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T-971-06

2007 CF 920

Le chef Denton George, Ross Allary, Elvis Henry, Audrey Isaac, Gerald Kenny, Petra Belanger et Lila George, au nom de la Première nation d’Ochapowace (Bande indienne no 71) et le chef Murray Ironchild, M. Brenda Kaiswatum, John Rockthunder, William Lavallée, Nelson Watetch, Delbert Kaiswatum, Valerie Ironchild, Jason Wesaquate, Alphonse Obey, Harold Kaiswatum, Wayne Pratt, Dennis Wesaquate et Keith Francis au nom de la Première nation de Piapot (Bande indienne no 75), lesdites Premières nations étant membres de la Qu’Appelle Valley Indian Development Authority (la QVIDA) (demandeurs)

c.

Le Procureur général du Canada et la Gendarmerie royale du Canada (défendeurs)

Répertorié : Première nation d’Ochapowace c. Canada (Procureur général) (C.F.)

Cour fédérale, le juge de MontignyRegina, 15 et 16 mai; Ottawa, 14 septembre 2007.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Contrôle judiciaire de la décision de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) de ne pas déposer d’accusations, notamment d’intrusion illicite, contre l’Administration du rétablissement agricole des Prairies (l’ARAP) et contre la Saskatchewan Watershed Authority (la SWA) pour les activités préjudiciables qu’elles mènent sur les terres de réserve des Premières nations — L’ARAP a construit des barrages et des structures de régularisation des eaux dans la vallée Qu’Appelle, au sud de la Saskatchewan, ce qui a entraîné l’empiètement des eaux sur plusieurs terres de réserve des Premières nations et causé des dommages à ces terres — Après avoir adopté des règlements administratifs établissant des infractions d’intrusion illicite pour entrave à l’utilisation des terres de réserve, les demandeurs ont affirmé que les activités de l’ARAP et de la SWA étaient contraires auxdits règlements et au Code criminel — 1) Le pouvoir discrétionnaire de la police et du ministère public d’intenter des poursuites constitue l’une des pierres angulaires de notre système de justice criminelle — De peur de paraître vouloir brouiller la ligne de démarcation entre pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire, ce qui risquerait de conduire à la paralysie complète de l’administration de la justice pénale, les tribunaux répugnent à intervenir, sauf dans les circonstances les plus exceptionnelles — Bien qu’elle n’entre pas, à strictement parler, dans les éléments essentiels du pouvoir discrétionnaire de poursuite, la décision de la police de déposer des accusations doit quand même être à l’abri de toute ingérence judiciaire — Le pouvoir discrétionnaire exercé par la Couronne et par la police dans la mise en application du droit criminel n’est pas absolu — S’agissant de ce pouvoir discrétionnaire, les tribunaux ne devraient intervenir que dans les cas d’irrégularité flagrante.

Compétence de la Cour fédérale — La Cour fédérale n’avait pas compétence, aux termes de l’art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, pour instruire la demande de contrôle judiciaire de la décision de la GRC de ne pas déposer d’accusations, notamment d’intrusion illicite, pour les activités préjudiciables menées sur les terres de réserve — Les agents de police sont indépendants de la Couronne lorsqu’ils mènent des enquêtes criminelles — La décision d’entreprendre une enquête criminelle n’est pas une décision d’un « office fédéral » — Demande rejetée.

Droit constitutionnel — Droits ancestraux ou issus de traités — Incidence de droits ancestraux ou issus de traités sur le pouvoir discrétionnaire de la police — Contrôle judiciaire de la décision de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) de ne pas déposer d’accusations, notamment d’intrusion illicite, contre l’Administration du rétablissement agricole des Prairies (l’ARAP) et contre la Saskatchewan Watershed Authority (la SWA) pour les activités préjudiciables qu’elles ont menées sur les terres de réserve des Premières nations — La GRC n’a pas omis de tenir compte des droits ancestraux et des droits issus de traités des demandeurs — Il n’existe aucun texte ni aucun précédent permettant d’affirmer que les Premières nations ont un droit établi, voire potentiel, à une aide de la GRC — La GRC n’a aucune obligation fiduciaire envers les Premières nations — L’obligation fiduciaire établie à laquelle la Couronne est soumise envers les Premières nations d’agir dans leur intérêt ne s’étend pas à la GRC puisque la GRC n’est pas un organe de la Couronne — Les obligations de droit public ne créent normalement aucun rapport fiduciaire — Il n’y a aucune preuve de partialité envers les demandeurs, ni même de discrimination systémique dans la manière dont les accusations de conduite illégale faites par les Premières nations ont été traitées.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) de ne pas déposer d’accusations, notamment d’intrusion illicite, contre l’Administration du rétablissement agricole des Prairies (l’ARAP) et contre la Saskatchewan Watershed Authority (la SWA) pour les activités préjudiciables qu’elles mènent sur les terres de réserve des Premières nations. Les bandes de Piapot, de Chacachas et de Kakisiwew ont signé le Traité no 4 en 1874, puis des réserves ont été constituées dans la vallée Qu’Appelle, dans la région sud de la Saskatchewan. L’ARAP, une direction générale d’Agriculture et Agroalimentaire Canada, a été établie à la suite de la grave sécheresse dont avaient souffert les provinces des Prairies durant la décennie 1930. Ses programmes ont pour objet d’assurer l’utilisation durable des sols et des ressources en eau des Prairies. La SWA a été établie par le gouvernement de la Saskatchewan en 2002 pour faciliter la gestion provinciale des eaux. Il incombe donc à la SWA de répartir les réserves d’eaux souterraines et d’eaux de surface et de gérer toutes les infrastructures hydrauliques de la province. Dans la décennie 1940, l’ARAP a construit des barrages et des structures de régularisation des eaux dans la vallée Qu’Appelle, au sud de la Saskatchewan. Ces structures ont accru l’empiètement des eaux sur plusieurs terres de réserve et y ont causé des dommages. Il y avait désaccord notamment sur l’étendue de ce préjudice, sur les consultations qui ont été menées avec les Premières nations avant la construction de telles structures, sur l’indemnité convenue et payée et sur la pollution de la rivière Qu’Appelle par suite de la submersion. En 1994, la Qu’Appelle Valley Indian Development Authority (la QVIDA) a demandé à la Commission des revendications des Indiens (la CRI) d’ouvrir une enquête sur la submersion injustifiée de terres des Premières nations. La CRI affirmait à l’issue de cette enquête que l’utilisation et l’occupation des terres de réserve par submersion ne pouvaient pas être autorisées en vertu de la Loi sur les Indiens et que cela avait été fait sans le consentement des bandes concernées. Le Canada a entériné le constat de submersion fait par la QVIDA, et des négociations ont été amorcées, mais n’ont pas encore abouti. Plus tard, en 2005, la Première nation de Piapot et la Première nation d’Ochapowace ont adopté, par l’entremise de leurs conseils de bande, des règlements administratifs qui établissent des infractions d’intrusion illicite, pour l’entrave à l’utilisation des terres de réserve, y compris l’infraction de submersion de terres à partir de sources externes. Les demandeurs affirmaient que les activités de l’ARAP et de la SWA étaient contraires auxdits règlements administratifs ainsi qu’au Code criminel. La GRC est d’abord intervenue dans le différend entre les Premières nations membres de la QVIDA, d’une part, et le Canada et la Saskatchewan, d’autre part, lorsqu’elle a pris connaissance des plaintes déposées par la QVIDA en 2002 selon lesquelles des employés de l’ARAP avaient tenté de pénétrer sur leurs terres. En 2005, les Premières nations ont demandé à la GRC d’enquêter sur les intrusions et autres activités illicites de l’ARAP. Après avoir fait enquête, la GRC a décidé de ne pas déposer d’accusations.

Le présent litige portait sur les questions suivantes : 1) L’exercice par la GRC de son pouvoir discrétionnaire de poursuite est-il susceptible de contrôle judiciaire et, dans l’affirmative, quelle est la norme de contrôle à appliquer dans l’examen de la décision de la GRC de ne pas déposer d’accusations? 2) Si la décision de la GRC est susceptible de contrôle, les demandeurs ont-ils apporté une preuve d’irrégularité flagrante?

Jugement : la demande doit être rejetée.

1) Le pouvoir discrétionnaire de la police et du ministère public d’intenter des poursuites constitue l’une des pierres angulaires de notre système de justice criminelle. Ce pouvoir discrétionnaire imprègne la procédure criminelle tout entière, depuis l’étape initiale de l’enquête jusqu’à la clôture du procès. Les tribunaux répugnent à intervenir, sauf dans les circonstances les plus exceptionnelles, de peur de paraître vouloir brouiller la ligne de démarcation entre pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire. Dans la pratique, si les principes du droit administratif devaient être intégrés dans le contexte propre aux poursuites qui sont engagées dans le cadre de l’application du droit criminel, les juges seraient appelés à revoir une foule de décisions, ce qui risquerait de conduire à la paralysie complète de l’administration de la justice pénale. La décision de la police de déposer des accusations n’entre pas, à strictement parler, dans les éléments essentiels du pouvoir discrétionnaire de poursuite qui, selon la Cour suprême, s’entend du pouvoir discrétionnaire de donner suite ou non aux accusations déposées par la police, d’inscrire un arrêt des procédures dans une poursuite privée ou une poursuite publique, d’accepter un plaidoyer de culpabilité en réponse à une accusation moindre et d’abandonner purement et simplement les poursuites. Or la décision d’un fonctionnaire de police de déposer une accusation doit également être à l’abri de toute ingérence judiciaire. Toutefois, le pouvoir discrétionnaire exercé par la Couronne et par la police dans la mise en application du droit criminel n’est pas absolu. Les juges se doivent d’intervenir dans les cas d’irrégularité flagrante ou de poursuites abusives, mais le seuil de la preuve exigée pour démontrer l’existence d’un cas de ce genre sera très élevé. En l’espèce, aucune irrégularité flagrante n’a été décelée dans la décision de la GRC de ne pas déposer d’accusations. En outre, la Cour fédérale n’avait pas compétence pour instruire la demande de contrôle judiciaire. L’unique source possible de compétence était l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, en vertu duquel la Cour fédérale a compétence pour revoir les décisions prises par « un office fédéral ». Les agents de police sont indépendants de la Couronne lorsqu’ils mènent des enquêtes criminelles, et leurs pouvoirs procèdent de la common law. La décision d’entreprendre une enquête criminelle ne saurait être validement qualifiée de décision d’un « office fédéral ».

2) La GRC n’a pas omis de tenir compte des droits ancestraux et des droits issus de traités des demandeurs pendant son enquête. Il n’y a aucune mention précise dans le Traité no 4 du droit des Premières nations à une aide de la GRC ni de preuve de l’existence d’un tel droit ancestral. En outre, la GRC n’a aucune obligation fiduciaire envers les Premières nations. En effet, l’obligation fiduciaire établie à laquelle la Couronne est soumise envers les Premières nations d’agir dans leur intérêt ne s’étend pas à la GRC puisque la GRC n’est pas un organe de la Couronne. Le statut de l’agent de la GRC au cours d’une enquête criminelle est indépendant du contrôle de l’exécutif, et l’agent de la GRC n’est pas subordonné au pouvoir politique et ne doit pas être considéré comme un préposé ou un mandataire de la Couronne lorsqu’il mène une enquête criminelle. Les obligations de droit public ne créent normalement aucun rapport fiduciaire. La procédure criminelle n’est pas le domaine réservé de quiconque, Autochtone ou non. La considération fondamentale, dans toute décision portant sur la poursuite des auteurs d’infractions criminelles, est l’intérêt public.

La GRC a enquêté sur les allégations des demandeurs et leur a amplement donné l’occasion d’exposer leurs incertitudes et de présenter leurs allégations, documents à l’appui. Il n’y avait aucune preuve de partialité de la GRC envers les demandeurs, ni même de discrimination systémique dans la manière dont les accusations de conduite illégale faites par les Premières nations ont été traitées.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 131 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 17).

Loi fédérale sur la responsabilité, L.C. 2006, ch. 9, art. 121.

Loi sur le directeur des poursuites pénales, qui constitue la partie 3 de la Loi fédérale sur la responsabilité, L.C. 2006, ch. 9.

Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1, art. 12.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 2(1) « office fédéral » (mod., idem, art. 15), 18.1(4) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 81, 317 (mod. par DORS/2002-417, art. 19), 318.

Traité no 4 (1874).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Merchant (2000) Ltd. c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 301; R. c. Beare; R. c. Higgins, [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; Henco Industries Ltd. v. Haudenosaunee Six Nations Confederacy Council (2006), 82 O.R. (3d) 721; 277 D.L.R. (4th) 274; 31 C.P.C. (6th) 11; 36 C.P.C. (6th) 199 (C.A.); Canada (Sous-commissaire, GRC) c. Canada (Procureur général), [2008] 1 R.C.F. 752; 2007 CF 564; Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335; Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245; 2002 CSC 79.

décisions différenciées :

Merchant (2000) Ltd. c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 301; R. c. Beaudry, [2007] 1 R.C.S. 190; 2007 CSC 5.

décisions examinées :

R. v. Poirier, [1989] M.J. no 379 (C.P.) (QL); R. c. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749; Director of Public Prosecutions v. Humphrys, [1976] 2 All E.R. 497 (H.L.); Krieger c. Law Society of Alberta, [2002] 3 R.C.S. 372; 2002 CSC 65; Kostuch v. Alberta (Attorney General) (1995), 174 A.R. 109; [1996] 1 W.W.R. 292; 33 Alta. L.R. (3d) 225; 101 C.C.C. (3d) 321; 43 C.R. (4th) 81; 32 C.R.R. (2d) 84 (C.A.); ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752.

décisions citées :

Lemiecha (Tuteur d’instance) c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1333 (1re inst.) (QL); Moktari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 135 (1re inst.) (QL); Toussaint c. Canada (Conseil canadien des relations du travail), [1993] A.C.F. no 616 (C.A.) (QL); McConnell c. Canada (Commission des droits de la personne), 2004 CF 817; conf. par 2005 CAF 389; Chopra c. Canada (Conseil du Trésor), [1999] A.C.F. no 835 (1re inst.) (QL); Société Canadian Tire Ltée c. Canadian Bicycle Manufactures Assn., 2006 CAF 56; Bastide c. Société canadienne des postes, [2006] 2 R.C.F. 637; 2005 CF 1410; Ly c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1184; Akomah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 99; Société Canadian Tire Ltée c. P.S. Partsource Inc., 2001 CAF 8; Inhesion Industrial Co. c. Anglo Canadian Mercantile Co., [2000] A.C.F. no 491 (1re inst.) (QL); Mitchell c. M.R.N., [2001] 1 R.C.S. 911; 2001 CSC 33; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; Zhang c. Canada (Procureur général), 2006 CF 276; conf. par 2007 CAF 201; Winn c. Canada (Procureur général), [1994] A.C.F. no 1280 (1re inst.) (QL); O’Malley c. Canada, [1997] A.C.F. no 1259 (1re inst.) (QL); Stucky c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1769; Nation métisse du Labrador c. Canada (Procureur général), 2005 CF 939; R. v. Theissen, [2002] 8 W.W.R. 558; (2002), 165 Man. R. (2d) 93; 2002 MBQB 149; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision de la Gendarmerie royale du Canada de ne pas déposer d’accusations, notamment d’intrusion illicite, contre l’Administration du rétablissement agricole des Prairies et contre la Saskatchewan Watershed Authority pour les activités préjudiciables qu’elles mènent sur les terres de réserve des Premières nations. Demande rejetée.

ont comparu :

Mervin C. Phillips pour les demandeurs.

Chris J. Bernier pour les défendeurs.

avocats inscrits au dossier :

Phillips & Co., Regina, pour les demandeurs.

Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par

[1]      Le juge de Montigny : Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) de ne pas déposer d’accusations, notamment d’intrusion illicite, contre l’Administration du rétablissement agricole des Prairies (l’ARAP) et contre la Saskatchewan Watershed Authority (la SWA) pour les activités préjudiciables qu’elles mènent sur les terres de réserve des Premières nations. La question du pouvoir discrétionnaire de la police a été étudiée maintes et maintes fois par la Cour et d’autres juridictions du pays, mais la présente demande soulève carrément, et pour la première fois, la question de l’incidence possible de droits ancestraux ou issus de traités sur ce pouvoir discrétionnaire.

[2]      Après examen approfondi du volumineux dossier déposé par les demandeurs, et après appréciation des arguments respectifs des deux parties, je suis arrivé à la conclusion que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Les motifs que j’ai d’arriver à cette conclusion sont exposés ci-après.

LES FAITS

[3]      Les bandes de Piapot, de Chacachas et de Kakisiwew comptaient parmi les Premières nations signataires du Traité n° 4 [1874]. Conformément à ce traité, un arpentage des terres devant être retenues pour ces trois Premières nations eut lieu, et des réserves furent constituées durant la décennie 1880 pour les trois Premières nations, réserves qui occupaient une étendue riveraine sur les deux versants de la vallée Qu’Appelle, dans la région sud de la Saskatchewan.

[4]      L’ARAP a été établie à la suite de la grave sécheresse dont avaient souffert les provinces des Prairies durant la décennie 1930. Il s’agit d’une direction générale d’Agriculture et Agroalimentaire Canada, dont les programmes ont pour objet d’assurer l’utilisation durable des sols et des ressources en eau des Prairies. La SWA a été établie par le gouvernement de la Saskatchewan en 2002 pour faciliter la gestion provinciale des eaux. Il incombe donc à la SWA de répartir les réserves d’eaux souterraines et d’eaux de surface et de gérer toutes les infrastructures hydrauliques de la province.

[5]      Durant la décennie 1940, l’ARAP a construit des barrages et des structures de régularisation des eaux dans la vallée Qu’Appelle, au sud de la Saskatchewan. Les défendeurs admettent que ces structures ont accru l’empiétement des eaux sur plusieurs terres de réserve, mais il y a un profond désaccord sur l’étendue de ce préjudice, sur les consultations qui ont été menées avec les Premières nations avant la construction de telles structures, sur l’indemnité convenue et payée, sur la contamination et la pollution de la rivière Qu’Appelle par suite de la submersion, sur la présumée admission, par la Couronne, d’une conduite illégale et sur les négociations qui ont eu lieu pour obtenir le consentement des Premières nations à l’inondation de leurs terres, sur l’intrusion effective de membres de l’ARAP et sur la question de savoir si les eaux empiètent encore sur les terres de réserve et si cet empiétement constitue une intrusion illégale selon les règlements administratifs des bandes, selon le Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] ou selon la common law.

[6]      Ces points sont examinés en détail dans les deux affidavits déposés au soutien de la demande de contrôle judiciaire, l’un par M. Ross Allary, un conseiller de la Première nation d’Ochapowace, et l’autre par M. William Lavallee, un conseiller de la Première nation de Piapot. M. Allary et M. Lavallee ont tous deux été représentants de leurs nations au sein de la Qu’Appelle Valley Indian Development Authority (la QVIDA). Les deux affidavits, qui portent la date du 17 mai 2006, sont identiques à tous égards, si ce n’est que leurs auteurs font référence à leurs bandes respectives. Ces affidavits sont étayés par un nombre considérable de pièces, qui composent la majeure partie des huit volumes du dossier de requête des demandeurs.

[7]      L’avocat des défendeurs s’est vigoureusement opposé à la recevabilité de ces affidavits et pièces, en invoquant plusieurs moyens. Il semble d’ailleurs que ce point a été soulevé par les défendeurs au cours d’une conférence téléphonique tenue dans le cadre de la gestion de l’instance, mais le juge Hugessen a estimé, très justement, que les questions touchant la recevabilité de preuves par affidavit devraient être soulevées au cours de l’audition de la demande de contrôle judiciaire.

[8]      Avant d’aller plus loin dans l’exposé des faits, je m’arrêterai un instant pour évaluer cette objection préliminaire des défendeurs car elle aura évidemment un certain rapport avec l’information générale que la Cour pourrait prendre en compte au moment de statuer sur la présente demande de contrôle judiciaire.

[9]      Je suis d’accord avec l’avocat des défendeurs que nombre des documents annexés aux affidavits déposés à l’appui par les demandeurs ne peuvent pas être examinés par la Cour et doivent être exclus car il n’est pas établi que le décideur en était saisi à l’époque où la décision a été prise. Il est bien établi en droit que, dans une demande de contrôle judiciaire, les seules pièces qui doivent être considérées sont celles que le décideur avait devant lui : voir, par exemple, Lemiecha (Tuteur d’instance) c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1333 (1re inst.) (QL), au paragraphe 4; Moktari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 135 (1re inst.) (QL), au paragraphe 34; Toussaint c. Canada (Conseil canadien des relations du travail), [1993] A.C.F. no 616 (C.A.) (QL), au paragraphe 5. Les seuls cas où cette règle souffre une exception sont les suivants : lorsque la preuve nouvelle est produite au soutien d’un argument intéressant l’équité procédurale ou la compétence (jugement McConnell c. Canada (Commission des droits de la personne), 2004 CF 817, au paragraphe 68, confirmé par 2005 CAF 389), et lorsque les pièces nouvellement soumises sont con­sidérées comme des renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour (voir, par exemple, Chopra c. Canada (Conseil du Trésor), [1999] A.C.F. no 835 (1re inst.) (QL) (Chopra), au paragraphe 9).

[10]   La raison d’être de cette règle est bien connue. Autoriser, dans une procédure de contrôle judiciaire, le dépôt de pièces additionnelles dont le décideur n’a pas été saisi aurait pour effet de transformer cette procédure et d’en faire une instance totalement nouvelle. L’objet d’une procédure de contrôle judiciaire n’est pas de dire si la décision d’un tribunal administratif est conforme au droit en termes absolus, mais plutôt de dire si elle est conforme d’après le dossier dont il a été saisi : Chopra, au paragraphe 5; Société Canadian Tire Ltée c. Canadian Bicycle Manufacturers Assn., 2006 CAF 56, au paragraphe 13.

[11]   Les demandeurs ont prétendu avoir produit les renseignements dont ils « croyaient » que la GRC avait connaissance lorsqu’elle a pris la décision de ne pas déposer d’accusations, et ils ajoutent que c’est aux défendeurs de prouver que la GRC n’a pas tenu compte des renseignements en cause quand elle a pris sa décision. Vu l’absence de toute information sous forme d’affidavit de la GRC attestant qu’elle ne disposait pas des renseignements produits, et compte tenu des nombreuses rencontres qui ont eu lieu entre la GRC et les demandeurs, au cours desquelles les renseignements figurant dans les affidavits avaient été examinés, les demandeurs disent que les pièces annexées aux affidavits étaient à la disposition de la GRC.

[12]   La thèse des demandeurs, qui à toutes fins utiles fait reposer sur les défendeurs la charge de prouver que la GRC n’a pas tenu compte des renseignements contestés quand elle a pris sa décision, est tout simplement insoutenable. C’est manifestement aux demandeurs qu’il appartient de produire une preuve recevable montrant que l’office fédéral a agi d’une manière qui fait naître un motif officiel de contrôle en application du paragraphe 18.1(4) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)] (la Loi). Si l’auteur d’un affidavit ne dit pas clairement que tel ou tel document a été communiqué au décideur, il est impossible à la Cour de dire quelles pièces l’office fédéral était saisi quand il est arrivé à sa décision. L’avocat des demandeurs ne saurait, par des arguments exposés oralement, affirmer, au-delà de ce que contiennent les affidavits, que tous les documents étaient à la disposition de la GRC. Il ne peut produire une preuve qui va au-delà de ce que la Cour a devant elle, ni conjecturer quelque chose qui va au-delà de ce que disent les affidavits.

[13]   Fort de ces principes, je suis d’avis que le décideur était saisi des renseignements suivants. D’abord, MM. Allary et Lavallee affirment, au paragraphe 108 de leurs affidavits respectifs, que les Premières nations représentées au sein de la QVIDA, ainsi que leurs avocats, ont rencontré des représentants de la GRC et leur ont remis une trousse de renseignements mentionnant les raisons qu’elles avaient de demander une enquête de la GRC et le dépôt d’accusations. Cette trousse de renseignements est annexée aux affidavits sous la cote « CU2 » et elle fait donc manifestement partie du dossier.

[14]   MM. Allary et Lavallee font aussi référence à plusieurs pièces de correspondance échangées entre la GRC et leurs avocats et font état de la tenue de plusieurs rencontres entre les demandeurs et la GRC. Ces mentions figurent aux paragraphes 61, 83, 103, 104 et 106 à 112 de leurs affidavits respectifs. Les renseignements figurant dans ces paragraphes, de même que les pièces de correspondance annexées aux affidavits, les procès-verbaux des réunions et les feuilles de présence auxdites réunions, font également partie du dossier, car le décideur a fort bien pu en être saisi, ou à tout le moins en avoir connaissance.

[15]   Finalement, MM. Allary et Lavallee écrivent, aux paragraphes 83 et 104 de leurs affidavits, que la GRC avait reçu copie du rapport rédigé par la société EBA Engineering Consultants Ltd., où elle passait en revue l’historique de la qualité de l’eau du bassin de la rivière Qu’Appelle. Par conséquent, le décideur était probablement en possession de ce rapport.

[16]   Les défendeurs sont également disposés à admettre, à juste titre selon moi, que les paragraphes 1 à 5 des affidavits devraient aussi être acceptés dans la mesure où ils renferment des renseignements généraux se rapportant aux revendications de droits ancestraux ou issus de traités qui sont avancées au regard du pouvoir discrétionnaire de la GRC. Dans le même esprit, ils reconnaissent aussi que les paragraphes 112 et 113 des affidavits sont recevables au regard de la question de l’équité procédurale puisqu’ils se rapportent à la participation antérieure d’un avocat du ministère de la Justice.

[17]   Naturellement, il vaut la peine de souligner que tout ce débat sur la recevabilité des affidavits et des pièces y annexées aurait pu être évité si une requête avait été déposée en application de la règle 317 [mod. par DORS/2002-417, art. 19] des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] (les Règles) en vue d’obtenir les pièces intéressant la demande qui étaient en la possession du décideur. La règle 317 a précisément pour objet de parer à la difficulté de savoir ce dont l’instance administrative était saisie lorsqu’elle est arrivée à sa décision.

[18]   L’avocat des demandeurs a tenté de prétendre qu’il n’aurait pu demander que les pièces qu’il n’avait pas déjà. Selon la lecture qu’il fait de cette règle, un demandeur produira les renseignements qu’il a entre les mains et n’aurait pas le loisir de prier le tribunal administratif de transmettre les renseignements que le demandeur détient déjà.

[19]   Une telle interprétation de la règle 317 bouleverserait à mon humble avis l’objet même de cette règle. L’obligation de transmission dont parlent les règles 317 et 318 vise à faire en sorte que le dossier dont le tribunal administratif était saisi lorsqu’il a rendu sa décision ou son ordonnance soit soumis à la Cour après qu’elle est saisie d’une procédure de contrôle judiciaire. Naturellement, une partie ne demandera pas la communication des pièces qu’elle a déjà en sa possession. Cela dit, la ligne de conduite à suivre consisterait à prier le tribunal administratif ou un autre décideur de communiquer les pièces pertinentes qui sont en sa possession si un débat est à prévoir à propos de ce dont le tribunal administratif était saisi lorsqu’il a rendu sa décision. Gardant à l’esprit qu’il appartient au demandeur d’établir, par affidavit ou autrement, les pièces que le décideur avait à sa disposition, le fait pour le demandeur de ne pas présenter une demande de transmission en application de la règle 317 ne peut être qu’à son détriment. L’arrêt Merchant (2000) Ltd. c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 301, rendu par la Cour d’appel fédérale, appuie cette conclusion. Les circonstances de cette affaire étaient quelque peu différentes en ce sens que la demanderesse prétendait que le ministre n’avait eu à sa disposition aucune pièce propre à étayer sa décision, mais cela n’empêche pas, et cela confirme même, que c’est au demandeur qu’il appartient de dire de quels renseignements le décideur était saisi. Rédigeant l’arrêt unanime de la Cour d’appel, le juge Sexton s’est exprimé ainsi (au paragraphe 10 de ses motifs) :

Il incombait à Merchant, en sa qualité de demanderesse aux fins du contrôle judiciaire de la décision du ministre, d’établir que ce dernier ne disposait pas de pareil élément de preuve lorsqu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire en vue de délivrer une demande péremptoire. L’article 317 des Règles de la Cour fédérale autorise une partie à demander que des documents ou éléments matériels pertinents à la demande qui sont en la possession de l’office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet d’une demande lui soient transmis. Merchant n’a pas demandé ces éléments et n’a pas non plus invoqué les dispositions de l’article 317 des Règles. Par conséquent, Merchant ne saurait sérieusement contester que la Cour ne dispose pas du fondement de la décision du ministre. Puisque le fondement de la décision du ministre n’est pas mis à la disposition de la Cour, Merchant ne peut pas démontrer que le pouvoir discrétionnaire a été exercé d’une façon non appropriée.

[20]   Les défendeurs font aussi une deuxième objection à la recevabilité des affidavits produits par les demandeurs. Ils disent que les affidavits abondent en affirmations tenues pour véridiques sur la foi de renseignements, abondant également en dépositions sur la foi d’autrui et en opinions non fondées sur une connaissance personnelle. Cela, d’après eux, est contraire à la règle 81 des Règles, qui dispose que les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle.

[21]   Il est bien établi que, dans une procédure de contrôle judiciaire, tout affidavit doit se limiter à exposer les faits. Il ne doit pas comprendre les opinions, points de vue ou arguments du déclarant. Le principe, qui trouve sa source dans la règle du ouï-dire, une règle de common law, peut s’expliquer par le fait qu’il doit être possible de contre-interroger le déclarant. Son expression figure aujourd’hui dans la règle 81 : Bastide c. Société canadienne des postes, [2006] 2 R.C.F. 637 (C.F.); Ly c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1184; Akomah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 99; Société Canadian Tire Ltée c. P.S. Partsource Inc., 2001 CAF 8.

[22]   Si l’on examine attentivement les affidavits déposés par les demandeurs, il est vrai que leur contenu procède largement de dépositions reposant sur la foi d’autrui et de renseignements dont les déclarants ne pouvaient avoir une connaissance personnelle. Mais, en toute justice, cela est vrai également de l’affidavit de M. Woodvine, produit par les défendeurs. M. Woodvine, hydrologiste principal auprès de l’ARAP, ne dit pas quel est le fondement de sa capacité légale de produire l’affidavit, il certifie plusieurs choses dont il ne pouvait pas avoir une connaissance personnelle, et il reconnaît explicitement à plusieurs endroits que sa connaissance s’appuie sur des faits tenus pour véridiques sur la foi de renseignements. Je ne suis pas disposé à exclure l’ensemble de cette preuve, ne serait-ce que parce que les renseignements fournis sont largement de caractère factuel, mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une preuve de seconde main et que cela réduit son utilité.

[23]   Tout aussi problématique est le fait que la plupart des documents produits par les demandeurs en tant que pièces annexées à leurs affidavits sont produits sans que soient indiqués leur source, le pouvoir ou la fonction des personnes qui les ont rédigés ou reçus, ni le fondement autorisant les demandeurs à invoquer les renseignements figurant dans ces documents. Il est communément admis qu’un document ne devient pas pertinent ou recevable simplement parce qu’il est annexé à un affidavit. L’affidavit doit prouver le document avant que celui-ci ne puisse être admis, ou subsidiairement le tenir pour véridique sur la foi de renseignements, avec mention de la source de ce document, ou de la personne qui l’a reçu : Inhesion Industrial Co. c. Anglo Canadian Mercantile Co., [2000] A.C.F. no 491 (1re inst.) (QL). Je n’ignore pas que les tribunaux doivent adapter les règles de preuve pour prendre en compte le caractère spécial des revendications autochtones et les obstacles à surmonter pour les prouver, ainsi que l’expliquait la Cour suprême du Canada dans des arrêts tels que Mitchell c. M.R.N., [2001] 1 R.C.S. 911 (Mitchell) et R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507 (Van der Peet). Mais cela ne signifie pas que toutes les preuves de ce genre sont recevables, surtout lorsqu’elles ne se rapportent pas à des pratiques ancestrales dans le contexte d’une revendication territoriale.

[24]   L’avocat des demandeurs et celui des défendeurs ont débattu cette question de la recevabilité en invoquant quelques arguments supplémentaires, mais je n’entends pas m’attarder davantage sur le sujet. En définitive, la question essentielle est l’utilité de la preuve produite par les deux parties. Je reconnais avec l’avocat des défendeurs qu’une bonne partie des renseignements figurant dans les affidavits produits par les demandeurs n’intéresse pas directement les points soumis à la Cour dans la présente demande de contrôle judiciaire. Elle concerne les frontières des réserves, leur étendue riveraine, la contamination de l’eau et les dommages causés par l’inondation. Cette preuve pourrait être avancée au soutien d’une revendication territoriale autochtone ou d’une réclamation pour dommages résultant d’une inondation, mais elle n’intéresse guère une procédure de contrôle judiciaire introduite à l’encontre d’une décision de la GRC de ne pas déposer d’accusations pour intrusion illicite.

[25]   Pour tous les motifs qui précèdent, je n’accorderai guère de poids aux affidavits et aux pièces y annexées que les demandeurs ont déposés, sauf dans la mesure où ils intéressent les points soulevés dans la présente procédure de contrôle judiciaire. Je n’irai pas jusqu’à exclure d’emblée tous les renseignements qui ne concernent pas le rôle de la GRC ou celui de l’avocat du ministère de la Justice, comme le voudraient les défendeurs, car je suis disposé à admettre que les affidavits renferment effectivement un contexte historique qui n’est pas sans intérêt. La valeur de ces renseignements est néanmoins très limitée et sujette à caution, pour les divers motifs exposés dans les paragraphes qui précèdent.

[26]   Cette parenthèse relative à la recevabilité de la preuve par affidavit étant fermée, quels sont donc les faits établis qui intéressent les points soulevés dans la présente procédure de contrôle judiciaire? En juin 1986, la QVIDA déposait une réclamation où elle alléguait que le Canada avait manqué à ses obligations aux termes de la politique sur les revendications particulières du Canada, parce qu’il ne s’était pas conformé aux dispositions de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5 (la Loi sur les Indiens), lorsqu’il avait autorisé l’ARAP à construire des structures de régularisation des eaux le long des rivières et des lacs de la vallée Qu’Appelle durant la décennie 1940, structures qui avaient entraîné une submersion permanente et une aliénation des terres de réserve. En 1992, le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le MAINC) classait cette réclamation vu que le dossier était resté en souffrance.

[27]   En 1994, la QVIDA a demandé à la Commission des revendications des Indiens (la CRI) d’ouvrir une enquête sur la submersion injustifiée de terres des Premières nations. À l’issue de cette enquête, la CRI affirmait que l’utilisation et l’occupation des terres de réserve par submersion ne pouvaient pas être autorisées en vertu de la Loi sur les Indiens et que cela avait été fait sans le consentement des bandes concernées. Se fondant sur la recommandation de la CRI, le Canada a entériné le constat de submersion fait par la QVIDA, et un accord de protocole fut signé en août 2000. Cet accord devait servir aux négociations sur le préjudice causé par la submersion. Mais en 2003, les négociations ont été rompues lorsque les Premières nations firent savoir qu’elles n’autoriseraient plus la présence des structures sans bénéficier d’une indemnité annuelle. Au cours des mois qui suivirent, plusieurs des Premières nations se sont retirées du groupe officiel de négociations et ont poursuivi les négociations chacune de leur côté. Les défendeurs disent que la structure située sur les terres de la Première nation d’Ochapowace n’est pas exploitée depuis cette époque et que la Première nation de Piapot n’a aucune structure qui lui porte atteinte directement.

[28]   À partir de là, le groupe de négociation de la QVIDA comprenait trois bandes, dont deux sont les Premières nations demanderesses, c’est-à-dire Piapot et Ochapowace. Il semble que, en 2005, les négociations ont repris avec le groupe de négociation de la QVIDA, formé du MAINC, de l’ARAP et de la SWA, mais qu’elles n’ont pas encore abouti.

[29]   En mars et mai 2005, les demanderesses, c’est-à-dire la Première nation de Piapot et la Première nation d’Ochapowace, ont adopté, par l’entremise de leurs conseils de bande, des règlements administratifs qui établissent des infractions d’intrusion illicite, pour l’entrave à l’utilisation des terres de réserve, y compris l’infraction de submersion de terres à partir de sources externes. Les demanderesses affirmaient que les activités de l’ARAP et de la SWA sont contraires auxdits règlements administratifs, ainsi qu’au Code criminel.

[30]   La GRC est à l’origine intervenue dans le différend entre les Premières nations membres de la QVIDA, d’une part, et le Canada et la Saskatchewan, d’autre part, le 6 septembre 2002, date à laquelle le surintendant McFadyen a rencontré les représentants de la QVIDA pour prendre connaissance de leurs plaintes selon lesquelles des employés de l’ARAP avaient tenté d’accéder aux structures d’Echo, de Crooked et de Round Lake. Par lettre datée du 15 octobre 2002, le surintendant McFadyen informait les Premières nations membres de la QVIDA que l’ARAP n’avait pas le droit de pénétrer sur les terres et qu’elle se conformerait à l’ordre des Premières nations de ne pas y pénétrer.

[31]   À la suite de la publication du rapport du cabinet EBA en septembre, selon lequel la qualité de l’eau du bassin de la rivière Qu’Appelle était fort douteuse, une copie du rapport fut remis à la GRC, à qui il fut demandé de confirmer que l’ARAP continuerait de ne pas chercher à accéder sans autorisation aux terres des Premières nations. Le 1er octobre 2003, le surintendant McFadyen confirmait que la position de la GRC concernant l’intrusion de l’ARAP sur les terres des Premières nations restait la même, que l’ARAP n’avait pas le droit de pénétrer sur les terres sans autorisation, et que le rôle de la GRC était de prévenir, et de sanctionner, toute violation de la paix entre les parties, y compris les dommages aux biens.

[32]   Le 5 mars et le 23 avril 2004, les Premières nations membres de la QVIDA et leurs avocats se sont réunis avec la GRC pour examiner les mécanismes juridiques qui permettraient de faire cesser les présumées intrusions. Le 6 mai 2004, le surintendant McFadyen a recommandé aux Premières nations la stratégie à suivre en cas d’intrusion illicite : aller trouver les intrus, leur demander de s’en aller et leur donner du temps pour quitter les lieux. S’ils reviennent ou s’ils refusent de s’en aller, « des accusations seront alors déposées, et les intrus seront expulsés » (pièce CU2 de l’affidavit de Ross Allary).

[33]   En juillet 2005, les Premières nations ont à nouveau rencontré les représentants de la GRC, à qui elles ont demandé d’enquêter sur certaines intrusions et autres activités illicites de l’ARAP. Une trousse d’information a été remise à la GRC pour cette réunion, trousse qui comprenait un exemplaire des règlements administratifs adoptés par les Premières nations, la correspondance échangée entre elles et le MAINC à propos de ces règlements administratifs, des extraits d’une Loi annotée sur les Indiens qui n’a pas été identifiée, enfin divers graphiques et diverses statistiques provenant de la SWA et se rapportant à la gestion des eaux. Il est intéressant de souligner que, dans les commentaires adressés par le MAINC aux chefs et conseils à propos des règlements administratifs, leur inapplicabilité aux activités menées en dehors des frontières des réserves fut explicitement évoquée (dossier des demandeurs, vol. VII, aux pages 2443 et 2446).

[34]   Le résultat de l’enquête demandée en juillet 2005 a été débattu au cours d’une autre réunion qui s’est déroulée le 30 mars 2006. À cette réunion ont assisté des représentants de la GRC et de la QVIDA. À la suite de la réunion, le sergent Ré a envoyé, le 18 avril 2006, aux Premières nations, une lettre les informant que, au vu des renseignements fournis, la GRC ne déposerait pas d’accusations.

[35]   Une réunion complémentaire a eu lieu le lendemain entre les Premières nations et la GRC; l’enquête sur les intrusions y a été débattue et les Premières nations se sont opposées à la décision de la GRC de ne pas déposer d’accusations. Une lettre en date du 8 mai 2006, adressée par l’avocat de la QVIDA au sergent Ré, donnait le détail des objections des Premières nations à la décision de ne pas déposer d’accusations. Le 17 mai 2006, l’inspecteur Lerat écrivait à l’avocat de la QVIDA pour l’informer que, après enquête du sergent Ré et avis de Chris Lafleur, conseiller juridique principal au ministère de la Justice (Région des Prairies), la GRC avait décidé de ne pas déposer d’accusations pour intrusion ou autre activité illicite.

LA DÉCISION CONTESTÉE

[36]  La décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire est, strictement parlant, celle de l’inspecteur Lerat qui fut communiquée à l’avocat des demandeurs le 17 mai 2006, mais il est utile de reproduire la lettre antérieure du sergent Ré, datée du 18 avril 2006. Une réunion a eu lieu entre les dates de ces deux lettres, comme je l’explique au paragraphe précédent, mais elle permet néanmoins de mettre en contexte la décision de la GRC de ne pas déposer d’accusations. La lettre plus brève du 17 mai semble d’ailleurs confirmer tout simplement la lettre antérieure.

[37]   La lettre adressée par le sergent Ré à M. Peigan, négociateur agissant pour la QVIDA, est ainsi rédigée :

[traduction] Le 13 avril 2006, M. Matthew Peigan s’est présenté aux bureaux de la Section des crimes commerciaux de Regina et a remis à un enquêteur un document faisant état d’intrusions commises par des représentants de l’Administration du rétablissement agricole des Prairies (ARAP) et de la Saskatchewan Watershed Authority (SWA). Les preuves reçues de M. Peigan au nom de la QVIDA et d’autres sources ont été examinées, et un avis juridique a été obtenu du ministère fédéral de la Justice.

Eu égard à l’ensemble des renseignements recueillis jusqu’à aujourd’hui, nous arrivons aux conclusions suivantes :

1) la Première nation de Piapot, la Première nation de Sakimay et la Première nation d’Ochapowace ont chacune élaboré un ensemble de règlements administratifs qui a pris effet au cours de l’été 2005. Des lettres tenant lieu d’« avis de contravention » ont été envoyées par les trois Premières nations à l’ARAP et à la SWA. Ces lettres alléguaient une intrusion prenant la forme d’un empiétement des eaux sur les terres des Premières nations concernées. Les règlements administratifs rédigés par les trois Premières nations ne peuvent pas être appliqués en raison de ce qui suit :

• Les règlements administratifs adoptés en vertu de l’article 81 de la Loi sur les Indiens se limitent aux frontières géographiques de la réserve.

• La définition de l’intrusion qui est employée dans les trois ensembles de règlements administratifs élargit le principe d’intrusion de common law (c’est-à-dire le principe selon lequel il y a intrusion lorsqu’une personne pénètre sur la terre d’une autre sans justification légale). Pour réfuter l’accusation, le présumé intrus devra établir une justification légale afin d’expliquer sa présence sur le territoire de la Première nation. (Si un fonctionnaire exerce ses fonctions sur le territoire de la Première nation, alors il s’y trouve licitement conformément à une disposition législative fédérale ou provinciale, qui l’emporte sur les règlements administratifs, à savoir le paragraphe 9(1) de la Loi sur le rétablissement agricole des Prairies et le paragraphe 6(1) de la Saskatchewan Water Corporation Act).

• Les règlements administratifs dépassent les pouvoirs conférés par la Loi sur les Indiens parce que les principes généraux de l’intrusion en common law concernent l’intrusion par des personnes, non pas par des choses inanimées telles que l’eau.

2) On a également envisagé la possibilité de déposer une accusation de méfait, infraction prévue par le paragraphe 430(1) du Code criminel, s’il se trouve que quelqu’un a endommagé par submersion la terre d’une Première nation. Là encore, il y a impossibilité de poursuites, en application du paragraphe 429(2) du Code criminel, lorsqu’il y a justification légale ou apparence de droit. Au vu des dispositions de la Loi sur le rétablissement agricole des Prairies et de la Saskatchewan Water Corporation Act, il est impossible d’engager des poursuites en vertu du paragraphe 430(1) du Code criminel.

Eu égard aux renseignements recueillis à la faveur de notre enquête, la GRC ne peut pas déposer d’accusations dans cette affaire.

[38]   Quant à la lettre envoyée par l’inspecteur Lerat à l’avocat des demandeurs le 17 mai 2006, sa partie essentielle renferme simplement ce qui suit :

[traduction] Le sergent Richard Ré, l’enquêteur dans cette affaire, a terminé cette enquête, et il est arrivé à la conclusion que la preuve ne justifie pas le dépôt d’accusations en vertu des Lois du Canada, des lois de la province de la Saskatchewan ou des règlements administratifs adoptés par les trois Premières nations. Le caractère sensible de ces affaires n’est pas passé inaperçu, et des consultations ont donc eu lieu avec M. Chris LaFleur, conseiller juridique principal au ministère de la Justice, Région des Prairies, à Saskatoon. M. Lafleur est lui aussi arrivé aux mêmes conclusions, affirmant qu’il n’est pas possible, selon le règlement administratif, d’engager des poursuites pour intrusion.

Il appartient à la GRC d’enquêter sur toute affaire portant sur des infractions aux lois. Cela ne vous empêche pas, vous ou votre organisation, d’envisager un recours civil.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[39]  Cette demande de contrôle judiciaire soulève essentiellement deux points fondamentaux : 1) l’exercice, par la GRC, de son pouvoir discrétionnaire de poursuite est-il susceptible de contrôle judiciaire et, dans l’affirmative, quelle est la norme de contrôle à appliquer dans l’examen de la décision de la GRC de ne pas déposer d’accusations? 2) Si la décision de la GRC est susceptible de contrôle, les demandeurs ont-ils apporté une preuve qui réponde à la norme de contrôle applicable?

L’ANALYSE

1) L’exercice du pouvoir discrétionnaire de poursuite est-il susceptible de contrôle judiciaire?

[40]   Il ne fait aucun doute que le pouvoir discrétionnaire de la police et du ministère public d’intenter des poursuites constitue l’une des pierres angulaires de notre système de justice criminelle, puisqu’il permet d’adapter l’application de nos lois pénales aux circonstances individuelles et aux complexités de la vie réelle. Ce principe fondamental a été reconnu maintes fois par nos tribunaux, et la Cour suprême du Canada a confirmé que ce pouvoir discrétionnaire n’est pas incompatible avec les principes de justice fondamentale inscrits dans l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Comme l’écrivait le juge La Forest (s’exprimant au nom de la Cour suprême) dans l’arrêt R. c. Beare; R. c. Higgins, [1988] 2 R.C.S. 387, aux pages 410 et 411 :

L’existence d’un pouvoir discrétionnaire conféré par ces dispositions législatives ne porte pas atteinte, à mon avis, aux principes de justice fondamentale. Le pouvoir discrétionnaire est une caractéristique essentielle de la justice criminelle. Un système qui tenterait d’éliminer tout pouvoir discrétionnaire serait trop complexe et rigide pour fonctionner. Les forces policières exercent nécessairement un pouvoir discrétionnaire quand elles décident de porter des accusations, de procéder à une arrestation et aux fouilles et perquisitions qui en découlent, tout comme la poursuite quand elle décide de retirer une accusation, de demander une suspension, de consentir à un ajournement, de procéder par voie d’acte d’accusation plutôt que par voie de déclaration sommaire de culpabilité, de former appel, etc.

Le Code criminel ne donne aucune directive sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans aucun de ces cas. L’application de la loi et le fonctionnement de la justice criminelle n’en dépendent pas moins, quotidiennement, de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.

[41]   Ce pouvoir discrétionnaire imprègne la procédure criminelle tout entière, depuis l’étape initiale de l’enquête jusqu’à la clôture du procès, le résultat étant que deux personnes ayant apparemment commis la même infraction pourraient fort bien être traitées différemment : R. v. Poirier, [1989] M.J. no 379 (C.P.) (QL), cité avec approbation par la juge L’Heureux-Dubé (qui rédigeait l’arrêt unanime de la Cour suprême du Canada) dans l’arrêt R. c. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749. Les tribunaux répugnent à intervenir, sauf dans les cir­constances les plus exceptionnelles, de peur de paraître vouloir brouiller la ligne de démarcation entre pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire.

[42]   Il y a plusieurs raisons pour les tribunaux de ne pas s’immiscer dans le pouvoir discrétionnaire de poursuite, certaines de nature théorique et d’autres de nature plus pratique. Comme je viens de le mentionner, le principe de séparation des pouvoirs est souvent invoqué au soutien de l’idée selon laquelle les tribunaux ne doivent pas s’ingérer dans l’administration du droit criminel. Ce point a été très explicitement énoncé par le vicomte Dilhorne dans l’arrêt Director of Public Prosecutions v. Humphrys, [1976] 2 All E.R. 497 (H.L.), à la page 511 :

[traduction] Un juge doit se tenir en dehors de l’arène. Il ne devrait prendre aucune part, ni paraître prendre aucune part, dans la décision d’engager ou non des poursuites. Les fonctions du ministère public et celles des juges ne doivent pas être confondues. Si un juge avait le pouvoir de refuser d’instruire une affaire parce que, d’après lui, elle n’aurait pas dû être portée devant la justice, alors le public serait vite tenté de croire que les affaires que le juge accepte d’instruire sont celles qui ont été portées devant la justice avec son consentement ou son approbation.

[43]   À ce raisonnement, explicitement confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. T. (V.), à la page 761, s’ajoutent d’autres considérations, plus pratiques celles-là. Comme l’écrivait la Cour suprême, si les principes du droit administratif devaient être intégrés dans le contexte propre aux poursuites qui sont engagées dans le cadre de l’application du droit criminel, les juges seraient appelés à revoir une foule de décisions, notamment celle de déposer ou non des accusations, celle d’engager ou non des poursuites, celle d’ordonner ou non un complément d’enquête, ou celle de retirer ou non telle ou telle accusation, ce qui en définitive risquerait de conduire à la paralysie complète de l’administration de la justice pénale. Puisque la décision d’enquêter, de déposer des accusations, d’engager des poursuites, de négocier un plaidoyer ou d’interjeter appel dépend d’une foule de facteurs, un droit de regard des tribunaux sur les décisions de ce genre obligerait également les juges à revoir des masses de documents, et finalement à révéler les politiques de la Couronne ainsi que ses objectifs de répartition de ses ressources et ses priorités générales touchant les mesures d’exécution. Non seulement cela irait-il à l’encontre des principes les plus fondamentaux de nos arrangements constitutionnels, mais cela conduirait également à une très mauvaise administration de la justice. La Cour suprême s’est beaucoup attardée sur ces divers points dans l’arrêt R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601 (Power). Après avoir cité l’avis qu’elle avait rendu dans l’arrêt R. c. T. (V.), la juge L’Heureux-Dubé poursuivait ainsi, aux pages 626 et 627 :

Le contrôle judiciaire du pouvoir discrétionnaire de la poursuite peut également entraîner la divulgation par le ministère public de détails précis sur le processus par lequel il décide de porter des accusations, d’intenter des poursuites et de prendre d’autres mesures. Une telle procédure pourrait engendrer des masses de documents à revoir et risquerait en fin de compte de révéler les préoccupations et les stratégies confidentielles du ministère public. Par exemple, la nature confidentielle du processus d’accusation sert à d’importantes fonctions institutionnelles, dont les objectifs de réadaptation et celui de l’accroissement de la dissuasion générale. Ce dernier ne peut se réaliser que si le public ignore quels crimes feront l’objet d’une application soutenue de la loi [. . .]

De fait, la confidentialité permet aux poursuivants de recourir à des politiques d’application flexibles et diversifiées, alors que la divulgation ouvre la porte à des politiques inflexibles et statiques, qui ne sont pas nécessairement souhaitables.

En outre, si le contrôle judiciaire du pouvoir discrétionnaire de la poursuite était permis, les tribunaux seraient également priés de considérer la validité des différentes raisons avancées pour chaque décision, ce qui exigerait l’analyse des politiques, des pratiques et de la procédure du procureur général. Le tribunal devrait alors évaluer après coup la décision du ministère public dans bon nombre d’affaires pour déterminer si les motifs avancés pour justifier l’exercice de son jugement sont un subterfuge [. . .]

Une telle situation rendrait tout à fait inefficace l’administration de la justice. En outre, le ministère public ne peut fonctionner à titre de poursuivant devant le tribunal tout en étant également assujetti à sa surveillance générale. Pour sa part, le tribunal ne peut à la fois superviser l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite et agir à titre d’arbitre impartial de l’affaire qui lui est soumise. Le contrôle judiciaire du pouvoir discrétionnaire de la poursuite, qui permettrait aux tribunaux de considérer si oui ou non le pouvoir discrétionnaire du ministère public a été correctement exercé, détruirait le système de justice même qu’il est censé protéger [. . .]

[44]   Ce long examen de la jurisprudence est sans aucun doute plus que suffisant pour que soit écartée l’idée selon laquelle le pouvoir discrétionnaire de poursuite devrait être soumis à contrôle judiciaire comme toute autre décision administrative. Il est vrai que la décision de la police de déposer des accusations n’entre pas, à strictement parler, dans les éléments essentiels du pouvoir discrétionnaire de poursuite, selon la définition qu’en a donnée la Cour suprême dans l’arrêt Krieger c. Law Society of Alberta, [2002] 3 R.C.S. 372. Dans cette affaire, la Cour suprême énumérait ainsi les éléments essentiels du pouvoir discrétionnaire de poursuite : le pouvoir discrétionnaire de donner suite ou non aux accusations déposées par la police, le pouvoir discrétionnaire d’inscrire un arrêt des procédures dans une poursuite privée ou une poursuite publique, le pouvoir discrétionnaire d’accepter un plaidoyer de culpabilité en réponse à une accusation moindre, et le pouvoir discrétionnaire d’abandonner purement et simplement les poursuites. La Cour suprême s’est toutefois empressée de mentionner qu’il y a d’autres décisions discrétionnaires, quoique non reliées à la charge de procureur général.

[45]   Il n’y a aucun doute dans mon esprit que la décision d’un fonctionnaire de police de déposer une accusation doit également être à l’abri de toute ingérence judiciaire, pour les mêmes raisons précises qui font que la ligne de conduite adoptée par un procureur de la Couronne appelle la plus grande retenue de la part des cours de justice. Après tout, le dépôt d’accusations n’est que la première étape de la mise en mouvement du processus judiciaire. Je suis conforté dans cette manière de voir non seulement par les arrêts de la Cour suprême déjà cités, mais également par un arrêt tout récent de la Cour d’appel de l’Ontario, Henco Industries Ltd. v. Haudenosaunee Six Nations Confederacy Council (2006), 82 O.R. (3d) 721. Dans cette affaire, le juge Laskin (s’exprimant pour la Cour d’appel de l’Ontario), considérait sur le même pied la police et la Couronne lorsque venait le temps d’évaluer leur comportement, au paragraphe 113 :

[traduction] Nos tribunaux reconnaissent depuis longtemps que l’efficacité de notre système de justice dépend du pouvoir discrétionnaire de la police d’enquêter sur les manquements à la loi et d’appliquer la loi, et dépend aussi du pouvoir discrétionnaire de la Couronne d’engager des poursuites contre les auteurs de tels manquements. Hormis les cas d’irrégularité flagrante ou les actions civiles pour poursuites abusives, les tribunaux ne doivent pas s’immiscer dans l’exercice des pouvoirs discrétionnaires de police ou de poursuite.

[46]   Dans de nombreux jugements, la Cour fédérale a appliqué la notion de pouvoir discrétionnaire de poursuite et, en accord avec les arrêts de la Cour suprême du Canada, a refusé d’entreprendre le contrôle judiciaire de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Ces précédents reconnaissent que les tribunaux doivent restreindre, et non élargir, leur rôle de surveillance du pouvoir discrétionnaire de police. C’est le cas en particulier lorsque la décision administrative soumise à contrôle judiciaire est purement discrétionnaire et que la loi ne renferme aucune directive ou limite quant au mode d’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, qu’il s’agisse du moment où il peut être exercé, de la manière dont il peut l’être et dans quelle mesure il peut l’être : voir, par exemple, Zhang c. Canada (Procureur général), 2006 CF 276, jugement confirmé par 2007 CAF 201; Winn c. Canada (Procureur général), [1994] A.C.F. no 1280 (1re inst.) (QL); O’Malley c. Canada, [1997] A.C.F. n° 1259 (1re inst.) (QL); Stucky c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1769; Nation métisse du Labrador c. Canada (Procureur général), 2005 CF 939.

[47]   On aura déjà constaté que le pouvoir discrétionnaire exercé par la Couronne et par la police dans la mise en application du droit criminel n’est toutefois pas absolu. La Cour suprême a souligné, dans tous les précédents déjà évoqués, que les juges se doivent d’intervenir dans les cas d’irrégularité flagrante ou de poursuites abusives. Mais le seuil de la preuve exigée pour démontrer l’existence d’un cas de ce genre sera très élevé. Laissant ouverte cette possibilité dans l’arrêt Power, la juge L’Heureux-Dubé ne faisait pas mystère de la tâche considérable reposant sur les épaules de ceux qui recherchent dans les cas de ce genre l’intervention des tribunaux. Elle s’exprimait ainsi, aux pages 615 et 616 :

[. . .] les tribunaux ont un pouvoir discrétionnaire résiduel de remédier à un abus de la procédure de la cour, mais uniquement dans les « cas les plus manifestes », ce qui, à mon avis, signifie un comportement qui choque la conscience de la collectivité et porte préjudice à l’administration régulière de la justice au point qu’il justifie une intervention des tribunaux.

Pour conclure que la situation est « à ce point viciée » et qu’elle constitue l’un des « cas les plus manifestes », tel que l’abus de procédure a été qualifié par la jurisprudence, il doit y avoir une preuve accablante que les procédures examinées sont injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice [. . .] Si la preuve démontre clairement l’existence de motifs illégitimes, de mauvaise foi ou d’un acte si fautif qu’il viole la conscience de la collectivité à un point tel qu’il serait vraiment injuste et indécent de continuer, alors, et alors seulement, les tribunaux devraient intervenir pour empêcher un abus de procédure susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares.

[48]   Ces propos ont plus tard été interprétés comme s’ils signifiaient qu’il fallait une décision qui soit plus que manifestement déraisonnable. Dans l’arrêt Kostuch v. Alberta (Attorney General) (1995), 174 A.R. 109, la Cour d’appel de l’Alberta a jugé que l’on ne peut établir une irrégularité flagrante qu’en apportant la preuve d’une inconduite frisant la corruption, d’une violation de la loi, d’une partialité contre quelqu’un ou en faveur de quelqu’un, ou d’une infraction. Voir aussi l’arrêt R. c. Thiessen, [2002] 8 W.W.R. 558 (B.R. Man.).

[49]   J’en ai déjà assez dit sur le pouvoir discrétionnaire de la police ou du ministère public d’intenter des poursuites, et il ne m’est pas nécessaire de m’attarder davantage sur le sujet. Avant d’arriver à une conclusion fondée sur ces principes, cependant, je voudrais dire quelques mots sur un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, R. c. Beaudry, [2007] 1 R.C.S. 190. Invoquant cet arrêt, l’avocat des demandeurs a soutenu avec force à l’audience que le critère à appliquer pour savoir si le pouvoir discrétionnaire de la police a été validement exercé était un critère double qui appelait une analyse à la fois subjective et objective.

[50]   J’ai lu attentivement cet arrêt, et je suis d’avis qu’il ne modifie pas sensiblement les règles régissant le pouvoir discrétionnaire de la police ou du ministère public d’intenter des poursuites. Bien au contraire, la Cour suprême a réaffirmé que le pouvoir discrétionnaire était essentiel pour l’administration de la justice pénale. Il s’agissait d’un fonctionnaire de police qui avait été accusé d’entrave à la justice pour avoir délibérément négligé de recueillir les preuves nécessaires au dépôt d’accusations criminelles contre un autre fonctionnaire de police. Bien qu’il eût des motifs raisonnables de croire que cet autre fonctionnaire de police avait été au volant d’un véhicule automobile alors qu’il était en état d’ébriété, l’agent Beaudry a décidé de ne pas le soumettre à l’alcootest et de ne pas dresser contre lui un rapport pour conduite en état d’ébriété, exerçant ainsi son pouvoir discrétionnaire de traiter l’affaire autrement que par des poursuites.

[51]   En premier lieu, les circonstances à l’origine de cette décision sont très différentes de celles dont il s’agit dans la présente demande de contrôle judiciaire. L’agent Beaudry était accusé d’entrave à la justice non pas parce qu’il n’avait pas déposé d’accusations contre un autre fonctionnaire de police (ce que, en tout état de cause, il n’aurait pu faire au Québec sans l’intervention d’un procureur de la Couronne), mais parce qu’il n’avait pas recueilli les preuves nécessaires pour que le procureur de la Couronne fût en mesure d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’engager ou non des poursuites, alors qu’il avait des motifs raisonnables de croire qu’une infraction avait été commise. C’est là une situation très différente de celle dont il s’agit ici, où la GRC a effectivement enquêté et a rencontré les demandeurs avant de décider de ne pas déposer d’accusations.

[52]   Deuxièmement, la Cour suprême a encore une fois explicitement reconnu le pouvoir discrétionnaire d’un fonctionnaire de police de ne pas enclencher le processus judiciaire, quand bien même aurait-il des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise ou quand bien même une enquête plus approfondie produirait-elle des preuves pouvant constituer la base d’une accusation criminelle. La seule mise en garde est que les fonctionnaires de police doivent justifier leurs décisions d’une manière rationnelle, c’est-à-dire à la fois sur le plan subjectif et sur le plan objectif. La manière dont le pouvoir discrétionnaire a été exercé sera justifiée sur le plan subjectif s’il a été exercé honnêtement et d’une manière transparente et s’il n’était pas fondé sur le favoritisme ou sur des stéréotypes culturels, sociaux ou raciaux. Quant à l’évaluation objective, il s’agira de savoir si un fonctionnaire de police doué de raison aurait agi de la même manière dans la même situation.

[53]   J’ai du mal à voir en quoi la règle selon laquelle une décision doit pouvoir se justifier rationnellement diffère du critère de l’« irrégularité flagrante ». Cet arrêt, qui concernait d’abord et avant tout une poursuite pour entrave à la justice, ne renferme absolument rien qui laisse penser que la Cour suprême entendait abaisser le niveau à partir duquel les tribunaux sont fondés à intervenir lorsque l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la police est mis en doute. L’avocat des demandeurs a d’ailleurs dit lui-même que l’obligation de justifier objectivement la décision policière tiendra compte des mêmes facteurs que ceux dont il s’agit dans le critère de l’irrégularité flagrante. Rendons-lui cette justice, il a aussi prétendu que l’unique moyen d’établir la transparence et l’honnêteté de l’exercice du pouvoir discrétionnaire, dans le contexte de la justification subjective, était d’indiquer les motifs de la décision. Mais il n’apparaît nulle part que la Cour suprême était disposée à aller aussi loin, et les raisons incontournables qu’elle avait de ne pas s’engager dans cette voie ont déjà été examinées en détail plus haut dans les présents motifs.

[54]   Compte tenu de ce qui précède, je suis donc d’avis que c’est avec une extrême circonspection que les tribunaux consentiront à revoir l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la police ou du ministère public d’intenter des poursuites, et qu’ils n’y consentiront que dans les cas les plus évidents, lorsque peut être démontrée une irrégularité flagrante. En l’espèce, il m’est impossible de discerner dans la décision de la GRC de ne pas déposer d’accusations l’exercice irrégulier d’un pouvoir discrétionnaire. Mais, avant d’expliquer brièvement pourquoi les arguments invoqués par les demandeurs ne m’ont pas convaincu, je voudrais soulever un autre point se rapportant au pouvoir de la Cour d’instruire une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une telle décision.

[55]   Dans un jugement publié le 29 mai 2007 [Canada (Sous-commissaire, GRC) c. Canada (Procureur général), [2008] 1 R.C.F. 752 (C.F.)], ma collègue la juge Tremblay-Lamer examinait le pouvoir de la Cour d’instruire une demande de contrôle judiciaire dans le cadre d’une enquête criminelle menée par la GRC. Par cette enquête, la GRC voulait savoir si la demanderesse avait contrevenu à l’article 131 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 17] du Code criminel, et à l’article 12 de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1, lorsqu’elle avait comparu devant le Comité des comptes publics. Après avoir souligné que la Cour fédérale n’a aucune compétence intrinsèque, la juge Tremblay-Lamer a concentré son attention sur le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 766, pour savoir si la Cour fédérale a compétence dans un cas donné. Comme on s’en souviendra, la première condition à remplir est qu’il doit y avoir attribution de compétence par le Parlement fédéral. Cela signifie que, dans ce précédent, la demanderesse devait établir que le Parlement fédéral avait, expressément ou implicitement, conféré à la Cour fédérale le pouvoir d’annuler une enquête criminelle et de la déclarer invalide.

[56]   L’unique source possible de compétence était l’article 18.1 de la Loi, en vertu duquel la Cour fédérale a compétence pour revoir les décisions prises par « un office fédéral » [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 15], selon la définition que donne de cette expression au paragraphe 2(1) de la même Loi. Après examen de la législation et de la jurisprudence sur le sujet, la juge Tremblay-Lamer est arrivée à la conclusion que la décision d’entreprendre une enquête criminelle ne saurait être validement qualifiée de décision d’un « office fédéral ». Selon elle, les agents de police sont indépendants de la Couronne lorsqu’ils mènent des enquêtes criminelles, et leurs pouvoirs procèdent de la common law. Étant à l’abri du droit de regard de l’exécutif, ils ne peuvent pas être assimilés à un « office fédéral ». Je souscris pleinement à cette analyse de ma collègue, une analyse tout à fait convaincante.

[57]   En définitive, la présente demande de contrôle judiciaire pourrait être rejetée pour la seule raison que la Cour n’a pas compétence pour l’instruire. Mais, comme je l’ai déjà mentionné, même si je devais partir du principe que la décision de la GRC de ne pas déposer d’accusations peut validement être l’objet d’une demande en application de l’article 18.1 de la Loi, je ne trouve, dans la conduite des agents de la GRC qui ont mené l’enquête, aucun élément qui remplisse le critère susmentionné de l’irrégularité flagrante.

2) Les demandeurs ont-ils apporté la preuve d’une irrégularité flagrante?

[58]   Les demandeurs ont fondé leurs allégations d’irrégularité sur plusieurs affirmations. Ils ont fait valoir que la GRC n’a pas pris en compte leurs droits ancestraux, leurs droits issus de traités et l’obligation fiduciaire dont les Premières nations sont créancières. Ils ont aussi prétendu que l’avocat présent à une réunion à laquelle assistaient les Premières nations et l’éventuelle accusée s’était placé dans une situation de conflit d’intérêts lorsqu’il fut plus tard consulté par un inspecteur de la GRC à propos de la décision de refuser de déposer des accusations. Après examen attentif des preuves produites par les demandeurs, je suis d’avis que ces preuves ne confirment pas leurs allégations et à coup sûr ne révèlent aucun comportement ni aucune conduite se rapprochant tant soit peu d’une irrégularité flagrante.

[59]   Je n’ai pu trouver dans le Traité n° 4 aucune mention précise d’une aide qui serait apportée par la GRC. Il n’existe tout simplement aucun texte ni aucun précédent permettant d’affirmer que les Premières nations ont un droit établi, voire potentiel, à une aide de la GRC. Les demandeurs ont signalé le texte du Traité n° 4, dans lequel les chefs des Premières nations promettaient de préserver la paix et l’ordre au sein de la Première nation, entre leur Première nation et d’autres Premières nations, et entre leur Première nation et les autres sujets de la Reine. Ils font valoir que cela équivaut, à la fois pour les Premières nations et pour la Couronne, à une obligation de préserver la paix et l’ordre, et que le moyen d’y parvenir est la GRC.

[60]   Quand bien même admettrais-je que les mots d’un traité ne doivent pas être interprétés d’une manière strictement technique, ni être soumis aux règles modernes et rigides d’interprétation (R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, au paragraphe 54), j’ai du mal à voir comment cette obligation réciproque d’assurer la paix et l’ordre pourrait se traduire par un engagement de la GRC d’exercer son pouvoir discrétionnaire de police de manière à favoriser les demandeurs ou à leur conférer une priorité en matière policière. Je suis d’accord avec les défendeurs qu’un énoncé aussi étendu et aussi général ne saurait être interprété d’une manière propre à modifier le déroulement des activités policières quotidiennes, par exemple la décision de la police, dans un cas donné, de ne pas procéder au dépôt d’accusations. Non seulement cela serait-il totalement incongru, mais il n’est absolument pas établi que c’était là l’entente conclue entre les parties à l’époque où fut conclu le Traité n° 4. Hormis un paragraphe truffé d’arguments figurant dans les deux affidavits produits par les demandeurs (et dont les textes sont identiques à tous égards), paragraphe qui fait état d’une promesse des « tuniques rouges », faite dans le traité, qu’elles apporteront leur aide, il n’y a absolument rien pour étayer ce prétendu droit.

[61]   Quant au présumé droit ancestral des demandeurs à une assistance de la part de la GRC, on ne sait trop, à la lecture des documents des demandeurs, quel est le fondement exact de ce droit, ni où on peut le trouver. Les éléments permettant de prouver l’existence des droits ancestraux ont été exposés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Van der Peet, et les conditions ont récemment été résumées de la manière suivante par elle dans l’arrêt Mitchell, au paragraphe 12 :

Au strict essentiel, le demandeur autochtone doit établir l’existence d’une pratique, tradition ou coutume moderne qui a un degré raisonnable de continuité avec les pratiques, traditions ou coutumes qui existaient avant le contact avec les Européens. La pratique, coutume ou tradition doit avoir « fait [. . .] partie intégrante de la culture distinctive » autochtone, au sens où elle doit avoir distingué ou caractérisé leur culture traditionnelle et avoir été au cœur de leur identité. Elle doit être une « caractéristique déterminante » de la société autochtone, de sorte que la culture en cause serait « fondamentalement modifiée » sans elle. Il doit s’agir d’une caractéristique qui a une « importance fondamentale » dans la culture du peuple autochtone, qui « véritablement faisait de la société ce qu’elle était » (Van der Peet, précité, par. 54-59; souligné dans l’original). Cela exclut les pratiques, les traditions et les coutumes qui sont seulement marginales ou d’importance secondaire pour l’identité culturelle de la société autochtone, et met l’accent sur les pratiques, les traditions et les coutumes qui sont nécessaires à la vie, à la culture et à l’identité de la société autochtone en question.

Comme je l’ai déjà dit à propos du présumé droit issu du traité, il n’existe tout simplement, compte tenu de ces facteurs, aucune preuve susceptible d’attester l’existence d’un tel droit à une aide de la GRC.

[62]   Finalement, les demandeurs affirment aussi que la GRC, en tant qu’organe de la Couronne, a envers les Premières nations une obligation fiduciaire qui l’obligerait à agir dans l’intérêt des Premières nations. Ils vont jusqu’à dire (au paragraphe 59 de leur mémoire) que [traduction] « même si la GRC trouvait la preuve d’une conduite illégale, mais estimait, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, que le dépôt d’accusations contre la Couronne serait de quelque manière “incongru”, l’obligation fiduciaire de la Couronne envers les Premières nations oblige la GRC à accorder préséance à la position des Premières nations ».

[63]   C’est là une proposition qui suscite plusieurs difficultés. D’abord, l’obligation fiduciaire établie à laquelle la Couronne est soumise envers les Premières nations ne s’étend pas à la GRC, car la GRC n’est pas, comme je l’ai mentionné plus haut, un organe de la Couronne. Un agent de la GRC qui enquête sur un acte criminel et qui exerce son pouvoir discrétionnaire de police dans le cadre d’une enquête criminelle occupe une charge publique et n’agit pas en tant qu’agent de l’État. Le statut de l’agent de la GRC au cours d’une enquête criminelle est indépendant du contrôle de l’exécutif. Un agent de la GRC n’est pas subordonné au pouvoir politique et ne doit pas être considéré comme un préposé ou un mandataire de la Couronne lorsqu’il mène une enquête criminelle.

[64]   Par ailleurs, il est généralement admis que les obligations fiduciaires sont des obligations de droit privé. Comme l’écrivait le juge Dickson [tel était alors son titre] dans l’arrêt Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335, à la page 385, « [i]l nous faut remarquer que, de façon générale, il n’existe d’obligations de fiduciaire que dans le cas d’obligations prenant naissance dans un contexte de droit privé. Les obligations de droit public dont l’acquittement nécessite l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ne créent normalement aucun rapport fiduciaire ». La procédure criminelle n’est pas le domaine réservé de quiconque, autochtone ou non. La considération fondamentale, dans toute décision portant sur la poursuite des auteurs d’infractions criminelles, est l’intérêt public. Je ne vois pas très bien ce que les demandeurs veulent dire lorsqu’ils prétendent qu’un « plus grand respect » devrait être accordé à la position des Premières nations, mais un tel respect ne saurait nullement être assimilé à un quelconque traitement préférentiel lorsque vient le temps de décider si des accusations devraient être déposées dans un cas donné. Ainsi que l’écrivait le juge Binnie dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245, au paragraphe 96 :

Dans l’exercice de ses pouvoirs ordinaires de gouvernement dans le cadre de différends opposant des Indiens et des non-Indiens, la Couronne avait (et a encore) l’obligation de prendre en considération les intérêts de toutes les parties concernées, non pas seulement les intérêts des Indiens. La Couronne ne saurait être un fiduciaire ordinaire; elle agit en plusieurs qualités et représente de nombreux intérêts, dont certains sont immanquablement opposés [. . .]

[65]   Autrement dit, si on n’a pas la preuve que la GRC a commis une irrégularité flagrante en arrivant à sa décision de ne pas déposer d’accusations, elle ne saurait être blâmée d’être arrivée à telle décision. En fait, la GRC a enquêté sur les allégations des demandeurs et leur a amplement donné l’occasion d’exposer leurs incertitudes et de présenter leurs allégations, documents à l’appui. Les représentants de la GRC ont rencontré à plusieurs reprises les représentants des bandes des demandeurs. Très consciente de la sensibilité des points soulevés, la GRC a obtenu un avis juridique du ministère de la Justice. Les raisons qu’elle avait de ne pas déposer d’accusations sont d’ailleurs étoffées dans la lettre du sergent Ré en date du 18 avril 2006. Ces raisons, loin d’être minces, semblent convaincantes et structurées. Il n’y a aucune preuve de partialité de la GRC envers les demandeurs, ni même de discrimination systémique dans la manière dont les accusations de conduite illégale faites par les Premières nations ont été traitées. Par conséquent, je ne puis trouver aucune preuve d’irrégularité dans la décision de la GRC de ne déposer aucune accusation suite aux allégations des demandeurs.

[66]   Finalement, les demandeurs disent que la GRC a agi d’une manière fautive lorsque l’agent qui se demandait s’il fallait ou non déposer des accusations a sollicité un avis juridique de la part du bureau du procureur général du Canada, et cela parce que l’avocat concerné avait déjà donné un avis juridique à l’ARAP. Je ne vois aucun bien-fondé dans cet argument, car il n’y a pas la moindre preuve que l’avocat concerné s’est trouvé dans une situation de conflit d’intérêts.

[67]   L’unique preuve au soutien de l’irrégularité alléguée par les demandeurs est une feuille de présence, établie pour la réunion du 19 janvier 2006, qui révèle que M. Lafleur, l’avocat du ministère de la Justice, a assisté à la réunion, et également la correspondance reçue de l’inspecteur de la GRC (reproduite au paragraphe 38 des présents motifs), qui informe les demandeurs que des consultations ont eu lieu avec M. Lafleur et que celui-ci est arrivé à la même conclusion selon laquelle le dépôt d’accusations d’intrusion ne serait pas valide.

[68]   M. Woodvine écrit quant à lui dans son affidavit que M. Lafleur a assisté à la réunion de négociation en tant que conseiller juridique du bureau régional du MAINC et que son rôle consistait à aider toutes les parties à mettre en œuvre tout éventuel compromis. Il a aussi témoigné que, à aucun moment, M. Lafleur n’a donné d’avis juridique à l’ARAP en tant qu’avocat de l’ARAP. Tout au long des négociations, l’ARAP a semble-t-il obtenu ses avis juridiques de la part d’un avocat du ministère de la Justice qui n’était pas M. Lafleur.

[69]   Même si je devais laisser de côté cette preuve et admettre que M. Lafleur n’agissait pas simplement comme représentant neutre de toutes les parties, mais donnait des avis à l’ensemble de l’équipe fédérale de négociation, comme le prétendent les demandeurs, il m’est encore impossible de conclure qu’il se trouvait dans une situation de conflit d’intérêts et que la GRC a agi d’une manière fautive en le consultant. Il est bien établi que le ministère de la Justice et les conseillers juridiques par l’entremise desquels il agit exercent un double mandat. Ce mandat procède du double rôle du ministre de la Justice, lequel est également le procureur général du Canada.

[70]   Au soutien du ministre de la Justice, il appartient au ministère de la Justice de donner des avis et directives en matière de politiques et de programmes, en contribuant à l’élaboration du contenu juridique des projets de loi, des règlements et des lignes directrices. Au soutien du procureur général, il appartient au ministère de la Justice de poursuivre les auteurs d’infractions aux lois fédérales dans tout le Canada, de représenter la Couronne dans les procès civils et de donner des avis juridiques aux agences fédérales d’application de la loi et aux ministères fédéraux. La mise sur pied récente du Bureau du directeur des poursuites pénales [Loi sur le directeur des poursuites pénales], dans le cadre [qui constitue la partie 3] de la Loi fédérale sur la responsabilité, L.C. 2006, ch. 9, article 121, une instance autonome qui a pris le relais de l’ancien Service fédéral des poursuites du ministère de la Justice, renforcera certainement l’indépendance des procureurs de la Couronne, mais rien ne permet d’affirmer que cette instance a été conçue pour empêcher un avocat du ministère de la Justice de donner des avis juridiques à un poursuivant. En tout état de cause, je ne vois, dans la participation antérieure de M. Lafleur aux négociations tenues entre la QVIDA, l’ARAP, la SWA et le MAINC, aucun élément qui aurait pu l’empêcher de donner des avis à la GRC, et rien ne permet d’affirmer que sa conduite est entachée de partialité, encore moins d’irrégularité flagrante.

[71]   Pour tous les motifs susmentionnés, je suis d’avis de rejeter cette demande de contrôle judiciaire.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

- la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

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