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T‑1846‑06

2007 CF 866

Plamen Kozarov (demandeur)

c.

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)

Répertorié : Kozarov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (C.F.)

Cour fédérale, juge Harrington—Vancouver, 14 août; Ottawa, 29 août 2007.

Interprétation des lois — Loi sur le transfèrement international des délinquants (la Loi) — Contrôle judiciaire de la décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre), qui a maintenu sa décision antérieure de rejeter la demande du demandeur de purger le reste de sa peine au Canada conformément à l’art. 10(1)b) et c) de la Loi, malgré le consentement des autorités américaines — Le demandeur purge actuellement une peine d’emprisonnement aux États‑Unis et il sera expulsé au Canada lorsqu’il aura purgé sa peine — Le demandeur est un citoyen canadien depuis 1982, mais il a surtout vécu aux États‑Unis — L’art. 8 de la Loi précise que le transfèrement nécessite le consentement du délinquant, de l’entité étrangère et du Canada — L’art. 10 n’exige pas que le ministre accorde son consentement ou le refuse selon qu’il y a eu respect ou non des facteurs énumérés (si le demandeur a des liens sociaux ou familiaux au Canada, s’il a quitté le Canada avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente) — La décision du ministre n’était pas déraisonnable — Demande rejetée.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté de circulation et d’établissement — Contrôle judiciaire de la décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre), qui a maintenu sa décision antérieure de rejeter la demande du demandeur de purger le reste de sa peine au Canada conformément à la Loi sur le transfèrement international des délinquants — Les limites actuelles imposées à la liberté de circulation et d’établissement découlent des activités criminelles du demandeur — Une fois qu’il aura purgé sa peine, le demandeur aura le droit absolu de rentrer au pays — Une condition au transfèrement précise que le demandeur doit purger sa peine — Sa liberté est donc restreinte en application de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition — Ni l’art. 8 ni les art. 10(1)b) et c) de la Loi ne portent atteinte à la liberté de circulation et d’établissement que l’art. 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit au demandeur.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a maintenu sa décision antérieure de rejeter la demande du demandeur de purger le reste de sa peine au Canada, conformément aux alinéas 10(1)b) et c) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants (la Loi) malgré le consentement des autorités américaines. Le ministre a rejeté la demande parce que le demandeur avait passé au moins les dix dernières années aux États‑Unis, il aurait quitté le Canada sans l’intention d’y revenir et il n’entretenait pas de liens suffisants avec le Canada pour justifier son transfèrement.

Le demandeur, un citoyen canadien depuis 1982 qui a passé la majeure partie des 25 dernières années aux États‑Unis, purge actuellement une peine d’emprisonnement de cinq ans et dix mois aux États‑Unis pour des infractions liées à la drogue et il sera expulsé lorsqu’il aura purgé sa peine. Les questions litigieuses étaient celles de savoir si le ministre était autorisé à refuser le retour du demandeur au Canada et si les dispositions pertinentes de la Loi portent atteinte à la liberté de circulation et d’établissement que lui garantit le paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

Jugement : la demande doit être rejetée.

L’article 8 de la Loi précise que le transfèrement nécessite le consentement du délinquant, de l’entité étrangère et du Canada. Le consentement du ministre ne reposait pas que sur la question de savoir si le demandeur était citoyen canadien ou non après le dépôt, par le délinquant, de la demande de transfèrement et l’approbation de cette demande par les autorités américaines. Le paragraphe 10(1) énumère les facteurs qui doivent être pris en compte pour déterminer s’il y a lieu de donner ce consentement, c’est‑à‑dire si le retour du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada, si le délinquant a quitté le Canada sans l’intention d’y revenir, et si le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada. Le paragraphe 10(1) ne s’applique qu’au délinquant canadien. Il n’y a aucune incompatibilité entre l’objet déclaré de la Loi comme l’énonce l’article 3 et les alinéas 10(1)b) et c). Les facteurs énumérés à l’article 10 sont relativement nouveaux et souples et ils ne vont pas à l’encontre des principes du droit international. L’article 10 n’est pas exhaustif, ni n’exige que le ministre accorde son consentement ou le refuse selon qu’il y a eu respect ou non des facteurs qui y sont énumérés. Bien qu’il ait reçu des conseils contradictoires quant à la question de savoir s’il devait approuver la demande de transfèrement du demandeur, le ministre a pris la décision. Ses conclusions n’étaient pas déraisonnables.

Les limites actuelles imposées à la liberté de circulation et d’établissement du demandeur découlent de ses propres activités criminelles. Une fois qu’il aura purgé sa peine, le demandeur aura le droit absolu comme tout autre citoyen de rentrer au pays. Chaque citoyen, contrairement à l’étranger et au résident permanent, bénéficie d’un droit constitutionnel lui garantissant la liberté de circulation et d’établissement. Les autorités américaines ont toutefois prévu une condition au transfèrement, c’est‑à‑dire que le demandeur purge sa peine au Canada. Après son transfèrement, le demandeur ne pourrait pas invoquer immédiatement son droit constitutionnel de quitter le Canada. Sa liberté serait à juste titre restreinte en application de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. Ni l’article 8 de la Loi ni les alinéas 10(1)b) et c) ne portent atteinte à la liberté de circulation et d’établissement que la Charte garantit au demandeur.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 6.

Loi sur l’extradition, S.R.C. 1970, ch. E‑21.

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20.

Loi sur le transfèrement des délinquants, L.R.C. (1985), ch. T‑15.

Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21, art. 2 « délinquant canadien », 3, 8, 10.

Règlement sur le transfèrement des délinquants, DORS/79‑171, art. 4 (édicté par DORS/88‑145, art. 1).

jurisprudence citée

décisions différenciées :

R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 282; 2007 CSC 26; Van Vlymen c. Canada (Solliciteur général), [2005] 1 R.C.F. 617; 2004 CF 1054.

décisions examinées :

Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; États‑Unis d’Amérique c. Cotroni; États‑Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469.

décisions citées :

Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281; 2001 CSC 41; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; 2003 CSC 19; Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247; 2003 CSC 20; Catenacci c. Canada (Procureur général), 2006 CF 539.

doctrine citée

Nations Unies. Traité type relatif au transfert de la surveillance des délinquants bénéficiant d’un sursis à l’exécution de la peine ou d’une libération conditionnelle, adopté par l’Assemblée générale dans sa résolution 45/119 du 14 décembre 1990.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a maintenu sa décision antérieure de rejeter la demande du demandeur de purger le reste de sa peine au Canada, conformément aux alinéas 10(1)b) et c) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants. Demande rejetée.

ont comparu :

John W. Conroy, c.r. pour le demandeur.

Curtis S. Workun pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier :

Conroy & Company, Abbotsford, Colombie‑ Britannique, pour le demandeur.

Le sous‑procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par

[1]Le juge Harrington : Plamen Kozarov n’est pas un très bon citoyen canadien, mais il n’en reste pas moins un. Il a été déclaré coupable de trafic de drogues et purge actuellement aux États‑Unis une peine pour avoir distribué une quantité d’au moins 100 kilos de cocaïne, 100 kilos de marijuana et 97 000 comprimés d’ecstasy.

[2]Conformément au traité conclu entre le Canada et les États‑Unis et à la Loi sur le transfèrement international des délinquants [L.C. 2004, ch. 21] (la Loi), il a demandé de purger le reste de sa peine au Canada. Les autorités américaines ont accepté mais le ministre canadien, l’honorable Stockwell Day (le ministre), a refusé. Il a rejeté la demande pour les motifs suivants :

[traduction] Le délinquant a vécu au moins les dix dernières années aux États‑Unis.

Les renseignements contenus dans le dossier indiquent que le délinquant a quitté le Canada sans l’intention d’y revenir.

Les renseignements contenus dans le dossier indiquent que le demandeur ne semble pas entretenir des liens suffisants avec le Canada pour justifier son transfèrement.

[3]La présente instance concerne une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre. En réalité, le ministre a rendu deux fois la même décision. On lui avait demandé d’examiner de nouveau la demande, ce qu’il a fait. Il a toutefois maintenu sa position initiale, telle qu’elle est exposée ci‑dessus.

[4]Le ministre s’est fondé sur les alinéas 10(1)b) et c) de la Loi ainsi libellée :

10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci‑après pour décider s’il consent au transfèrement du délinquant canadien :

[. . .]

b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;

c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;

[5]M. Kozarov soutient que, dans les circonstances de l’espèce, la Loi n’autorisait pas le ministre à refuser son retour au Canada et ajoute que si jamais elle l’autorisait à le faire, les dispositions pertinentes de la Loi portent atteinte à sa liberté de circulation et d’établissement que lui garantit le paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) qui confirme que :

6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir

CONTEXTE

[6]M. Kozarov est âgé de 52 ans. Il est né et a grandi en Bulgarie. Après un séjour d’un an en Italie, il est arrivé au Canada à titre de réfugié en 1977. Pendant qu’il se trouvait au Canada, il est devenu amoureux d’une citoyenne canadienne. En 1982, il est lui‑même devenu citoyen canadien. La même année, ils ont déménagé en Floride parce que c’est apparemment ce que les parents de sa petite amie avaient fait et qu’elle voulait demeurer près d’eux. Pendant qu’ils étaient en Floride, ils ont eu une fille en 1983 et se sont ensuite mariés en 1984. Il y a eu rupture du mariage. Son épouse et sa fille sont retournées au Canada et y sont demeurées. Ils ont divorcé en 1996.

[7]M. Kozarov n’avait pas de statut juridique aux États‑Unis, mais il a pourtant passé le plus clair de son temps dans ce pays, bien qu’au début il ait voyagé entre le Canada et les États‑Unis. Cependant, il a été mis en état d’arrestation en 1995 à Buffalo par le Service d’immigration des États‑Unis et accusé d’avoir contrevenu aux dispositions législatives américaines en matière d’immigration. Il est revenu au Canada, mais il est retourné ensuite aux États‑Unis parce qu’il aurait voulu se rapprocher de son ex‑beau‑père et s’occuper de ses affaires. Par la suite, il est revenu une seule fois au Canada. Durant l’été 2001, il a parcouru en voiture tout le Canada accompagné de sa nouvelle petite amie qu’il a mariée à Las Vegas en 2003. Le statut de son épouse au Canada n’est pas clair.

[8]En septembre 2003, M. Kozarov a été arrêté en Floride et accusé de complot pour possession de quantités décelables de cocaïne, de marijuana et d’ectasy dans l’intention d’en faire la distribution. Il a par la suite plaidé coupable et a été condamné à une peine d’emprisonnement de cinq ans et dix mois. On a ordonné qu’il soit expulsé des États‑Unis vers le Canada au moment où il aurait terminé de purger sa peine.

[9]Après la déclaration de culpabilité de M. Kozarov, mais avant le dépôt de la demande de contrôle judiciaire, son épouse a établi sa résidence au Canada, mais elle faisait la navette entre le Canada et les États‑Unis pour le visiter en prison et s’occuper de ses affaires.

[10]Dans le cadre du traitement de la demande de transfèrement, les autorités américaines ont rédigé un résumé du dossier et les autorités canadiennes ont procédé à une enquête communautaire sur l’épouse du demandeur et ont tenté d’en faire une sur sa fille, qui initialement n’y avait pas consenti. Les autorités américaines ont approuvé le transfèrement du demandeur en janvier 2006. Cependant, la Loi exige que le Canada l’approuve aussi. En mai 2006, le ministre a refusé de donner son approbation pour les motifs exposés précédemment.

[11]M. Kozarov a demandé que l’affaire soit examinée de nouveau, et sa fille a alors accepté de faire l’objet d’une enquête communautaire. Il reste qu’en octobre le ministre a confirmé sa décision antérieure.

NORME DE CONTRÔLE

[12]Indépendamment de la Charte, les tribunaux ne devraient pas modifier trop promptement la décision d’un ministre prise en vertu d’un pouvoir discrétionnaire. Il a été conclu dans l’arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, que les cours devraient, si c’est possible, éviter les interprétations strictes et formalistes et essayer de donner effet à l’intention du législateur. Pour reprendre les propos du juge McIntyre aux pages 7 et 8 :

Lorsque le pouvoir discrétionnaire accordé par la loi a été exercé de bonne foi et, si nécessaire, conformément aux principes de justice naturelle, si on ne s’est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi, les cours ne devraient pas modifier la décision.

[13]Depuis cet arrêt, le concept de l’approche pragmatique et fonctionnelle applicable au contrôle judiciaire a été élaboré en détail.

[14]Même selon cette approche, la norme de retenue la plus élevée, celle du caractère manifestement déraisonnable, doit généralement être appliquée aux décisions que prennent des ministres en exerçant des pouvoirs discrétionnaires en contexte administratif (Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281), bien que, dans certaines circonstances, la norme de contrôle appropriée soit celle de la décision raisonnable simpliciter (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817). En me fondant sur les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans des arrêts comme Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 et Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, je suis d’avis que la décision du ministre prise en vertu d’un pouvoir discrétionnaire devrait être examinée au regard de la norme de la décision manifestement déraisonnable.

[15]Cependant, pour ce qui est de l’interprétation de la loi, je suis d’avis que la norme de contrôle est celle de la décision correcte. La Cour n’a pas à faire preuve de retenue à l’égard de la décision du ministre.

[16]La première étape consiste à se demander si, conformément aux normes de contrôle applicables, la demande de contrôle judiciaire de M. Kozarov devrait être accueillie. Si la réponse est affirmative, il n’y a pas lieu d’examiner la question du point de vue de la Charte. Si elle est négative, il faudra se demander si les dispositions pertinentes de la Loi contreviennent à la Charte. Comme la Loi l’exige, M. Kozarov a déposé et fait signifier un avis de question constitutionnelle.

Loi sur le transfèrement international des délinquants

[17]Voici les dispositions pertinentes de la Loi, dont le titre intégral est la Loi de mise en œuvre des traités ou des ententes administratives sur le transfèrement international des personnes reconnues coupables d’infractions criminelles :

2. [. . .]

« délinquant canadien » Citoyen canadien au sens de la Loi sur la citoyenneté [. . .]

[. . .]

8. (1) Le  transfèrement  nécessite le consentement des trois parties en cause, soit le délinquant, l’entité étrangère et le Canada.

[. . .]

10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci‑après pour décider s’il consent au transfèrement du délinquant canadien :

a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada;

b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;

c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;

d) l’entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne.

[18]Abstraction faite de la Charte, M. Kozarov plaide que le ministre a commis une erreur dans son interprétation de l’article 8 et qu’il n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire de bonne foi ou qu’il s’est fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi.

[19]Il a été soutenu qu’après le dépôt de la demande de transfèrement de M. Kozarov et son approbation par les autorités américaines, le consentement du ministre, exigé en vertu de l’article 8, ne reposait que sur la question de savoir si le demandeur était citoyen canadien ou non. Ce ne saurait être le cas. Cela supposerait que le ministre est chargé d’une mission d’enquête et non investi d’un pouvoir discrétionnaire. Il est clair que le paragraphe 10(1), contrairement au paragraphe 10(2), ne s’applique qu’au « délinquant canadien », c’est‑à‑dire à celui qui est citoyen canadien.

[20]Le texte de loi ne comporte aucune ambiguïté. L’article 10 ne peut recevoir une interprétation atténuante dans le contexte interne de la Loi. En effet, je ne vois donc aucune incompatibilité entre l’objet déclaré de la Loi comme l’énonce l’article 3 et les alinéas 10(1)b) et c). Même si M. Kozarov est un citoyen, on peut difficilement affirmer qu’il est membre de la collectivité. Ce n’est que si deux interprétations sont possibles qu’il est présumé que le législateur n’avait pas l’intention de légiférer de manière contraire aux principes de droit international ou aux obligations internationales du Canada (voir par exemple R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292, au paragraphe 39).

[21]Quoi qu’il en soit, les facteurs énumérés à l’article 10, pris en compte par la communauté internationale dans le transfèrement de prisonniers d’un État à un autre, sont relativement nouveaux et souples. Les dispositions législatives sur lesquelles se fonde le ministre ne vont pas à l’encontre des principes du droit international. Dans une lettre envoyée en novembre 1991, le Secrétaire général des Nations Unies a présenté au représentant permanent du Canada aux Nations Unies (à Vienne) un Traité type relatif au transfert de la surveillance des délinquants bénéficiant d’un sursis à l’exécution de la peine ou d’une libération conditionnelle [adopté par l’Assemblé générale dans sa résolution 45/119 du 14 décembre 1990]. Le traité type exige le consentement de l’État vers lequel le prisonnier sera transféré. L’article 7 prévoit, entre autres, que « [l]a demande peut être refusée lorsque : a) [l]a personne condamnée n’a pas sa résidence habituelle dans l’État requis ».

[22]L’article 10 n’est pas exhaustif, ni n’exige que le ministre accorde son consentement ou le refuse selon qu’il y a eu respect ou non des facteurs qui y sont énumérés.

[23]Le ministre a reçu des conseils contradictoires. Le directeur général des Programmes pour délinquants et de la réinsertion sociale, Service correctionnel du Canada, lui avait recommandé d’approuver le transfèrement. Cependant, un certain « Sharif » a formulé une recommandation contraire dans sa note à l’intention du ministre portant la mention [traduction] « confidentielle—à ne pas diffuser ». Le paragraphe 10(1) a été examiné dans son intégralité. Outre les facteurs sur lesquels le ministre a fondé sa décision, Sharif a conclu, avec raison semble‑t‑il, que le retour de M. Kozarov ne constituerait pas une menace pour la sécurité du Canada, que rien ne laissait supposer que ce dernier commettrait un acte terroriste ou de gangstérisme, et que le système carcéral américain ne constituait pas une menace sérieuse pour sa sécurité ou ses droits de la personne.

[24]Le ministre a demandé des conseils, mais c’est lui qui a pris la décision. Il n’a rien délégué. Les conclusions selon lesquelles M. Kozarov a vécu au moins les dix dernières années aux États‑Unis, il a quitté le Canada sans l’intention d’y revenir et il ne semble pas entretenir des liens suffisants avec le Canada pour justifier son transfèrement n’étaient pas déraisonnables, et encore moins manifestement déraisonnables.

[25]Selon M. Kozarov, son transfèrement était justifié tant qu’il entretenait un lien quelconque avec le Canada. Je n’interprète pas l’article 10 de la même manière mais, comme je l’ai dit précédemment, cette disposition ne limite pas de manière exhaustive le pouvoir discrétionnaire du ministre. M. Kozarov poursuit en alléguant que le ministre a agi de mauvaise foi et qu’il avait un objectif qui allait au‑delà de l’intention du législateur, telle qu’elle est exprimée dans des lois comme la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition [L.C. 1992, ch. 20], laquelle s’appliquerait s’il devait purger le reste de sa peine au Canada. Compte tenu de notre régime de liberté conditionnelle, il serait très possible que M. Kozarov sorte de prison beaucoup plus tôt au Canada qu’aux États‑Unis. Cependant, rien au dossier ne permet de justifier cette allégation et, de ce fait, celle‑ci ne peut être examinée.

[26]M. Kozarov fait grand état du fait qu’il est Canadien naturalisé et non de naissance. Il prétend qu’on veut lui faire perdre sa citoyenneté. Cette prétention n’est pas fondée. S’il était né au Canada, mais qu’il avait eu sa résidence habituelle ailleurs durant les 25 dernières années, il aurait été traité de la même façon.

LIBERTÉ DE CIRCULATION ET D’ÉTABLISSE-MENT GARANTIE PAR LA CHARTE

[27]Les limites actuelles imposées à la liberté de circulation et d’établissement de M. Kozarov découlent de ses propres actions et activités criminelles. Une conséquence prévisible et naturelle d’une déclaration de culpabilité est que l’État où l’infraction est commise et où le délinquant est arrêté peut incarcérer ce dernier. Une fois qu’il aura purgé sa peine, M. Kozarov aura le droit absolu comme tout autre citoyen de rentrer au pays. Il en serait de même si sa peine actuelle était commuée ou s’il obtenait un pardon. Chaque citoyen, contrairement à l’étranger et au résident permanent, bénéficie d’un droit constitutionnel lui garantissant la liberté de circulation et d’établissement (voir Catenacci c. Canada (Procureur général), 2006 CF 539).

[28]Les autorités américaines ont toutefois prévu une condition au transfèrement de M. Kozarov, c’est‑à‑dire qu’il purge sa peine au Canada. Après son transfère-ment, M. Kozarov ne pourrait pas invoquer immédiatement le droit que garantit la Charte à chaque citoyen de quitter le pays. Sa liberté serait à juste titre restreinte en application de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. J’en arrive donc à la conclusion que ni l’article 8 de la Loi sur le transfèrement international des délinquants qui exige le consentement du délinquant, de l’entité étrangère et du Canada, ni les alinéas 10(1)b) et c) qui prévoient que le ministre doit examiner si M. Kozarov a des liens sociaux ou familiaux au Canada ou s’il a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente, ne portent atteinte à la liberté de circulation et d’établissement que la Charte garantit au demandeur.

[29]Par conséquent, il n’est pas nécessaire de se demander si les dispositions contestées peuvent être défendues en tant que « limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » au regard de l’article premier de la Charte, comme le prévoit le critère à quatre volets énoncé dans l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 et dans des décisions subséquentes. Pour en venir la conclusion que l’article 8 et les alinéas 10(1)b) et c) ne portent pas atteinte à la liberté de circulation et d’établissement protégée par la Charte, j’ai examiné la jurisprudence en matière d’extradition, en particulier la décision Van Vlymen c. Canada (Solliciteur général), [2005] 1 R.C.F. 617 que M. Kozarov m’a exhorté d’examiner et le récent arrêt de la Cour suprême sur lequel se fonde le ministre (R. c. Hape, précité).

[30]L’extradition prive le citoyen de son droit de demeurer au Canada et fait ainsi intervenir l’article 6 de la Charte. L’État joue dans de tels cas un rôle actif et non passif comme en l’espèce. Dans l’arrêt États‑Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469, la Cour suprême avait été saisie des questions constitutionnelles de savoir si l’extradition d’un citoyen canadien vers un État étranger constitue une violation de son droit de demeurer au Canada et, dans l’affirmative, si l’extradition dans les circonstances de l’affaire constituait une limite raisonnable au sens de l’article premier. Les États‑Unis avaient demandé l’extradition de M. Cotroni pour qu’il réponde à une accusation de complot en vue de posséder et de faire le trafic de l’héroïne. Cependant, tous les actes de M. Cotroni relatifs au complot allégué avaient été commis lorsqu’il se trouvait au Canada.

[31]La Cour suprême a conclu que la liberté de circulation et d’établissement de M. Cotroni avait été violée, mais que les dispositions pertinentes de la Loi sur l’extradition [S.R.C. 1970, ch. E-21] étaient justifiées au regard de l’article premier. À mon avis, le point essentiel dans cet arrêt se trouve à la page 1480 où le juge La Forest a écrit :

Le droit de demeurer dans son pays est tel que, s’il faut lui porter atteinte, cette atteinte doit être justifiée comme étant nécessaire pour réaliser un objectif raisonnable de l’État.

Cependant, il a ajouté à la page 1482 :

Un accusé peut revenir au Canada suite à son procès et à son acquittement ou, s’il a été reconnu coupable, après avoir purgé sa peine. Les répercussions de l’extradition sur les droits d’un citoyen de demeurer au Canada me paraissent avoir une importance secondaire. En fait, en ce qui concerne le Canada et les États‑Unis, une personne reconnue coupable peut, dans certains cas, être autorisée à purger sa peine au Canada; voir Loi sur le transfèrement des délinquants, S.C. 1977‑78, chap. 9. [Non souligné dans l’original.]

La Loi en question a été remplacée par la Loi sur le transfèrement international des délinquants actuellement en vigueur.

[32]Dans la présente affaire, c’est M. Kozarov qui a choisi de quitter le Canada et de commettre un crime aux États‑Unis. En tant que citoyen canadien, il jouit du droit absolu de retourner au Canada une fois qu’il aura purgé sa peine. Pour le moment, il n’est pas du tout question de la liberté de circulation et d’établissement, mais plutôt du transfert de la surveillance de l’exécution d’une peine. Si le ministre avait donné son consentement, M. Kozarov n’aurait pas pu à son arrivée au Canada se prévaloir immédiatement de sa liberté de circulation pour quitter le pays.

[33]Le renvoi du ministre à l’arrêt R. c. Hape, précité, était injustifié. Dans cette affaire, la Cour suprême s’est penchée sur l’application extraterritoriale de la Charte à l’égard des activités d’agents de la GRC à l’étranger. L’activité dont il est question dans la présente affaire, c’est‑à‑dire la décision du ministre, a été exercée au Canada. Si l’on devait dire que la Charte ne s’appliquait pas à M. Kozarov lorsqu’il se trouvait à l’étranger, son droit constitutionnel de rentrer au Canada après avoir purgé sa peine serait violé.

[34]Je ne crois pas que la décision du juge Russell dans l’affaire Van Vlymen, précitée, appuie la thèse de M. Kozarov. Les faits relatifs à cette affaire doivent être examinés attentivement même si le juge Russell a conclu que M. Van Vlymen jouissait, en tant que citoyen canadien, du droit d’entrer au Canada consacré à l’article 6 de la Charte à condition de rester en détention, sous les seules réserves de l’approbation par les autorités américaines de son transfèrement au Canada et des restrictions qui pourraient être imposées par une règle de droit adoptée par le Parlement, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte. Le juge Russell a conclu que le ministre avait négligé ou omis délibérément d’examiner la demande de transfèrement de M. Vlymen pendant environ dix ans. Il a aussi conclu que, outre d’avoir violé la Charte, le ministre avait manqué à son obligation en common law d’agir équitablement dans le traitement de la demande de M. Vlymen.

[35]L’omission du ministre de rendre une décision dans un délai raisonnable a été un facteur déterminant dans la décision du juge Russell. Les faits sont différents en l’espèce.

[36]Les alinéas de l’article 10 sur lesquels le ministre s’est fondé se trouvaient à l’époque dans le règlement [Règlement sur le transfèrement des délinquants, DORS/79-171, art. 4 (édicté par DORS/88-145, art. 1)] pris en vertu de la Loi sur le transfèrement des délinquants [L.R.C. (1985), ch. T-15], aujourd’hui abrogée. Le juge Russell a souligné que les dispositions réglementaires attaquées n’ont pas été invoquées pour refuser le transfèrement de M. Vlymen au Canada (voir les paragraphes 106 et 109), et que les faits de l’affaire n’ont pas soulevé la question de la constitutionnalité de ces dispositions.

[37]Je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire avec dépens et de répondre aux questions constitutionnelles de la manière suivante. Le demandeur a‑t‑il le droit d’obtenir :

[traduction]

a.             Une déclaration selon laquelle . . . [M. Kozarov], en tant que citoyen canadien et en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, a un droit constitutionnel d’entrer au Canada, et que le ministre défendeur n’a pas compétence pour interdire, refuser ou différer son entrée ou retour au Canada;

b.             Une déclaration selon laquelle le ministre défendeur est tenu et a l’obligation légale d’approuver la demande de transfèrement du demandeur sous le régime de la [Loi sur le transf rement international des délinquants] et en vertu de l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, sous la seule réserve que le demandeur soit citoyen canadien;

c.             Une déclaration selon laquelle les dispositions de la [Loi sur le transfèrement international des délinquants], en l’occurrence le paragraphe 8(1) et l’article 10, et en particulier les alinéas 10(1)b) et c) sont inconstitutionnelles au motif qu’elles seraient incompatibles avec le paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et que, par conséquent, elles sont inopérantes en vertu de l’article 52 de la Charte canadienne des droits et libertés;

d.             Une déclaration selon laquelle les droits constitutionnels du demandeur, que lui garantit l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, ont été violés par le ministre défendeur depuis environ le 11 janvier 2006, soit à partir du moment où les États‑Unis d’Amérique ont approuvé son transfèrement vers le Canada, et que le demandeur peut donc obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances, conformément au paragraphe 24(1) de la Charte, notamment une ordonnance en vue de son transfèrement immédiat vers le Canada en conformité avec les dispositions de la [Loi sur le transfèrement international des délinquants], et le traité ou la convention applicable entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique.

La réponse est non.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision du ministre, rendue le 5 octobre 2006, de maintenir sa décision antérieure de refuser le transfèrement au Canada du demandeur, rendue le 23 mai 2006, soit rejetée, avec dépens.

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