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[2014] 1 R.C.F. 185

A-478-10

2012 CAF 161

Procureur général du Canada (appelant)

c.

Donna Jodhan (intimée)

et

Alliance pour l’égalité des personnes aveugles du Canada (intervenante)

Répertorié : Jodhan c. Canada (Procureur général)

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Sharlow et Dawson—Toronto, 15 novembre 2011; Ottawa, 30 mai 2012.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Appel d’un jugement de la Cour fédérale déclarant qu’on avait nié à l’intimée le même accès que celui accordé à l’ensemble du public aux renseignements et aux services gouvernementaux offerts en ligne et le droit d’en tirer le même bénéfice, constituant de la discrimination fondée sur une déficience physique et portant ainsi atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’art. 15(1) de la Charte — L’intimée, qui est aveugle, a éprouvé des difficultés à accéder à des sites Web et des services en ligne du gouvernement — La Cour fédérale a déclaré entre autres que l’incapacité de l’intimée d’avoir accès aux sites Web du gouvernement était révélatrice d’un échec systémique de rendre les sites Web accessibles; que le défaut du gouvernement de contrôler l’application des normes en matière d’accessibilité et de s’assurer qu’on s’y conformait violait l’art. 15(1) de la Charte; et que le gouvernement avait l’obligation sur le plan constitutionnel de prendre les mesures qui s’imposent pour se conformer à la Charte — La Cour fédérale est demeurée saisie du dossier jusqu’à l’exécution du jugement déclaratoire — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’intimée s’était vu nier son droit au même bénéfice de la loi contrairement à l’art. 15(1) de la Charte, et en accordant une réparation systémique et en se réservant le droit de superviser l’exécution de cette réparation — Il n’existe aucune raison de modifier la conclusion suivant laquelle le défaut d’assurer une égalité d’accès aux sites Web et aux services gouvernementaux offerts en ligne viole les droits qui sont garantis par l’art. 15(1) — Cependant, la réparation ne saurait viser des ministères qui ne sont pas nommément désignés dans l’avis de demande — L’accès aux renseignements et services du gouvernement constitue en l’espèce le bénéfice que confère la loi — L’accès à ceux-ci inclut nécessairement le bénéfice d’avoir un accès en ligne — Toutefois, le défaut du Conseil du Trésor de contrôler l’application des normes ne constitue pas en soi une violation des droits garantis à l’art. 15 — Les politiques du Conseil du Trésor en litige créent une distinction fondée sur la déficience physique et refusent aux personnes ayant une déficience visuelle l’égalité d’accès au bénéfice que constitue l’accès aux renseignements et services du gouvernement — L’intimée a droit à un accès aux renseignements aussi efficacement que les autres, c’est-à-dire, à un accès en ligne — Appel accueilli en partie.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Recours — La Cour fédérale a déclaré entre autres que l’incapacité de l’intimée d’avoir accès aux sites Web du gouvernement était révélatrice d’un échec systémique de rendre les sites Web accessibles; que le défaut du gouvernement de contrôler l’application des normes en matière d’accessibilité et de s’assurer qu’on s’y conformait violait l’art. 15(1) de la Charte; et que le gouvernement avait l’obligation sur le plan constitutionnel de prendre les mesures qui s’imposent pour se conformer à la Charte — La Cour fédérale est demeurée saisie du dossier jusqu’à l’exécution du jugement déclaratoire — Étant donné que la mise en œuvre des normes du Conseil du Trésor par tous les ministères n’était pas une question soulevée dans les actes de procédure, la réparation à laquelle l’intimée a droit ne pouvait pas viser l’ensemble des ministères — L’ordonnance de la Cour fédérale visant ces ministères doit être annulée — L’art. 24(1) n’empêchait pas la Cour fédérale de prononcer une ordonnance systémique — L’art. 24(1) exige que l’appelant soit directement touché par la loi contestée — La preuve en l’espèce justifie la conclusion de la Cour fédérale suivant laquelle l’intimée et les personnes atteintes d’une déficience visuelle se sont régulièrement vu refuser l’accès aux services et aux renseignements gouvernementaux en ligne.

Pratique — Jugements et ordonnances — La Cour fédérale a déclaré entre autres que l’incapacité de l’intimée d’avoir accès aux sites Web du gouvernement était révélatrice d’un échec systémique de rendre les sites Web accessibles; que le défaut du gouvernement de contrôler l’application des normes en matière d’accessibilité et de s’assurer qu’on s’y conformait violait l’art. 15(1) de la Charte; et que le gouvernement avait l’obligation sur le plan constitutionnel de prendre les mesures qui s’imposent pour se conformer à la Charte — La Cour fédérale est demeurée saisie du dossier jusqu’à l’exécution du jugement déclaratoire — Il n’y a aucun fondement factuel ou légal pour justifier l’ordonnance de surveillance en l’espèce — Une ordonnance de surveillance s’applique lorsque la situation factuelle justifie le prononcé d’une telle ordonnance — Une telle réparation ne constitue pas une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances.

Il s’agissait d’un appel d’un jugement de la Cour fédérale déclarant qu’on avait nié à l’intimée le même accès que celui accordé à l’ensemble du public aux renseignements et aux services gouvernementaux offerts en ligne sur Internet et, par le fait même, le droit d’en tirer le même bénéfice, que cela constituait de la discrimination fondée sur une déficience physique, et qu’on avait ainsi porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

L’intimée, qui a une déficience visuelle, a éprouvé des difficultés lorsqu’elle a tenté de soumettre sa candidature en présentant sa demande d’emploi sur un site Web du gouvernement et a dû demander de l’aide au téléphone pour remplir sa demande. L’intimée a également eu des difficultés considérables lorsqu’elle a essayé d’obtenir de l’information sur les sites Web de Statistique Canada et de Service Canada, n’a pas été en mesure de remplir le formulaire de recensement en ligne de 2006 et a éprouvé de la difficulté à obtenir des renseignements au sujet du Régime de pensions du Canada et de programmes d’emploi. L’intimée a réclamé des jugements déclaratoires selon lesquels le défaut d’élaborer des normes qui assurent que tous les sites Web et services offerts en ligne par le gouvernement du Canada, le formulaire de recensement de 2006 et les sites Web et services de présentation de candidature en ligne soient accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle et de veiller au respect de ces normes porte atteinte à son droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur une déficience physique et viole par conséquent l’article 15 de la Charte, et que cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

La Cour fédérale a conclu entre autres que la Politique de communication du gouvernement du Canada (la Politique de communication) du Conseil du Trésor, qu’elle a désignée comme étant la loi contestée, et les Normes de la normalisation des sites Internet (la NSI) étaient « apparemment neutres » en ce qui concerne les normes d’accessibilité aux sites Web. Elle a indiqué que le fait que la NSI n’avait pas été mise en œuvre et que les applications Internet riches n’étaient pas accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle étaient des échecs systémiques du gouvernement lorsqu’il s’agissait de fournir en ligne des services d’une façon qui soit accessible aux personnes ayant une déficience visuelle. La Cour fédérale a par conséquent conclu que la distinction établie par la loi contestée créait bel et bien un désavantage pour la personne aveugle. Elle a déclaré entre autres que l’incapacité de l’intimée d’avoir accès en ligne aux sites Web de certains organismes gouvernementaux était révélatrice d’un échec systémique au vu du grand nombre des 106 ministères et agences du gouvernement incapables de rendre leurs sites Web accessibles, que le défaut du gouvernement de contrôler l’application des normes en matière d’accessibilité qu’il avait adoptées en 2001 violait le paragraphe 15(1) de la Charte et que le gouvernement avait l’obligation sur le plan constitutionnel de respecter la Charte. La Cour est demeurée également saisie du dossier jusqu’à exécution du jugement déclaratoire.

Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’intimée s’était vu nier son droit au même bénéfice de la loi contrairement au paragraphe 15(1) de la Charte, et en accordant une réparation systémique et en se réservant le droit de superviser l’exécution de cette réparation.

Arrêt : l’appel doit être accueilli en partie.

Il n’y avait aucune raison de modifier la conclusion de la Cour fédérale suivant laquelle le défaut d’assurer à l’intimée et aux personnes ayant une déficience visuelle une égalité d’accès aux sites Web et aux services gouvernementaux offerts en ligne viole les droits qui leur sont garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte. Cependant, comme la mise en œuvre des normes du Conseil du Trésor par les 106 ministères n’était pas une question soulevée dans les actes de procédure, la réparation à laquelle l’intimée a droit ne pourrait prendre la forme d’un jugement déclaratoire visant les 106 ministères. Ainsi, dans la mesure où l’ordonnance prononcée par la Cour fédérale visait des ministères qui ne sont pas nommément désignés dans l’avis de demande, cette ordonnance devait être annulée. Pour ce qui est de savoir si la Cour fédérale pouvait accorder une réparation visant d’autres personnes que la personne physique demanderesse, le paragraphe 24(1) de la Charte n’empêchait pas la Cour fédérale de prononcer une ordonnance systémique. Ce que le paragraphe 24(1) interdit, c’est l’introduction d’une instance dans laquelle l’appelant n’est pas directement visé par la loi contestée. En d’autres termes, la question qui se posait était celle de la qualité pour agir, étant donné que le paragraphe 24(1) exige que l’appelant soit directement touché par la loi contestée. La preuve documentaire et les affidavits justifiaient la conclusion de la Cour fédérale suivant laquelle l’intimée et les personnes atteintes d’une déficience visuelle s’étaient régulièrement vu refuser l’accès aux services et aux renseignements gouvernementaux en ligne. La preuve était suffisante pour démontrer qu’il existe de graves problèmes d’accessibilité auxquels les personnes ayant une déficience visuelle sont confrontées dans tout l’appareil gouvernemental.

À la question de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que les personnes atteintes d’une déficience visuelle étaient victimes d’une discrimination de la part du gouvernement en violation du paragraphe 15(1) de la Charte et que cette discrimination était systémique, c’est à juste titre que la Cour fédérale a examiné la Politique de communication et la NSI. En l’espèce, le bénéfice conféré par la loi est de permettre d’accéder aux renseignements et services du gouvernement. L’accès à ces services et renseignements englobe le bénéfice que constitue l’accès en ligne, lequel ne constitue pas un simple élément accessoire du mécanisme de prestation par divers moyens, mais en fait partie intégrante. Cela dit, l’article 15 ne saurait être interprété comme créant un droit additionnel permettant à l’intimée et à d’autres personnes d’obliger le gouvernement à contrôler l’application de ces normes. Le seul droit en cause est le droit reconnu à l’article 15 au bénéfice égal de la loi. Le défaut du Conseil du Trésor de contrôler l’application de ces normes peut fort bien être à l’origine de la violation des droits qui sont garantis à l’intimée par l’article 15, mais il ne constitue pas en soi une violation de ces droits. Il y avait lieu d’annuler la conclusion de la Cour fédérale suivant laquelle le défaut du Conseil du Trésor de contrôler l’application des normes en question constituait une violation des droits garantis à l’intimée par l’article 15 de la Charte.

Pour ce qui est du critère de l’article 15, la Politique de communication et la NSI créent une distinction entre les personnes ayant une déficience visuelle et les autres personnes sur le fondement de leur déficience physique. Le défaut du Conseil du Trésor d’établir des normes adéquates et de s’assurer que les ministères se conforment à ses normes d’accessibilité a pour conséquence de refuser aux personnes ayant une déficience visuelle l’égalité d’accès au bénéfice que constitue l’accès aux renseignements et services du gouvernement. Il s’agissait également de savoir si on peut atteindre l’égalité d’accès aux renseignements et services gouvernementaux sans offrir un accès en ligne à ces mêmes renseignements et services et si l’accès aux renseignements et services gouvernementaux par le truchement de supports ou de moyens de rechange satisfait à l’objectif de l’égalité de traitement réel. Les personnes ayant une déficience visuelle ont droit à un accès complet, y compris un accès en ligne, aux renseignements et services gouvernementaux. L’un des objectifs de la Politique de communication est de permettre aux Canadiens d’accéder aux renseignements et aux services du gouvernement au lieu et au moment de leur choix. Si les personnes ayant une déficience visuelle sont reléguées à des moyens et à des supports de rechange, elles n’auront pas le choix du lieu et du moment auxquels elles souhaitent accéder aux renseignements et services du gouvernement. Le paragraphe 15(1) de la Charte garantit à l’intimée le droit au même bénéfice de la loi. Elle a donc droit d’accéder aux renseignements et services du gouvernement aussi efficacement que ceux qui ne sont pas atteints d’une déficience visuelle. Il s’ensuit qu’en raison de cette situation, l’intimée et les personnes ayant une déficience visuelle sont privées de leur droit à une égalité réelle parce qu’elles sont privées de leur capacité d’interagir avec des institutions gouvernementales sur un pied d’égalité avec les personnes qui peuvent voir.

Il n’y avait aucun fondement factuel ou légal pour justifier l’ordonnance de surveillance rendue par la Cour fédérale. Dans les cas où le tribunal a rendu une ordonnance de surveillance, la situation justifiait amplement le prononcé d’une telle ordonnance. Toutefois, en l’espèce, bien que les normes d’accessibilité aient été publiées en 1999 et que leur mise en œuvre fût prévue au plus tard pour 2001, le gouvernement a tenté de rendre Internet accessible aux personnes ayant une déficience visuelle. Bien que les sites Web ne soient pas conformes à la NSI, ils sont désormais plus accessibles qu’ils ne l’étaient en 1999. Par conséquent, une telle réparation ne constitue pas une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15, 24.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.

Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11, art. 7 (mod. par L.C. 1991, ch. 24, art. 49(A); 2003, ch. 22, art. 224z.37)(A)).

Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18(1) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).

Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396.

décisions différenciées :

Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Northwest Territories (Attorney General) v. Fédération Franco-Ténoise, 2008 NWTCA 6, 440 A.R. 56, [2009] 12 W.W.R 259.

décisions examinées :

Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; Assoc. des sourds du Canada c. Canada, 2006 CF 971, [2007] 2 R.C.F. 323; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Pilette c. Canada, 2009 CAF 367; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493.

décisions citées :

Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96.

DOCTRINE CITÉE

Directives pour l’accessibilité aux contenus Web (version 1.0), en ligne : <http://www.la-grange.net/w3c/wcag1/wai-pageauth.html>.

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 5e éd. supplémentée. Toronto : Thompson Carswell, 2007.

Jones, David Phillip et Anne S. de Villars. Principles of Administrative Law, 5e éd. Toronto : Carswell, 2009.

Règles pour l’accessibilité des contenus Web (WCAG) 2.0, en ligne : <http://www.w3.org/Translations/WCAG20-fr/WCAG20-fr-20090625/>.

Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada. Les normes sur la Normalisation des sites Internet (NSI 2.0), en ligne : <http://www.collectionscanada.gc.ca/webarchives/20071121083146/http://www.tbs-sct.gc.ca/clf-nsi/index_f.asp?format=print>.

Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada. Normalisation des sites Internet : Accessibilité, en ligne : <http://www.collectionscanada.gc.ca/webarchives/20060119054401/http://www.tbs-sct.gc.ca/clf-nsi/inter/inter-01-pr_f.asp?format=print>.

Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada. Normes de la normalisation des sites Internet, partie 2 : Norme sur l’accessibilité, l’interopérabilité et la facilité d’emploi des sites Web (NSI 1.0), en ligne : <http://www.tbs-sct.gc.ca/pol/doc-fra.aspx?id=25436&section=text>.

Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada. Politique de communication du gouvernement du Canada, en ligne : <http://www.tbs-sct.gc.ca/pol/doc-fra.aspx?id=12316&section=text>.

APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2010 CF 1197, [2011] 2 R.C.F. 355) déclarant qu’on avait nié à l’intimée le même accès que celui accordé à l’ensemble du public aux renseignements et aux services gouvernementaux offerts en ligne sur Internet et, par le fait même, le droit d’en tirer le même bénéfice, et que cela constituait de la discrimination fondée sur une déficience physique, portant ainsi atteinte aux droits qui lui sont garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Appel accueilli en partie.

ONT COMPARU

Gail Sinclair, Peter Hajecek et Michelle Ratpan pour l’appelant.

David Baker et Meryl Zisman Gary pour l’intimée.

Karen Spector et Laurie Letheren pour l’intervenante.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

Bakerlaw, Toronto, pour l’intimée.

ARCH Disability Law Centre, Toronto, pour l’intervenante.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Nadon, J.C.A.: Le procureur général du Canada (l’appelant ou le procureur général) interjette appel d’un jugement (2010 CF 1197, [2011] 2 R.C.F. 355) (rendu le 29 novembre 2010 et modifié le 9 février 2011) par lequel le juge Kelen (le juge) de la Cour fédérale a fait droit à la demande présentée par Mme Jodhan (l’intimée ou Mme Jodhan) en vue d’obtenir, en vertu de l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)] (la Loi sur les Cours fédérales), un jugement déclarant qu’on lui avait nié le même accès que celui accordé à l’ensemble du public aux renseignements et aux services gouvernementaux offerts en ligne sur Internet et, par le fait même, d’en tirer le même bénéfice, que cela constituait de la discrimination fondée sur une déficience physique, en l’occurrence la cécité, et qu’on avait ainsi porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte).

[2]        Le juge a également déclaré que l’incapacité de Mme Jodhan d’avoir accès aux sites Web de certains organismes gouvernementaux était révélatrice d’un échec systémique au vu du grand nombre des 106 ministères et agences du gouvernement du Canada incapables de rendre leurs sites Web accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle. Suivant le juge, le défaut du gouvernement de contrôler l’application des normes en matière d’accessibilité qu’il avait adoptées en 2001 et de s’assurer qu’on s’y conformait violait le paragraphe 15(1) de la Charte parce qu’il en résultait une discrimination envers Mme Jodhan et d’autres personnes ayant une déficience visuelle.

[3]        Le juge a également déclaré que le gouvernement avait l’obligation sur le plan constitutionnel de prendre les mesures qui s’imposaient pour se conformer à la Charte dans un délai de 15 mois.

[4]        Enfin, le juge a déclaré que la Cour demeurerait saisie du dossier jusqu’à exécution du jugement déclaratoire et qu’elle le rouvrirait au besoin, sur demande du procureur général ou de Mme Jodhan, pour s’assurer qu’il soit correctement exécuté.

[5]        Bien que l’appel soulève plusieurs questions, la principale question à trancher en l’espèce est celle de savoir si Mme Jodhan a été privée du même bénéfice de la loi contrairement au paragraphe 15(1) de la Charte.

Faits et contexte

[6]        Mme Jodhan est aveugle au sens de la loi. Elle dirige une entreprise d’experts‑conseils qui produit des analyses portant sur l’accessibilité de produits et de services destinés à des personnes ayant des besoins particuliers. Elle est « une bonne utilisatrice des ordinateurs ».

[7]        Elle a introduit une instance en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale le 28 juin 2007 contre le procureur général, en sa qualité de représentant du Conseil du Trésor du Canada et du Secrétariat du Conseil du Trésor (ci‑après appelés collectivement le Conseil du Trésor), de la Commission de la fonction publique du Canada et de Statistique Canada. Dans sa demande, Mme Jodhan réclamait le jugement déclaratoire suivant :

[traduction] La demanderesse sollicite un jugement déclaratoire portant que :

1.         le défaut du Conseil du Trésor et du Secrétariat du Conseil du Trésor d’élaborer des normes qui assurent que tous les sites Web et services offerts en ligne par le gouvernement du Canada sont accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle et de veiller au respect de ces normes :

i)    porte atteinte au droit de la demanderesse à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur une déficience physique et viole par conséquent l’article 15 de la Charte,

ii)   et que cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

2.         le défaut de Statistique Canada de s’assurer que le formulaire de recensement de 2006 soit accessible en ligne aux personnes ayant une déficience visuelle :

[…]

iii)   porte atteinte au droit de la demanderesse à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur une déficience physique et viole par conséquent l’article 15 de la Charte;

iv)  et que cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

3.         le défaut de la Commission de la fonction publique du Canada de s’assurer que son site Web et ses services de présentation de candidature en ligne soient accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle :

[…]

v)   porte atteinte au droit de la demanderesse à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur une déficience physique, et viole par conséquent l’article 15 de la Charte;

vi)  et que cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

[8]        Mme Jodhan affirmait qu’elle était privée de la même protection et du même bénéfice de la loi de deux façons. En premier lieu, les normes en matière d’accessibilité en ligne étaient inadéquates parce qu’elles ne tenaient pas compte des « applications Internet riches », c’est‑à‑dire des sites Web dynamiques et interactifs dont le gouvernement se sert pour offrir des services interactifs en ligne, ce qui constitue l’un des principaux avantages de l’accès en ligne. En second lieu, les normes d’accessibilité n’avaient pas été mises en œuvre de façon adéquate par les ministères relevant du Conseil du Trésor.

[9]        À l’appui de son argument qu’à différentes reprises elle avait éprouvé des difficultés à accéder à des sites Web du gouvernement et que d’autres personnes ayant une déficience visuelle avaient éprouvé les mêmes difficultés au Canada, Mme Jodhan a cité cinq exemples où elle n’avait pas pu avoir un accès en ligne.

[10]      Premièrement, en septembre 2004, Mme Jodhan avait éprouvé des difficultés lorsqu’elle avait tenté de soumettre sa candidature en présentant sa demande d’emploi sur le site www.jobs.gc.ca. Elle avait dû demander de l’aide au téléphone pour remplir sa demande. Il lui avait été par la suite impossible de consulter des renseignements se trouvant sur ce site entre mars et juin 2007.

[11]      Deuxièmement, elle n’avait pas réussi à créer un profil sur le site www.jobs.gc.ca parce que des fenêtres contextuelles — sur lesquelles les utilisateurs ayant une déficience visuelle ne peuvent pas naviguer — n’arrêtaient pas de s’afficher. Elle a dû demander l’aide d’une personne ayant une vision normale pour remplir son profil en ligne.

[12]      Troisièmement, Mme Jodhan a mentionné les difficultés considérables qu’elle avait rencontrées lorsqu’elle avait essayé d’obtenir de l’information sur les sites Web de Statistique Canada et de Service Canada entre mars et juin 2007, étant donné que ces renseignements n’étaient offerts qu’en format « pdf », format qui n’est pas compatible avec la technologie des lecteurs d’écran.

[13]      Quatrièmement, le formulaire de recensement en ligne de 2006 n’était accessible aux personnes ayant une déficience visuelle que par des logiciels comme le programme JAWS, de sorte que Mme Jodhan et d’autres personnes ayant une déficience visuelle étaient incapables de répondre en ligne au recensement si elles n’avaient pas accès à ce logiciel coûteux. Mme Jodhan a allégué que le formulaire du recensement ne respectait pas les normes d’accessibilité du World Wide Web Consortium (le W3C).

[14]      Cinquièmement, Mme Jodhan avait éprouvé de la difficulté à accéder au site www.servicecanada.gc.ca en juin 2007 pour obtenir des renseignements au sujet du Régime de pensions du Canada et de programmes d’emploi.

A.        Historique du Web et des Lignes directrices sur l’accessibilité des contenus Web

[15]      Le World Wide Web (le WWW ou le Web) a été créé en 1989. Pendant une dizaine d’années, il n’existait pas de lignes directrices concernant l’accès au Web pour les personnes atteintes de déficiences. En 1994, le World Wide Web Consortium (le W3C) a été mis sur pied pour dégager un consensus sur les normes de l’industrie et pour assurer l’universalité d’accès au Web. En 1997, le W3C a lancé l’initiative d’accessibilité aux contenus Web (la Web Accessibility Initiative ou la WAI) en vue de promouvoir l’accessibilité Web aux personnes ayant des déficiences.

[16]      Après avoir consulté les 170 organismes membres et experts qu’elle comptait alors un peu partout dans le monde, la WAI a commencé à élaborer une première version des Directives pour l’accessibilité aux contenus Web (version 1.0) (les Web Content Accessibility Guidelines ou les WCAG 1.0). Les WCAG 1.0 donnent des directives détaillées aux développeurs de contenus Web et aux développeurs des outils de création, en ce qui concerne des façons de rendre les contenus Internet accessibles aux personnes ayant des déficiences, y compris celles ayant une déficience visuelle. L’élaboration de la version 1.0 des WCAG s’est échelonnée sur une période de deux ans et, en mai 1999, la version définitive de la « recommandation W3C » a été publiée. Ces directives se présentent sous la forme de lignes directrices qui expliquent aux concepteurs les objectifs fondamentaux qu’ils doivent chercher à atteindre pour rendre les contenus Web plus accessibles à l’ensemble des utilisateurs. Chacune des 14 lignes directrices est axée sur un thème particulier d’accessibilité et est divisée en « critères », qui expliquent comment la ligne directrice s’applique dans des scénarios typiques d’élaboration de contenu. Chaque critère se voit attribuer un ordre de priorité par le groupe de travail en fonction de ses répercussions sur l’accessibilité.

[17]      Peu de temps après la publication des WCAG 1.0, on a commencé à travailler sur l’élaboration des WCAG 2.0 [Règles pour l’accessibilité des contenus Web (WCAG) 2.0] et, au cours des sept années suivantes, des travaux importants ont été réalisés. La WAI avait continué à se développer et comprenait alors plus de 400 organismes membres, dont le gouvernement du Canada.

[18]      Le gouvernement du Canada a participé activement aux travaux du groupe de travail des WCAG pour s’assurer que les WCAG 2.0 soient compatibles avec ses propres normes. Le 11 décembre 2008, les WCAG 2.0 ont fait l’objet d’une recommandation de la part du W3C. Les WCAG 2.0 complètent les WCAG 1.0 et sont conçues de manière à s’appliquer de façon large à différentes technologies Web existantes et à venir et de manière à pouvoir être testées par une combinaison de tests automatisés et d’évaluations humaines.

B.        La Politique de communication et les activités en ligne

[19]      En 1999, le gouvernement a lancé un nouveau projet appelé « Gouvernement en direct » en vue d’assurer la prestation de services électroniques aux Canadiens et Canadiennes dans le cadre d’une stratégie globale visant à améliorer les services gouvernementaux offerts sur Internet et à en accroître la rapidité, la fiabilité, la commodité et l’accessibilité par quatre moyens de communication, en l’occurrence, en personne, par téléphone, par la poste ou par Internet. Gouvernement en direct se veut un projet axé sur le client, qui permet aux Canadiens d’obtenir des renseignements et des services selon les modalités qu’ils choisissent et en fonction de leurs besoins.

[20]      Il y a environ 106 ministères et agences du gouvernement du Canada (les ministères) qui offrent des services et des programmes aux Canadiens. Depuis la fin des années 90, les ministères ont intensifié leur présence sur Internet pour offrir de plus en plus de renseignements et de services aux Canadiens.

[21]      Dans le cadre de cette initiative de communication directe du gouvernement fédéral, les ministères offrent deux types de services en ligne : des services informatifs et des services interactifs. Parmi les services informatifs, mentionnons notamment les guides d’aide au démarrage d’une nouvelle entreprise, les avis aux voyageurs et les renseignements portant sur diverses questions, comme les épidémies. En ce qui concerne les services interactifs, mentionnons notamment les demandes de services sociaux telles que les prestations de l’assurance‑emploi et du Régime de pensions du Canada, les demandes de passeport en ligne et un guichet unique permettant aux Canadiens de soumettre en ligne leur candidature aux emplois offerts au sein de la fonction publique fédérale. Les services interactifs permettent aux Canadiens d’interagir avec le gouvernement et sont rendus possibles grâce à l’utilisation de sites Web dynamiques et interactifs également appelés « applications Internet riches ».

[22]      La sécurité des renseignements fournis par ceux qui utilisent les services interactifs des ministères est assurée par un groupe de services appelé « Voie de communication protégée » (la voie protégée). L’un de ces services de sécurité est le « laissez‑passer électronique », qui sert à protéger la confidentialité des renseignements que les utilisateurs fournissent aux organismes du gouvernement par Internet. En 2008, 23 organismes du gouvernement ont recouru à la technologie des laissez‑passer électroniques dans le cadre de la prestation de 83 programmes, y compris des demandes en ligne d’emploi pour des postes au sein du gouvernement, de passeport ou de prestations sociales.

[23]      La décision du gouvernement de mettre ses services à la disposition des citoyens en ligne a permis aux Canadiens d’accéder aux renseignements et aux services du gouvernement à l’heure et à l’endroit qui leur conviennent.

[24]      En vertu de l’article 7 [mod. par L.C. 1991, ch. 24, art. 49(A); 2003, ch. 22, art. 224z.37)(A)] de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F‑11 [la Loi], le Conseil du Trésor a élaboré la Politique de communication du gouvernement du Canada (la Politique de communication), datée du 1er avril 2002.

[25]      La Politique de communication régit toutes les communications de l’administration publique fédérale, y compris les communications en ligne. Dans sa Politique de communication, le gouvernement a reconnu que les renseignements doivent être mis à la disposition des citoyens sur de divers supports pour assurer l’égalité d’accès à tous les citoyens et faire en sorte que les communications du gouvernement fédéral soient conformes à diverses lois et politiques, dont la Charte, la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31 et la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P‑21.

[26]      La Politique de communication souligne l’importance de fournir de l’information aux Canadiens par des moyens variés, dont le téléphone, la poste, les imprimés, les médias électroniques et Internet.

[27]      En application de l’initiative du gouvernement, la Politique de communication assujettit les ministères à la norme intitulée Normes de la normalisation des sites Internet, partie 2 : Norme sur l’accessibilité, l’interopérabilité et la facilité d’emploi des sites Web (la NSI 1.0), qui a été publiée par le Conseil du Trésor en mai 2000 et qui avait 2001 comme date butoir de mise en œuvre. La NSI 1.0 a été rendue obligatoire pour tous les ministères et agences du gouvernement et a été créée en vue de permettre à l’ensemble de la population canadienne de consulter les renseignements se trouvant sur les sites Web du gouvernement. La NSI 1.0 offre un moyen efficace pour le public et le gouvernement d’échanger des renseignements et pour le gouvernement d’offrir ses services dans la langue officielle et à l’endroit et au moment qui convient à l’administré. La NSI 1.0 exige que les sites Web de toutes les institutions gouvernementales énumérées aux annexes I, I.1 et II de la Loi sur la gestion des finances publiques soient conformes aux critères de la priorité 1 et de la priorité 2 des WCAG 1.0.

[28]      En septembre 2005, la NSI 1.0 a fait l’objet d’une mise à jour. La version 1.1 visait à rendre les normes conformes aux meilleures pratiques alors en vigueur. De plus, en décembre 2006, la NSI 1.0 a été remplacée par la NSI 2.0 [Les normes sur la Normalisation des sites Internet (NSI 2.0)], entre autres pour tenir compte des leçons tirées par suite de la mise en œuvre de la NSI 1.0 dans les divers sites Web des ministères. La NSI 2.0 est entrée en vigueur le 1er janvier 2007 et avait le 31 décembre 2008 comme date butoir de mise en œuvre. Les parties conviennent que la NSI 1.0 et la NSI 2.0 sont à peu près identiques.

[29]      La NSI est fondée sur des lignes directrices internationales, en l’occurrence les WCAG 1.0. En vue de faciliter l’égalité d’accès aux services et aux renseignements offerts en ligne, le Conseil du Trésor a intégré certains éléments des WCAG 1.0 dans la NSI. Les WCAG 1.0 mesurent l’accessibilité au Web en fonction de trois catégories de critères.

[30]      Les critères de la priorité 1 sont des exigences de base, en ce sens que, si elles ne sont pas respectées [traduction] « un ou plusieurs groupes de personnes ayant des déficiences [seront] dans l’impossibilité d’accéder au contenu d’un site Web ». Sans les critères de la priorité 2 [traduction] « un ou certains groupes de personnes auront des difficultés à accéder au contenu d’un site Web ». Les critères de la priorité 3 visent à [traduction] « éviter que certains groupes n’aient certaines difficultés à accéder au contenu d’un site Web ». Le procureur général fait remarquer que [traduction] « les parties conviennent que la non‑conformité à un critère ne veut pas nécessairement dire que le site Web est inaccessible ». Suivant la NSI, tous les sites Web gc.ca doivent respecter les critères des priorités 1 et 2. Les ministères peuvent au besoin demander une dispense au Conseil du Trésor.

C.        Le Conseil du Trésor et la NSI

[31]      En vertu de l’alinéa 7(1)a) de la Loi sur la gestion des finances publiques, le Conseil du Trésor peut agir au nom du Conseil privé de la Reine pour le Canada à l’égard des grandes orientations de l’administration publique fédérale. Le Conseil du Trésor a, en vertu de ce pouvoir, élaboré la Politique de communication du gouvernement qui, comme je l’ai déjà précisé, a pour objet d’assurer la gestion efficace et la bonne coordination des communications du gouvernement et de faire en sorte que celles‑ci répondent aux divers besoins d’information du public.

[32]      En 2000, le Conseil du Trésor a créé le Bureau de la normalisation des sites Internet (le Bureau de la normalisation). Le Bureau de la normalisation travaille de concert avec les ministères en vue de les aider à mieux comprendre et appliquer la NSI au moyen notamment de la mise sur pied de groupes de discussion tels que des « centres d’expertise » composés d’experts provenant de chaque organisme et désignés par le Bureau de la normalisation pour agir comme conseillers auprès de leurs développeurs dans l’application de la NSI. Comme le Bureau de la normalisation ne procède pas à un contrôle des sites Web du gouvernement pour vérifier s’ils sont conformes à la NSI, ce sont les administrateurs généraux des divers ministères qui sont chargés de la mise en œuvre de la NSI au sein de leurs services.

[33]      Toutefois, suivant la NSI, le Conseil du Trésor doit superviser l’application de la NSI relativement à tous les volets de la norme en procédant notamment à des évaluations aux termes du Cadre de responsabilisation de gestion, des rapports ministériels sur le rendement et des résultats de vérification, des évaluations et des études. En cas de non‑conformité, le Conseil du Trésor peut adresser des demandes informelles de suivi, procéder à des vérifications externes et donner des directives officielles.

D.        Accès à Internet pour les personnes ayant une déficience visuelle

[34]      Les personnes ayant une déficience visuelle ont accès au contenu Internet au moyen des technologies d’aide, notamment le lecteur d’écran et le logiciel de navigateur vocal. Un « lecteur d’écran » est un logiciel qui reconnaît et interprète le texte électronique affiché à l’écran de l’ordinateur, puis convertit l’information en une forme sonore ou en braille pour que l’utilisateur puisse en faire une « lecture » tactile. Le logiciel de navigateur vocal est essentiellement un navigateur Web doté d’un lecteur d’écran intégré. Les lecteurs d’écran existent depuis longtemps comme logiciels permettant aux personnes ayant une déficience visuelle d’avoir accès aux renseignements en ligne.

[35]      Afin de faire fonctionner le lecteur d’écran et d’autres logiciels, tels qu’un navigateur Web affichant une page Web, la personne ayant une déficience visuelle se sert de l’un de ces appareils et saisit des combinaisons de touches sur un clavier standard au lieu de cliquer à l’aide d’une souris.

[36]      Pour que le processus susmentionné fonctionne correctement, le contenu Web doit être conçu de manière à être compatible et accessible, c’est‑à‑dire de manière à permettre aux technologies d’aide de naviguer et d’interpréter l’information codée dans le site Web. Ainsi, si le site Web a été programmé correctement, la personne ayant une déficience visuelle aura accès à son contenu aussi facilement et efficacement qu’une personne qui peut voir. Cependant, si cette fonction d’accessibilité n’a pas été intégrée au site Web, l’information pourrait bien ne pas être accessible du tout à la personne ayant une déficience visuelle.

[37]      Les Canadiens ont accès à l’information et aux services du gouvernement au lieu et à l’heure de leur choix. C’est dans ce contexte que les personnes ayant une déficience visuelle font valoir le droit de traiter avec le gouvernement par Internet. Mme Jodhan soutient que l’accès en ligne à l’information du gouvernement n’est pas qu’une simple question d’efficacité et de fiabilité; c’est une question d’autonomie et de respect de la vie privée (mémoire des faits et du droit de l’intimée, page 7, au paragraphe 22).

[38]      Par ailleurs, Mme Jodhan fait valoir qu’Internet permet aux personnes ayant une déficience visuelle d’avoir accès aux mêmes renseignements et aux mêmes services que les personnes qui peuvent voir et qu’il leur permet d’interagir de manière indépendante et directe avec le gouvernement, les banques et les employeurs.

[39]      Parmi les techniques et les outils qui permettent l’accessibilité des sites, on trouve les outils de création, permettant aux concepteurs de sites Web d’intégrer la fonction d’accessibilité pendant la création d’un site Web en faisant de l’accès la position par défaut. On y trouve également les outils de surveillance automatique servant à surveiller les sites Web afin d’assurer leur accessibilité, la vérification des sites se faisant difficilement de façon manuelle. Ces outils existent depuis assez longtemps.

[40]      L’utilisation des outils de création signifie que l’accès est la position par défaut; les programmeurs doivent donc supprimer l’accès plutôt que de l’intégrer.

[41]      D’après les éléments de preuve dont nous disposons, le gouvernement n’utilise pas les outils de création ou les outils de surveillance automatique de manière cohérente.

Dispositions législatives applicables

A.        Loi sur les Cours fédérales

[42]      Le paragraphe 18(1) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] définit la compétence de la Cour en ce qui concerne les tribunaux administratifs fédéraux :

18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.

Recours extraordinaires: offices fédérau

[43]      Seule la personne qui est « directement touché[e] » par une décision peut présenter une demande de contrôle judiciaire :

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

Demande de contrôle judiciaire

[44]      La Cour fédérale a compétence pour accorder les réparations suivantes :

18.1 […]

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

Pouvoirs de la Cour fédérale

B.        La Charte

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[…]

Droits et libertés au Canada

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[…]

Égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

Recours en cas d’atteinte aux droits et libertés

C.        La Loi sur la gestion des finances publiques

[45]      L’article 7 de la Loi sur la gestion des finances publiques définit les attributions du Conseil du Trésor du Canada :

7. (1) Le Conseil du Trésor peut agir au nom du Conseil privé de la Reine pour le Canada à l’égard des questions suivantes :

a) les grandes orientations applicables à l’administration publique fédérale;

b) l’organisation de l’administration publique fédérale ou de tel de ses secteurs ainsi que la détermination et le contrôle des établissements qui en font partie;

c) la gestion financière, notamment les prévisions budgétaires, les dépenses, les engagements financiers, les comptes, le prix de fourniture de services ou d’usage d’installations, les locations, les permis ou licences, les baux, le produit de la cession de biens, ainsi que les méthodes employées par les ministères pour gérer, inscrire et comptabiliser leurs recettes ou leurs créances;

d) l’examen des plans et programmes des dépenses annuels ou à plus long terme des ministères et la fixation de leur ordre de priorité;

[…]

f) les autres questions que le gouverneur en conseil peut lui renvoyer.

Attributions du Conseil du Trésor

D.        Politique de communication du gouvernement du Canada

[46]      Voici l’Énoncé de la politique du gouvernement du Canada en matière de communications :

Énoncé de la politique

[…]

1.         De fournir au public des renseignements sur ses politiques, programmes, services et initiatives qui sont opportuns, exacts, clairs, objectifs et complets. Dans le système canadien de démocratie parlementaire et de gouvernement responsable, le gouvernement a l’obligation d’expliquer ses politiques et ses décisions et d’informer le public des priorités qu’il établit pour le pays. Les Canadiens ont besoin de renseignements pour leur permettre – à titre individuel ou par le truchement des groupes qui les représentent ou de leurs députés – de participer activement et utilement au processus démocratique. Ces renseignements sont nécessaires pour avoir accès aux programmes et services gouvernementaux, et le public y a droit.

[…]

4.         D’employer diverses façons et divers moyens de communiquer, et de fournir l’information sur de nombreux supports de manière à répondre à divers besoins. L’information gouvernementale doit être accessible à tous les secteurs de la société. Il faut prendre en compte les besoins de tous les Canadiens, dont les habiletés perceptives et physiques ainsi que les compétences linguistiques sont variées, et y répondre. Les renseignements doivent être accessibles pour que tous les citoyens, en tant que membres d’une collectivité démocratique, soient au courant de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques, programmes, services et initiatives, les comprennent, qu’ils y réagissent et qu’ils exercent une influence à cet égard. Les renseignements doivent être disponibles sur de nombreux supports pour assurer l’égalité d’accès. Il faut utiliser tous les moyens de communication, allant des méthodes conventionnelles aux nouvelles technologies, pour communiquer avec les Canadiens où qu’ils habitent. Un gouvernement moderne doit pouvoir réagir efficacement dans un milieu de communication globale actif 24 heures sur 24, en ayant recours à de nombreux moyens de diffusion.

[47]      Les exigences de la politique du gouvernement du Canada sont les suivantes :

Exigences de la politique

1. Information et services aux Canadiens

[…]

Pour fournir un service de qualité qui répond aux besoins de renseignements de tous les Canadiens, les institutions doivent faire en sorte :

a.   que la Charte canadienne des droits et libertés et la Loi sur les langues officielles, ainsi que tous les règlements et les politiques qui en découlent, soient respectés en tout temps;

b.         que le public soit servi par un personnel bien informé et compétent;

c.   que le service soit empressé, courtois, équitable et efficace, tout en tenant compte comme il se doit de la protection des renseignements personnels, de la sécurité, des convenances, du bien‑être et des besoins du public;

d.   que toute une gamme de méthodes nouvelles et conventionnelles de communication servent à satisfaire les besoins d’un public diversifié;

e.   que l’information soit fournie sur demande sur divers supports afin de répondre aux besoins des personnes handicapées;

[…]

18. Internet et communications électroniques

Internet, le Web et d’autres moyens de communication électronique sont des outils importants pour permettre et maintenir une communication efficace au sein des institutions et avec leurs clients dans tout le Canada et dans le monde entier.

Important outil pour fournir de l’information et des services au public, Internet facilite la communication interactive et bidirectionnelle ainsi que la rétroaction. Il offre des possibilités de joindre les Canadiens peu importe où ils habitent, et de leur fournir des services personnalisés.

Les institutions doivent maintenir une présence active sur Internet pour permettre l’accès par voie électronique, 24 heures sur 24, à l’information, aux programmes et aux services publics. Le courrier électronique et les sites Web doivent servir à assurer la communication directe entre les Canadiens et les institutions gouvernementales, et entre les gestionnaires et les employés de la fonction publique.

Les institutions doivent promouvoir les initiatives en ligne du gouvernement du Canada qui visent à élargir la portée et à améliorer la qualité des communications internes et externes, à améliorer la prestation de services, à se rapprocher des citoyens et à interagir avec eux, à élargir l’accès du public et à favoriser le dialogue avec ce dernier.

Les institutions doivent veiller à ce que les communications sur Internet soient conformes aux politiques et aux normes gouvernementales. Les communications électroniques avec le public et entre les employés doivent véhiculer fidèlement les thèmes et les messages du gouvernement du Canada.

[…]

Les institutions doivent :

a.   gérer leurs portails et leurs sites Web conformément à la Norme sur l’accessibilité des sites Web et à la Norme sur la facilité d’emploi des sites Web du Conseil du Trésor;

E.        Normalisation des sites Internet : Accessibilité

Aperçu

[…]

Conformément à l’approche axée sur le citoyen de l’initiative de NSI, les normes d’accessibilité universelle visent à garantir un accès équitable à tout contenu sur les sites Web du gouvernement du Canada (GdC). La conception du site étant un élément important des médias électroniques, on a élaboré les principes d’accessibilité universelle pour s’assurer que toute personne puisse accéder au contenu, indépendamment des technologies utilisées. La clé de la mise en œuvre efficace des principes d’accessibilité universelle repose sur la conception de sites accessibles au plus vaste auditoire possible et compatibles avec la gamme la plus vaste possible de plates‑formes logicielles et matérielles, des appareils et accessoires d’aide jusqu’aux technologies naissantes. Les groupes de travail de la WAI du W3C testent constamment les Guides d’accès aux contenus Web sur une gamme complète de navigateurs et d’appareils et accessoires d’aide avant d’en recommander la mise en œuvre générale.

[…]

L’accessibilité universelle ne résulte pas d’une conception minimale, mais d’une conception soignée de la page Web. Avec les directives de la WAI, les normes de la NSI servent à guider les concepteurs de pages Web, en particulier ceux qui utilisent un contenu multimédia, afin que les fonctions et le contenu des sites soient entièrement accessibles à tous les utilisateurs. Les concepteurs ne devraient pas être dissuadés d’utiliser le multimédia; ils devraient plutôt l’utiliser de manière à ce que le matériel qu’ils publient atteigne le plus vaste auditoire possible. Le GdC a adopté les Directives pour l’accessibilité aux contenus Web (DACW) du W3C pour s’assurer que la majorité des Canadiens et Canadiennes puisse utiliser facilement l’information et les services en direct.

Norme 1.1

Tous les sites Web du GdC doivent être conformes aux critères de la Priorité 1 et de la Priorité 2 du W3C afin de garantir un accès facile au plus vaste auditoire possible.

Justification

La présente norme énonce la principale exigence concernant l’accessibilité au sein du GdC. Elle renvoie à une norme internationale existante, la recommandation 1.0 des Directives pour l’accessibilité aux contenus Web […]

Les critères du GdC mentionnés dans la norme de la NSI sont énoncés et définis dans la Recommandation du W3C. Ce document explique la justification de chacune des quatorze directives fondamentales concernant l’accessibilité universelle des sites Web. Chaque directive est suivie d’une ou plusieurs mesures que doit prendre un concepteur de page pour satisfaire aux exigences de ces directives. Ces mesures s’appellent des « critères ».

Cette norme de la NSI exige des sites Web du GdC qu’ils se conforment aux critères de la Priorité 1 et de la Priorité 2.

Décision de la Cour fédérale

[48]      En premier lieu, le juge a soigneusement examiné la preuve abondante qui lui avait été soumise (motifs du juge, aux paragraphes 25 à 75). Ensuite, après avoir cité les dispositions applicables de la Charte, il a abordé trois questions préliminaires, à savoir la compétence de la Cour pour instruire la demande de Mme Jodhan, l’argument du procureur général suivant lequel la Cour ne pouvait, eu égard aux circonstances de l’affaire, accorder une réparation en réponse à la plainte visant un problème systémique formulée par Mme Jodhan, et la question de savoir si Mme Jodhan était partie à un litige d’intérêt public. Il a d’abord estimé que la question soulevée par Mme Jodhan était un « objet » au sens de la Loi sur les Cours fédérales. Il a ensuite statué, compte tenu des faits et des actes de procédure qui lui avaient été soumis, que Mme Jodhan pouvait déposer une plainte pour un problème systémique « l’affectant [elle], et d’autres personnes dans la même situation » (motifs du juge, au paragraphe 86). Enfin, il s’est dit d’avis que Mme Jodhan était « partie à un litige d’intérêt public » faisant observer que le procureur général avait « accepté que la demanderesse soit ainsi qualifiée » (motifs du juge, au paragraphe 87).

[49]      Aux paragraphes 88 et suivants, le juge a examiné la preuve. Il a tiré plusieurs conclusions dont les suivantes sont les plus pertinentes pour le présent appel :

1. Le gouvernement du Canada s’est engagé pour la première fois lors du Discours du Trône de 1999 à fournir en ligne aux Canadiens des renseignements et des services.

2. Pour donner suite à son engagement, le gouvernement a établi, en vertu de l’article 7 de la Loi, une Politique de communication qui prévoyait que les communications des ministères et agences assujettis à la Loi devaient respecter diverses lois et politiques, dont la Charte.

3. En 2000, le gouvernement a adopté la NSI 1.0, qui exige que les sites Web des ministères et agences soient conçus et programmés de manière à ce qu’ils soient accessibles au plus tard en 2001 aux personnes ayant une déficience visuelle.

4. Quand il a procédé en 2007 à des vérifications ponctuelles de 47 ministères, le Bureau de la normalisation a constaté un grand nombre de manquements de la part de tous les ministères quant au respect des critères de la priorité 1 et de la priorité 2 de la NSI 1.0.

5. Le Bureau de la normalisation a constaté que, non seulement aucun des organismes gouvernementaux ne respectait la NSI 1.0, mais que 22 d’entre eux avaient commis des « violations graves ». Le Bureau de la normalisation a par conséquent envoyé des lettres à leurs administrateurs généraux pour leur demander de prendre les mesures qui s’imposaient pour rendre leurs sites conformes.

6. La NSI était inadéquate parce que des applications interactives n’étaient pas accessibles. Les « applications Internet riches », c’est‑à‑dire les sites Web dynamiques et interactifs, nécessitent un laissez‑passer électronique comme voie de communication protégée. Ces sites sont utilisés par 23 organismes gouvernementaux qui offrent 83 applications en ligne pour des services tels que les demandes de prestations d’assurance‑emploi ou de passeports. Des technologies particulières telles que les « scripts » et les « applets » sont nécessaires au fonctionnement de ces sites Web. Ces technologies constituent toutefois des obstacles à l’utilisation des lecteurs d’écran par les personnes aveugles.

7. Bien que les applications Internet riches ne peuvent pas fonctionner si les scripts sont en position « off », la NSI exige que les sites Web du gouvernement soient rendus accessibles et que leur fonctionnalité soit maintenue en mettant les scripts en position « off ». En d’autres termes, la NSI interdit aux développeurs des sites Web du gouvernement de créer des applications Internet riches, de sorte que, si les sites Web étaient conçus pour être accessibles conformément à la NSI, le gouvernement s’empêcherait d’offrir en ligne une myriade de services. Le gouvernement a donc décidé de passer outre à la NSI. Ces constatations ont amené le juge à déclarer, au paragraphe 100 : « Par conséquent, la Cour conclut que le gouvernement devrait mettre à jour la NSI en se basant sur les WCAG 2.0 et ainsi y incorporer les règles qui prévoient l’accessibilité des applications Internet riches qui utilisent les laissez‑passer électroniques comme voie de communication protégée ».

8. En ce qui concerne les sites Web du gouvernement qui ne nécessitent pas l’utilisation d’un laissez‑passer électronique comme voie de communication protégée — en réalité, la plupart des sites Web du gouvernement —, la NSI n’est pas appliquée adéquatement. Il ressort de la preuve qu’il « faut conclure à l’échec systémique et que, en raison de cet échec, ces sites Web ne sont pas complètement accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle » (motifs du juge, au paragraphe 101).

9. Aux termes de sa Politique de communication, le gouvernement doit fournir ses renseignements par divers moyens, dont, dans le cas de personnes ayant une déficience visuelle, Internet, le téléphone, la poste et le service en personne. Les communications écrites devraient quant à elles être en braille.

10. Bien que la NSI exige que des mesures soient prises, dans les limites du possible, pour rendre le contenu des sites Web accessible, on n’a pas établi quelles mesures le gouvernement avait trouvé « possible » de prendre en ce sens. Les témoins du Conseil du Trésor ont affirmé que l’application de la NSI relevait des administrateurs généraux des 106 ministères et agences assujettis à la Loi. Même si 93 ministères et agences du gouvernement comptent dans leur organisation un centre de normalisation, ils n’ont pas réussi à convaincre leurs administrateurs généraux de l’importance de rendre accessibles en ligne les services qu’ils offrent aux personnes ayant une déficience visuelle.

[50]      Après avoir tiré ces conclusions, le juge est passé à l’examen de la loi, et en particulier de l’article 15 de la Charte. Il s’est d’abord arrêté à l’arrêt R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483 (Kapp), dans lequel la Cour suprême du Canada avait expliqué que l’objet véritable du paragraphe 15(1) de la Charte était de garantir une « égalité réelle », qui repose sur l’idée que tous les Canadiens vivent dans une société où « la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération » (Kapp, au paragraphe 15, citant l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 (Andrews), à la page 171).

[51]      Le juge a ensuite souligné que Mme Jodhan faisait partie d’un groupe de personnes protégées par l’article 15, soit celles ayant des « déficiences […] physiques » et que les membres de ce groupe avaient souffert et souffraient encore de discrimination, ce que le procureur général ne niait pas.

[52]      Le juge a ensuite abordé le cadre d’une analyse axée sur l’article 15. Il a expliqué que la Cour suprême avait donné des indications à ce propos notamment dans les arrêts Andrews; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624 (Eldridge); Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 (Law); et Kapp.

[53]      L’examen que le juge a fait de la jurisprudence de la Cour suprême l’a amené à conclure, au paragraphe 140 de ses motifs, que la Cour suprême avait clairement expliqué au paragraphe 17 de l’arrêt Kapp que le critère à utiliser pour démontrer l’existence de discrimination comportait deux volets :

Le modèle établi dans l’arrêt Andrews, qui a été explicité dans une série de décisions ayant abouti à l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, établissait essentiellement un critère à deux volets devant être utilisé pour démontrer l’existence de discrimination au sens du par. 15(1) : (1) La loi crée‑t‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? (2) La distinction crée‑t‑elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? Il était question de trois volets dans l’arrêt Law, mais nous estimons que le critère est essentiellement le même.

[54]      Revenant au premier volet du critère, le juge a indiqué que, dans un premier temps, la cour devait déterminer la loi contestée et le groupe de comparaison approprié. Se fondant sur l’arrêt Eldridge de la Cour suprême, il a expliqué que la Politique de communication du gouvernement constituait une « loi » au sens de l’article 15 de la Charte.

[55]      Après avoir procédé à un bref examen de la Politique de communication, le juge s’est dit d’avis que cette politique, associée à la norme NSI, accordait aux Canadiens le bénéfice de l’accès aux services du gouvernement en ligne, ajoutant que les parties s’entendaient pour dire que le groupe de comparaison approprié était composé de personnes ayant une vision normale qui accèdent en ligne aux services du gouvernement.

[56]      Le juge s’est ensuite penché sur la première partie du critère et s’est demandé si la loi créait une distinction fondée sur un motif énuméré. Il a tenté de déterminer si la Politique de communication et la NSI créaient une distinction entre les personnes ayant une déficience visuelle et celles n’en ayant pas. Après avoir déclaré [au paragraphe 150] que la Politique et la NSI étaient « apparemment neutres » en ce qui concerne les normes d’accessibilité aux sites Web, le juge s’est dit d’avis que les personnes ayant une déficience visuelle étaient traitées différemment en raison de leur déficience physique, soit la déficience visuelle. Le juge a expliqué qu’il était convaincu de l’existence de deux échecs systémiques du gouvernement lorsqu’il s’agissait de fournir en ligne des services d’une façon qui soit accessible aux personnes ayant une déficience visuelle. Premièrement, la NSI 1.0, que le gouvernement avait demandé il y a plusieurs années à ses ministères d’appliquer, n’avait pas été mise en œuvre, n’avait pas été appliquée et n’avait de toute évidence pas fait l’objet d’une priorité d’action par les administrateurs généraux. Il s’agissait d’une norme qui s’appliquait aux services gouvernementaux ordinaires d’information en ligne. Deuxièmement, les applications Internet riches qui utilisent le laissez‑passer électronique comme voie de communication protégée n’étaient pas accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle.

[57]      Ces constatations ont amené le juge à conclure ce qui suit, au paragraphe 152 de ses motifs :

Par conséquent, la Cour conclut que la loi en cause crée bel et bien une distinction fondée sur le motif énuméré de la déficience physique, que la demanderesse n’a pas obtenu le même bénéfice et la même protection de la politique gouvernementale d’accessibilité au public en ligne de ses services et de ses renseignements et que cela découle d’un échec systémique quant à l’application de la Politique de communication et de la NSI.

[58]      Le juge a ensuite examiné le second volet du critère et s’est demandé si la distinction créée par la loi contestée avait créé un désavantage pour Mme Jodhan. Après avoir affirmé que ce ne sont pas toutes les différences de traitement qui créaient un désavantage, le juge a déclaré que l’égalité garantie par le paragraphe 15(1) de la Charte a trait à l’égalité réelle, ajoutant que la recherche de l’égalité réelle nécessitait souvent de faire la distinction entre les personnes qui ont une déficience et celles qui n’en ont pas. À l’appui de cette proposition, il a cité l’arrêt Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241 (Eaton), dans lequel, au paragraphe 67, la Cour suprême du Canada a déclaré que, selon elle, pour empêcher que les personnes ayant une déficience soient victimes de discrimination, le gouvernement pourrait être appelé à « apporter à la société [des] modifications » ou à « fournir des moyens raisonnables » pour éviter « la relégation et la non‑participation des personnes handicapées ».

[59]      Le juge s’est également fondé sur l’arrêt Eldridge où, aux paragraphes 77 et 78, la Cour suprême du Canada a exprimé l’opinion que, dans certaines circonstances, le gouvernement serait tenu de prendre des mesures particulières pour faire en sorte que les groupes défavorisés soient capables de bénéficier d’une manière égale des services gouvernementaux.

[60]      Gardant ces principes à l’esprit, le juge s’est dit d’avis que, vu la preuve dont il disposait, Mme Jodhan et d’autres personnes se trouvant dans la même situation qu’elle n’obtenaient pas « le même bénéfice des renseignements et des services gouvernementaux offerts en ligne que les personnes n’ayant pas une déficience visuelle et qu’elles éprouvent de grandes difficultés à obtenir ces services par d’autres moyens » (motifs du juge, au paragraphe 157), faisant observer que, dans les trois cas qu’elle avait cités, Mme Jodhan n’avait pas pu obtenir qu’on lui fournisse par un moyen adapté, soit en braille, les renseignements demandés. Le juge a par conséquent conclu que la distinction établie par la loi créait bel et bien un désavantage pour la personne aveugle, ajoutant, au paragraphe 158 de ses motifs :

Il s’agit d’un effet préjudiciable causé par une différence de traitement à l’égard des personnes ayant une déficience visuelle, donc ayant une déficience physique, un motif de discrimination énuméré au paragraphe 15(1). Cette différence de traitement perpétue un désavantage qui porte atteinte à la dignité des personnes aveugles et perpétue l’adhésion à des stéréotypes et à des préjugés selon lesquels les personnes ayant une déficience visuelle ne peuvent pas avoir accès en ligne aux renseignements et aux services gouvernementaux et en bénéficier au même titre que les personnes qui peuvent voir. Évidemment, il a été démontré que la technologie informatique permet depuis longtemps aux personnes ayant une déficience visuelle d’avoir accès aux programmes et aux services sur supports informatiques dans la mesure où la conception des sites Web respecte les normes d’accessibilité adoptées il y a neuf ans.

[61]      Le juge a ensuite examiné le concept des « moyens raisonnables » d’adaptation, faisant observer que cette expression comportait deux idées. La première était l’exigence de l’article 15 quant à la prise de mesures concrètes pour faire en sorte que les groupes défavorisés bénéficient d’une manière égale des services offerts à la population en général. Suivant le juge, en ce sens, les moyens d’adaptation requis faisaient partie intégrante de l’analyse fondée sur le paragraphe 15(1).

[62]      La seconde idée qu’évoquait l’expression « moyens raisonnables » d’adaptation concernait le fait que le gouvernement n’était obligé de prendre que des mesures d’adaptation « raisonnables » pour répondre aux besoins des personnes en cause. Citant un passage tiré du paragraphe 79 des motifs du juge La Forest dans l’arrêt Eldridge, le juge a expliqué que les mesures d’adaptation dans ce contexte ne doivent pas entraîner des « contraintes excessives ». Je constate toutefois que, dans le passage en question, le juge La Forest n’emploie pas l’expression « contraintes excessives », mais plutôt celle de « limites raisonnables » dans le contexte de l’analyse de l’article premier.

[63]      Le juge a résumé sa pensée au sujet du concept de « mesures raisonnables d’adaptation » au paragraphe 159, où il a écrit ce qui suit :

Par conséquent, dans un examen fondé sur l’article 15, il faut d’abord déterminer quels moyens raisonnables seraient nécessaires pour garantir l’égalité réelle. Toute raison donnée comme explication de l’absence de mesures d’adaptation doit être considérée à l’étape de la justification et de la défense fondées sur l’article premier. Toutefois, le défendeur n’a offert ni justification ni défense fondée sur l’article premier de la Charte, même s’il a été invité expressément par la demanderesse à le faire. [Souligné dans l’original.]

[64]      En ce qui concerne la première idée évoquée par l’expression « moyens raisonnables » d’adaptation, le juge a examiné la jurisprudence et en particulier l’arrêt Eldridge dans lequel, citant le juge Sopinka dans l’arrêt Eaton, la Cour suprême du Canada a déclaré que le paragraphe 15(1) de la Charte avait non seulement pour objet d’empêcher la discrimination dont sont victimes des groupes défavorisés, mais également d’améliorer leur situation au sein de la société canadienne, ce qui a conduit le juge à affirmer en l’espèce que, si elle était appliquée de façon appropriée, la NSI améliorerait la situation des personnes aveugles. De plus, se fondant sur l’arrêt Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650 (VIA Rail), le juge a reconnu le droit des personnes ayant une déficience visuelle qui demandaient d’avoir accès d’une façon indépendante aux services en ligne dans la dignité et sans restrictions physiques.

[65]      Enfin, sur cette question, le juge a cité la décision Assoc. des sourds du Canada c. Canada, 2006 CF 971, [2007] 2 R.C.F. 323 (ASC), dans laquelle le juge Mosley a statué que la Politique d’interprétation par langage gestuel du gouvernement, qui régissait la prestation des services d’interprétation en langage gestuel lorsque ces services étaient requis lors des rencontres entre des fonctionnaires et des personnes sourdes, avait un tel caractère limitatif qu’elle en était discriminatoire.

[66]      Le juge a par conséquent conclu qu’à l’instar de la Politique d’interprétation par langage gestuel dont il était question dans la décision ASC, la NSI constituait une tentative de la part du gouvernement de prendre des « moyens raisonnables » d’adaptation et que le défaut de mettre en œuvre ou d’appliquer la NSI avait le même effet que si le gouvernement n’avait pas élaboré de normes en matière d’accessibilité. Ainsi, la NSI était si limitée dans son application qu’elle en était discriminatoire.

[67]      Enfin, le juge a examiné les observations du procureur général concernant les « moyens raisonnables » d’adaptation. Le procureur général soutenait que les personnes ayant une déficience visuelle pouvaient obtenir, en ayant recours à d’autres moyens, notamment en faisant leur demande en personne, par téléphone et par la poste, la même information que celle offerte en ligne à la population en général. Pour apprécier le bien‑fondé de cet argument, le juge a examiné les arrêts VIA Rail et Eldridge de la Cour suprême du Canada ainsi que la décision ASC de la Cour fédérale pour conclure que cet argument ne résistait pas à l’analyse. Le juge a déclaré, au paragraphe 174 de ses motifs :

Vu la jurisprudence, les moyens de rechange envisagés ne constituent pas des moyens raisonnables d’adaptation à moins que le défendeur prouve qu’il y a impossibilité sur le plan technique d’appliquer la NSI ou que cela serait si coûteux qu’il en résulterait des contraintes excessives au regard d’une défense fondée sur l’article premier de la Charte. Le défendeur n’a pas présenté une telle défense bien que la demanderesse l’eût expressément mis au défi de le faire. La seule défense offerte a été que la demanderesse pouvait obtenir l’information et les services désirés par d’autres moyens. Dans trois des exemples fournis par la demanderesse, cela s’est avéré vain. Quoi qu’il en soit, la Cour a conclu que ces autres moyens ont un tel caractère limitatif qu’ils sont discriminatoires. [Souligné dans l’original.]

[68]      Aux paragraphes 175 à 178, le juge a souligné le fait que le procureur général ne prétendait pas qu’il aurait été déraisonnable pour le gouvernement de rendre ses services offerts en ligne accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle, ajoutant que, même si la Politique de communication et la NSI prévoyaient effectivement des moyens de rechange qui pouvaient être pris dans les cas où un organisme fédéral n’était pas en mesure de fournir le service en ligne demandé, le procureur général n’avait pas tenté de prétendre que ces moyens de rechange constituaient « des limites qui [sont] raisonnables et dont la justification [peut] se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Autrement dit, le juge a fait observer que le procureur général n’avait pas invoqué de moyen de défense fondé sur l’article premier de la Charte. Le juge a ensuite expliqué que si le procureur général avait soutenu que l’accès en ligne aux personnes ayant une déficience visuelle n’aurait été possible qu’à un coût prohibitif, qu’il existait une impossibilité technique ou que le gouvernement avait pris dans les limites du possible des mesures pour rendre les sites Web accessibles, la Cour aurait pu considérer ces arguments comme faisant partie d’une justification présentée au regard de l’article premier de la Charte.

[69]      Ces constatations et ces conclusions ont amené le juge à rendre le jugement suivant :

LA COUR STATUE QUE :

1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demanderesse a droit à un jugement déclaratoire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, à savoir : on lui a nié le même accès que celui accordé à l’ensemble du public aux renseignements et aux services gouvernementaux offerts en ligne sur Internet et, par le fait même, d’en tirer le même bénéfice; que cela constitue de la discrimination fondée sur une déficience physique, la demanderesse étant une personne aveugle; par conséquent, on a nié à la demanderesse son droit au même bénéfice de la loi indépendamment de toute discrimination fondée sur la déficience physique et qu’il s’agit là d’une violation du paragraphe 15(1) de la Charte;

2. La Cour statue également que l’incapacité de la demanderesse d’avoir accès en ligne aux sites Web de certains organismes gouvernementaux est révélateur d’un échec systémique au vu du grand nombre des 106 ministères et agences du gouvernement incapables de rendre leurs sites Web accessibles. Le défaut du gouvernement de contrôler l’application des normes en matière d’accessibilité qu’il a adoptées en 2001 viole le paragraphe 15(1) de la Charte parce qu’il en résulte de la discrimination contre la demanderesse et les autres personnes ayant une déficience visuelle. Le présent jugement déclaratoire ne s’applique pas à l’information que le gouvernement conserve sous forme d’archives dans les banques de données et qu’il devra récupérer et fournir dans un format accessible sur demande;

3. La Cour statue que le gouvernement a l’obligation sur le plan constitutionnel de respecter la Charte dans un délai raisonnable, en l’occurrence 15 mois;

4. La Cour demeure saisie du dossier jusqu’à exécution du présent jugement déclaratoire et la Cour le rouvrira sur demande de l’une ou l’autre partie si nécessaire pour garantir son exécution;

5. La demanderesse a la qualité pour agir dans l’intérêt public et la Cour lui adjuge des dépens à hauteur de 150 000 $, y compris les débours.

Observations du procureur général

[70]      Pour chercher à obtenir l’infirmation de la décision du juge, le procureur général invoque plusieurs moyens :

1. En premier lieu, il affirme que le droit au même bénéfice de la loi dont il s’agit en l’espèce ne consiste pas, contrairement à ce qu’a estimé le juge, en un droit à l’égalité d’accès en ligne aux services et renseignements gouvernementaux, mais plutôt en un droit à un accès effectif aux services et renseignements gouvernementaux par un moyen ou un autre dans le contexte d’un système de prestation comportant divers modes.

2. Le procureur général reproche en deuxième lieu au juge d’avoir commis une erreur en concluant que Mme Jodhan avait fait l’objet d’une discrimination en ce qui a trait à la communication de renseignements et la prestation de services du gouvernement.

3. Il affirme ensuite que le juge a commis une erreur en interprétant l’article 15 de la Charte de manière à créer en faveur de Mme Jodhan et d’autres personnes ayant une déficience visuelle un droit distinct supplémentaire obligeant le gouvernement à surveiller l’application de la norme NSI et assurer son respect.

4. Le procureur général affirme également que le juge a commis une erreur en accordant une réparation systémique s’appliquant aux 106 institutions gouvernementales alors qu’il n’avait pas compétence pour le faire et qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve.

5. En dernier lieu, le procureur général affirme que le juge a commis une erreur en déclarant qu’il demeurait saisi du dossier en rendant une ordonnance de surveillance en l’absence d’éléments de preuve tendant à démontrer que le gouvernement tardait à agir ou qu’il existait d’autres circonstances uniques qui justifiait cette mesure exceptionnelle à titre de réparation fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte.

Questions en litige

[71]      Notre Cour est appelée à trancher deux principales questions dans le présent appel. Premièrement, le juge a‑t‑il commis une erreur en concluant que Mme Jodhan s’était vu nier son droit au même bénéfice de la loi, contrairement au paragraphe 15(1) de la Charte? Deuxièmement, le juge a‑t‑il commis une erreur en accordant une réparation systémique et en se réservant le droit de superviser l’exécution de cette réparation? Pour trancher ces questions, il faut d’abord :

1. définir la norme de contrôle applicable;

2. répondre à la question de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant qu’elle était compétente pour accorder une réparation systémique sous forme de jugement déclaratoire et pour en contrôler l’exécution;

3. répondre à la question de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le gouvernement avait agi de façon discriminatoire envers Mme Jodhan en violation du paragraphe 15(1) et que cette discrimination était systémique;

4. répondre à la question de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le gouvernement ne pouvait pas justifier sa violation du paragraphe 15(1) parce qu’il n’avait pas invoqué de moyen de défense tiré de l’article premier;

5. répondre à la question de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en demeurant, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, saisie du dossier à l’égard de l’exécution de la réparation qu’elle avait accordée.

Analyse

1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

[72]      Il s’agit de l’appel d’un jugement rendu par la Cour fédérale en réponse à une demande de jugement déclaratoire. Le juge était l’arbitre des faits. Ce sont donc les normes de contrôle énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, qui s’appliquent. Les questions de droit sont examinées selon la norme de contrôle de la décision correcte, tandis que les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit seront examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, sauf lorsqu’une question mixte de fait et de droit contient une question de droit isolable, auquel cas elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[73]      Plus particulièrement, les questions touchant l’interprétation de la Constitution sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte « à cause du rôle unique des cours de justice visées à l’art. 96 en tant qu’interprètes de la Constitution » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 58).

[74]      Dans l’arrêt Pilette c. Canada, 2009 CAF 367, au paragraphe 17, la juge Trudel a expliqué que, dès lors que le paragraphe 15(1) de la Charte a été interprété, l’application qui en a été faite aux faits portés à la connaissance de la cour est assujettie à la norme de contrôle de l’erreur manifeste et dominante :

Une question de constitutionnalité exige la norme de la décision correcte, alors que l’application du paragraphe 15(1) de la Charte aux faits d’une espèce est assujettie à la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[75]      Ainsi, si le juge a mal interprété le paragraphe 15(1), il s’agit d’une pure question de droit qui est assujettie à la norme de la décision correcte. Dans le même ordre d’idées, le paragraphe 24(1) de la Charte doit être interprété correctement, parce que son interprétation est aussi une pure question de droit. Cependant, dès lors que le paragraphe 24(1) de la Charte a été interprété correctement, le choix de la réparation en application de cette disposition relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour et commande la déférence (ACS, au paragraphe 119). Notre Cour doit « se garder de […] parfaire après coup [la réparation qui a été accordée] » et elle ne doit « intervenir qu’en cas d’erreur commise sur le plan du droit ou des principes par le juge » (Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3 (les juges Iacobucci et Arbour) (Doucet‑Boudreau), au paragraphe 87).

[76]      Gardant à l’esprit ce qui précède, je passe maintenant à l’examen de la deuxième question.

2.         La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’elle avait compétence pour statuer sur la demande systémique et pour accorder une réparation systémique?

[77]      Le procureur général reproche deux erreurs au juge. Premièrement, il affirme que le juge ne pouvait accorder une réparation qui allait au‑delà des faits et des questions articulés dans l’avis de demande ou qui ne respectait pas le libellé des jugements déclaratoires réclamés. Deuxièmement, il soutient que le juge ne pouvait accorder une réparation qu’à la personne physique demanderesse, Mme Jodhan.

[78]      Plus particulièrement, le procureur général fait valoir qu’en raison des actes de procédure qui avaient été présentés et des éléments de preuve qu’il avait lui‑même soumis en réponse à ces actes de procédure, le juge devait limiter la réparation accordée aux entités nommément désignées dans l’avis de demande, en l’occurrence, le Conseil du Trésor, la Commission de la fonction publique du Canada et Statistique Canada.

[79]      Même si la réparation principale était libellée en des termes généraux et qu’elle se rapportait au défaut du Conseil [traduction] « d’élaborer » des normes d’accessibilité appropriées et [traduction] « de veiller au respect de ces normes », cette réparation ne visait que le Conseil du Trésor et non les 106 ministères. En ce qui concerne les deux réparations expressément demandées contre la Commission de la fonction publique du Canada et Statistique Canada, je relève que le juge n’a prononcé aucun jugement déclaratoire au sujet de ces réparations et qu’aucun appel n’a été interjeté à ce sujet. Ainsi, la seule réparation visée par le présent appel est celle que Mme Jodhan réclame contre le Conseil du Trésor.

[80]      À mon avis, à une exception près, les moyens invoqués par le procureur général ne sauraient être retenus.

[81]      Dans l’arrêt Northwest Territories (Attorney General) v. Fédération Franco‑Ténoise, 2008 NWTCA 6, 440 A.R. 56 (Fédération Franco‑Ténoise), dans lequel le procureur général soutenait là aussi que les actes de procédure n’étaient pas suffisants pour justifier la réparation systémique que le juge avait accordée, la Cour d’appel des Territoires du Nord‑Ouest a jugé, au paragraphe 72 :

[traduction] Les actes de procédure servent à exposer les faits pertinents. S’ils révèlent l’existence d’une cause d’action, celle‑ci peut être examinée par la Cour.

[82]      La Cour d’appel s’est également dite d’avis, au paragraphe 73, que pour pouvoir invoquer une violation systémique, il suffisait que les actes de procédure [traduction] « décrivent un nombre raisonnable de violations représentatives permettant de conclure à l’existence d’un schéma de comportement ».

[83]      Je suis convaincu qu’en l’espèce, lorsqu’on les examine de façon objective, les actes de procédure font état d’une violation systémique du paragraphe 15(1) de la Charte. Toutefois, comme je l’ai déjà précisé, les allégations formulées et le jugement déclaratoire sollicité ne visent que le défaut du Conseil du Trésor d’élaborer des normes adéquates en matière d’accessibilité et de les faire respecter.

[84]      Premièrement, dans son avis de demande, Mme Jodhan réclame un jugement déclaratoire portant que le défaut du Conseil du Trésor et du Secrétariat du Conseil du Trésor [traduction] « d’élaborer des normes qui assurent que tous les sites Web et services offerts en ligne par le gouvernement du Canada sont accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle et de veiller au respect de ces normes » a pour effet de porter atteinte à son droit au même bénéfice de la loi que lui garantit le paragraphe 15(1) de la Charte, et que cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

[85]      Deuxièmement, les paragraphes 13 à 22 de l’avis de demande précisent le fondement factuel sur lequel repose le jugement déclaratoire sollicité et remet en question les mesures prises par le Conseil du Trésor pour rendre accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle les sites Web des 106 ministères relevant de sa compétence.

[86]      On ne saurait donc prétendre, à mon avis, que Mme Jodhan a invoqué un nouveau moyen à l’audience et que le procureur général n’a pas eu la possibilité d’y répondre en soumettant des affidavits supplémentaires.

[87]      Toutefois, aucun des 106 ministères relevant du Conseil du Trésor n’est partie à la présente demande, à l’exception de la Commission de la fonction publique du Canada et de Statistique Canada. Le procureur général a été nommé comme défendeur en sa qualité de représentant du Conseil du Trésor, de la Commission de la fonction publique du Canada et de Statistique Canada. Les allégations formulées par Mme Jodhan et le jugement déclaratoire sollicité ne visent que ces entités.

[88]      La Politique de communication et la NSI, qui sont au cœur de la présente instance, émanent du Conseil du Trésor. En conséquence, la réparation systémique que Mme Jodhan réclame dans sa demande de jugement déclaratoire doit, en raison des actes de procédure, se limiter au contenu des politiques en litige et aux actes accomplis par le Conseil du Trésor pour faire respecter et appliquer les normes applicables.

[89]      À mon avis, la mise en œuvre des normes du Conseil du Trésor par les 106 ministères n’était pas une question soulevée dans les actes de procédure et la réparation à laquelle Mme Jodhan a droit ne saurait prendre la forme d’un jugement déclaratoire visant les 106 ministères. Ainsi, dans la mesure où l’ordonnance prononcée par le juge visait des ministères qui ne sont pas nommément désignés dans l’avis de demande, cette ordonnance doit être annulée.

[90]      En ce qui concerne le deuxième argument soulevé par le procureur général, soit que le juge ne pouvait accorder une réparation visant d’autres personnes que la personne physique demanderesse, à savoir Mme Jodhan, j’abonde dans le sens de cette dernière. À mon avis, le paragraphe 24(1) n’empêchait pas le juge de prononcer une ordonnance systémique (voir les arrêts Eldridge et Doucet‑Boudreau, dans lesquels la Cour suprême a confirmé, sur le fondement du paragraphe 24(1), la validité des ordonnances systémiques).

[91]      Ce que le paragraphe 24(1) interdit, contrairement à l’article 52 [de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], c’est l’introduction d’une instance dans laquelle le demandeur n’est pas directement visé par la loi contestée. En d’autres termes, la question qui se pose est celle de la qualité pour agir, étant donné que le paragraphe 24(1) exige que le demandeur soit directement touché par la loi contestée, tandis que l’article 52 ne comporte pas une telle exigence (R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, au paragraphe 61).

[92]      Outre les arguments qu’il invoque au sujet de la compétence de la Cour pour accorder une réparation systémique, le procureur général affirme que le juge ne disposait pas d’un fondement probatoire suffisant pour rendre un jugement déclaratoire systémique. Plus particulièrement, le procureur général affirme que les divers rapports et vérifications présentés étaient loin d’appuyer les conclusions générales tirées par le juge.

[93]      Le juge disposait de nombreux rapports et/ou vérifications se rapportant à l’accessibilité des sites Web du gouvernement. Premièrement, il y avait des rapports relatifs à l’accessibilité des laissez‑passer électroniques. Deuxièmement, on avait présenté des rapports gouvernementaux internes et externes concernant des sites Web ministériels déterminés qui évaluaient la conformité à la NSI de ces sites. Enfin, des rapports internationaux concernant l’accessibilité de divers sites Internet gouvernementaux avaient été déposés.

[94]      En ce qui concerne la première catégorie de documents, le juge a conclu que la NSI « ne tient pas compte des “applications Internet riches”, soit celles qui nécessitent les laissez‑passer électroniques comme voie de communication protégée » (motifs du juge, au paragraphe 95). Le juge en a conclu que la NSI n’accordait aux concepteurs de sites Web qu’une seule alternative : rendre leurs sites accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle, en ne créant pas d’applications Internet riches, ou créer des applications Internet riches, rendant ainsi leurs sites non accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle.

[95]      Suivant le juge, la solution à ce problème consistait pour le gouvernement à mettre la NSI à jour conformément aux lignes directrices des WCAG 2.0, ce qui permettrait de créer des applications Internet riches accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle utilisant des laissez‑passer électroniques comme voie de communication protégée.

[96]      Les conclusions du juge de première instance étaient fondées sur quatre rapports publiés par le gouvernement au sujet des laissez‑passer électroniques. Ces rapports, qui évaluaient notamment la sécurité des laissez‑passer électroniques, concluaient que ces dispositifs de communication protégée n’étaient pas accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle.

[97]      Le second groupe de documents était constitué de rapports visant à évaluer la conformité de sites Web ministériaux déterminés avec la NSI. Faisaient partie de cette catégorie des rapports de vérification internes et externes constatant que les sites Web du gouvernement fédéral ne respectaient pas de façon marquante la NSI.

[98]      La troisième catégorie de documents était composée de deux rapports internationaux, le premier publié par les Nations Unies et l’autre par la Commission européenne, qui évaluaient entre autres l’accessibilité de divers sites Web du gouvernement canadien. Le juge a signalé que, suivant ces rapports, la plupart des principaux sites Web gouvernementaux, y compris ceux du gouvernement du Canada, ne respectaient pas les normes internationales en matière d’accessibilité établies au bénéfice des personnes ayant une déficience visuelle.

[99]      Outre la preuve documentaire, le juge disposait aussi d’éléments de preuve concernant les problèmes d’accessibilité aux sites Web fédéraux. Ces éléments de preuve étaient constitués d’affidavits souscrits par plusieurs témoins convoqués par les parties. Mentionnons plus particulièrement les témoignages de M. John Rae, ex‑président de l’Alliance pour l’égalité des personnes aveugles du Canada, l’intervenante en l’espèce, de Mme Jutta Treviranus, témoin‑expert de Mme Jodhan, de M. Ken Cochrane, dirigeant principal de l’information du gouvernement du Canada, de M. Steve Buell, chef de projet, accessibilité et intégration, Centre d’excellence en accessibilité au sein de Service Canada, et, enfin, de Mme Nancy Timbrell‑Muckle, directrice des services et de la mise en œuvre, à la Direction générale des services aux citoyens de Service Canada.

[100]   Le juge a attentivement examiné les affidavits et a tiré des conclusions cruciales, dont voici les plus importantes :

1. Ken Cochrane et Steve Buell ont tous les deux reconnu que les personnes ayant une déficience visuelle n’avaient pas accès aux laissez‑passer électroniques et que ceux‑ci n’étaient pas conformes à la NSI. M. Buell a reconnu que plusieurs sites Web du gouvernement ne respectaient pas la NSI.

2. Nancy Timbrell‑Muckle a expliqué que les liens « Guichet emplois » et « Jumelage d’emplois » du site emplois.gc.ca n’étaient pas accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle parce qu’ils ne respectaient pas la NSI. Même si les divers ministères du gouvernement disposaient de centres d’accessibilité chargés de fournir des conseils et des consultations en matière d’accessibilité, ces centres n’ont aucun pouvoir de contrainte. M. Buell a pour sa part déclaré que, comme ces centres n’ont aucun pouvoir de contrainte, les ministères [traduction] « ignorent tout » des problèmes d’accessibilité (dossier d’appel, vol. 22, onglet D‑49, à la page 6185; contre‑interrogatoire de Steve Buell, à la page 81).

3. À la suite de vérifications ponctuelles de 47 ministères, le Conseil du Trésor a constaté qu’aucun ne respectait intégralement la NSI. On a constaté que les administrateurs généraux de 22 de ces ministères avaient commis des violations graves de la NSI, à la suite de quoi le Bureau de la normalisation leur avait écrit.

4. Mme Jodhan n’a pas été en mesure d’accéder à des renseignements et à des services tant sur le site Web de Statistique Canada que sur celui de Service Canada et le juge a conclu que les renseignements demandés par Mme Jodhan ne pouvaient lui être communiqués par d’autres moyens, que ce soit par téléphone, en personne ou par la poste et qu’elle ne pouvait non plus y accéder sous une autre forme, que ce soit en braille ou en format audio.

5. Jutta Treviranus a expliqué dans son affidavit les problèmes fondamentaux d’accessibilité que rencontrent fréquemment les personnes atteintes d’une déficience visuelle lorsqu’elles tentent d’accéder aux sites Web et aux services en ligne du gouvernement, sans parler de l’impossibilité d’accéder aux applications Internet riches du gouvernement.

[101]   À mon avis, la preuve documentaire et les affidavits justifiaient la conclusion du juge de première instance suivant laquelle Mme Jodhan et les personnes atteintes d’une déficience visuelle s’étaient régulièrement vu refuser l’accès aux services et aux renseignements gouvernementaux en ligne. Cela ne veut pas dire pour autant que Mme Jodhan a présenté des éléments de preuve démontrant que tous les sites Web de 106 ministères n’étaient pas accessibles. Toutefois, ainsi que le juge l’a conclu, la preuve est suffisante pour démontrer qu’il existe de graves problèmes d’accessibilité auxquels les personnes ayant une déficience visuelle sont confrontées dans tout l’appareil gouvernemental.

[102]   Après avoir examiné les motifs du juge ainsi que les éléments de preuve soumis à notre Cour, j’estime que le procureur général ne m’a pas convaincu que le juge avait commis une erreur manifeste et dominante dans son appréciation de la preuve. En fait, le procureur général est en désaccord avec l’appréciation que le juge a faite de la preuve et il nous invite à substituer notre appréciation de ces éléments de preuve à celle du juge. Je dois par conséquent rejeter l’argument du procureur général suivant lequel il n’existe pas de fondement probatoire qui justifierait d’accorder une réparation systémique.

[103]   Le procureur général affirme également qu’il n’y avait aucun fondement probatoire justifiant l’ordonnance de surveillance rendue par le juge. Je vais revenir plus loin dans les présents motifs sur cet argument lorsque j’examinerai les moyens précis invoqués par le procureur général à ce sujet.

3.         La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les personnes atteintes d’une déficience visuelle étaient victimes de discrimination de la part du gouvernement en violation du paragraphe 15(1) de la Charte et que cette discrimination était systémique?

[104]   Dans l’arrêt Kapp, la Cour suprême a expliqué le critère applicable pour déterminer l’existence d’une discrimination au sens du paragraphe 15(1) de la Charte. Au paragraphe 17, la Cour déclare :

Le modèle établi dans l’arrêt Andrews, qui a été explicité dans une série de décisions ayant abouti à l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, établissait essentiellement un critère à deux volets devant être utilisé pour démontrer l’existence de discrimination au sens du par. 15(1) : (1) La loi crée‑t‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? (2) La distinction crée‑t‑elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? Il était question de trois volets dans l’arrêt Law, mais nous estimons que le critère est essentiellement le même.

[105]   Ce critère a récemment été réaffirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396 (Withler), aux paragraphes 30 et 61. Dans l’arrêt Withler, la Cour a bien expliqué l’objet du critère. Elle a précisé que la première étape visait à supprimer les distinctions que la Charte n’entend pas interdire. En d’autres termes, l’examen judiciaire se limite aux seules distinctions qui sont fondées sur un motif énuméré ou sur un motif analogue (Withler, au paragraphe 23).

[106]   La Cour a ensuite précisé que les distinctions fondées sur les motifs énumérés ou analogues ne suffisaient pas pour établir qu’un des droits protégés par le paragraphel’article 15(1) avait été violé. La raison d’être du second volet de ce critère était de permettre à la Cour de tirer cette conclusion.

[107]   Ainsi, pour obtenir gain de cause, le demandeur doit démontrer « que la mesure législative a un effet discriminatoire parce qu’elle perpétue un préjugé ou un stéréotype au sens de l’arrêt Andrews » (Withler, au paragraphe 34). Dans l’arrêt Andrews, le juge McIntyre a expliqué, aux pages 174 et 175 des motifs de la Cour, le concept de la discrimination dans les termes suivants :

[…] la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement.

[108]   La Cour a poursuivi en expliquant que l’on pouvait faire la preuve d’une discrimination ou d’une inégalité réelle en démontrant que la mesure législative contestée perpétuait un préjugé, un désavantage ou un stéréotype à l’égard d’un groupe défavorisé (Withler, aux paragraphes 35 à 37).

[109]   Pour aider les tribunaux à s’acquitter de cette tâche, la Cour suprême a énuméré un certain nombre de facteurs qui, selon les circonstances de l’espèce, entraient en ligne de compte pour apprécier le bien‑fondé d’une plainte de discrimination, en l’occurrence le fait que le demandeur a été historiquement désavantagé, la nature dans l’intérêt touché, la correspondance entre l’avantage et les besoins et les situations du demandeur, l’effet d’amélioration de la mesure législative sur la situation d’autrui et la multiplicité des intérêts qu’elle tente de concilier (Withler, au paragraphe 38).

[110]   Au paragraphe 39 de l’arrêt Withler, la Cour a bien a pris soin de préciser que l’objet ultime de l’analyse requise par l’article 15 était de déterminer si la mesure législative contestée violait le droit du demandeur à une égalité réelle. La Cour a notamment déclaré ce qui suit :

L’analyse est centrée sur l’effet réel de la mesure législative contestée, compte tenu de l’ensemble des facteurs sociaux, politiques, économiques et historiques inhérents au groupe. Cette analyse peut démontrer qu’un traitement différent est discriminatoire en raison de son effet préjudiciable ou de l’application d’un stéréotype négatif ou, au contraire, qu’il est nécessaire pour améliorer la situation véritable du groupe de demandeurs.

[111]   La Cour suprême s’est également dite d’avis, au paragraphe 40 de ses motifs dans l’arrêt Withler, qu’il ne s’agissait pas de procéder à une comparaison formelle avec un groupe de comparaison donné aux caractéristiques identiques, mais d’emprunter une démarche qui tienne compte du contexte dans son ensemble, y compris « la situation du groupe de demandeurs et la question de savoir si la mesure législative contestée a pour effet de perpétuer un désavantage ou un stéréotype négatif à l’égard du groupe ».

[112]   Il peut y avoir discrimination au sens du paragraphe 15(1) lorsqu’une politique gouvernementale nie le droit au bénéfice égal de la loi malgré l’existence d’une loi en apparence non discriminatoire. En l’espèce, le bénéfice en question découle de la Politique de communication et de la NSI. Dans la décision ACS, par exemple, la Cour a jugé que la politique d’interprétation par langage gestuel que le gouvernement avait adoptée en réponse aux exigences de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, et qui interdisait « de priver un individu, en raison d’une déficience, de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement » était un avantage prévu par la loi (ACS, au paragraphe 85).

[113]   En conséquence, c’est à bon droit que le juge a affirmé, au paragraphe 142 de ses motifs, que « la “loi” au sens de l’article 15 inclut une politique ou une activité gouvernementale ». À son avis, la Politique de communications et la NSI constituaient la loi à partir de laquelle pouvait naître un bénéfice.

[114]   La situation qui se présente en l’espèce ressemble à celle qui existait dans l’affaire Eldridge, en ce sens que ce ne sont pas les textes de loi attaqués qui sont susceptibles de violer la Charte, mais plutôt « les actes de certaines entités » ou, comme en l’espèce, « les actes d’un décideur à qui on a délégué son application » (Eldridge, aux paragraphes 19 à 21).

[115]   C’est donc à juste titre que le juge a examiné la Politique de communication et la NSI et en a conclu, au paragraphe 146 de ses motifs, que le bénéfice qu’elles accordaient était l’accès en ligne aux services et aux renseignements du gouvernement.

Qualification du bénéfice en cause

[116]   Le procureur général affirme que le juge a commis une erreur dans la façon dont il a qualifié le bénéfice conféré par la loi en l’espèce.

[117]   Le procureur général soutient que le bénéfice en cause n’est pas, contrairement à ce qu’a conclu le juge, l’accès en ligne aux renseignements et services du gouvernement, mais le droit à un accès effectif aux services et aux renseignements gouvernementaux. En d’autres termes, suivant le procureur général, Mme Jodhan ne peut exiger un mode de communication déterminé pour exercer son droit d’accéder aux services et aux renseignements du gouvernement. Aux paragraphes 62 et 63 de son mémoire des faits et du droit, le procureur général expose clairement sa position à ce sujet :

[traduction] […] Si un mode n’est pas disponible ou accessible, le droit à l’égalité réelle que l’article 15 garantit à l’intéressé peut être respecté par l’institution gouvernementale en fournissant le renseignement ou le service par un autre moyen ou un autre mode à condition que ce moyen ou ce mode soit efficace. De cette manière, on intègre dans le bénéfice en question des mesures raisonnables pour tenir compte des divers besoins des Canadiens, y compris ceux ayant des déficiences.

Les moyens et les modes de rechange tiennent raisonnablement compte des besoins des personnes ayant une déficience visuelle, à condition qu’ils permettent des communications efficaces, et ils constituent une égalité réelle de traitement au sens de l’article 15.

[118]   À l’appui de sa position, le procureur général invoque la Politique de communication et la NSI. Plus particulièrement, il attire notre attention sur le fait que la Politique de communication qui prévoit que les institutions gouvernementales doivent communiquer avec les Canadiens « par de nombreux moyens », y compris le téléphone, la poste, les centres de services et l’Internet, et que les renseignements doivent être offerts sous diverses formes pour assurer l’égalité d’accès, ajoutant qu’on peut utiliser les méthodes traditionnelles et les nouvelles technologies pour atteindre tous les Canadiens.

[119]   En ce qui concerne la NSI, le procureur général affirme que, malgré le fait que la NSI 1.0 prévoit que l’objectif est l’accessibilité en ligne, les personnes ayant une déficience visuelle peuvent devoir recourir à d’autres versions des renseignements et des services, tels que les imprimés, le braille, et les formes audio lorsque l’accès en ligne n’est pas possible.

[120]   Le procureur général invoque également l’arrêt Eldridge, dans lequel la Cour suprême du Canada a jugé que les personnes ayant une déficience auditive avaient droit à des « communications efficaces » lorsqu’elles tentent d’accéder aux services de soins de la santé et pas nécessairement à l’interprétation gestuelle, ajoutant que la norme des « communications efficaces » était une norme souple qui tenait compte de facteurs tels que le contexte dans lequel les communications avaient lieu, le nombre de participants et l’importance de la communication.

[121]   Le procureur général cite par ailleurs la décision ACS de la Cour fédérale, signalant que la Cour y a accepté les conclusions tirées dans l’arrêt Eldridge et jugé qu’on pouvait assurer une participation utile en recourant à d’autres moyens que les services d’interprétation visuelle, notamment par écrit ou par des moyens électroniques.

[122]   Ainsi, suivant le procureur général, il s’ensuit nécessairement que le bénéfice que constitue l’accès en ligne n’est pas un bénéfice prévu par la loi.

[123]   Le procureur général fait valoir que la Politique de communication envisage la prestation de renseignements et de services par divers moyens. L’un de ces moyens est l’Internet et, dans cette mesure, la Politique de communication oblige les institutions gouvernementales à fournir des renseignements et des services en ligne et en soulignant que l’Internet et les autres moyens de communication électronique « sont des outils importants pour permettre et maintenir une communication efficace au sein des institutions et avec leurs clients dans tout le Canada et dans le monde entier » (point 18 de la Politique de communication).

[124]   La Politique de communication oblige également les institutions gouvernementales à maintenir une présence active sur Internet pour permettre notamment l’accès par voie électronique aux programmes et aux services publics ainsi qu’à l’information et pour améliorer la qualité des communications internes et externes, améliorer la prestation de services, se rapprocher des citoyens, interagir avec eux, élargir l’accès du public et favoriser le dialogue avec la population.

[125]   La Politique de communication précise également que les communications par Internet doivent être conformes aux politiques et aux normes gouvernementales et que les institutions gouvernementales doivent gérer leurs sites Web conformément aux normes établies par le Conseil du Trésor.

[126]   L’objet de l’initiative NSI est, en revanche, de prévoir des normes d’accessibilité universelles et de garantir un accès équitable aux contenus de tous les sites Web du gouvernement. De plus, tous les sites Web du gouvernement doivent être conformes aux critères de la priorité 1 et de la priorité 2 du WC3 « afin de garantir un accès facile au plus vaste auditoire possible ».

[127]   Il résulte du rapprochement de la Politique de communication et de la norme NSI du gouvernement du Canada que l’objectif visé est de fournir aux Canadiens « des renseignements sur ses politiques, programmes, services et initiatives qui sont opportuns, exacts, clairs, objectifs et complets » et que l’on doit recourir à divers moyens pour communiquer avec les Canadiens. Plus particulièrement, la Politique de communication reconnaît que l’Internet constitue un outil important pour fournir des renseignements au public et que c’est pour atteindre cet objectif que la politique oblige les divers départements qui y sont assujettis à se conformer à la NSI relative à l’accessibilité des sites Web du gouvernement fédéral.

[128]   En tant que moyen pour les institutions gouvernementales de communiquer avec les Canadiens et, pour les Canadiens, de communiquer et d’interagir avec eux, Internet constitue, aux yeux du gouvernement, un outil de grande importance et de grande valeur.

[129]   Le procureur général affirme que le véritable bénéfice accordé par la loi est d’assurer un accès efficace aux renseignements et services du gouvernement et non un accès en ligne. J’abonde dans le sens du procureur général et je suis donc disposé à accepter son argument que l’accès en ligne aux renseignements et services du gouvernement ne constitue pas, en soi, le bénéfice que confère la loi. J’ai toutefois beaucoup de difficulté à comprendre comment, dans l’état actuel des choses, une personne peut véritablement jouir du bénéfice que lui confère l’accès aux renseignements et services du gouvernement si elle ne peut accéder à ces renseignements par Internet. En d’autres termes, le fait de priver une personne de l’accès aux renseignements et services gouvernementaux par l’un des outils les plus importants, voire le plus important jamais conçu pour permettre l’accès non seulement aux services et renseignements du gouvernement, mais à tout type de renseignements et de services ne saurait, à mon humble avis, constituer, un accès efficace à ces renseignements et à ces services.

[130]   Le procureur général soutient essentiellement que l’accès aux renseignements et services du gouvernement est efficace dès lors que l’intéressé peut y accéder, indépendamment du moyen utilisé pour obtenir les renseignements. Sauf erreur, le procureur général prétend que, dès lors que les renseignements et services demandés sont obtenus, indépendamment des délais et des inconvénients subis, il faut conclure que l’accès était efficace et que l’intéressé a eu droit au même bénéfice. En d’autres termes, si une personne peut accéder à des renseignements en ligne en quelques minutes et qu’une autre ne peut accéder aux mêmes renseignements qu’en se rendant à un bureau du gouvernement, en attendant son tour pour ensuite rencontrer un employé du gouvernement qui lui transmettra les mêmes renseignements, on a affaire dans les deux cas à un accès efficace et on peut conclure que les deux personnes ont eu droit au même bénéfice de la loi. Je ne puis souscrire à la position du procureur général. À mon avis, une des deux personnes en question n’a pas eu droit au même bénéfice de la loi. Ces deux personnes n’ont pas été traitées sur un pied d’égalité.

[131]   Je suis par conséquent d’avis que le bénéfice conféré par la loi est de permettre d’accéder aux renseignements et services du gouvernement. Toutefois, l’accès à ces services et renseignements englobe le bénéfice que constitue l’accès en ligne, lequel ne constitue pas un simple élément accessoire du mécanisme de prestation par divers moyens, mais en fait partie intégrante. En d’autres termes, on ne peut parler d’accès aux renseignements et services gouvernementaux sans y inclure nécessairement l’accès à ces renseignements et services par Internet.

[132]   Avant de passer à l’examen du critère du paragraphe 15(1), je tiens à aborder l’argument du procureur général suivant lequel l’article 15 ne saurait être interprété comme créant un droit additionnel permettant à Mme Jodhan et à d’autres personnes d’obliger le gouvernement à contrôler l’application de ces normes.

[133]   Le procureur général affirme que ce droit n’existe pas en droit et qu’il n’y a pas de précédent qui appuie l’existence d’un tel droit, ajoutant que le seul droit en cause est celui reconnu par l’article 15 au même bénéfice de la loi, droit qui, selon le procureur général, se traduit par le droit à l’accès efficace aux renseignements et services du gouvernement, sans discrimination. Plus particulièrement, le procureur général affirme qu’il n’existe pas de droit distinct ou autonome que toute personne pourrait directement faire valoir pour contraindre le gouvernement, en vertu de l’article 15, à « contrôler » l’application des normes d’accessibilité au Web. Le procureur général ajoute que le gouvernement a toute latitude pour déterminer la façon d’atteindre cet objectif. En d’autres termes, le procureur général affirme que seule la fourniture d’un accès efficace peut faire l’objet d’un contrôle de la part de la Cour dans le cadre d’un litige relatif à l’application de la Charte.

[134]   Je suis d’accord avec le procureur général pour dire que le seul droit en cause est le droit reconnu à l’article 15 au bénéfice égal de la loi. Le défaut du Conseil du Trésor de contrôler l’application de ces normes peut fort bien être à l’origine de la violation des droits qui sont garantis à Mme Jodhan par l’article 15, mais il ne constitue pas en soi une violation des droits que lui reconnaît l’article 15. En conséquence, j’estime qu’il y a lieu d’annuler la conclusion du juge suivant laquelle le défaut du Conseil du Trésor de contrôler l’application des normes en question constitue une violation des droits garantis à Mme Jodhan par l’article 15 de la Charte.

Premier volet du critère du paragraphe 15(1)

[135]   Je passe maintenant au premier volet du critère pour déterminer si la loi crée une distinction fondée sur un motif énuméré, en l’occurrence la déficience visuelle. En d’autres termes, la Politique de communication et la NSI créent‑elles une distinction entre les personnes ayant une déficience visuelle et les autres personnes sur le fondement de leur déficience physique?

[136]   Le juge a examiné cette question aux paragraphes 148 à 153 de ces motifs. Premièrement, il s’est dit d’avis que la Politique de communication et la NSI étaient apparemment neutres en ce qui concerne l’accessibilité aux sites Web, en ce sens qu’elles fixent des normes qui devaient être appliquées de façon identique dans le cas de tous les utilisateurs. Toutefois, selon le juge, Mme Jodhan et les personnes atteintes d’une déficience visuelle avaient été traitées différemment en raison de leur déficience.

[137]   À l’appui de cette proposition, le juge a conclu que la NSI 1.0 n’avait pas été appliquée et mise en œuvre adéquatement par les administrateurs généraux des 106 ministères de sorte que les personnes ayant une déficience visuelle ne pouvaient accéder à bon nombre de ces sites. Il a également conclu que les personnes ayant une déficience visuelle n’avaient pas accès aux 83 applications Internet riches interactives en ligne qui utilisaient une voie de communication protégée appelée « laissez‑passer électronique », ce qui a amené le juge à conclure que l’on pourrait rendre ces services interactifs en ligne accessibles en mettant à jour la NSI actuelle pour la rendre conforme aux nouvelles normes internationales.

[138]   Le juge a par conséquent conclu, à bon droit selon moi, que la loi contestée créait bel et bien une distinction fondée sur la déficience physique de Mme Jodhan. En d’autres termes, Mme Jodhan et les personnes ayant une déficience visuelle avaient fait l’objet d’une différence de traitement en raison de leur déficience visuelle.

[139]   Le seul reproche que le procureur général adresse au juge est d’avoir mal qualifié le bénéfice en question; il ne remet pas en question sa conclusion que le mécanisme par lequel les renseignements et services gouvernementaux sont fournis aux personnes ayant une déficience visuelle prive celles‑ci d’un bénéfice auquel d’autres personnes ont droit, c’est‑à‑dire que les personnes qui peuvent voir peuvent avoir accès à tous les sites Web du gouvernement. Le procureur général soutient toutefois que, compte tenu du contexte pertinent, la loi contestée « [ne] perpétue [pas] un désavantage ou un préjugé ou [n’]applique [pas] un stéréotype au groupe de demandeurs » (Withler, au paragraphe 70). Autrement dit, la distinction entre la Politique de communication et la NSI ne crée pas un désavantage qui se traduit par une discrimination au sens du paragraphe 15(1). Je passe maintenant à cette question.

Deuxième volet du critère du paragraphe 15(1)

[140]   Le juge a examiné cette question aux paragraphes 154 à 174 de ses motifs. On en trouve un résumé aux paragraphes 57 à 66 des présents motifs. Il n’est donc pas nécessaire que je répète les conclusions et constatations du juge à cet égard.

[141]   Je passe maintenant à l’argument du procureur général quant aux raisons pour lesquelles le juge a, selon lui, commis une erreur en concluant que la distinction établie par la loi avait pour effet de créer un désavantage qui équivalait à de la discrimination au sens du paragraphe 15(1) de la Charte.

[142]   Le procureur général commence son argumentation en faisant valoir que, dans l’arrêt Withler, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que la deuxième étape de l’analyse exigée par l’article 15 visait à déterminer si, compte tenu de tout le contexte, la distinction établie par la loi créait un désavantage en perpétuant un préjugé ou un stéréotype, ajoutant que cette analyse devait être effectuée en tenant compte des facteurs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Withler.

[143]   Après avoir soutenu que rien ne justifiait en l’espèce d’accorder une réparation systémique pour des raisons de compétence et de preuve, le procureur général nous a proposé une analyse axée sur l’article 15 portant sur les seuls trois sites Web que le juge avait considérés comme n’étant pas accessibles : un site de Statistique Canada, un site de Service Canada et le « Guichet emplois » de Service Canada.

[144]   En ce qui concerne ces sites Web, le procureur général explique que les autres moyens qui permettent de communiquer efficacement des renseignements et des services gouvernementaux demandés par des personnes ayant une déficience visuelle répondent à leurs besoins et à leur situation concrète. Le procureur général affirme également que les normes d’accessibilité ont un effet d’amélioration sur la situation des autres participants et qu’elles sont conçues pour répondre aux besoins de diverses personnes se trouvant dans diverses situations et possédant des intérêts différents ainsi que des déficiences différentes. Le procureur général soutient également que les normes visent à concilier la multiplicité des intérêts en présence, y compris les obligations en matière de langues officielles et la protection de la vie privée et de la dignité des utilisateurs.

[145]   Le procureur général ajoute que les intérêts de Mme Jodhan en l’espèce sont étroitement circonscrits, en ce sens qu’elle cherche à faire reconnaître son droit d’accès à certains renseignements et services offerts sur trois sites Web bien précis en recourant à un moyen de communication qu’elle privilégie, Internet, et que le refus de tenir compte de ces intérêts limités, pour reprendre les mots employés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Law, au paragraphe 74, ne saurait être considéré comme un refus d’accès à « une institution sociale fondamentale » qui compromettrait « un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienne » ou aurait « pour effet d’ignorer complètement un groupe particulier ».

[146]   Le procureur général en conclut que la présumée impossibilité pour Mme Jodhan d’accéder à des renseignements et services déterminés en ligne [traduction] « n’a pas pour effet de perpétuer un préjugé ou des stéréotypes contre la demanderesse », ajoutant que le fait de répondre aux besoins de Mme Jodhan en matière de renseignements et de services gouvernementaux par d’autres moyens qu’Internet correspond aux besoins, à la capacité et à la situation de Mme Jodhan et que des moyens de rechange qui permettent [traduction] « de communiquer efficacement les renseignements et les services réclamés ne constituent pas un traitement discriminatoire » (mémoire des faits et du droit du procureur général, au paragraphe 72).

[147]   Pour les motifs qui suivent, je ne puis souscrire aux prétentions du procureur général.

[148]   Au vu du dossier dont il disposait, le juge a conclu qu’il y avait eu violation du paragraphe 15(1) en raison de normes d’accessibilité au Web inadéquates pour ce qui était de l’accès aux applications Internet riches pour lesquelles les utilisateurs se servaient de laissez‑passer électroniques comme voie de communication protégée, et en raison du défaut du Conseil du Trésor de s’assurer que ses normes d’accessibilité soient respectées par les divers ministères. Le juge a estimé que Mme Jodhan et les personnes ayant une déficience visuelle s’étaient donc systématiquement vues priver du bénéfice d’un accès aux renseignements et aux services gouvernementaux en ligne.

[149]   La thèse que le procureur général a défendue devant nous est que la juge a commis une erreur dans sa qualification du bénéfice en question. Suivant le procureur général, ce bénéfice consiste en un accès efficace aux renseignements et services du gouvernement. En conséquence, le procureur général affirme que la fourniture de ces renseignements et services par des moyens de rechange tels que le courrier, le téléphone et les visites en personne dans les centres du gouvernement (les moyens de rechange) et par des textes en braille (les supports de rechange) suffit pour satisfaire aux critères de l’égalité réelle du paragraphe 15(1). Ainsi, si j’ai bien compris la thèse du procureur général, même si le gouvernement ne donne pas accès à ses sites Web aux personnes ayant une déficience visuelle, il ne pourrait être accusé d’avoir violé le paragraphe 15(1), étant donné qu’il aurait assuré un accès efficace par d’autres moyens de communication.

[150]   À mon avis, ce raisonnement ne peut être validé. Dans l’arrêt Eldridge, au paragraphe 73, la Cour suprême a expliqué qu’à partir du moment où l’État accorde effectivement un avantage, il est obligé de le faire sans discrimination et que, pour ce faire, il se peut qu’il doive prendre des mesures concrètes. Essentiellement pour les motifs exposés par le juge, force m’est de conclure que le défaut du Conseil du Trésor d’établir des normes adéquates et de s’assurer que les ministères se conformaient à ses normes d’accessibilité a eu pour conséquence de refuser à Mme Jodhan et aux personnes ayant une déficience visuelle l’égalité d’accès au bénéfice que constitue l’accès aux renseignements et services du gouvernement. Il existe une solution facile pour remédier à la situation. Le Conseil du Trésor peut corriger ses normes et tout faire en son pouvoir pour s’assurer que ses normes soient mises en œuvre par les divers ministères qui relèvent de lui.

[151]   Comme je l’ai déjà expliqué, j’ai de la difficulté avec l’idée que l’on peut atteindre l’égalité d’accès aux renseignements et services gouvernementaux sans offrir un accès en ligne à ces mêmes renseignements et services. Dans le cas qui nous occupe, aucun élément de preuve n’a été présenté par le procureur général pour démontrer qu’il existait des obstacles empêchant les personnes ayant une déficience visuelle d’avoir un accès rapide aux renseignements et services gouvernementaux en ligne. Par conséquent, j’ai également de la difficulté avec la proposition suivant laquelle des supports et moyens de rechange satisfont à l’objectif de l’égalité de traitement réel. Si l’accès était impossible pour des raisons technologiques ou économiques, ou pour une autre raison, j’accepterais volontiers que les personnes ayant une déficience visuelle pourraient avoir accès aux renseignements et services gouvernementaux par le truchement de supports ou de moyens de rechange. Ainsi, dans la mesure du possible, le bénéfice de la loi offert au public doit être aussi englobant que possible. Ainsi que la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt VIA Rail, au paragraphe 175 :

C’est le service ferroviaire lui‑même qui doit être accessible, et non les autres services de transport comme les taxis. Les personnes ayant une déficience ont le droit de voyager avec les autres passagers et non d’être confinées dans des installations distinctes.

[152]   Si l’on applique ce raisonnement au cas qui nous occupe, Mme Jodhan et les personnes ayant une déficience visuelle ont par conséquent droit à un accès complet aux renseignements et services gouvernementaux et cet accès comprend de toute évidence l’accès en ligne. Il faut se rappeler que l’un des objectifs de la Politique de communication du gouvernement est de permettre aux Canadiens d’accéder à ses renseignements et services au lieu et au moment de leur choix. Si les personnes ayant une déficience visuelle sont reléguées à des moyens et à des supports de rechange, elles n’auront certainement pas le choix du lieu et du moment auxquels elles souhaitent accéder aux renseignements et services du gouvernement.

[153]   Au paragraphe 157 de ses motifs, le juge se dit d’avis que les cas précis cités par Mme Jodhan et les éléments de preuve concernant les problèmes systémiques associés à la NSI démontraient que les personnes ayant une déficience visuelle n’ont pas accès aux renseignements et services offerts en ligne par le gouvernement sur un pied d’égalité avec les personnes voyantes, ajoutant qu’elles éprouvaient de grandes difficultés « à obtenir ces services par d’autres moyens ». À cet égard, le juge a souligné que, dans trois cas, Mme Jodhan n’avait pu obtenir qu’on lui fournisse en braille les renseignements demandés. Ainsi, suivant le juge, les personnes aveugles étaient effectivement défavorisées en raison de cette distinction. De plus, l’impossibilité d’accéder aux renseignements et services en ligne du gouvernement avait pour effet de forcer les personnes ayant une déficience visuelle à compter sur l’aide de personnes n’ayant pas une telle déficience pour accéder aux renseignements et services qu’elles souhaitaient obtenir. Dans l’arrêt VIA Rail, la juge Abella, qui écrivait au nom de la majorité, a expliqué ce qui suit au paragraphe 162 :

L’accès indépendant au même confort, à la même dignité et à la même sécurité que les personnes n’ayant aucune déficience physique est un droit fondamental de la personne pour tous les utilisateurs d’un fauteuil roulant. Tel est l’objectif du devoir d’accommoder : faire en sorte que les services et installations auxquels le public a accès soient accessibles autant aux personnes ayant une déficience physique qu’à celles qui n’ont pas une telle déficience.

[154]   Reprenant à son compte le raisonnement suivi par la juge Abella dans l’arrêt VIA Rail, Mme Jodhan affirme que le fait de la forcer à demander de l’aider à une personne qui peut voir est humiliant et perpétue l’opinion qu’elle et les autres personnes qui souffrent d’une déficience visuelle ont moins de capacités et de valeur que celles qui peuvent voir, ajoutant que, non seulement cette façon de voir est attentatoire, mais qu’elle oblige les personnes qui se trouvent dans sa situation à [traduction] « consacrer du temps et des efforts dont sont dispensées les personnes qui peuvent voir » (mémoire des faits et du droit de l’intimée, au paragraphe 99). Si l’on suit le fil du raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt VIA Rail, il est difficile de ne pas être d’accord avec Mme Jodhan, étant donné que le paragraphe 15(1) de la Charte lui garantit le droit au même bénéfice de la loi. Elle a donc droit d’accéder aux renseignements et services du gouvernement aussi efficacement que ceux qui ne sont pas atteints d’une déficience visuelle.

[155]   Le défaut du gouvernement de s’assurer que Mme Jodhan et les personnes atteintes comme elle d’une déficience visuelle bénéficient du même accès à ces renseignements et services que celui auquel ont droit les personnes qui ne souffrent pas de déficience visuelle perpétuent, pour reprendre les mots de Mme Jodhan, [traduction] « le traitement défavorable que subissent déjà les personnes déficientes en exacerbant leur exclusion et marginalisation historiques de la société canadienne » (mémoire des faits et du droit de l’intimée, au paragraphe 103). À l’appui de cet argument, Mme Jodhan invoque l’arrêt Withler, dans lequel la Cour suprême explique, au paragraphe 38, que l’on peut tenir compte d’éléments tendant à prouver qu’un demandeur a historiquement été désavantagé ou a fait l’objet de préjugés, ainsi que de la nature de l’intérêt touché.

[156]   Mme Jodhan souligne que le procureur général a admis dans la présente instance qu’elle et les personnes se trouvant dans sa situation ont historiquement fait l’objet d’un désavantage préexistant et de stéréotypes suivant lesquels elles étaient moins capables que les personnes qui peuvent voir, ce qui l’amène à soutenir que le fait de lui refuser à elle et aux personnes se trouvant dans la même situation qu’elle l’accès à des renseignements et services gouvernementaux en ligne a pour effet de renforcer [traduction] « la conception inexacte actuelle qui a cours en ce qui concerne le mérite, la capacité et la valeur des personnes ayant une déficience visuelle, ce qui se traduit par une plus grande stigmatisation » (mémoire des faits et du droit de l’intimée, au paragraphe 104). Là encore, je ne trouve aucune raison qui me justifierait d’être en désaccord avec cette affirmation.

[157]   Mme Jodhan affirme également que le défaut du Conseil du Trésor de garantir l’égalité d’accès à tous aux services en ligne et sites Web du gouvernement a de sérieuses répercussions sur elle sur les autres personnes se trouvant dans sa situation, en ce sens qu’on leur refuse systématiquement l’accès à des renseignements et services qui sont facilement accessibles en ligne aux personnes qui peuvent voir. Il s’ensuit, à mon avis, qu’en raison de cette situation, Mme Jodhan et les personnes ayant une déficience visuelle sont privées de leur droit à une égalité réelle parce qu’elles sont privées de leur capacité d’interagir avec des institutions gouvernementales sur un pied d’égalité avec les personnes qui peuvent voir.

[158]   Au paragraphe 179 de ses motifs, le juge a résumé ses conclusions et constatations. Je tiens notamment à faire miennes les observations qu’il formule aux alinéas 9 et 10 :

9. Les personnes ayant une déficience visuelle n’ont pas bénéficié de moyens raisonnables d’adaptation parce que, selon ce qui a été allégué, elles pourraient obtenir l’information disponible en ligne en s’y prenant par d’autres moyens, par exemple, en personne, par téléphone ou par la poste. Ces autres moyens ne sont pas d’un accès facile, sont moins fiables et sont incomplets. Par ailleurs, ces moyens ne fournissement pas à la personne ayant une déficience visuelle un accès aussi convenable qui lui préserve sa dignité et son indépendance comme le ferait le service en ligne. La Cour suprême du Canada a statué de façon non équivoque que de tels moyens de rechange ne constituent pas une « égalité réelle » de traitement;

10. Pour la personne aveugle ou ayant une déficience visuelle, l’accès en ligne à l’information lui donne un sentiment d’indépendance, d’assurance, de maîtrise, de facilité d’accès, de dignité et d’estime de soi. Une personne n’est pas une personne handicapée si elle n’a pas besoin d’assistance. L’accessibilité en ligne des renseignements et des services gouvernementaux accorde une égalité réelle aux personnes ayant une déficience visuelle. Comme la rampe d’accès utilisée par les personnes en fauteuil roulant pour entrer dans un immeuble, l’accessibilité en ligne des services est une rampe pour les personnes ayant une déficience visuelle.

[159]   Une dernière observation au sujet de cette question. Il est évident à mes yeux que le principe des mesures d’adaptation dont il faut tenir compte à l’étape de l’analyse fondée sur le paragraphe 15(1) correspond aux mesures concrètes que le gouvernement peut prendre pour faire en sorte que les groupes défavorisés soient en mesure de jouir de l’égalité de bénéfice de la loi. Ainsi que le juge le souligne dans ses motifs, la mise en œuvre des normes en matière d’accessibilité améliorerait la situation de Mme Jodhan et des personnes ayant une déficience visuelle et préviendrait la discrimination. Toutefois, les mesures raisonnables d’adaptation, au sens large sont, comme la Cour suprême l’a clairement expliqué dans l’arrêt Eldridge, au paragraphe 79, un principe qui « équivaut généralement au concept des “limites raisonnables” » et cette question doit être abordée dans le cadre de l’analyse concernant l’article premier. Dans l’arrêt Eldridge, la Cour suprême nous rappelle que le principe des mesures raisonnables d’adaptation « ne devrait pas être utilisé pour restreindre la portée du paragraphe 15(1) ». Par conséquent, en faisant miens les éléments 9 et 10 du paragraphe 179 des motifs du juge, je ne prétends évidemment pas que les mesures raisonnables d’adaptation au sens large dont il est question dans l’arrêt Eldridge devraient être débattues dans le cadre d’une analyse fondée sur le paragraphe 15(1). Si je comprends bien, les observations du juge reviennent à dire que les mesures prises par le gouvernement, c’est‑à‑dire les mesures concrètes que le gouvernement peut prendre pour assurer une égalité réelle, ne permettent pas d’atteindre l’objectif, de sorte que Mme Jodhan et les personnes ayant une déficience visuelle n’ont pas bénéficié d’une égalité réelle.

[160]   Par conséquent, il est possible de soutenir que le débat relatif aux solutions de rechange dont disposent Mme Jodhan et les personnes ayant une déficience visuelle est un débat qui ne devrait avoir lieu que dans le cadre bien précis d’une analyse fondée sur l’article premier, dans la mesure où les options de rechange en question peuvent être englobées dans le concept des « mesures raisonnables d’adaptation ».

[161]   Pour ces motifs, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion du juge suivant laquelle le défaut d’assurer à Mme Jodhan et aux personnes ayant une déficience visuelle une égalité d’accès aux sites Web et aux services gouvernementaux offerts en ligne viole les droits qui leur sont garantis par le paragraphe 15(1).

4.         La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le gouvernement ne pouvait justifier sa violation du paragraphe 15(1) parce qu’il n’avait pas invoqué de moyen de défense fondé sur l’article premier?

[162]   Aux paragraphes 175 à 178 de ses motifs, le juge a expliqué que le procureur général n’avait pas invoqué de moyen de défense fondé sur l’article premier de la Charte. Si l’on se fie aux actes de procédure et aux arguments formulés par le procureur général, il n’y a aucun doute qu’il ne l’a pas fait.

[163]   Devant nous, le procureur général ne conteste pas cette conclusion, mais soutient que son omission d’invoquer un moyen de défense fondé sur l’article premier s’explique par le fait que la plupart des 106 institutions gouvernementales n’étaient pas nommément désignées comme parties à l’instance et qu’elles n’avaient donc pas été appelées à présenter des éléments de preuve pour expliquer ou justifier leur présumé défaut de mettre en œuvre les normes d’accessibilité. Il n’est pas nécessaire que j’examine cet argument, étant donné que j’arrive à la conclusion que l’ordonnance appropriée ne peut viser les institutions gouvernementales qui ne sont pas partie à la présente instance.

[164]   Mme Jodhan a toutefois formulé des allégations précises dans son avis de demande et elle réclame un jugement déclarant que le défaut du Conseil du Trésor de contrôler l’application des normes qui garantissent que tous les sites Web et services en ligne du gouvernement du Canada sont accessibles à toutes les personnes ayant une déficience visuelle a entraîné un déni du droit à l’égalité réelle de Mme Jodhan et d’autres personnes ayant une déficience visuelle. En ce qui concerne cette allégation, le procureur général n’a pas invoqué de moyen de défense fondé sur l’article premier.

5.         La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en décidant, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, de demeurer saisie du dossier jusqu’à ce que les réparations accordées aient été appliquées?

[165]   Le procureur général affirme que rien ne justifiait le juge de déclarer qu’il demeurait saisi du dossier pour veiller à l’exécution du jugement, ce qui, suivant le procureur général, constitue une [traduction] « mesure attentatoire extraordinaire ». À son avis, l’ordonnance de surveillance ne respecte pas le partage des pouvoirs entre les tribunaux et l’exécutif. Le procureur général affirme par conséquent que cette ordonnance ne constitue pas une réparation « convenable et juste » au sens de la Charte [au paragraphe 24(1)].

[166]   Je constate que le juge n’a pas motivé sa décision de se réserver le pouvoir de surveiller l’exécution du jugement.

[167]   Dans l’arrêt Doucet‑Boudreau, la Cour suprême du Canada a formulé plusieurs observations pertinentes pour le cas qui nous occupe. En premier lieu, elle a déclaré que, lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire et accordent une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, les tribunaux doivent être conscients de leur rôle d’arbitre judiciaire et « s’abstenir d’usurper les fonctions des autres branches du gouvernement en s’arrogeant des tâches pour lesquelles d’autres personnes ou organismes sont mieux qualifiés » (Doucet‑Boudreau, au paragraphe 34). Au paragraphe 35, la Cour suprême a également déclaré, en reprenant les observations qu’elle avait formulées dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, au paragraphe 136 :

Les tribunaux n’ont pas, pour accomplir leurs fonctions, à se substituer après coup aux législatures ou aux gouvernements; ils ne doivent pas passer de jugement de valeur sur ce qu’ils considèrent comme les politiques à adopter; cette tâche appartient aux autres organes de gouvernement. Il incombe plutôt aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c’est la Constitution elle‑même qui leur confère expressément ce rôle. Toutefois, il est tout aussi important, pour les tribunaux, de respecter eux‑mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l’exécutif que de veiller au respect, par ces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux.

[168]   La Cour propose ensuite cinq facteurs dont on doit tenir compte pour concevoir une réparation « convenable et juste eu égard aux circonstances ». Premièrement, la réparation doit permettre de « défendre utilement les droits et libertés du demandeur » (Doucet‑Boudreau, au paragraphe 55). Deuxièmement, la réparation doit, dans la mesure du possible, s’efforcer de respecter la séparation des pouvoirs entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire (Doucet‑Boudreau, au paragraphe 56). Troisièmement, la réparation doit être une réparation judiciaire, c’est‑à‑dire une réparation qui met à contribution le rôle et les pouvoirs d’un tribunal et non une réparation pour laquelle le tribunal n’est pas conçu ou ne possède pas l’expertise requise (Doucet‑Boudreau, au paragraphe 57). Quatrièmement, la réparation conçue en application du paragraphe 24(1) doit également être équitable pour la partie visée par l’ordonnance et, pour reprendre les termes de la Cour suprême, « ne doit pas causer de grandes difficultés sans rapport avec la défense du droit » (Doucet‑Boudreau, au paragraphe 58). Enfin, l’approche judiciaire en matière de réparation doit être « souple et tenir compte des besoins en cause » (Doucet‑Boudreau, au paragraphe 59).

[169]   Gardant à l’esprit ces principes, je passe maintenant aux arguments invoqués par le procureur général pour attaquer l’ordonnance du juge, qui a déclaré qu’il demeurait compétent pour surveiller l’exécution du jugement, ajoutant que l’une ou l’autre des parties pouvait s’adresser à lui pour s’assurer que le jugement soit correctement exécuté.

[170]   À l’appui de son argument que l’ordonnance de surveillance du juge constitue une mesure attentatoire extraordinaire, le procureur général invoque notamment l’avis exprimé par le professeur Peter Hogg dans son ouvrage Constitutional Law of Canada, 5e éd. supplémentée, vol. 2 [Toronto : Thompson/Carswell] 2007, à la page 40-45, suivant lequel ce type d’ordonnance [traduction] « constitue une mesure de dernier recours qui ne doit être prise que lorsque le gouvernement refuse de s’acquitter de ses obligations constitutionnelles ». Le procureur général se fonde également sur l’opinion exprimée par les auteurs Jones et de Villars dans leur ouvrage Principles of Administrative Law, 5e éd. (Toronto : Carswell, 2009), à la page 756 : [traduction] « On s’attend à ce que le gouvernement et les autres autorités respectent les jugements déclaratoires prononcés par les tribunaux ». Le procureur général affirme donc que les mesures énoncées dans le jugement déclaratoire suffisent à assurer que l’objectif de la réparation sera atteint.

[171]   Le procureur général soutient également qu’il est rare qu’un tribunal rende une ordonnance de surveillance et que ce genre d’ordonnance n’est prononcé que dans des circonstances extraordinaires ou uniques comme celles qui existaient dans l’affaire Doucet‑Boudreau. Selon le procureur général, dans la présente affaire, il n’y a pas le moindre élément de preuve tendant à démontrer qu’il existe des faits ou des circonstances qui pourraient éventuellement justifier le prononcé de ce genre d’ordonnance. À mon avis, le juge a commis une erreur en ne limitant pas son ordonnance au jugement déclaratoire sollicité. Je souscris entièrement à l’opinion exprimée par le professeur Hogg dans son ouvrage Constitutional Law of Canada, précité, dans lequel il déclare à la page 40-45 :  

[traduction] Je penche plus tôt pour l’opinion dissidente formulée dans l’arrêt Doucet‑Boudreau. L’ordonnance par laquelle le tribunal se réserve le droit de veiller à l’exécution de sa décision constitue une mesure de dernier recours qui ne doit être prise que lorsque le gouvernement refuse de s’acquitter de ses obligations constitutionnelles. Le tribunal a épuisé sa compétence une fois qu’il a constaté les faits, a appliqué la loi à ces faits et a ordonné au défendeur de corriger la situation. Après tout, il n’existe plus de question de droit à trancher; il ne reste à arrêter que les détails pratiques de l’exécution du jugement, et cette tâche incombe à l’exécutif.

[172]   Dans l’arrêt Eldridge, la Cour suprême a clairement indiqué qu’il fallait supposer qu’une fois qu’un jugement déclaratoire sera prononcé en ce sens, le gouvernement fera le nécessaire pour « corriger l’inconstitutionnalité du régime actuel et se conformer à la directive de notre Cour » (Eldridge, au paragraphe 96).

[173]   Dans les rares cas dans lesquels le tribunal a rendu une ordonnance de surveillance, la situation factuelle semblait justifier amplement le prononcé d’une telle ordonnance. Dans l’affaire Doucet‑Boudreau, dans laquelle le juge avait déclaré qu’il demeurait saisi du dossier pour superviser la mise en œuvre de la réparation, la Charte reconnaissait aux parents le droit à des établissements d’enseignement en français financés par l’État pour leurs enfants et, malgré le pouvoir qu’avait le ministre de construire des écoles secondaires francophones, la construction de ces écoles n’avait jamais eu lieu. Suivant la preuve, le gouvernement avait attendu 16 ans avant de construire les écoles en question et des doutes planaient quant à sa bonne foi.

[174]   Dans le cas qui nous occupe, bien que les normes d’accessibilité aient été publiées en 1999 et leur mise en œuvre fût prévue au plus tard pour 2001, la preuve démontre que le gouvernement a tenté, bien que sans succès, à rendre l’Internet accessible aux personnes ayant une déficience visuelle. Bien que les sites Web ne soient pas conformes à la NSI 1.0, ils sont désormais plus accessibles qu’ils ne l’étaient en 1999. Qui plus est, nous ne disposons d’aucun élément de preuve en ce qui concerne l’accessibilité des sites Web à la suite de l’expiration du délai du 31 décembre 2008 fixé pour la mise en œuvre de la NSI 2.0.

[175]   Dans l’affaire Fédération Franco‑Ténoise, le gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest, après avoir adopté des mesures législatives visant à rendre ses lois conformes aux droits linguistiques garantis par la Charte, avait omis complètement de leur donner force de loi en retardant sa mise en œuvre d’une vingtaine d’années. En d’autres termes, il semble que le gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest s’était complètement dérobé à ses obligations en ce qui concerne les droits linguistiques en cause. Cette situation n’a rien à avoir avec celle qui nous intéresse en l’espèce.

[176]   L’ordonnance de surveillance ressemble à une réparation structurelle au sujet de laquelle la Cour d’appel des Territoires du Nord‑Ouest a expliqué ce qui suit, au paragraphe 51 de ses motifs dans l’arrêt Fédération Franco‑Ténoise :          

[traduction] Lorsqu’il rend un jugement déclaratoire, le tribunal constate l’existence d’une violation constitutionnelle ou quasi constitutionnelle et il peut ordonner qu’il soit remédié à cette violation. Lorsqu’il accorde une réparation structurelle, le tribunal ne se contente pas d’indiquer qu’une violation a été commise et d’ordonner au gouvernement de la réparer, mais explique également en détail comment le gouvernement doit s’y prendre pour ce faire.

[177]   À mon avis, une telle réparation ne constitue pas, dans le cas qui nous occupe, une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances.

[178]   Premièrement, la preuve présentée en l’espèce porte une date précise, étant donné que sa clôture remonte avant la date de mise en œuvre de la norme NSI 2.0. La preuve était également close avant que la version définitive des WCAG 2.0 ne soit arrêtée. En pareil cas, j’estime que le prononcé d’un jugement déclaratoire constitue une réponse appropriée eu égard au délai écoulé entre le moment où les éléments de preuve ont été recueillis en vue de l’audience et la fin du processus d’appel, parce qu’il informe le gouvernement de ses obligations et lui permet de se concentrer sur les mesures correctives à apporter qui n’ont pas été prises dans l’intervalle.

[179]   Deuxièmement, la réparation accordée par le juge constitue un empiétement sur les attributions du pouvoir exécutif. Compte tenu de l’opinion dissidente formulée dans l’arrêt Doucet‑Boudreau, le procureur général aurait pu présenter une requête pour outrage au tribunal, ce qui aurait constitué une façon mieux adaptée de réagir à la désobéissance du gouvernement ou à son inertie parce qu’une telle mesure aurait constitué un empiétement moins grave sur les pouvoirs de l’exécutif qu’une ordonnance de surveillance.

[180]   Troisièmement, à la différence de l’affaire Doucet‑Boudreau, la présente espèce est la première instance au cours de laquelle cette atteinte précise à des droits reconnus par la Charte a été démontrée dans le cadre d’un procès. Dans ces conditions, on prononce en règle générale un jugement déclaratoire au lieu d’accorder une réparation structurelle parce que, historiquement, le gouvernement a répondu et procédé aux changements nécessaires (voir l’arrêt Fédération franco‑Ténoise, au paragraphe 90). De plus, le prononcé d’un jugement déclaratoire permet au gouvernement de corriger la situation et de prendre ses propres décisions de principe. Ainsi que la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Fédération Franco‑Ténoise, au paragraphe 90 :

[traduction] […] le fait d’accorder une réparation structurelle contre le gouvernement lors du premier procès portant sur une question constitutionnelle ou quasi constitutionnelle exige qu’il existe des circonstances exceptionnelles.

[181]   Quatrièmement, à la différence de la situation qui existait dans l’affaire Fédération Franco‑Ténoise, j’estime qu’il n’existe pas [traduction] « d’éléments de preuve abondants » permettant de penser qu’un jugement déclaratoire ne constituerait pas une mesure appropriée en raison de l’omission systématique du gouvernement de donner suite à ses plans d’action, de mettre en œuvre les recommandations formulées par les auteurs de rapports ou de prendre des mesures concrètes pour mettre en œuvre la NSI. Au contraire, le procureur général explique les diverses mesures qui ont été prises par la Commission de la fonction publique du Canada, Service Canada et Statistique Canada pour se conformer à la NSI 1.0 et à la NSI 2.0; chacune de ces organisations est d’ailleurs dotée d’un centre d’expertise sur l’accessibilité.

[182]   Cinquièmement, les questions en litige dans les affaires Fédération Franco‑Ténoise et Doucet‑Boudreau concernaient des droits linguistiques et les délais importants qu’accusait la mise en œuvre de ces droits.

[183]   Sixièmement, la nature des droits en litige est différente. Par exemple, dans l’affaire Doucet‑Boudreau, la situation était plus urgente parce qu’il existait des éléments de preuve tendant à démontrer l’existence, au sein de la population francophone, d’un « inquiétant taux d’assimilation » que des délais supplémentaires viendraient aggraver (Doucet‑Boudreau, aux paragraphes 38 à 40).

[184]   Je suis par conséquent convaincu qu’en l’espèce, il n’y avait aucun fondement factuel ou légal pour justifier l’ordonnance de surveillance rendue par le juge.

Dispositif

[185]   Je suis d’avis de faire droit à l’appel en partie et d’adjuger à Mme Jodhan 35 000 $ à titre de dépens, ce qui comprend les débours et les taxes, et je suis d’avis de modifier le jugement de la Cour fédérale pour qu’il soit libellé comme suit :

1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demanderesse a droit à un jugement déclaratoire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, à savoir : on lui a nié le même accès que celui accordé à l’ensemble du public aux renseignements et aux services gouvernementaux offerts en ligne sur Internet et, par le fait même, d’en tirer le même bénéfice; que cela constitue de la discrimination fondée sur une déficience physique, la demanderesse étant une personne aveugle; par conséquent, on a nié à la demanderesse son droit au même bénéfice de la loi indépendamment de toute discrimination fondée sur la déficience physique et qu’il s’agit là d’une violation du paragraphe 15(1) de la Charte;

2. [Les deux premières phrases du paragraphe 2 du jugement du juge sont SUPPRIMÉES]. Le présent jugement déclaratoire ne s’applique pas à l’information que le gouvernement conserve sous forme d’archives dans ses banques de données et qu’il devra récupérer et fournir dans un format accessible sur demande;

3. La Cour statue que le gouvernement [Conseil du Trésor] a l’obligation sur le plan constitutionnel de [faire] respecter la Charte [par les ministères et agences gouvernementales relevant de son contrôle] dans un délai raisonnable, en l’occurrence 15 mois;

4. [Le texte au complet du paragraphe 4 du jugement du juge est SUPPRIMÉ];

5. La demanderesse a la qualité pour agir dans l’intérêt public et la Cour lui adjuge des dépens à hauteur de 150 000 $, y compris les débours.

La juge Sharlow, J.C.A. : Je suis d’accord.

La juge Dawson, J.C.A. : Je suis d’accord.

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