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T-1344-12

2014 CF 64

Jose S. Dias (demandeur)

c.

Procureur général du Canada (défendeur)

Répertorié : Dias c. Canada (Procureur général)

Cour fédérale, juge Phelan—Toronto, 24 octobre 2013; Ottawa, 21 janvier 2014.

Note de l’arrêtiste : Cette décision a été confirmée en appel (A-102-14, 2014 CAF 195), les motifs du jugement ayant été prononcés le 10 septembre 2014.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Délivrance et révocation de passeport — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le directeur, Direction des enquêtes, Direction générale de la sécurité de Passeport Canada a refusé au demandeur la prestation des services de passeport pour une période de cinq ans — Le demandeur est un citoyen du Canada et du Brésil — Il était en voyage à Saint-Martin avec son épouse brésilienne qui avait un passeport néo-zélandais — Ils ont tous deux essayé d’embarquer à bord d’un avion en partance pour le Canada, mais l’épouse s’est vu refuser l’accès à bord parce que son passeport néo-zélandais était contrefait — Le demandeur est finalement rentré au Canada où son passeport a été saisi et où il a fait l’objet d’une enquête parce qu’il avait voyagé en compagnie d’une personne utilisant un passeport contrefait — Une période de refus de services de passeport de cinq ans a par la suite été imposée au demandeur en raison de la mauvaise utilisation de son passeport — Il s’agissait de savoir si le directeur avait compétence en vertu de l’art. 10(2)b) du Décret sur les passeports canadiens pour refuser la prestation de services et si la décision était raisonnable — Suivant l’art. 10(2)b), le pouvoir de révoquer un passeport est exercé en cas de perpétration d’un acte criminel au Canada ou d’une infraction semblable dans un autre pays — En l’espèce, le directeur n’a pas conclu à l’existence d’un acte criminel — Le directeur n’avait en outre pas non plus compétence à cet égard puisqu’une conclusion de cette nature relève du droit criminel ainsi que de la compétence d’un juge, et non de la compétence d’un représentant du gouvernement — Demande accueillie.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 6.

Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, art. 10(2)b), 10.3.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 117, 118, 122.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISION EXAMINÉE :

Hrushka c. Canada (Affaires étrangères), 2009 CF 69.

DÉCISION CITÉE :

Sathasivam c. Canada (Procureur général), 2013 CF 419.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de Passeport Canada de refuser au demandeur la prestation des services de passeport pour une période de cinq ans. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Hamza Kisaka pour le demandeur.

Laura Tausky pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Hamza Kisaka, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

Le juge Phelan :

I.          INTRODUCTION

[1]        Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision par laquelle le directeur de la Direction des enquêtes, Direction générale de la sécurité de Passeport Canada (le directeur), a refusé à M. Dias la prestation des services de passeport pour une période de cinq ans. Le directeur a fondé sa décision sur la conclusion que le demandeur s’était livré à une mauvaise utilisation de son passeport en essayant d’aider une [traduction] « personne qui n’était pas en possession des documents de voyage requis ».

II.         CONTEXTE

[2]        Le demandeur est citoyen du Canada et du Brésil. Le 9 novembre 2006, il a épousé sa femme Danielle, citoyenne du Brésil, qui réclamait également le droit à la citoyenneté néo‑zélandaise par sa grand‑mère.

[3]        Le demandeur soutient que son épouse a payé environ 5 000 $US à un technicien juridique afin d’obtenir sa citoyenneté néo‑zélandaise ainsi qu’un passeport néo‑zélandais.

[4]        Le 3 novembre 2010, le demandeur et son épouse ont voyagé du Brésil à Saint‑Martin et ont tenté de quitter le pays le 16 novembre pour se rendre au Canada. Ils se sont enregistrés ensemble pour le vol. Le demandeur est monté à bord de l’avion, mais son épouse s’est vu refuser l’embarquement parce que son passeport néo‑zélandais était contrefait. Le demandeur est descendu de l’avion et il est retourné au Canada ultérieurement.

[5]        Le passeport du demandeur a été saisi au retour de celui‑ci au Canada. Le demandeur nie avoir été au courant du fait que le passeport de son épouse était contrefait. Rien n’indique qu’il a été accusé, et encore moins déclaré coupable, d’avoir commis un acte criminel au Canada ou d’avoir commis une infraction dans un pays étranger.

[6]        Passeport Canada a avisé le demandeur, le 25 janvier 2011, qu’il enquêtait à son sujet parce qu’il avait voyagé en compagnie d’une personne qui utilisait un passeport contrefait. Le demandeur a fourni en réponse une déclaration statutaire dans laquelle il donnait sa version des faits.

[7]        Passeport Canada a fini par aviser le demandeur, que, puisque son passeport était expiré, sa révocation était sans objet et qu’il recommanderait le refus de services de passeport pour une période de 5 ans.

[8]        Dans sa lettre de décision du 15 juin 2012, par laquelle il imposait au demandeur une période de refus de services de passeport de 5 ans en raison de la mauvaise utilisation de son passeport, le directeur formulait les conclusions suivantes :

•   le demandeur a été intercepté alors qu’il voyageait avec son épouse qui utilisait un passeport néo‑zélandais contrefait;

•   le montant de 5 000 $ constituait un prix excessif à payer pour un passeport légitime;

•   le passeport contrefait avait été délivré au nom de mariage de son épouse environ neuf mois avant le mariage;

•   le récit du demandeur sur la façon dont son épouse avait obtenu son passeport et sur le fait qu’il ignorait que le passeport était frauduleux n’était pas plausible. De plus, la date de délivrance du passeport précédait de quatre ans la date à laquelle son épouse avait présenté les formulaires en vue d’obtenir un passeport néo‑zélandais.

[9]        Le directeur a toutefois permis la prestation de services de passeport limités pour des considérations d’ordre humanitaires urgentes et impérieuses.

III.        ANALYSE

[10]      Voici les principales questions en litige soulevées dans le cadre du présent contrôle judiciaire :

a)    Le directeur avait‑il compétence en vertu de l’alinéa 10(2)b) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86 (le Décret sur les passeports), pour refuser la prestation de services?

b)    La décision était‑elle raisonnable?

c)    La décision a‑t‑elle entraîné une violation des droits du demandeur garantis par l’article 6 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]?

[11]      La norme de contrôle applicable aux questions concernant la compétence et la violation d’un droit garanti par la Charte est celle de la décision correcte (Hrushka c. Canada (Affaires étrangères), 2009 CF 69 (Hrushka)). La norme de contrôle quant au fond est celle de la raisonnabilité (Sathasivam c. Canada (Procureur général), 2013 CF 419).

[12]      Les dispositions applicables du Décret sur les passeports sont les suivantes :

10. […]

(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne qui :

[…]

b) utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

[…]

10.3 Dans le cas où un passeport aurait pu être révoqué pour l’un des motifs visés aux articles 10 et 10.1 — à l’exception du motif prévu à l’alinéa 9g) — s’il n’avait pas été expiré, Passeport Canada ou le ministre, selon le cas, peut imposer une période de refus de services de passeport pour le même motif si les faits qui auraient autrement pu mener à la révocation se sont produits avant la date d’expiration.

L’article 10 a été modifié en juillet 2013. Les modifications apportées ne portent pas à conséquence en l’espèce. La version susmentionnée était en vigueur le 15 juin 2012, date à laquelle le directeur a rendu sa décision.

A.        La compétence

[13]      La compétence du défendeur repose sur l’alinéa 10(2)b). Cette disposition confère le pouvoir de révoquer un passeport par suite de la perpétration d’un acte criminel. Le directeur n’a jamais indiqué l’acte criminel que le demandeur avait commis, même s’il fait valoir en l’espèce qu’il s’agissait d’une infraction à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), article 117 (selon la version en vigueur à l’époque pertinente) :

117. (1)  Commet une infraction quiconque sciemment organise l’entrée au Canada d’une ou plusieurs personnes non munies des documents — passeport, visa ou autre — requis par la présente loi ou incite, aide ou encourage une telle personne à entrer au Canada.

Entrée illégale

(2) L’auteur de l’infraction visant moins de dix personnes est passible, sur déclaration de culpabilité :

a)  par mise en accusation :

i) pour une première infraction, d’une amende maximale de cinq cent mille dollars et d’un emprisonnement maximal de dix ans, ou de l’une de ces peines,

ii) en cas de récidive, d’une amende maximale de un million de dollars et d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, ou de l’une de ces peines;

b)  par procédure sommaire, d’une amende maximale de cent mille dollars et d’un emprisonnement maximal de deux ans, ou de l’une de ces peines.

Peines

Je signale que l’article 117 a été légèrement modifié par la suite, mais cet aspect n’est pas pertinent en l’espèce.

[14]      Suivant l’alinéa 10(2)b), le pouvoir de révoquer est exercé en cas de perpétration d’un acte criminel au Canada ou d’une infraction semblable dans un autre pays. L’expression « commettre un acte criminel » indique que la perpétration d’un acte criminel par l’intéressé est une condition préalable à la révocation ou au refus de services.

[15]      Le directeur n’a pas conclu à l’existence d’un acte criminel. Non seulement le directeur n’a pas tiré une telle conclusion (il a seulement indiqué une mauvaise utilisation d’un passeport), mais il n’avait pas non plus compétence à cet égard. Une conclusion de cette nature relève du droit criminel ainsi que de la compétence d’un juge, et non de la compétence d’un représentant du gouvernement. L’interdiction constitutionnelle au pouvoir exécutif du gouvernement de déclarer quelqu’un coupable d’un acte criminel est bien établie, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter d’autres précisions à cet égard.

[16]      Il convient de mentionner que le libellé de l’alinéa 10(2)b) ne comprend pas de formulations comme « a des motifs de croire » ou « il existe des motifs de croire qu’une infraction peut avoir été commise » ou des énoncés semblables utilisés dans d’autres dispositions en matière d’immigration. Aux termes d’un tel libellé, le directeur aurait bien pu avoir la compétence qu’il pensait avoir. Toutefois, en l’absence d’un tel libellé, le directeur n’avait pas le pouvoir d’établir qu’un acte criminel avait été commis.

[17]      En outre, le directeur n’a pas précisé la disposition de la LIPR qui prévoyait l’infraction constituant l’acte criminel. C’est l’avocat du défendeur qui a fait valoir que l’article 117 était la disposition applicable. Le directeur a seulement indiqué que le demandeur a fait une mauvaise utilisation de son passeport. Il ne s’agit pas, en soi, d’un acte criminel.

[18]      Le demandeur était en droit de savoir quel était l’acte criminel qui lui était reproché. Le défaut de le faire constitue une atteinte à la justice naturelle et à l’équité procédurale. On ne saurait opposer que le demandeur aurait dû savoir que l’article 117 de la LIPR était la disposition applicable. Ce n’est pas la seule disposition de la LIPR qui pourrait s’appliquer (voir, par exemple, l’article 118 et l’article 122). De plus, il n’est pas nécessaire que l’acte criminel servant d’assise à l’alinéa 10(2)b) constitue une infraction à la LIPR — l’existence d’un acte criminel est suffisante.

[19]      Enfin, sur ce point, l’endroit où a été commise l’infraction peut être essentiel lorsqu’il s’agit d’un acte criminel. Si l’infraction est commise au Canada, elle doit constituer un acte criminel pour déclencher l’application de l’alinéa 10(2)b). Si l’infraction est commise à l’extérieur du Canada, elle doit être punissable dans le pays étranger et doit constituer un acte criminel si elle était commise au Canada. L’utilisation du passeport du demandeur semble avoir eu lieu à Saint‑Martin. Rien n’indique que l’acte commis par le demandeur ou par son épouse est une infraction susceptible de constituer un acte criminel dans le pays en question.

B.        Le caractère raisonnable de la décision

[20]      Même si les arguments invoqués par le défendeur au sujet de la compétence étaient justifiés, la décision contestée ne répond pas aux critères de la décision raisonnable. L’examen de cette question prend en compte l’omission du directeur de préciser les dispositions législatives applicables.

[21]      Compte tenu des faits établis en l’espèce, les représentants du défendeur avaient de bonnes raisons de se méfier. Les dates figurant sur le passeport et le nom utilisé suscitent de sérieux doutes. Toutefois, la conclusion relative au paiement de 5 000 $ ne tient pas compte du fait que le montant en question a servi non seulement à obtenir un passeport, mais aussi la citoyenneté.

[22]      Pourtant, même si l’article 117 de la LIPR était effectivement la disposition applicable en ce qui concerne l’acte criminel établi par le directeur, la conclusion selon laquelle le demandeur a aidé et encouragé son épouse dans sa tentative d’entrer au Canada munie de faux documents repose sur une analyse insuffisante.

[23]      Dans son approche, le directeur a tenu pour acquis que Passeport Canada possédait le pouvoir discrétionnaire de remédier à la mauvaise utilisation d’un passeport par voie de révocation ou de refus de services. La juge Hansen a conclu dans l’affaire Hrushka qu’un tel pouvoir n’existe pas.

[24]      Sans préciser quelle était l’infraction reprochée, il n’est pas possible pour le directeur de démontrer que les motifs à l’appui de sa décision étaient raisonnables.

C.        La Charte

[25]      Je suivrai la mise en garde adressée aux tribunaux par la Cour suprême de ne pas trancher des questions fondées sur la Charte lorsqu’il n’est pas nécessaire de le faire. Je note toutefois que le directeur a atténué la sévérité de la sanction imposée en prévoyant la prestation des services limités pour des considérations d’ordre humanitaires urgentes et impérieuses. La Cour a été informée que le demandeur a utilisé ces services à l’occasion pour visiter son épouse.

IV.       CONCLUSION

[26]      Le présent contrôle judiciaire sera accueilli et la décision sera annulée, avec dépens. Puisqu’il ne s’agit pas d’une demande présentée au défendeur ou à Passeport Canada, il n’y a pas d’affaire à renvoyer pour nouvel examen. De même, il n’y a rien qui empêche Passeport Canada de prendre des mesures d’exécution qui reposant sur des fondements appropriés.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que la décision est annulée, avec dépens. Puisqu’il ne s’agit pas d’une demande présentée au défendeur ou à Passeport Canada, il n’y a pas d’affaire à renvoyer pour nouvel examen. De même, il n’y a rien qui empêche Passeport Canada de prendre des mesures d’exécution reposant sur des fondements appropriés.

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