Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-184-06

2007 CAF 182

Omar Ahmed Khadr (appelant)

c.

Le ministre de la Justice et procureur général du Canada, le ministre des Affaires étrangères, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité et le commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (intimés)

Répertorié : Khadr c. Canada (Ministre de la Justice) (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Desjardins, Létourneau et Ryer, J.C.A.—Edmonton, 13 mars; Ottawa, 10 mai 2007.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir réparation, en vertu de l’art. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), pour atteinte au droit reconnu par l’art. 7 de présenter une défense pleine et entière en réponse à des accusations criminelles déposées par le gouvernement des États-Unis —  L’appelant a été appréhendé par l’armée américaine en 2002 et il est présentement détenu à Guantánamo Bay (Cuba) —  Il a été accusé de plusieurs crimes et infractions graves liés au terrorisme —  Après avoir soumis des requêtes en application de la Loi sur l’accès à l’information et institué des procédures judiciaires, l’appelant a obtenu des exemplaires, en forme expurgée, de quelques-uns des documents de la Couronne —  Les responsables canadiens ont interrogé l’appelant à Cuba, ils ont joué un rôle actif dans la collecte de renseignements et ils ont communiqué des résumés des informations recueillies aux autorités américaines —  Comme les responsables canadiens ont aidé les autorités américaines à conduire l’enquête contre l’appelant et à constituer un dossier contre lui, la Cour fédérale a erré en disant qu’il n’y avait pas de lien de causalité suffisant entre le rôle joué par le gouvernement canadien dans l’enquête menée à l’étranger et le risque que l’appelant soit privé du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne —  Ayant apporté un commencement de preuve montrant qu’il pourrait fort bien ne pas être en mesure de présenter une défense pleine et entière en réponse aux accusations déposées contre lui aux États-Unis si l’accès aux documents pertinents lui était refusé, l’appelant avait droit à la divulgation intégrale de tous les documents pertinents en la possession de la Couronne, sous réserve des revendications de privilège et d’immunité d’intérêt publique de la Couronne, revendications qui sont susceptibles de contrôle par les tribunaux —  Appel accueilli.

Justice criminelle et pénale — Preuve — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir réparation, en vertu de l’art. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), pour atteinte au droit reconnu par l’art. 7 de présenter une défense pleine et entière en réponse à des accusations criminelles —  La Couronne est toujours tenue de communiquer à un accusé toute l’information pertinente —  La non-divulgation entrave à la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière —  La Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la communication de documents pertinents à des citoyens canadiens pour leur permettre de se défendre dans des poursuites engagées contre eux à l’étranger risquait de conduire à une ingérence dans des procédures judiciaires introduites à l’étranger et aussi d’empêcher le Canada de fournir des services consulaires — Cependant, comme l’appelant ne sollicitait aucune directive ou ordonnance qui prétendrait obliger la commission militaire à agir de telle ou telle manière, l’ordonnance de divulgation ne porterait pas atteinte à l’autorité souveraine des États-Unis —  L’affaire a été renvoyée à la Cour fédérale parce la Cour ne pouvait dire si la Couronne s’était ou non conformée à son obligation selon la jurisprudence.

Il s’agissait d’un appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir réparation, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), pour atteinte au droit de l’appelant que lui reconnaît l’article 7 de présenter une défense pleine et entière en réponse à des accusations criminelles. L’appelant sollicitait une ordonnance de mandamus enjoignant aux défendeurs de divulguer dans leur intégralité tous les documents, dossiers et autres pièces en la possession de tous les ministères de la Couronne qui pouvaient intéresser les chefs d’accusation portés contre lui par le gouvernement des États-Unis. L’appelant, un citoyen canadien, a été appréhendé par l’armée américaine en juillet 2002 et il est détenu à Guantánamo Bay (Cuba). L’appelant a été accusé de plusieurs crimes et infractions graves liés au terrorisme qui se rapportent à des événements qui se seraient déroulés en Afghanistan et ailleurs lorsqu’il était âgé de 15 ans. Il attend que des poursuites soient engagées par une commission militaire américaine. Avant le dépôt d’accusations, qui sont assorties d’une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité, des responsables canadiens du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) ont, avec l’assentiment des autorités américaines, interrogé l’appelant à Guantánamo Bay en l’absence de son avocat. Les agents canadiens ont joué le rôle principal au cours de ces entrevues et ils agissaient indépendamment des autorités américaines. Des résumés des informations recueillies ont été transmis à la GRC et aux autorités américaines. À la faveur de requêtes présentées en vertu de la Loi sur l’accès à l’information (la LAI) ainsi qu’à la faveur de la production et de la divulgation de documents dans des procédures introduites devant la Cour fédérale, l’appelant a obtenu des exemplaires, en forme expurgée, de quelques-uns des documents en la possession de la Couronne. Les suppressions et retranchements ont été pratiqués en raison de possibles atteintes aux relations internationales, à la défense nationale et à la sécurité nationale, et plus précisément en vertu de certaines exceptions prévues par la LAI et d’une «immunité spécifique d’intérêt public» au titre de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Après le dépôt des accusations, l’avocat de l’appelant a présenté une demande formelle pour obtenir une copie de tous les documents en la possession de tous les ministères de la Couronne qui pourraient intéresser les accusations portées contre l’appelant puisque ce dernier avait le droit constitutionnel d’opposer une défense pleine et entière aux accusations; les intimés n’ont toutefois pas répondu à cette demande.

Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a conclu que la condition selon laquelle il doit exister un lien de causalité suffisant entre le rôle joué par le gouvernement du Canada et le risque pour l’appelant d’être privé du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne n’était pas remplie. En outre, la Cour fédérale a conclu que les deux premières conditions devant être remplies pour que soit rendue une ordonnance de mandamus étaient absentes. Les questions à trancher étaient celles de savoir : 1) si la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a statué que la Charte n’avait pas d’application extraterritoriale en l’espèce; 2) si l’application de la Charte fait obstacle à l’autorité souveraine des États-Unis; 3) si l’article 7 de la Charte a été mis en jeu; et 4) quelle était la nature de l’ordonnance devant être rendue.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

La décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’arrêt R. c. Stinchcombe établit que la Couronne est toujours tenue de communiquer à un accusé toute l’information pertinente, qu’elle soit inculpatoire ou disculpatoire, sous réserve de son pouvoir discrétionnaire de refuser de divulguer des renseignements qui sont privilégiés ou tout simplement hors de propos; cette obligation découle d’une demande présentée par l’accusé. La non-divulgation entrave à la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière et accroît le risque pour une personne innocente d’être déclarée coupable, puis incarcérée. Le droit de présenter une défense pleine et entière a été inscrit dans l’article 7, qui garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. La Cour suprême du Canada a reconnu qu’en de rares circonstances, la Charte peut s’appliquer à l’étranger.

1) La garantie relative à la justice fondamentale s’applique même aux atteintes au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui sont le fait d’acteurs autres que le gouvernement canadien, à condition qu’il existe un lien causal suffisant entre la participation de notre gouvernement et l’atteinte qui survient en bout de ligne. Les visites des responsables canadiens visaient exclusivement à recueillir des renseignements et elles étaient axées sur le renseignement de sécurité et sur l’application de la loi. Des résumés des informations recueillies ont été remis aux autorités américaines et les responsables canadiens agissaient indépen-damment et ne recevaient pas de directives des autorités américaines. Le rôle des responsables canadiens dans la collecte de preuves à l’encontre de l’appelant, avant que des accusations ne soient déposées contre lui, suscite une question contentieuse au regard de la Charte. Le rôle du Canada a sans doute rendu plus probable le dépôt d’accusations criminelles contre l’appelant, ce qui accroissait par le fait même la probabilité qu’il soit privé de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. La Charte s’appliquait parce qu’il y avait un lien de causalité suffisant entre le rôle joué par le gouvernement canadien dans l’enquête menée à l’étranger et le risque que courait l’appelant d’être privé du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. La Cour fédérale a donc erré en disant qu’il n’y avait pas de lien de causalité suffisant.

2) La Cour fédérale a aussi commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la communication de documents pertinents à des citoyens canadiens pour leur permettre de se défendre dans des poursuites engagées contre eux à l’étranger risquait de conduire à une ingérence dans des procédures judiciaires introduites à l’étranger et aussi d’empêcher le Canada de fournir des services consulaires. On a établi que l’ordonnance de divulgation ne portait pas atteinte à l’autorité souveraine des États-Unis puisque la divulgation ne fait rien de plus que de permettre à l’accusé de présenter au tribunal étranger la preuve obtenue. L’ordonnance ne dit rien de la recevabilité de la preuve ni du poids qu’il convient de lui accorder et elle ne supplante pas le processus de communication de la preuve devant le tribunal étranger. L’appelant ne sollicitait aucune directive ou ordonnance qui prétendrait obliger la commission militaire à agir de telle ou telle manière.

3) En tant que citoyen canadien qui est couvert par le mot « chacun » à l’article 7 de la Charte, l’appelant a le droit, en vertu de cette disposition, de ne pas être privé de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, sauf en conformité avec les principes de justice fondamentale. L’appelant a apporté un commencement de preuve montrant qu’il pourrait fort bien ne pas être en mesure de présenter une défense pleine et entière en réponse aux accusations déposées contre lui aux États-Unis si l’accès aux documents pertinents qui sont en la possession de la Couronne lui est refusé. L’appelant a donc droit à la divulgation intégrale de tous les documents pertinents qui sont en la possession de la Couronne. Cependant, l’obligation de divulgation imposée à la Couronne est subordonnée aux revendications de privilège et d’immunité d’intérêt publique, revendications qui sont susceptibles de contrôle par les tribunaux.

4) La Cour ne pouvait dire si la Couronne s’était ou non conformée à son obligation selon l’arrêt Stinchcombe. Elle n’avait aucun moyen de vérifier si des documents pertinents auraient dû être communiqués à l’appelant et si les allégations d’immunité d’intérêt public et les exceptions législatives précédemment invoquées constituaient des exceptions justifiées au critère de divulgation énoncé dans l’arrêt Stinchcombe. En conséquence, l’affaire a dû être renvoyée à la Cour fédérale pour qu’elle détermine les documents précis que l’appelant était fondé à obtenir en vertu de l’article 7 de la Charte après que les défendeurs ont reçu l’ordre de produire tous les documents pertinents qu’ils avaient en leur possession.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 24(1), 32(1).

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, art. 50.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38 (mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141(4)), 38.06 (édicté, idem, art. 43).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; Purdy v. Canada (Attorney General) (2003), 226 D.L.R. (4th) 761; 175 C.C.C. (3d) 306; 106 C.R.R. (2d) 106; 2003 BCSC 725; conf. par (2003), 230 D.L.R. (4th) 361; 188 B.C.A.C. 195; 177 C.C.C. (3d) 438; 15 C.R. (6th) 211; 109 C.R.R. (2d) 160; 2003 BCCA 447; États-Unis d’Amérique c. Kwok, [2001] 1 R.C.S. 532; 2001 CSC 18; États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283; 2001 CSC 7.

décisions examinées :

R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462.

décisions citées :

Khadr c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1394; Khadr c. Canada, [2006] 2 R.C.F. 505; 2005 CF 1076; Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.); Gold c. R., [1986] 2 C.F. 129 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Ribic, [2005] 1 R.C.F. 33; 2003 CAF 246; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504; 2003 CSC 54; R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451; R. c. Taillefer; R. c. Duguay, [2003] 3 R.C.S. 307; 2003 CSC 70; R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244; R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727.

APPEL à l’encontre de la décision (2006 CF 509) par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir réparation, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, pour atteinte au droit de l’appelant que lui reconnaît l’article 7 de présenter une défense pleine et entière en réponse à des accusations criminelles. Appel accueilli.

ont comparu :

Nathan J. Whitling et Dennis Edney pour l’appelant.

Doreen C. Mueller pour les intimés.

avocats inscrits au dossier :

Parlee McLaws LLP et Edney Hattersley & Dolphin, Edmonton, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]La juge Desjardins, J.C.A. : Le présent appel soulève le point de savoir si une mesure gouvernementale qui a été prise à l’étranger entraîne l’application de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte).

[2]L’appelant, Omar Ahmed Khadr, fait appel du jugement du juge von Finckenstein, de la Cour fédérale (Khadr c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CF 509), qui a rejeté sa demande de contrôle judiciaire. L’appelant voulait obtenir réparation, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, pour atteinte au droit que lui reconnaît l’article 7 de la Charte de présenter une défense pleine et entière en réponse à des accusations criminelles. Il sollicitait une ordonnance de la nature d’un mandamus, enjoignant aux défendeurs de divulguer dans leur intégralité tous les documents, dossiers et autres pièces en la possession de tous les ministères de la Couronne du chef du Canada qui pouvaient intéresser les chefs d’accusation portés contre lui par le gouvernement des États‑Unis.

[3]Les quatre défendeurs, à savoir le ministre de la Justice et procureur général du Canada, le ministre des Affaires étrangères, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité et le commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (ci‑après collectivement appelés la Couronne), sont des responsables du gouvernement du Canada ayant en leur possession une quantité considérable de documents qui prétendument intéressent les chefs d’accusation contre l’appelant.

LES FAITS

[4]L’appelant, un citoyen canadien, a été appréhendé par l’armée américaine en juillet 2002. Il est présentement détenu à la station navale des États‑Unis, à Guantánamo Bay (Cuba).

[5]En novembre 2005, l’appelant fut accusé de complot en vue de commettre des infractions relevant de la Commission militaire, de meurtre commis par un combattant non privilégié, de tentative de meurtre commise par un combattant non privilégié, et d’assistance à l’ennemi. Au 2 février 2007, les chefs d’accusation le visant étaient ainsi formulés : meurtre en contravention du droit de la guerre, tentative de meurtre en contravention du droit de la guerre, complot, appui substantiel au terrorisme, et espionnage.

[6]Les accusations se rapportent à des événements qui se seraient déroulés en Afghanistan et ailleurs, alors que l’appelant était âgé de 15 ans ou moins. Elles sont assorties d’une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité. La poursuite ne requiert pas l’imposition de la peine de mort.

[7]L’appelant attend aujourd’hui que des poursuites soient engagées par une commission militaire établie par décret du secrétaire à la défense des États‑Unis. Aucune date n’a encore été fixée pour le procès.

[8]Avant le dépôt d’accusations, des responsables canadiens du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) se sont présentés à Guantánamo Bay et, avec l’assentiment des autorités américaines, ils ont interrogé l’appelant en l’absence de son avocat. Les visites en question n’étaient pas semble‑t‑il des visites de bien‑être ni des visites consulaires déguisées. Elles visaient simplement à recueillir des informations et étaient axées sur le renseignement de sécurité et sur l’application de la loi. Les sujets discutés avec l’appelant ont porté notamment sur des points qui intéressaient les accusations. Les agents canadiens ont joué le rôle principal au cours de ces entrevues; ils agissaient indépendamment et ils n’étaient pas soumis aux directives des autorités américaines. Des résumés des informations recueillies ont été transmis à la GRC et aux autorités américaines (Khadr c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1394, au paragraphe 4; Khadr c. Canada, [2006] 2 R.C.F. 505 (C.F.); pièces annexées au contre‑interrogatoire de William Robert James Johnston, D.A., vol. 11, onglet 13, pages 257 à 265; motifs d’ordon-nance et ordonnance du juge von Finckenstein, paragraphe 19(iv)).

[9]À la faveur de requêtes présentées en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1 (la LAI), ainsi qu’à la faveur de la production et de la divulgation de documents dans deux procédures introduites devant la Cour fédérale, T‑536‑04 (une action par laquelle l’appelant demandait diverses réparations en vertu de la Charte pour la présumée violation par les responsables canadiens de son droit au silence et de son droit à l’assistance d’un avocat au cours des entrevues qui s’étaient déroulées à Guantánamo Bay) et T‑686‑04 (demande déposée par la famille de l’appelant afin de contraindre le gouverne-ment à lui fournir des services consulaires et diplomatiques), l’appelant a obtenu des exemplaires, en forme expurgée, de quelques‑uns des documents en la possession de la Couronne. Les suppressions et retranchements ont été pratiqués en raison de possibles atteintes aux relations internationales, à la défense nationale et à la sécurité nationale, et plus précisément en vertu de certaines exceptions prévues par la LAI, et d’une « immunité spécifique d’intérêt public », au titre de l’article 38 [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141(4)] de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5 (la LPC). Plus de 3 000 pages de documents ont été communiquées par les intimés. L’appelant n’a pris aucune mesure pour contester les suppressions et retranchements faits dans ces documents.

[10]Le 21 novembre 2005, l’avocat de l’appelant a envoyé aux intimés une lettre qui était rédigée ainsi (D.A., vol. 1, pages 20 et 21) :

[traduction] Le soussigné, M. Dennis Edney, et les professeurs Muneer Ahmad et Richard Wilson, de l’American University, sommes les conseillers juridiques de M. Omar Ahmed Khadr. M. Khadr est actuellement détenu par les forces américaines à Guantanamo Bay, à Cuba. M. Khadr a été récemment accusé par les États‑Unis d’infractions de complot, de meurtre commis par un combattant non privilégié, de tentative de meurtre commise par un combattant non privilégié, et d’assistance à l’ennemi, infractions dont le détail est donné dans l’acte d’accusation ci‑joint. Nous vous prions de considérer la présente lettre comme notre demande conjointe formelle, conformément à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, pour que soient produits tous les documents pertinents, en la possession de la Couronne du chef du Canada, qui pourraient intéresser les accusations portées contre M. Khadr et qui sont par conséquent nécessaires pour que M. Khadr puisse opposer une défense pleine et entière aux accusations.

En notre qualité de conseillers juridiques de M. Khadr, nous avons obtenu copie de volumineux documents du MAECI, du SCRS et de la GRC, à la fois en vertu de la Loi sur l’accès à l’information et en vertu des obligations de production imposées à la Couronne dans des instances introduites devant la Cour fédérale du Canada, numéros du greffe T‑536‑04 et T‑686‑04. Ces documents ont été largement expurgés, ou la communication d’une bonne partie de leur contenu nous a été refusée, sur la foi de revendications de privilèges, notamment le privilège établi par l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Pour de plus amples renseignements concernant ces documents, leur contenu et les revendications de privilèges s’y rapportant, nous vous prions de vous adresser à Mme Doreen Mueller, ministère de la Justice du Canada, procureur de Sa Majesté la Reine, dans les actions portant les numéros T‑536‑04 et T‑686‑04, numéro de téléphone 780‑495‑8352.

Notre examen de ces documents fait ressortir que le MAECI, le SCRS, la GRC et peut‑être aussi d’autres ministères de la Couronne du chef du Canada sont en possession de pièces qui intéressent les graves accusations portées contre notre client et qui lui sont par conséquent nécessaires pour opposer une défense pleine et entière auxdites accusations.

À l’époque où ont été revendiqués les privilèges susmentionnés, M. Khadr n’était pas encore accusé. Son droit constitutionnel d’opposer une défense pleine et entière aux accusations n’aurait donc pas été un facteur à prendre en considération. Vous conviendrez, nous en sommes certains, que le droit de M. Khadr d’opposer une défense pleine et entière aux accusations l’emporte aujourd’hui sur les intérêts qui constituent le fondement de ces revendications antérieures de privilèges.

Eu égard à ce qui précède, nous vous demandons instamment de nous transmettre une copie de tous les documents en la possession de tous les ministères de la Couronne du chef du Canada qui pourraient intéresser les accusations portées contre M. Khadr, conformément aux règles exposées dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, telles qu’elles ont été appliquées aux poursuites extraterritoriales dans des précédents tels que Purdy c. Canada (Attorney General) (2003), 230 D.L.R. (4th) 361 (C.A.C.‑B.). Les pièces en question comprennent notamment l’intégralité des passages qui ont été supprimés des documents susmentionnés. Leur pertinence devrait être établie par référence aux points soulevés dans l’acte d’accusation ci‑joint.

Nous confirmons que nous sommes disposés à recevoir les pièces demandées ci‑dessus moyennant la promesse formelle du soussigné, M. Edney, du professeur Ahmad et du professeur Wilson que, sauf consentement de la Couronne ou directives de la Cour, lesdites pièces ne seront examinées que par nous‑mêmes et par l’avocat de la défense militaire qui sera prochainement nommé pour M. Khadr. [Non souligné dans l’original.]

[11]La demande portait sur l’ensemble des documents en la possession de tous les ministères de la Couronne du chef du Canada qui pouvaient intéresser les chefs d’accusation contre M. Khadr, en application des exigences énoncées dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326. Elle englobait tous les passages supprimés des documents auparavant obtenus en vertu de la LAI, ainsi que dans le contexte des procédures T‑536‑04 et T‑686‑04 introduites devant la Cour fédérale.

[12]Les intimés n’ont pas répondu à la demande. Le 3 janvier 2006, l’appelant a introduit une demande de contrôle judiciaire sollicitant :

[traduction] Une ordonnance de la nature d’un mandamus enjoignant aux défendeurs (intimés) de communiquer intégralement à l’avocat du demandeur (appelant) tous les documents, dossiers et autres pièces en la possession de tous les ministères de la Couronne du chef du Canada, qui pourraient intéresser les accusations et qui sont par conséquent nécessaires pour permettre au demandeur (appelant) d’opposer une défense pleine et entière aux accusations […]

LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE

[13]Le point principal que devait décider le juge de première instance était celui de savoir si la Charte s’appliquait aux circonstances de cette affaire et s’il convenait de rendre une ordonnance de mandamus.

[14]Le juge de première instance a examiné deux arrêts de la Cour suprême du Canada, R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597, et Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3. Il a aussi examiné la décision, Purdy v. Canada (Attorney General) (2003), 226 D.L.R. (4th) 761 (C.S. C.‑B.); conf. par (2003), 230 D.L.R. (4th) 361 (C.A. C.‑B.). Il a conclu que la condition selon laquelle il doit exister un lien de causalité suffisant entre le rôle joué par le gouvernement du Canada et le risque pour l’appelant d’être privé du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne n’était pas remplie. Il n’était pas non plus convaincu que, en raison des circonstances particulières de l’affaire Purdy, ce précédent devait s’appliquer.

[15]Le juge de première instance a conclu que les deux premières conditions devant être remplies pour que soit rendue une ordonnance de mandamus étaient absentes (Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.), aux pages 766 à 769).

[16]Il a rejeté la demande.

LES POINTS EN LITIGE

[17]La Cour doit décider si le juge de première instance a commis une erreur en concluant que la Charte n’a pas d’application extraterritoriale dans les circonstances de la présente affaire. Si elle arrive à la conclusion que la Charte est applicable et que son article 7 entre en jeu, elle doit déterminer la nature de l’ordonnance à rendre.

LES PRÉTENTIONS DES PARTIES

[18]Selon l’appelant, le juge de première instance a erré en concluant que la Charte ne s’applique pas aux circonstances de la présente affaire. En refusant la communication des documents, la Couronne a elle‑même réduit la capacité de l’appelant d’opposer une défense pleine et entière aux accusations et elle a elle‑même augmenté le risque pour l’appelant d’être à tort déclaré coupable. La conduite de la Couronne dans la collecte des informations et des preuves qui ont par la suite été transmises aux autorités américaines est ici pertinente. Le refus de la Couronne de divulguer les documents constitue une atteinte au droit que reconnaît à l’appelant l’article 7 de la Charte, et il justifie une réparation convenable et juste en application du paragraphe 24(1) de la Charte.

[19]Selon les intimés, le juge de première instance a eu raison de rejeter la demande puisqu’il n’y a pas de lien de causalité entre la conduite des responsables canadiens et les poursuites engagées contre l’appelant par les autorités américaines.

[20]Les intimés soutiennent que la divulgation des documents en application de la LAI et dans le contexte des procédures T‑536‑04 et T‑686‑04 introduites devant la Cour fédérale constitue un recours suffisant pouvant se substituer à une ordonnance rendue en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. L’appelant, affirment‑ils, voudrait la divulgation simultanée des mêmes docu-ments déjà communiqués, parce que, selon lui, les allégations contenues dans cette demande sous‑jacente de contrôle judiciaire autorisent un argument plus convaincant que dans les instances précédentes pour contester la suppression de certains passages.

[21]L’appelant reconnaît que nombre des documents en cause dans la présente instance ont été produits dans les instances T‑536‑04 et T‑686‑04 de la Cour fédérale et/ou à la suite de demandes de divulgation présentées en vertu de la LAI. Il prend acte des limites juridiques de la divulgation. Il voudrait cependant contester, le plus efficacement possible, la position des intimés, qui allèguent une immunité d’intérêt public et invoquent les exceptions prévues par la LAI, pour ainsi se limiter à divulguer des versions largement expurgées des docu-ments demandés ou pour refuser entièrement la divulga-tion de tels documents. Il veut que sa contestation soit étudiée d’après l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada et non d’après l’article 50 de la LAI. Il veut aussi que son droit de présenter une défense pleine et entière soit pris en compte dans la pondération des intérêts (Gold c. R., [1986] 2 C.F. 129 (C.A.), aux pages 137 et 138; Canada (Procureur général) c. Ribic, [2005] 1 R.C.F. 33 (C.A.F.), paragraphes 13 à 32). Il n’avait pas à répondre à des accusations lorsque les instances antérieures ont été introduites. Par conséquent, si l’on applique l’article 38.06 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43] de la Loi sur la preuve au Canada dans le contexte des instances T‑536‑04 et T‑686‑04, il est douteux, selon lui, que le juge désigné puisse, dans la pondération des intérêts selon ce que requiert le paragra-phe 38.06(2), prendre en compte le droit de l’appelant de présenter une défense pleine et entière.

LA NORME DE CONTRÔLE

[22]Le juge de première instance a conclu que la Charte ne s’appliquait pas aux circonstances de cette affaire. Il s’agit là d’une question de droit qui doit être revue selon la norme de la décision correcte : Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504, paragraphe 31.

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[23]Les dispositions législatives applicables sont les suivantes :

Article 7 de la Charte :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Paragraphe 24(1) de la Charte :

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

Paragraphes 38.06(1) et (2) de la Loi sur la preuve au Canada :

38.06 (1) Le juge peut rendre une ordonnance autorisant la divulgation des renseignements, sauf s’il conclut qu’elle porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales.

(2) Si le juge conclut que la divulgation des renseigne-ments porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, mais que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation, il peut par ordonnance, compte tenu des raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation ainsi que de la forme et des conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter le préjudice porté aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, autoriser, sous réserve des conditions qu’il estime indiquées, la divulgation de tout ou partie des renseignements, d’un résumé de ceux‑ci ou d’un aveu écrit des faits qui y sont liés.

ANALYSE

L’obligation de divulguer

[24]Depuis l’arrêt R. c. Stinchcombe, une décision de la Cour suprême du Canada qui a fait date, il est bien établi en droit que la Couronne est toujours tenue de communiquer à un accusé toute l’information pertinente, qu’elle soit inculpatoire ou disculpatoire, sous réserve de son pouvoir discrétionnaire de refuser de divulguer des renseignements qui sont privilégiés ou tout simplement hors de propos (aux pages 339, 340, 343 et 344). Une demande de divulgation, présentée par l’accusé ou en son nom, fait naître une obligation en ce sens (à la page 343).

[25]La Cour suprême du Canada a défini largement la notion de « pertinence », de telle sorte que peu nombreux seront les renseignements qui seront soustraits à l’obligation de la Couronne de divulguer : R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451, à la page 467; R. c. Taillefer; R. c. Duguay, [2003] 3 R.C.S. 307, au paragraphe 60. L’obligation de la Couronne de divulguer prend naissance dès lors qu’il est raisonnablement possible que les renseignements soient utiles à l’accusé pour présenter une défense pleine et entière : R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244, au paragraphe 21; R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727, aux paragraphes 26 et 27.

[26]La non‑divulgation de renseignements pertinents entrave à la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière et accroît le risque pour une personne innocente d’être déclarée coupable, puis incarcérée. En tant que l’un des principes de justice fondamentale, le droit de présenter une défense pleine et entière a été inscrit dans l’article 7 de la Charte, qui garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne (Stinchcombe, aux pages 336 à 338).

[27]Dans l’affaire Stinchcombe, l’accusé, qui voulait forcer la Couronne à divulguer des documents, devait répondre à des accusations criminelles au Canada. C’est dans ce contexte que la Cour suprême du Canada a exposé les principes directeurs régissant la divulgation de documents par la Couronne. En l’espèce, les accusations ne font pas l’objet de poursuites au Canada.

[28]Dans l’arrêt R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597, la Cour suprême du Canada a reconnu qu’en de rares circonstances, la Charte peut s’appliquer à l’étranger, premièrement lorsque l’acte reproché tombe sous le coup du paragraphe 32(1) de la Charte, et deuxièmement lorsque l’application de la Charte aux actes de détectives canadiens aux États‑Unis ne constitue pas une atteinte à l’autorité souveraine de l’État étranger et ne produit donc pas un effet extraterritorial inacceptable (paragraphe 25).

La Charte a‑t‑elle une application extraterritoriale en l’espèce?

[29]Dans l’arrêt États‑Unis d’Amérique c. Kwok, [2001] 1 R.C.S. 532, la Cour suprême du Canada expliquait que « [c]e n’est que dans les cas où une question contentieuse au regard de la Charte pourrait découler de la participation potentielle des autorités canadiennes dans l’obtention de la preuve qu’il est nécessaire d’examiner l’étendue de la communication de cette preuve qui pourrait être exigée de l’État requis » (paragraphe 106) (non souligné dans l’original). Ce faisant, la Cour suprême a fait une distinction d’avec son arrêt précédent, États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, où elle avait conclu que les conditions de divulgation énoncées dans l’arrêt Stinchcombe ne s’appliquaient qu’aux procédures pénales internes : « Dans cette affaire [l’affaire Dynar], le fugitif n’avait pas droit à la communication d’éléments de preuve additionnels par les autorités, étant donné qu’aucune question contentieuse ne se posait au regard de la Charte. Les autorités canadiennes n’avaient d’aucune façon aidé les Américains à recueillir la preuve et, de toute manière, ces derniers ne se fondaient sur rien d’autre que leurs propres éléments de preuve » (paragraphe 106) (non souligné dans l’original).

[30]Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 54, la Cour suprême du Canada a réitéré un principe précédemment reconnu dans l’arrêt États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283 :

[. . .] la garantie relative à la justice fondamentale s’applique même aux atteintes au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui sont le fait d’acteurs autres que le gouvernement canadien, à condition qu’il existe un lien causal suffisant entre la participation de notre gouvernement et l’atteinte qui survient en bout de ligne. Nous réaffirmons ce principe en l’espèce. À tout le moins, dans les cas où la participation du Canada est un préalable nécessaire à l’atteinte et où cette atteinte est une conséquence parfaitement prévisible de la participation canadienne, le gouvernement ne saurait être libéré de son obligation de respecter les principes de justice fondamentale uniquement parce que l’atteinte en cause serait le fait d’autrui. [Non souligné dans l’original.]

[31]Dans la décision Purdy v. Canada (Attorney General) (2003), 226 D.L.R. (4th) 761 (C.S. C.‑B.), un citoyen canadien qui faisait face à des accusations criminelles aux États‑Unis à la suite d’une opération d’infiltration menée par la GRC et par la police des États‑Unis priait la Cour suprême de la Colombie‑ Britannique de rendre, en application du paragraphe 24(1) de la Charte, une ordonnance contraignant la GRC à produire des copies des documents qu’elle avait en sa possession et qui intéressaient l’enquête. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a accordé l’ordonnance sollicitée. Elle écrivait ce qui suit, aux paragraphes 19 à 22 de ses motifs :

[traduction] En l’espèce, le procureur général du Canada dit qu’il n’y a pas de point à décider au regard de la Charte parce que, en l’absence d’accusations criminelles au Canada, M. Purdy n’a pas droit à la communication de documents, et la Couronne n’a aucune obligation de communication.

C’est là un argument d’une portée extrême, qui mérite examen, mais, à mon avis, les circonstances particulières de la présente affaire m’autorisent à appliquer le principe général de l’arrêt Stinchcombe, selon lequel l’information demandée ne doit pas être refusée s’il y a des raisons de croire que sa non‑communication portera atteinte au droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière.

Le droit de présenter une défense pleine et entière est un droit de common law qui a été incorporé dans l’article 7 de la Charte comme l’un des principes de justice fondamentale :

Le droit de présenter une défense pleine et entière constitue un des piliers de la justice criminelle, sur lequel nous comptons grandement pour assurer que les innocents ne soient pas déclarés coupables. Or, certains événements récents démontrent que l’affaiblissement de ce droit résultant de la non‑communication de la preuve a été pour beaucoup dans la condamnation et l’incarcération d’un innocent. [arrêt Stinchcombe, précité, p. 336.]

Le requérant est un ressortissant canadien dont la vie et la liberté ont été mises en péril à la suite d’une enquête qui s’est déroulée au Canada et dans laquelle les autorités canadiennes ont joué un rôle important. Dans une enquête conjointe, comme celle dont il s’agit ici, l’instance ultime où l’accusé est jugé ne doit pas priver l’accusé de l’observation, par les autorités canadiennes, des droits garantis par la Charte dont l’accusé aurait par ailleurs pu se prévaloir. [Non souligné dans l’original.]

[32]La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a ordonné la divulgation à titre de réparation pour l’atteinte aux droits fondamentaux de M. Purdy, estimant que c’était là [traduction] « la seule réparation concrète » (paragraphe 28). Ce jugement a été confirmé par la Cour d’appel de la province, (2003), 230 D.L.R. (4th) 361, qui a estimé que le lien de causalité entre le rôle du Canada et le fait d’être privé du droit à la liberté dans un État étranger était direct et évident (paragraphe 20), en soulignant que [traduction] « une question contentieuse touchant la divulgation peut surgir dans le cadre d’une procédure étrangère pour laquelle les autorités canadiennes ont recueilli certaines des preuves » (paragraphe 22) (non souligné dans l’original).

[33]En l’espèce, les responsables canadiens ont interrogé l’appelant à Guantánamo Bay avant le dépôt d’accusations contre lui. Comme je l’ai dit plus haut, les visites visaient exclusivement à recueillir des renseigne-ments et elles étaient axées sur le renseignement de sécurité et sur l’application de la loi. Des résumés des informations recueillies ont été remis aux autorités américaines. Les responsables canadiens agissaient indépendamment et ne recevaient pas de directives des autorités américaines.

[34]Dans ces conditions, le rôle des responsables canadiens dans la collecte de preuves à l’encontre de l’appelant, avant que des accusations ne soient déposées contre lui, suscite, selon moi, une question contentieuse au regard de la Charte (arrêt Kwok, paragraphe 106; arrêt Purdy, paragraphe 22 (C.A. C.‑B.)). Ils ont joué un rôle actif par leurs entretiens avec l’appelant et par la transmission aux autorités américaines de résumés des informations recueillies. Ce faisant, ils ont aidé les autorités américaines à conduire l’enquête contre l’appelant et à constituer un dossier contre lui. Le rôle du Canada a sans doute rendu plus probable le dépôt d’accusations criminelles contre l’appelant, ce qui accroissait par le fait même la probabilité qu’il soit privé de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Je crois que, dans ces conditions, la Charte est applicable. Il y a un lien de causalité suffisant entre le rôle joué par le gouvernement canadien dans l’enquête menée à l’étranger et le risque que court aujourd’hui l’appelant d’être privé du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Je suis convaincu que le juge de première instance a erré en disant qu’un lien de causalité suffisant était absent.

L’application de la Charte fait‑elle obstacle à l’autorité souveraine des États‑Unis?

[35]Comme motif additionnel de rejeter la demande dont il était saisi, le juge de première instance a estimé que la communication de documents à des citoyens canadiens pour leur permettre de se défendre dans des poursuites engagées contre eux à l’étranger risquait de conduire à une ingérence dans des procédures judiciaires introduites à l’étranger et aussi d’empêcher le Canada de fournir des services consulaires.

[36]Un argument semblable avait été invoqué dans l’affaire Purdy. Dans cette affaire, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a estimé que l’ordonnance ne portait pas atteinte à l’autorité souveraine des États‑Unis puisque la divulgation ne fait rien de plus que de permettre à l’accusé de présenter au tribunal étranger la preuve obtenue. L’ordonnance ne dit rien de la recevabilité de la preuve, ni du poids qu’il convient de lui accorder. Elle n’a pas supplanté le processus de communication de la preuve devant le tribunal étranger (paragraphe 24). Ce raisonnement s’applique également ici. L’appelant ne sollicite aucune directive ou ordonnance qui prétendrait obliger la Commission militaire à agir de telle ou telle manière.

L’article 7 de la Charte est‑il mis en jeu?

[37]Il n’est pas contesté que, en tant que citoyen canadien, l’appelant est couvert par le mot « chacun » à l’article 7 de la Charte. En vertu de l’article 7, il ne peut être porté atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Stinchcombe, le droit de présenter une défense pleine et entière en réponse à des accusations criminelles est un principe de justice fondamentale (aux pages 336 à 338). Le fait de refuser à un accusé la communication de documents pertinents accroît pour lui le risque qu’il soit à tort déclaré coupable ou incarcéré. L’appelant a apporté un commencement de preuve montrant qu’il pourrait fort bien ne pas être en mesure de présenter une défense pleine et entière en réponse aux accusations déposées contre lui aux États‑Unis, si l’accès aux documents pertinents qui sont en la possession de la Couronne lui est refusé. L’appelant a donc droit à la divulgation intégrale de tous les documents pertinents qui sont en la possession de la Couronne. Cependant, l’obligation de divulgation imposée à la Couronne n’est pas absolue. Elle est subordonnée aux revendications de privilège et d’immunité d’intérêt public, revendications qui sont susceptibles de contrôle par les tribunaux.

La nature de l’ordonnance devant être rendue

[38]Lorsqu’une cour de justice est persuadée que des renseignements non divulgués répondent au critère préliminaire de l’arrêt Stinchcombe, l’accusé s’est acquitté de son obligation d’établir l’existence d’une violation du droit à la divulgation que lui garantit la Charte : R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244, au paragraphe 33.

[39]La Cour ne peut dire ici si la Couronne s’est ou non conformée à son obligation selon l’arrêt Stinchcombe. Plusieurs documents ont déjà été commu-niqués à l’appelant à la suite de demandes présentées en vertu de la LAI, ainsi que dans le contexte des instances T‑536‑04 et T‑686‑04 introduites devant la Cour fédérale. À ce stade, la Cour n’a aucun moyen de vérifier si d’autres documents pertinents auraient dû être communiqués et si les allégations d’immunité d’intérêt public et les exceptions législatives précédemment invoquées constituent, dans les circonstances de la présente affaire, des exceptions justifiées au critère de divulgation énoncé dans l’arrêt Stinchcombe.

[40]Dans la décision Purdy, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu à une transgression de l’article 7. Dans cette affaire, toutefois, la Couronne n’avait communiqué aucun document. Il n’était donc pas nécessaire pour le tribunal d’examiner les documents dont la divulgation avait été refusée.

[41]La présente affaire devrait être renvoyée à la Cour fédérale, qui déterminera les documents précis que l’appelant est fondé à obtenir en vertu de l’article 7 de la Charte. Puisque le juge de première instance a conclu que la Charte ne s’appliquait pas aux circonstances de cette affaire, il n’a pas porté son attention sur cette disposition de la Charte.

[42]La Cour fédérale ne sera pas en mesure de dire si la Couronne s’est conformée à son obligation de divulgation si elle n’a pas accès à tous les documents pertinents, y compris les documents non expurgés en cause ici. Pour cette raison, il sera ordonné aux défendeurs de produire devant un juge désigné de la Cour fédérale tous les documents pertinents qu’ils ont en leur possession. Toute allégation de privilège ou d’immunité d’intérêt public que la Couronne pourrait vouloir faire sera examinée à ce moment‑là. Il appartiendra à la Cour fédérale de dire si la Couronne s’est conformée à son obligation de divulgation et de dire exactement quels documents l’appelant pourrait être fondé à obtenir.

DISPOSITIF

[43]J’arrive à la conclusion que la Charte est applicable aux circonstances de la présente affaire et que l’article 7 de la Charte est mis en jeu. Il se pourrait que le refus des défendeurs de divulguer les renseignements pertinents aille jusqu’à enfreindre le droit fondamental de l’appelant de produire une défense pleine et entière. Ce point ne pourra être décidé qu’après examen des documents pertinents, expurgés ou non, et après pondération des intérêts rivaux en jeu, l’objectif étant de les concilier dans le cadre de la Charte.

[44]En conséquence, j’accueillerais le présent appel, avec dépens, j’annulerais le jugement du juge de première instance et j’accorderais l’ordonnance suivante :

Une ordonnance est rendue dans les termes suivants :

a) les défendeurs, à savoir le ministre de la Justice et procureur général du Canada, le ministre des Affaires étrangères, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité et le commissaire de la Gendarmerie royale du Canada, devront produire devant la Cour fédérale des copies non expurgées de tous les documents, dossiers et autres pièces en leur possession, qui pourraient intéresser les accusations portées contre l’appelant et qui sont par conséquent nécessaires pour qu’il soit en mesure d’opposer une défense pleine et entière aux accusations portées contre lui;

b) les pièces produites devront être examinées par un juge, comme prévu à l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada; et

c) l’examen devra être effectué conformément à l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada.

Le juge Létourneau, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

Le juge Ryer, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.