mais pas aux avocats adverses. Ils soutiennent également que l’article 18.1 doit être interprété de manière à permettre au juge désigné d’exercer son rôle d’arbitre indépendant quant aux questions relevant de l’article 18.1.

Il s’agissait de savoir si le privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS s’applique au juge désigné.

Jugement : Le privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS ne s’applique pas aux juges désignés.

Le fait de permettre au juge désigné d’examiner les informations non caviardées établit un juste équilibre entre l’intention du législateur quant à l’article 18.1, les droits garantis aux sources humaines du SCRS par l’article 7 de la Charte et les fonctions judiciaires globales du juge désigné, c’est-à-dire assurer l’équité et la bonne administration de la justice. Les informations non caviardées peuvent être communiquées au juge désigné, celui-ci n’étant pas la partie adverse des avocats du gouvernement, quant à la portée de la signification de « communication » telle qu’elle a été adoptée au paragraphe 18.1(2). L’article 18.1 doit être interprété de manière à permettre au juge désigné de s’acquitter de ses fonctions à titre d’arbitre indépendant. Le juge désigné peut avoir de bonnes raisons de demander à connaître l’identité de la source humaine dans les demandes de mandats en vertu de la Loi sur le SCRS, dans les instances relatives aux certificats en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et dans les procédures relatives à l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Le législateur, en créant un privilège relatif aux sources humaines du SCRS par l’adoption de l’article 18.1, n’a pas pu avoir l’intention d’interdire au juge désigné de demander des informations sur les sources humaines du SCRS dans ces types d’instances. Les avocats du SCRS ont une lourde obligation de franchise envers les juges désignés qui président des audiences ex parte et à huis clos. Partant, ils doivent faire preuve de franchise et d’ouverture envers la Cour. Le privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 n’interdit pas de signifier au juge des préoccupations au sujet d’informations relatives à une source humaine du SCRS qui pourraient avoir une incidence sur l’instance sous-jacente. Si le législateur avait voulu restreindre la portée de l’obligation de franchise imposée aux avocats du gouvernement, il l’aurait mentionné explicitement. Dans l’ensemble, l’interprétation stricte et littérale du nouveau privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 aurait des conséquences très graves qui nuiraient énormément à la capacité des juges désignés d’assurer l’équité et la bonne administration de la justice. Sinon, les principes fondamentaux de l’équité et de la justice seraient compromis. Les juges désignés ont acquis suffisamment de discernement et d’expérience sur le plan judiciaire dans le domaine de la sécurité nationale. Le législateur, en adoptant l’article 18.1 qui établit le privilège relatif aux sources humaines du SCRS, n’avait pas l’intention de réduire à néant des années d’une évolution importante de la jurisprudence et de la procédure. Une interprétation stricte, littérale et purement textuelle, comme elle a été proposée, saperait de nombreux aspects importants de l’application pratique du cadre juridique de la sécurité nationale. Il est nécessaire de tenir compte du contexte pratique dans lequel s’applique le nouveau privilège établi à l’article 18.1 et de l’interpréter de manière à ce qu’il s’inscrive dans le cadre, pas de manière à ce qu’il détruise des droits fondamentaux et procéduraux élaborés au fil du temps aux prix de grands efforts.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38, 38.01(6)d), 39.

Loi sur la prévention des voyages de terroristes, L.C. 2015, ch. 36, art. 42.

Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21.

Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5.

Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11.

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1.

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 2 « juge », 18.1.

Loi sur l’enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité), L.C. 2001, ch. 41, art. 113.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 87.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Canada (Procureur général) c. Almalki, 2016 CAF 195, [2017] 2 R.C.F. 44; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33; Canada (Procureur général) c. Telbani, 2014 CF 1050; R. c. Basi, 2009 CSC 52, [2009] 3 R.C.S. 389; X (Re), 2016 CF 1105, [2017] 2 R.C.F. 396; Harkat (Re), 2009 CF 553; Harkat (Re), 2009 CF 1050, [2010] 4 R.C.F. 149.

DOCTRINE CITÉE

Black’s Law Dictionary, « disclosure ».

DEMANDE visant à préciser la procédure à respecter lorsque le gouvernement invoque l’application d’un privilège en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité dans le cadre d’une instance in camera, ex parte devant la Cour. Le privilège relatif aux sources humaines établi à l’article 18.1 ne s’applique pas aux juges désignés.

ONT COMPARU

[***] [***]

[***]

[***] [***]

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Sous-procureur général du Canada [***]

[***] [***]

[***]

[***]

Voici le jugement et les motifs publics rendus en français par

Le juge Noël :

(Note : le paragraphe 2 a été caviardé et remplacé pour les fins de ce jugement et motifs publics.)

I.          Introduction

1

II.         Observations des avocats adverses

7

III.        Observations des avocats du gouvernement

13

IV.       Question

19

V.        Analyse

20

A.        Aperçu du nouveau privilège relatif aux sources humaines du SCRS

20

B.        Constatations générales et principes d’interprétation

25

C.        Effets du nouveau privilège sur différents domaines du droit relatifs à la sécurité nationale

36

1)         Demandes de mandats en vertu de la Loi sur le SCRS

36

2)         Instances relatives aux certificats (LIPR)

37

3)         Article 38 de la Loi sur la preuve au Canada

39

D.        Obligation de franchise

43

VI.       Conclusion

48

I.          INTRODUCTION

[1]        Étant donné que les présents motifs seront caviardés en partie pour en permettre la publication, des termes [***] ont été remplacés par des termes beaucoup plus généraux afin de dissimuler les informations qui pourraient permettre de reconnaître l’affaire et le type d’instance, et ce, pour des motifs liés à la sécurité nationale. [***] Cette démarche vise à ce que les présents motifs puissent être rendus publics autant que possible sans que transparaisse quoi que ce soit qui peut les lier à un dossier ou à une instance en particulier.

[2]        [Voir la note ci-haut.] Dans le cadre d’une instance in camera, ex parte devant la Cour, celle-ci a eu à se prononcer sur la procédure à respecter lorsque le gouvernement invoque l’application d’un privilège en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité [L.R.C. (1985), ch. C-23] (Loi sur le SCRS).

[3]        Les avocats du gouvernement et les avocats adverses ont adopté des positions divergentes sur l’applicabilité du privilège réclamé. En outre, ils n’étaient pas d’accord sur la possibilité que le privilège, s’il existe effectivement, interdise au juge désigné de lire le rapport opérationnel non caviardé.

[4]        Le soussigné a reçu les observations des avocats du gouvernement et des avocats adverses sur les deux questions et a mis l’affaire en délibéré jusqu’à ce que la Cour d’appel fédérale se prononce en juillet 2016 dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Almalki, 2016 CAF 195, [2017] 2 R.C.F. 44 (Almalki 2016), car les questions de la portée et de l’applicabilité du privilège dans le temps étaient au cœur de cet appel.

[5]        L’arrêt Almalki 2016 a réglé la question du privilège : en l’espèce, un privilège générique s’applique aux faits concernant une source humaine du SCRS.

[6]        Il reste donc à la Cour à statuer sur la possibilité que les informations caviardées soumises au juge désigné, qui faisaient partie de ce que le gouvernement avait l’obligation de divulguer, puissent être lues sous leur forme non caviardée soit par la Cour et les avocats adverses, soit par le juge désigné seulement, soit par ni l’un ni l’autre. Les avocats adverses soutiennent que les informations non caviardées ne devraient jamais être fournies à quiconque ou que, subsidiairement, tant les avocats adverses que le juge désigné puissent en prendre connaissance. Les avocats du gouvernement sont d’avis que le privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 n’est pas censé s’appliquer au juge désigné. Il s’agit de la seule question de droit sur laquelle je me prononcerai. En ce qui a trait au droit éventuel des avocats adverses de prendre connaissance des informations caviardées, le caractère très succinct des observations présentées m’amène à laisser cette question se régler dans le cadre d’une autre instance.

II.         OBSERVATIONS DES AVOCATS ADVERSES

[7]        Au sujet de la possibilité que le juge désigné puisse consulter le rapport opérationnel non caviardé, les avocats adverses soutiennent que la communication des informations à la Cour en l’absence d’une demande au titre du paragraphe 18.1(4) a constitué une violation involontaire du privilège établi à l’article 18.1, ce que devrait régler le retrait du rapport opérationnel non caviardé.

[8]        Les avocats adverses ont soumis des observations particulièrement succinctes sur l’applicabilité au juge du privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1. Les voici :

[traduction] Les [avocats adverses] considèrent que l’article 18.1 est inconstitutionnel, car il a pour effet de refuser au juge et aux [avocats adverses] l’accès à toute information qui permettrait de découvrir l’identité d’une source humaine, et ce, sans distinction, alors que dans certaines circonstances, une telle divulgation pourrait servir l’intérêt de la justice. Cette disposition leur nuit donc dans l’exercice de leur rôle obligatoire en vertu de la Constitution quant [***] à la Charte. Toutefois, en l’espèce, les [avocats adverses] ne considèrent pas qu’il est judicieux de contester la constitutionnalité de l’article.

[9]        Au cours d’une audience relative à l’affaire, les avocats adverses ont quelque peu précisé leurs brèves observations écrites. En premier lieu, ils ont soutenu qu’il est nécessaire de donner au nouveau régime législatif établi à l’article 18.1 une interprétation stricte et littérale. Depuis l’adoption de l’article 18.1, qui établit le privilège relatif aux sources humaines du SCRS, la source humaine de renseignements est sur un pied d’égalité avec le Service en ce qui a trait à la prise de décisions relative à la communication d’informations sur son identité ou d’informations qui permettraient de découvrir son identité. Selon les avocats adverses, si les ministres ne sont pas en mesure d’obtenir le consentement du directeur du SCRS et de la source quant à la communication au juge désigné d’informations sur l’identité de la source ou d’informations qui permettraient de découvrir cette identité, alors le juge désigné doit évaluer en conséquence la validité du dossier dont il est instruit (pour en apprendre davantage, voir à la page 40 de la transcription).

[10]      Les avocats adverses soutiennent que le régime de l’article 18.1, qui exige d’obtenir le consentement du directeur du SCRS et de la source humaine du SCRS pour fournir des informations sur l’identité de cette dernière ou des informations qui permettraient de découvrir cette identité, répond aux exigences découlant de l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3 (Ruby), quant à la communication d’informations ou, subsidiairement, si ce n’est pas le cas, qu’il s’agit là de l’effet souhaité par le législateur.

[11]      Je dois admettre que j’ai beaucoup de mal à concilier la position des avocats adverses en l’espèce [***] Ainsi, en raison de la brièveté des observations écrites à ce propos, j’ai fait part de mes préoccupations aux avocats adverses pendant l’audition des observations orales. Dans la mesure où il est avantageux pour tous de bien comprendre les questions, je donne ici quelques extraits de ces interventions qui, à mon avis, confirment et complètent de façon pertinente la position écrite des avocats adverses :

Juge Noël : Affirmez-vous, à titre d’[avocat adverse], que cette Cour n’a pas le pouvoir, en l’absence de demande, de consulter les informations relatives à une source qui pourraient permettre de découvrir son identité? Est-ce cela que vous affirmez à la Cour? C’est ce qui me préoccupe grandement.

[Avocats adverses] : Précisons-le : nous sommes d’avis que la loi interdit à quiconque, que ce soit vous ou nous, d’avoir accès à l’identité de la source en l’absence d’une demande présentée au titre du paragraphe 18.1(4) ou des consentements dont il est question au paragraphe 18.1(3).

Juge Noël : Comment pourrais-je m’acquitter de mes responsabilités à l’égard de la [***] pour ne donner que cet exemple? La [***] m’impose d’examiner les informations et de déterminer lesquelles peuvent être rendues publiques dans un résumé. Je vous entends maintenant dire que, [***]

[Avocats adverses] : À mon humble avis, cette nouvelle disposition change la donne. Son fonctionnement est censé reposer sur le fait que vous avez accès aux informations confidentielles, ou que la Cour y a accès, si une demande est présentée au titre du paragraphe 18.1(4) […] [Transcription, pages 4 et 5.]

[…]

Juge Noël : Je vous suis. J’entends tout ce que vous me dites. Toutefois, ce que j’entends, ce sont des avocats qui disent à la Cour que les outils dont elle dispose pour agir dans l’intérêt de la justice ne devraient plus exister, tandis que le SCRS et le gouvernement du Canada ne sont pas du même avis. Je suis extrêmement surpris. Je vois [***] Cela m’étonne que vous avanciez des arguments de ce genre.

[Avocats adverses] : Cela vous surprend peut-être, mais cela découle de la loi, et la loi établit un tout nouveau régime […] [Transcription, page 10.]

[…]

Juge Noël : Je ne vois pas le lien que vous établissez. Je répète, je n’irai pas jusqu’à… vous êtes tellement résolu à obtenir éventuellement ce pouvoir que vous êtes prêt à le retirer au juge au prix d’une lutte intense, d’une contestation constitutionnelle en fin de compte, pour déclarer que cet article 18.1 est… en gros, c’est ce que j’entends.

[Avocats adverses] : L’idée n’est pas de lancer une contestation constitutionnelle. En l’espèce, cela n’arrivera pas.

Juge Noël : Mais le prix que vous voulez faire payer au système, c’est son effondrement, parce que les [avocats adverses] n’ont pas les mêmes droits que le juge, parce qu’ils estiment que le juge n’a pas le droit de voir les informations. « Si vous, le juge, consultez ces informations, alors il nous faut pouvoir les consulter ». C’est ce que je vous entends dire […]

Juge Noël : Selon moi, vous avez soulevé cet argument sans y mettre la moindre substance. Vous n’aidez pas du tout la Cour. [Transcription, pages 13 et 14.]

[…]

Juge Noël : Vous êtes un avocat très expérimenté, et vous réalisez que, par vos arguments, vous plaidez pour la diminution du pouvoir du juge désigné, [***] Vous soutenez même, au moyen d’arguments approfondis, que la portée de l’arrêt Ruby peut être limitée lorsqu’il s’agit d’informations de source humaine. Maintenant, au moyen de vos arguments, vous avancez que les progrès que nous avons réalisés ensemble [***] seront donc aussi limités. Si je suis jusqu’au bout les arguments que vous me présentez à titre d’[avocat adverse], de fonctionnaire judiciaire, vous me dites : « Oui, c’est ainsi que cela doit se passer. C’est ce que nous en comprenons ».

[Avocats adverses] : Je ne veux pas me répéter, mais je tiens à dire que ce que nous avançons ici, c’est notre interprétation de cette disposition, et c’est pourquoi je devrais dire que nous croyons que cette disposition est boiteuse, et ce, pour diverses raisons.

Juge Noël : Mais l’interprétation des lois consiste à ne pas considérer uniquement les faits, mais le portrait global.

[Avocats adverses] : En effet.

Juge Noël : C’est maintenant clair. Vous en faites une interprétation stricte et littérale.

[Avocats adverses] : La raison pour laquelle je procède ainsi, Monsieur le Juge ― […] [Transcription, pages 54 et 55.]

[…]

[Avocats adverses] : […] [N]ous sommes d’avis que la sécurité des informations est équivalente tant pour vous que pour nous. [Transcription, page 56.]

[…]

Juge Noël : Pour moi, c’est le monde à l’envers. Le SCRS plaide l’ouverture, et vous plaidez l’opacité. C’est incroyable.

[Avocats adverses] : Je sais. C’est… nous en avons parlé avant, en fait, entre nous, de l’interprétation de la disposition. Notre préoccupation, et la conclusion à laquelle nous sommes parvenus, c’est que nous devons ainsi adopter une interprétation stricte. Nous avons conclu que la disposition peut fonctionner avec souplesse afin que les juges désignés puissent avoir accès aux informations. Tout repose sur l’identité et les consentements. […] [Transcription, page 58.]

[12]      Après l’audition des observations orales, la position des avocats adverses était claire : ils soutiennent que le nouveau régime établi à l’article 18.1 doit être interprété de façon stricte et littérale. Dans la prochaine section, j’expose en détail l’interprétation proposée par les avocats du gouvernement.

III.        OBSERVATIONS DES AVOCATS DU GOUVERNEMENT

[13]      Les avocats du gouvernement soutiennent que les mesures de protection de la vie et de la sécurité d’une source humaine du SCRS prévues à l’article 18.1 sont compatibles avec les obligations de la Cour en fonction de la loi, au titre de la législation applicable. En cas de réclamation du privilège établi à l’article 18.1, il y aurait lieu de communiquer les informations qui permettraient de découvrir l’identité d’une source humaine du SCRS au juge désigné, mais pas aux avocats adverses. Selon l’interprétation téléologique adéquate, l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS devrait permettre de respecter les droits garantis par l’article 7 [Charte canadienne des droits et libertés] (liberté et sécurité) à la source humaine du SCRS tout en permettant à la Cour de s’acquitter de ses obligations en fonction de la loi.

[14]      Le paragraphe 18.1(2) ne précise pas explicitement à qui la communication d’informations relatives à une source humaine du SCRS est interdite. Les avocats du gouvernement soutiennent que, dans le contexte d’un litige, s’entend par « communication » la divulgation d’informations à la partie adverse. Ils appuient leur interprétation sur la définition de « disclosure » (« communication » dans le présent contexte) donnée dans le Black’s Law Dictionary : [traduction] « acte ou processus visant à dévoiler ce qui était caché » ou « divulgation obligatoire d’informations à la partie adverse, conformément aux règles de procédure ». En conséquence, les avocats du gouvernement soutiennent que la Cour n’est pas leur « partie adverse » et que l’article 18.1 doit être interprété de manière à permettre au juge désigné d’exercer son rôle d’arbitre indépendant quant aux questions relevant de l’article 18.1. Il ajoute que la communication d’informations au juge désigné assure que les avocats du gouvernement ne sont pas la seule partie à déterminer quelles informations il convient de communiquer à une autre partie. En pratique, il est possible de fournir au juge les informations relatives à la source humaine du SCRS pour lui permettre d’évaluer si le privilège existe ou si l’exception relative à la démonstration de l’innocence s’applique.

[15]      Les avocats du gouvernement ajoutent qu’en général, le législateur exprime clairement dans le libellé de la loi son intention d’interdire aux juges d’examiner des informations. Entre autres exemples, ils renvoient au paragraphe 39(1) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, qui traite des renseignements confidentiels du Cabinet :

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5

Renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada

Opposition relative à un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada

39 (1) Le tribunal, l’organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements sont, dans les cas où un ministre ou le greffier du Conseil privé s’opposent à la divulgation d’un renseignement, tenus d’en refuser la divulgation, sans l’examiner ni tenir d’audition à son sujet, si le ministre ou le greffier attestent par écrit que le renseignement constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada. [Non souligné dans l’original.]

[16]      Selon les avocats du gouvernement, en ce qui a trait aux renseignements confidentiels du Cabinet, l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada interdit explicitement aux juges de recevoir toute forme d’informations non caviardées. En réponse à cet argument, les avocats adverses soutiennent que le privilège établi à l’article 18.1 a pour objectif déclaré de protéger les droits garantis à la source humaine du SCRS par l’article 7 de la Charte et que la présence du segment « nul ne peut communiquer » au paragraphe 18.1(2) établit une distinction entre les deux régimes.

[17]      En outre, les avocats du gouvernement sont d’avis que, dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33 (Harkat 2014), au paragraphe 46, la Cour suprême du Canada a confirmé que le juge désigné joue le rôle de gardien dans les instances ex parte et à huis clos :

[…] Il est investi d’un large pouvoir discrétionnaire et doit s’assurer non seulement que le dossier étaie le caractère raisonnable de la conclusion d’interdiction de territoire tirée par les ministres, mais aussi que l’ensemble du processus est équitable : […] D’ailleurs, le régime établi par la LIPR exige expressément du juge qu’il tienne compte des « considérations d’équité et de justice naturelle » dans l’instruction de l’instance : al. 83(1)aLIPR […]

[18]      Au sujet des étapes suivant la décision relative à la validité de la réclamation du privilège, les avocats du gouvernement avancent que le régime de l’article 18.1 n’empêche pas les solutions de rechange à la communication d’information sur l’identité de la source humaine du SCRS ou d’informations qui permettraient de découvrir cette identité. À titre d’exemple, le régime n’interdit pas la production de résumés des informations qui n’établissent pas l’identité de la source. En outre, même s’il prend connaissance des informations relatives à la source humaine du SCRS, le juge désigné peut décider de ne leur accorder aucun crédit et peut, entre autres, refuser de décerner un mandat ou de conclure au caractère raisonnable d’un certificat. L’interprétation téléologique du régime de l’article 18.1 permet aux juges désignés qui sont chargés de dossiers relatifs à la sécurité nationale de traiter sans entraves de nombreuses questions juridiques tout en respectant l’objectif énoncé de la disposition, c’est-à-dire établir une mesure de protection relative à la communication d’informations sensibles sur l’identité de sources humaines du SCRS ou d’informations qui permettraient de découvrir cette identité. Les avocats du gouvernement sont conscients que l’adoption d’une telle interprétation aura une incidence sur d’autres dossiers.

IV.       QUESTION

[19]      Le privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS s’applique-t-il au juge désigné?

V.        ANALYSE

A.        Aperçu du nouveau privilège relatif aux sources humaines du SCRS

[20]      Par suite de l’arrêt Harkat 2014, qui établit que les sources humaines du SCRS ne sont pas protégées au moyen d’un privilège générique, le législateur a modifié la Loi sur le SCRS pour y incorporer un tel privilège visant à préserver l’anonymat des sources humaines et, partant, leur vie et leur sécurité, et à encourager les personnes physiques à fournir des informations au Service (paragraphe 18.1(1) de la Loi sur le SCRS).

[21]      Partant, dans une instance devant un tribunal, nul ne peut communiquer l’identité d’une source humaine du SCRS ou toute information qui permettrait de découvrir cette identité (paragraphe 18.1(2) de la Loi sur le SCRS). Comme l’ont avancé les avocats du gouvernement, le paragraphe 18.1(2) ne précise pas à qui s’applique l’interdiction. Selon mon interprétation, le privilège s’applique aux tribunaux qui ont le pouvoir de contraindre à la production d’informations sur l’identité d’une source humaine ou d’informations qui permettraient de découvrir cette identité, aux juges, aux parties et, bien sûr, au public, à moins que la source humaine du SCRS et le directeur du SCRS consentent à ce que ces informations soient communiquées (paragraphe 18.1(3) de la Loi sur le SCRS).

[22]      Les demandes visant l’obtention de la communication sont signifiées et déposées au greffe de la Cour fédérale, qui les achemine à la Section des procédures générales. Le juge en chef confiera le dossier à un juge désigné. Le procureur général se voit signifier copie de la demande et, dès lors, est réputé y être partie (se reporter aux paragraphes 18.1(4) à (6) ainsi qu’à la définition de « juge » qui figure à l’article 2 de la Loi sur le SCRS).

[23]      Dans la demande signifiée et déposée au greffe de la Cour fédérale, la partie, l’amicus ou l’avocat spécial (aux fins d’une audience relative à l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR)) peut demander que soit déclaré, par ordonnance, qu’une personne physique n’est pas une source humaine du SCRS ou que l’information demandée ne donne pas l’identité d’une source humaine ou ne permettrait pas de découvrir cette identité.

[24]      Si l’instance au cours de laquelle la demande est présentée est une poursuite pour infraction, les personnes susmentionnées peuvent demander que soit déclaré, par ordonnance, que la communication de l’identité de la source humaine du SCRS est essentielle pour établir l’innocence de l’accusé (alinéas 18.1(4)a) et b) de la Loi sur le SCRS).

B.        Constatations générales et principes d’interprétation

[25]      Je suis d’accord avec les observations des avocats du gouvernement. En outre, je suis d’avis que le privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS ne s’applique pas aux juges désignés, et ce, pour les raisons suivantes.

[26]      L’alinéa 38.01(6)d) de la Loi sur la preuve au Canada indique clairement que le législateur s’attend à ce que les juges désignés prennent connaissance d’informations extrêmement sensibles concernant la sécurité nationale du Canada. Cet alinéa renvoie à une annexe qui dresse la liste des entités exclues du champ d’application du régime de l’article 38 de cette loi, qui interdit la divulgation d’informations sensibles. Dans l’annexe, il est manifeste que les juges désignés, en raison de leurs responsabilités en matière de sécurité nationale, sont souvent chargés de déterminer si des informations sensibles doivent être communiquées ou protégées. Ces responsabilités touchent, entre autres, aux demandes de mandats (Loi sur le SCRS, L.R.C. (1985), ch. C-23), aux certificats signifiant l’inadmissibilité au statut d’organisme de bienfaisance (Loi sur l’enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité), L.C. 2001, ch. 41, art. 113), à quelques domaines du droit relevant de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, aux appels relatifs aux refus de transport (Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11), aux révisions judiciaires concernant les demandes d’accès refusées à des documents (Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1) ou à des renseignements personnels (Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21), aux demandes consécutives à la fin de l’examen d’une plainte (Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5) et, enfin, aux appels relatifs à l’annulation de passeports (Loi sur la prévention des voyages de terroristes, L.C. 2015, ch. 36, art. 42). Je souligne que ni les avocats spéciaux ni les amici curiae ne figurent dans la liste des entités désignées placée en annexe, dont voici les parties pertinentes :

ANNEXE

(alinéa 38.01(6)d) et paragraphe 38.01(8))

ENTITÉS DÉSIGNÉES

1 Un juge de la Cour fédérale, pour l’application de l’article 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité.

2 Un juge de la Cour fédérale, pour l’application des articles 6 et 7 de la Loi sur l’enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignement de sécurité), sauf dans le cas où l’audition est ouverte au public.

3 Un juge de la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale ou la Section de l’immigration ou la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour l’application des articles 77 à 87.1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

4 Un juge de la Cour fédérale, pour l’application de l’article 16 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens.

[…]

15 Un juge de la Cour fédérale, pour l’application des articles 41 et 42 de la Loi sur l’accès à l’information.

16 Un juge de la Cour fédérale, pour l’application des articles 41 à 43 de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

17 Un juge de la Cour fédérale, pour l’application des articles 14 à 17 de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques.

[…]

21 Un juge de la Cour fédérale, pour l’application des articles 4 et 6 de la Loi sur la prévention des voyages de terroristes.

[27]      Outre cela, dans le cadre de leurs fonctions judiciaires globales, qui consistent à assurer l’équité et la bonne administration de la justice lors d’instance ex parte et à huis clos, les juges désignés peuvent soulever et régler des questions relatives à la communication sans qu’une des personnes mentionnées au paragraphe 18.1(4) ne présente de demande en vertu de cette disposition. Je suis d’accord avec la position des avocats du gouvernement, qui soutiennent que permettre au juge désigné d’examiner les informations non caviardées établit un juste équilibre entre l’intention du législateur quant à l’article 18.1, les droits garantis aux sources humaines du SCRS par l’article 7 et les fonctions judiciaires globales du juge désigné, c’est-à-dire assurer l’équité et la bonne administration de la justice.

[28]      Je suis aussi d’accord avec la position selon laquelle les informations non caviardées peuvent être communiquées au juge désigné, celui-ci n’étant pas la partie adverse des avocats du gouvernement, quant à la portée de la signification de « communication » telle qu’elle a été adoptée au paragraphe 18.1(2).

[29]      J’abonde aussi dans le sens des avocats du gouvernement lorsqu’ils avancent que l’article 18.1 doit être interprété de manière à permettre au juge désigné de s’acquitter de ses fonctions à titre d’arbitre indépendant. Les avocats du gouvernement soutiennent qu’ils ne devraient pas être les seuls à déterminer quelles informations peuvent être communiquées à une autre partie. En pratique, le juge désigné doit pouvoir consulter les informations non caviardées pour être en mesure de déterminer si le privilège existe ou si des exceptions s’y appliquent.

[30]      En outre, je trouve convaincant l’argument selon lequel, en général, le législateur exprime clairement dans le libellé de la loi son intention d’interdire aux juges de même examiner des informations en vue de déterminer si une réclamation du privilège est fondée ou de vérifier un fait relatif à une source humaine du SCRS. À titre d’exemple d’interdiction expresse, les avocats du gouvernement renvoient au paragraphe 39(1) de la Loi sur la preuve au Canada, qui traite des renseignements confidentiels du Cabinet. L’article 18.1 ne prévoit aucune interdiction expresse au sujet des informations dont peut disposer le juge présidant l’instance pour se prononcer sur une demande de privilège relatif aux sources humaines du SCRS. Le segment « nul ne peut communiquer » interdit effectivement à quiconque détient des informations relatives à une source humaine du SCRS de les communiquer. Toutefois, considérés au regard du contexte global de la loi, ces mots n’interdisent pas la communication de ces informations sensibles au juge désigné qui, en fin de compte, est chargé d’assurer l’équité et la bonne administration de la justice.

[31]      En ce qui a trait aux questions touchant la sécurité nationale, le juge joue un rôle élargi de gardien parce que le caractère confidentiel et fermé des instances accroît l’importance de ses responsabilités. Tant la jurisprudence que la législation établissent les responsabilités du juge désigné, notamment l’arrêt Harkat 2014 et la LIPR. Dans l’arrêt Harkat 2014, au paragraphe 46, la Cour suprême en offre un résumé utile :

Premièrement, le juge désigné est censé jouer le rôle de gardien. Il est investi d’un large pouvoir discrétionnaire et doit s’assurer non seulement que le dossier étaie le caractère raisonnable de la conclusion d’interdiction de territoire tirée par les ministres, mais aussi que l’ensemble du processus est équitable : [traduction] « … dans un système d’avocats spéciaux, le juge se verra encore imposer le fardeau inhabituel de réagir à l’absence de la personne visée en talonnant la partie gouvernementale avec plus de vigueur qu’il ne le ferait en présence de cette personne » (C. Forcese et L. Waldman, « Seeking Justice in an Unfair Process : Lessons from Canada, the United Kingdom, and New Zealand on the Use of “Special Advocates” in National Security Proceedings » (2007) (en ligne), p. 60). D’ailleurs, le régime établi par la LIPR exige expressément du juge qu’il tienne compte des « considérations d’équité et de justice naturelle » dans l’instruction de l’instance : al. 83(1)a) LIPR. Le juge désigné doit adopter une approche interventionniste, sans pour autant jouer un rôle inquisitoire.

[32]      Comme il en en question ci-dessus, puisqu’elles découlent de la responsabilité prépondérante qui consiste à assurer l’équité et la bonne administration de la justice, les fonctions du juge désigné ne se limitent pas aux instances relatives aux certificats de sécurité. La distinction qui existe entre les responsabilités du juge désigné, des amici curiae et des avocats spéciaux va au-delà des instances relatives aux certificats de sécurité et s’applique à toute situation touchant la sécurité nationale pour laquelle peuvent être soulevées des questions relatives aux informations confidentielles et aux sources humaines du SCRS. Dans la décision Canada (Procureur général) c. Telbani, 2014 CF 1050, au paragraphe 27, le juge de Montigny a souligné ces différences et ressemblances :

Ceci dit, il n’existe pas de définition précise du rôle de l’amicus qui soit applicable à toutes les situations possibles où une cour peut trouver bénéfique d’obtenir les conseils d’un avocat qui n’agit pas pour les parties : R c Cairenius (2008), 232 CCC (3d) 13, aux paras 52-59; R c Samra (1998), 41 O.R. (3d) 434 (C.A.). On s’entend généralement pour dire que la nomination d’un amicus vise généralement à représenter les intérêts qui ne sont pas représentés devant la cour, à informer cette dernière de certains facteurs dont elle ne serait pas autrement au courant, ou de la conseiller sur une question de droit : voir Procureur général du Canada et al v Aluminium Company of Canada, (1987) 35 D.L.R. (4th) 495, à la p. 505 (C.A.C.-B.).

[33]      La Cour suprême a fourni d’autres détails utiles dans l’arrêt R. c. Basi, 2009 SCC 52, [2009] 3 S.C.R. 389, surtout aux paragraphes 39, 44, 52 et 53 :

Lorsqu’il se prononce sur l’existence du privilège, le juge doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la personne en cause est effectivement un indicateur confidentiel. Et si la revendication du privilège est établie, le juge doit lui donner pleinement effet. Comme nous l’avons vu, suivant l’arrêt Personne désignée, les juges du procès n’ont aucun pouvoir discrétionnaire d’agir autrement.

[…]

Il demeure donc vrai en l’espèce, comme ce l’était dans Personne désignée, que, « [a]lors que le juge détermine si le privilège s’applique, la plus grande prudence s’impose en supposant que le privilège s’applique » (par. 47). Nul en dehors du cercle du privilège ne peut accéder aux renseignements à l’égard desquels le privilège est revendiqué tant qu’un juge n’a pas déterminé que le privilège n’existe pas ou qu’une exception s’applique. Il s’ensuit que la juge du procès a commis une erreur en permettant aux avocats de la défense d’entendre le témoignage d’un agent tendant à révéler l’identité de l’indicateur présumé à l’audience constituant la « première étape ».

[…]

Bien sûr, les renseignements retenus à l’égard desquels le privilège de l’indicateur est revendiqué pourraient aider la défense, par exemple en lui fournissant une piste menant à d’autres éléments de preuve pertinents et utiles, ou en l’aidant à préparer et à mener le contre-interrogatoire des témoins du ministère public. Les renseignements retenus pourraient même fournir des indices de l’innocence, sans que s’applique pour autant l’étroite exception de « l’innocence en jeu ». Il est donc essentiel que les revendications de privilège soient tranchées équitablement et avec exactitude, tout en gardant à l’esprit que les procédures ex parte soulèvent en matière d’équité procédurale de sérieux problèmes ayant une incidence particulière sur la conduite des poursuites pénales, alors que la liberté de l’accusé est en jeu.

Lorsqu’une audience est requise pour trancher une revendication de privilège présentée par le ministère public, l’accusé et les procureurs de la défense ne devraient donc être exclus de l’instance que si l’identité de l’indicateur confidentiel ne peut être protégée autrement. Et même alors, seulement dans la mesure qui s’avère nécessaire. En déterminant si la revendication du privilège a été établie, les juges du procès devraient prendre toutes les mesures possibles pour éviter la complexité et les délais inutiles, sans pour autant compromettre la possibilité, pour l’accusé, de présenter une défense pleine et entière. [Non souligné dans l’original.]

[34]      Les avocats adverses ne semblent pas tenir compte des répercussions de leurs arguments sur l’interprétation stricte et littérale sur le travail des juges désignés ayant trait aux demandes de mandats en vertu de la Loi sur le SCRS, aux instances liées aux certificats (en vertu de la LIPR) et aux demandes liées au régime de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, entre autres. Il est nécessaire ici de procéder à un bref examen des règles d’interprétation législative avant de décrire l’incidence des arguments des avocats adverses. Dans la décision X (Re), 2016 FC 1105, [2017] 2 R.C.F. 396, aux paragraphes 110 à 112, j’ai exposé en détail les principes d’interprétation modernes et reconnus. Je réitère :

[110] Dans son ouvrage Sullivan on the Construction of Statutes, la professeure Sullivan expose la méthode classique d’interprétation en trois volets : l’analyse fondée sur le sens ordinaire, qui utilise le texte de la loi comme source principale, l’analyse fondée sur le contexte telle qu’elle avait initialement été décrite par Elmer Driedger et précisée par la Cour suprême après qu’elle eut accepté la méthode dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, et l’analyse téléologique pour prendre en compte l’idée pratique derrière l’adoption de l’article dont il est question et de la loi dans son ensemble ainsi que les effets réels de l’interprétation de la Cour. (Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statues, 6e éd. [Markham : Lexis Nexis, 2014], au paragraphe 2.1 [Sullivan 2014].)

[111] Dans X (Re), 2014 CAF 249, aux paragraphes 68 à 71, la Cour d’appel fédérale résume la manière dont une loi devrait être interprétée :

[68] La méthode privilégiée en ce qui a trait à l’interprétation des lois a été ainsi définie par la Cour suprême du Canada :

Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

Voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21. Voir aussi R. c. Ulybel Enterprises Ltd., 2001 CSC 56 (CanLII), [2001] 2 RCS 867, au paragraphe 29.

[69] La Cour suprême a réaffirmé ce principe par l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54 (CanLII), [2005] 2 RCS 601, au paragraphe 10 :

Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, 1999 CanLII 639 (CSC), [1999] 3 RCS 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative au sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

[70] Cet enseignement quant à la bonne méthode à retenir en matière d’interprétation des lois a été rappelé par les arrêts Celgene Corp. c. Canada (procureur général), 2011 CSC 1 (CanLII), [2011] 1 RCS 3, au paragraphe 21, et Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2011 CSC 25 (CanLII), [2011] 2 RCS 306, au paragraphe 27.

[71] L’approche contextuelle de l’interprétation des lois est fondée sur l’idée que le sens grammatical et ordinaire d’une disposition n’est pas déterminant quant à son sens. Il faut tenir compte du contexte global de la disposition à interpréter, « même si, à première vue, le sens de son libellé peut paraître évident » (ATCO Gas and Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4 (CanLII), [2006] 1 RCS 140, au paragraphe 48). C’est à partir du libellé et du contexte global que le juge appelé à interpréter le texte recherche l’intention du législateur, qui est « [l]’élément le plus important de cette analyse » (R. c. Monney, 1999 CanLII 678 (CSC), [1999] 1 RCS 652, au paragraphe 26).

[112] Comme l’a exprimé la Cour d’appel fédérale, les professeurs Côté et Sullivan, dans leurs plus récents ouvrages, affirment qu’à elle seule, l’analyse fondée sur le sens ordinaire ne suffit plus. Les deux auteurs éminents s’entendent plutôt pour dire que le contexte est primordial et que l’interprétation est légitime même si le sens ordinaire semble clair. Le professeur Côté affirme que :

[traduction] […] [n]ous tenons à exprimer notre profond désaccord avec l’idée selon laquelle l’interprétation est légitime ou appropriée seulement lorsque le texte est obscur. Cette idée repose sur le point de vue, incorrect, voulant que le sens d’une règle juridique est identique à une interprétation littérale de son texte. Le rôle de la personne qui interprète consiste à établir le sens des règles, non des textes, au moyen du sens textuel comme point de départ, tout au plus, d’un processus qui prend nécessairement compte d’éléments extratextuels. Le sens à première vue d’un texte doit être interprété à la lumière d’autres critères pertinents pour l’interprétation. Une personne compétente en matière d’interprétation se demandera si la règle ainsi interprétée peut être conciliée avec les autres règles et principes du système juridique : ce sens est-il compatible avec l’historique du texte? Les conséquences d’une interprétation de la règle reposant uniquement sur son sens littéral justifient-elles une révision de l’interprétation? Et ainsi de suite.

(Pierre-André Côté, The Interpretation of Legislation in Canada, 4e éd. [Toronto : Carswell, 2011], aux pages 268-269 [PA Côté 2011].) [Non souligné dans l’original.]

[35]      Ayant établi les grandes lignes de mon opinion sur les arguments oraux et écrits et ayant décrit les principes d’interprétation applicables, le régime de l’article 18.1 quant au privilège relatif aux sources humaines du SCRS ainsi que le rôle que joue le juge désigné en ce qui a trait à la réclamation du privilège, je m’intéresse maintenant à l’incidence possible de la position des avocats adverses sur des domaines du droit qui dépassent la portée immédiate de la présente affaire. J’en profiterai pour, je l’espère, apporter quelques précisions sur le travail du juge désigné dans différents types d’instances.

C.        Effets du nouveau privilège sur différents domaines du droit relatifs à la sécurité nationale

1)         Demandes de mandats en vertu de la Loi sur le SCRS

[36]      Avant le début des années 2000, les demandes de mandats présentées aux juges désignés contenaient quelques informations sur la source humaine du SCRS impliquée. Par suite des demandes insistantes de juges désignés, les avocats du SCRS ont commencé à ajouter aux demandes de mandats des informations plus utiles sur les sources humaines. Les juges désignés se fient à ce genre de détails utiles pour évaluer et examiner les demandes et, en fin de compte, décider s’il y a lieu de décerner les mandats. Le processus de demande a tellement évolué au fil du temps que toute demande de mandats doit s’accompagner d’un document détaillé appelé « précis » traitant de la source humaine du SCRS impliquée. Informatif et détaillé, le précis traite de questions comme la crédibilité, [***] de la source humaine du SCRS. Le document n’établit pas explicitement l’identité de la source, mais donne suffisamment d’informations pour qu’il soit possible, à la suite d’une lecture attentive des affidavits en appui à la demande [***] de découvrir l’identité de la source humaine. [***] En outre, et cela s’est déjà produit, le juge désigné peut avoir de bonnes raisons de demander à connaître l’identité de la source humaine. Comme le soutiennent les avocats du gouvernement, le privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS n’est certainement pas destiné à interdire une communication de ce genre.

2)         Instances relatives aux certificats (LIPR)

[37]      Les instances relatives aux certificats de sécurité sous le régime de la LIPR donnent lieu à une situation similaire. Peu après la modernisation de ces instances, les juges désignés se sont fait un devoir de faire régner l’équité. En particulier, ils ont veillé à obtenir une vue d’ensemble exhaustive et équitable des faits relatifs tant aux informations publiques qu’aux informations confidentielles concernant les sources humaines du SCRS. Les juges désignés ont soutenu qu’ils doivent prendre connaissance des éventuelles informations confidentielles relatives aux sources humaines du SCRS pour en confirmer la validité et s’assurer que les ministres et leurs avocats ne retiennent pas d’informations importantes, ce qui pourrait placer la personne intéressée dans une situation inéquitable.

[38]      Dans les décisions Harkat (Re), 2009 CF 553 et Harkat (Re), 2009 CF 1050, [2010] 4 R.C.F. 149, toutes deux mentionnées par la Cour suprême dans l’arrêt Harkat 2014, au paragraphe 13, un problème relatif à une source humaine s’est présenté et m’a poussé à chercher activement toutes les informations concernant la source en question afin d’assurer la bonne administration de la justice. En fin de compte, l’identité de la source humaine du SCRS n’a jamais été communiquée au juge désigné, c’est-à-dire moi-même. Toutefois, j’ai eu à ma disposition toutes les informations utiles la concernant : emploi, allées et venues, statut matrimonial, etc. J’ai dû me battre pour, finalement, en savoir assez pour m’acquitter adéquatement de mes fonctions judiciaires. En effet, les ministres et leurs avocats, à juste titre à ce moment, ont protégé ces informations avec ardeur. À la suite de plusieurs discussions, dont certaines avec des avocats spéciaux, cette situation épineuse a progressivement fait place à un résultat favorable. Finalement, j’ai disposé d’assez d’informations et j’ai pu me prononcer. Pour remédier l’atteinte à l’intégrité des procédures de la Cour constaté, en guise de réparation au bri, j’ai décidé de permettre aux avocats spéciaux de consulter les dossiers relatifs à la source humaine. Il s’agissait d’une solution exceptionnelle adoptée en raison des circonstances propres à l’affaire. Néanmoins, la possibilité d’offrir une telle réparation, aussi exceptionnelle a-t-elle été, a permis à l’équité et à la bonne administration de la justice de prévaloir. Le privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS n’est certainement pas destiné à interdire une communication de ce genre à un juge désigné qui a la lourde tâche d’assurer l’équité à la personne intéressée ainsi que la bonne administration de la justice.

3)         Article 38 de la Loi sur la preuve au Canada

[39]      Il va sans dire que la participation de juges désignés aux instances relevant du régime de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada soulève des questions relatives aux sources humaines du SCRS. Tout dépendant des circonstances de l’affaire, il arrive que le juge désigné demande que lui soient communiqués d’autres faits à propos de la source humaine du SCRS pour s’assurer d’avoir en main toutes les informations nécessaires pour exercer adéquatement ses fonctions judiciaires. Le juge lui-même, pas nécessairement l’amicus curiae, présente ces demandes d’informations additionnelles. En fait, seul le juge désigné reçoit les informations. L’amicus curiae qui peut être partie à l’instance, par exemple en soutenant que le juge devrait (ou pas) se voir communiquer les informations, ne les reçoit pas.

[40]      En d’autres circonstances exceptionnelles, il est possible qu’un juge désigné envisage de communiquer les informations aux avocats adverses. Je n’aborderai pas ce sujet, car les présents motifs ne touchent qu’une seule et unique question, à savoir si le privilège relatif aux sources humaines du SCRS s’applique au juge désigné.

[41]      Encore une fois, j’avance que le législateur, en créant un privilège relatif aux sources humaines du SCRS par l’adoption de l’article 18.1, n’a pas pu avoir l’intention d’interdire au juge désigné de demander des informations sur les sources humaines du SCRS dans ces types d’instances. En bref, empêcher le juge désigné d’obtenir ces informations lui nuirait dans l’exercice de ses fonctions judiciaires et serait préjudiciable à la bonne administration de la justice.

[42]      J’ai énuméré plus haut des circonstances dans lesquelles le nouveau privilège relatif aux sources humaines du SCRS a une incidence. Ce ne sont que des exemples. En effet, d’autres domaines du droit pourraient être touchés.

D.        Obligation de franchise

[43]      Par ailleurs, comme il a été statué dans l’arrêt Ruby et ensuite dans l’arrêt Harkat 2014, il est maintenant bien établi que les avocats du SCRS ont une lourde obligation de franchise envers les juges désignés qui président des audiences ex parte et à huis clos. Partant, ils doivent faire preuve de franchise et d’ouverture envers la Cour. Les avocats du SCRS sont tenus d’informer la Cour des éléments favorables à leur dossier, mais aussi, s’il y a lieu, de ceux qui ne le sont pas. Cependant, si les avocats du SCRS ont des préoccupations au sujet d’informations relatives à une source humaine du Service qui pourraient avoir une incidence sur l’instance sous-jacente, le nouveau privilège relatif aux sources humaines du SCRS interdit-il de signifier ces problèmes au juge? Cette question a été posée aux avocats adverses. Voici leur réponse :

[traduction]

[Avocats adverses] : […] Vous pourriez recevoir des informations… et je suis sûr que vous avez eu à vous occuper de demandes de mandats où l’identité de la source ne vous a pas été révélée, mais pour lesquelles vous savez ce que la source leur a donné et les informations qu’ils ont fournies. Ils peuvent les communiquer parce qu’elles ne révèlent pas l’identité de la source, donc ils n’ont pas besoin du consentement. Mais le consentement leur est nécessaire pour révéler l’identité de la source.

Juge Noël : Donc, que feront-ils s’ils ne peuvent pas obtenir le consentement?

[Avocats adverses] : À mon avis, c’est le propre de cette mesure législative. C’est ce qu’elle a d’intéressant.

Juge Noël : Alors, quelle est la prochaine étape?

[Avocats adverses] : Ils ne le peuvent pas, s’ils ne peuvent pas révéler l’identité de la source parce qu’elle n’y a pas consenti.

Juge Noël : Donc, ils ne s’acquittent pas de leur obligation au titre de l’arrêt Ruby.

[Avocats adverses] : Je dis que cela entre en conflit avec l’obligation au titre de l’arrêt Ruby. C’est l’observation que je vous présente. Et il n’y a pas d’exception. […]

[Transcription, pages 49 et 50.]

[44]      Un tel résultat ne peut tout simplement pas être ce que le législateur avait l’intention d’accomplir en adoptant l’article 18.1. S’il avait voulu restreindre la portée de l’obligation de franchise imposée aux avocats du gouvernement, le législateur l’aurait mentionné explicitement.

[45]      Dans l’ensemble, l’interprétation stricte et littérale du nouveau privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 proposée par les avocats adverses aurait des conséquences très graves qui nuiraient énormément à la capacité des juges désignés d’assurer l’équité et la bonne administration de la justice. En pratique, le privilège établi à l’article 18.1 ne saurait s’appliquer aux juges désignés sans porter atteinte aux principes fondamentaux d’équité et de justice. En outre, cette interprétation ne tient pas compte du fait que les fonctions judiciaires dont doivent s’acquitter les juges désignés changent d’une instance et d’un domaine du droit à l’autre.

[46]      Je suis d’avis que les juges désignés, après des années de travail, ont acquis suffisamment de discernement et d’expérience sur le plan judiciaire dans le domaine de la sécurité nationale. Je doute fort que le législateur, en adoptant l’article 18.1 qui établit le privilège relatif aux sources humaines du SCRS, ait eu l’intention de réduire à néant des années d’une évolution importante de la jurisprudence et de la procédure.

[47]      Une interprétation stricte, littérale et purement textuelle, comme elle a été proposée, saperait de nombreux aspects importants de l’application pratique du cadre juridique de la sécurité nationale. Il est nécessaire de tenir compte du contexte pratique dans lequel s’applique le nouveau privilège établi à l’article 18.1 et de l’interpréter de manière à ce qu’il s’inscrive dans le cadre, pas de manière à ce qu’il détruise des droits fondamentaux et procéduraux élaborés au fil du temps aux prix de grands efforts. Les principes d’interprétation législative téléologiques et contextuels ainsi que les considérations pratiques donnent une importance considérable au contexte entourant l’adoption des lois et au contexte entourant leur application en pratique.

VI.       CONCLUSION

[48]      En conclusion, vers la fin de l’audience, les avocats adverses et moi avons discuté des conséquences de leur position sur le fonctionnement des instances désignées. Selon moi, il est inapproprié de laisser entendre qu’une loi est inconstitutionnelle sans présenter d’arguments en bonne et due forme à l’appui et en s’attendant à ce que la Cour interprète un régime législatif en conséquence. Il me semble discutable de demander à la Cour d’adopter une interprétation lourde de conséquences systémiques sur sa juridiction et contraire aux mesures de protection de l’équité procédurale obtenues de haute lutte, et ce, sans observations dûment élaborées.

[49]      En l’espèce, je rejette l’interprétation stricte et littérale proposée par les avocats adverses. Me fondant sur ma compréhension de la Loi dans son ensemble et sur le contexte dans lequel elle est appliquée en pratique, je conclus que le privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 ne saurait s’appliquer aux juges désignés. Partant, ceux-ci peuvent de facto soulever des questions touchant à la communication d’informations relatives aux sources humaines du SCRS. Au besoin, si elles estiment que la communication des informations s’impose, les parties à l’instance présidée par un juge désigné peuvent présenter une demande au titre du paragraphe 18.1(4). Le législateur n’avait pas l’intention de restreindre les moyens dont disposent les juges désignés pour s’acquitter adéquatement de leurs fonctions, c’est-à-dire assurer l’équité et la bonne administration de la justice, en limitant leur pouvoir de remettre en question le caractère approprié des informations communiquées pendant une instance ex parte et à huis clos et de prendre les mesures qui s’imposent.

JUGEMENT

LA COUR statue que le privilège relatif aux sources humaines du SCRS établi à l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS ne s’applique pas aux juges désignés.

EN OUTRE, LA COUR ORDONNE que, dans l’intérêt du public d’être informé des questions juridiques touchant à la sécurité nationale, les avocats du gouvernement examinent d’abord le présent jugement et les motifs qui l’accompagnent pour déterminer les parties qui peuvent être rendues publiques dans les cinq jours suivant la date des présents jugement et motifs. Une fois ces cinq jours écoulés, les avocats adverses examinent le caviardage proposé dans les cinq jours suivants. Toute question litigieuse doit être soumise au soussigné dans les trois jours suivants pour qu’il se prononce.

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