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A‑221‑07

2008 CAF 1

Le procureur général du Canada (appelant)

c.

Jean Pelletier (intimé)

Répertorié : Pelletier c. Canada (Procureur général) (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Décary, Létourneau et Noël, J.C.A.—Montréal, 11 décembre 2007; Ottawa, 9 janvier 2008.

Interprétation des lois — Art. 24(1) de la Loi d’interprétation (la Loi); art. 105(6) de la Loi sur la gestion des finances publiques (la LGFP) — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a annulé le second décret de destitution de l’intimé, qui faisait fonction de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. — L’intimé a été nommé par décret en vertu de l’art. 105(6) de la LGFP, mais il a été destitué avant l’expiration de son mandat — La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Cour fédérale annulant le premier décret de destitution — Dans le cadre du contrôle judiciaire du second décret de destitution, la Cour fédérale a importé dans les art. 24(1) de la Loi et 105(6) de la LGFP des mots qui faisaient violence au texte et à l’esprit de ces dispositions — L’art. 24(1)a) de la Loi n’impose pas l’obligation de consulter dans l’exercice du pouvoir de destitution, seulement dans l’exercice du pouvoir de nomination — Le ministre n’avait pas l’obligation de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de destituer l’intimé — Appel accueilli.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a annulé le second décret de destitution de l’intimé, qui faisait fonction de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. — La Cour fédérale a fait une mauvaise lecture de la décision de la Cour d’appel fédérale sur le contenu d’équité procédurale demandé — Parce qu’il était destitué pour inconduite, l’intimé avait le droit de connaître les motifs de destitution et le droit de se faire entendre — Le ministre s’était conformé aux exigences d’équité procédurale que lui imposait la Cour fédérale dans le cadre du contrôle judiciaire du premier décret de destitution — Le second décret de destitution était en principe valide — La Cour fédérale a aussi commis une erreur en appliquant la norme d’équité procédurale de la crainte raisonnable de partialité plutôt que la norme de l’esprit fermé à la décision discrétionnaire de destitution prise par le ministre — La preuve révélait que le ministre n’avait pas l’esprit fermé lorsque l’audience relative au second décret de destitution de l’intimé a eu lieu.

Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a annulé le second décret de destitution de l’intimé, qui faisait fonction de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. En 2001, l’intimé a été nommé par décret, à titre amovible, pour un mandat de cinq ans en vertu du paragraphe 105(6) de la Loi sur la gestion des finances publiques (la LGFP), mais il a été destitué avant l’expiration de son mandat. Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a annulé le premier décret de destitution parce que l’équité procédurale exigeait que le cabinet informe l’intimé des motifs de la destitution et lui permette de faire valoir son point de vue. Par la suite, le ministre des Transports à l’époque a invité l’intimé à faire valoir les raisons pour lesquelles un décret de destitution ne devait pas être pris et il a ensuite rencontré l’intimé. Un second décret de destitution a été adopté trois semaines plus tard. Dans le cadre de l’appel, la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Cour fédérale relativement au premier décret de destitution. Le second décret a été annulé dans le cadre du contrôle judiciaire pour cause d’illégalité et pour cause de crainte raisonnable de partialité de la part du ministre de tutelle. Les questions litigieuses étaient celles de savoir si : 1) le ministre de tutelle avait l’obligation de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de destituer l’intimé; et 2) la Cour fédérale a commis une erreur en appliquant la norme la plus élevée d’équité procédurale à l’égard du second décret de destitution.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

1) Selon le paragraphe 105(6) de la LGFP, le ministre de tutelle doit consulter le conseil d’administration d’une société d’État mère avant d’en nommer les administrateurs dirigeants. Le paragraphe 24(1) de la Loi d’interprétation (la Loi) prescrit que le pouvoir de nommer un fonctionnaire public à titre amovible comporte le pouvoir de le révoquer. Comme les lois doivent faire l’objet d’une analyse textuelle, contextuelle et téléologique, la Cour fédérale a importé dans les paragraphes 24(1) de la Loi et 105(6) de la LGFP des mots qui faisaient violence au texte et à l’esprit de ces dispositions lorsqu’elle a conclu que l’obligation de consulter le conseil d’adminis-tration avant l’exercice du pouvoir de nomination comporte l’obligation de le consulter de nouveau avant l’exercice du pouvoir de destitution. Bien qu’il existe une obligation de consulter avant de nommer des administrateurs dirigeants, aucune telle obligation n’est imposée relativement au pouvoir de destitution établi à l’alinéa 24(1)a) de la Loi. Imposer en l’absence de texte une obligation de consultation au moment de la destitution d’une personne nommée à titre amovible reviendrait à « bonifier » le statut de la personne nommée à ce titre et compromettre le caractère intrinsèquement précaire de ce statut. Par conséquent, le ministre de tutelle n’avait pas l’obligation de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de destituer l’intimé.

2) La Cour fédérale a fait une mauvaise lecture de la décision antérieure de la Cour d’appel fédérale en la matière, où le débat s’était engagé sur le contenu du devoir « plus élevé d’équité procédurale ». La Cour d’appel fédérale a jugé que « l’équité procédurale requiert, non pas une connaissance par déduction, mais une connaissance actuelle de la menace qui pèse et des raisons qui la sous‑tendent ». Elle a conclu que la décision de la Cour fédérale quant au premier décret de destitution était juste parce que la preuve avait établi que l’intimé n’avait pas la « connaissance actuelle » de la menace qui pesait sur lui. Contrairement à la conclusion qu’a tirée la Cour fédérale quant au second décret de destitution, il ne s’agissait pas d’appliquer « la norme la plus élevée d’équité procédurale ». Parce qu’il était destitué pour inconduite, l’intimé avait le droit de savoir, et le droit de se faire entendre, pas plus, pas moins. C’est précisément le devoir d’informer et d’entendre qu’a rencontré le ministre de tutelle : il a informé l’intimé des motifs de destitution et il lui a donné l’opportunité de se faire entendre. Le ministre s’étant conformé aux exigences d’équité procédurale que lui imposait la Cour fédérale, le deuxième décret de destitution était en principe valide.

La destitution d’une personne nommée à titre amovible par le cabinet est une décision essentiellement administrative, de caractère politique et discrétionnaire. En l’espèce, aucune législation n’est venu encadrer les pouvoirs du ministre de tutelle. Le cabinet a pris une décision à l’instigation discrétionnaire d’un ministre et visant la destitution d’une personne nommée à titre amovible. Il s’agissait d’une décision administrative « discrétionnaire, à contenu politique » qui était astreinte, tout au plus, à la norme de l’esprit fermé. En conséquence, la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a appliqué la norme plus élevée d’équité procédurale—la crainte raisonnable de partialité—plutôt que la norme moins élevée—l’esprit fermé. En appliquant la norme de l’esprit fermé dans le cadre d’une décision prise par le cabinet, l’esprit du ministre de tutelle est des plus significatif, encore qu’il ne soit pas nécessairement déterminant. Le ministre de tutelle a pris la décision de recommander au cabinet la destitution de l’intimé. Même si sa décision était arrêtée, il s’est réservé le loisir de la modifier une fois connues les représentations de l’intimé. Le concept « d’esprit fermé » devait être appliqué au moment de l’audience. La preuve révélait qu’après avoir posé des questions pertinentes quant au premier décret de destitution et avoir donné à l’intimé l’occasion d’être entendu, le ministre s’est engagé à réfléchir sur la question à tête reposée. Par conséquent, le ministre n’avait pas l’esprit fermé lorsque l’audience a eu lieu.

lois et règlements cités

Décret C.P. 1978‑954.

Décret C.P. 2001‑1294.

Décret C.P. 2004‑0158.

Décret C.P. 2005‑2341.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, art. 24(1).

Loi d’interprétation, L.R.Q., ch. I‑16, art. 55.

Loi sur la Banque de développement du Canada, L.C. 1995, ch. 28, art. 6(2).

Loi sur la Banque du Canada, L.R.C. (1985), ch. B‑2, art. 6(3).

Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N‑5, art. 165.21(2) (édicté par L.C. 1998, ch. 35, art. 42).

Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F‑11, art. 83(1) « société d’État mère », 105(5) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 14(A)), (6), 134(1) (mod. par L.C. 2005, ch. 30, art. 36), 142(2) (mod., idem, art. 39), ann. III.

Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, art. 36(3).

Loi sur le cinéma, L.R.C. (1985), ch. N‑8, art. 16(2).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19 : 2002, ch. 8, art. 54).

Loi sur l’instruction publique, L.R.Q., ch. I‑13.3.

jurisprudence citée

décision appliquée :

Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601; 2005 D.T.C. 5547; 2005 CSC 54.

décisions différenciées :

Gill c. Québec (Ministre de la Justice), [1995] R.J.Q. 2690 (C.S.); Commission scolaire de Montréal c. Québec (Procureure générale), [1999] R.J.Q. 2978 (C.S.); Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623.

décisions examinées :

Pelletier c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1545; conf. par [2007] 4 R.C.F. 81; 2007 CAF 6; Cie pétrolière Impériale ltée c. Québec (Ministre de l’Environnement), [2003] 2 R.C.S. 624; 2003 CSC 58; Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170; Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199.

décisions citées :

Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Re : Opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793; Vennat c. Canada (Procureur général), [2007] 2 R.C.F. 647; 2006 CF 1008; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; Cougar Aviation Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), [2000] A.C.F. no 1946 (C.A.) (QL); Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; 2003 CSC 19.

doctrine citée

Débats de la Chambre des communes, no 154, 38e législature, 1re session (21 novembre 2005).

Pigeon, Louis‑Philippe. Rédaction et interprétation des lois, 3e éd. Québec : Ministère des communications, 1986.

APPEL de la décision ([2007] 4 R.C.F. 471; 2007 CF 342) par laquelle la Cour fédérale a annulé le second décret de destitution de l’intimé, qui faisait fonction de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. Appel accueilli.

ont comparu :

Carole Bureau et Warren J. Newman pour l’appelant.

Suzanne Côté et Patrick Girard pour l’intimé.

avocats inscrits au dossier :

Le sous‑procureur général du Canada pour l’appelant.

Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l., Montréal, pour l’intimé.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

[1]Le juge Décary, J.C.A. : Sitôt rendu le jugement du juge Simon Noël qui annulait le décret de destitution de M. Pelletier [C.P. 2004-0158], ci‑devant président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. (VIA Rail), le gouvernement en place prenait les mesures menant à un deuxième décret [C.P. 2005-2341]. Cet appel traite de la validité de ce deuxième décret.

[2]M. Pelletier a soutenu dans sa demande de contrôle judiciaire que le second décret était invalide pour cause d’illégalité—le ministre de tutelle aurait dû consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de prendre sa décision—et pour cause de crainte raisonnable de partialité découlant de propos tenus en Chambre des communes par le ministre de tutelle. Le juge Lemieux, de la Cour fédérale, a annulé le deuxième décret pour les motifs avancés par M. Pelletier ([2007] 4 R.C.F. 471).

Les faits

[3]Les faits pertinents, réduits à leur plus simple expression, sont les suivants.

[4]Le 31 juillet 2001, M. Pelletier est nommé, par décret, à titre amovible, au poste de président du conseil d’administration de VIA Rail, pour un mandat de cinq ans [C.P. 2001-1294]. Cette nomination est faite, ainsi que l’exige le paragraphe 105(6) de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F‑11 (la LGFP), après consultation du conseil d’administration. Les conditions de rémunération de M. Pelletier sont établies dans une annexe au décret qui n’a pas été mise en preuve (D.A., vol. 1, page 681).

[5]Le 1er mars 2004, M. Pelletier est destitué. Il dépose une demande de contrôle judiciaire aux fins d’annuler ce qu’il convient d’appeler le premier décret de destitution.

[6]Le 18 novembre 2005, le juge Simon Noël, de la Cour fédérale, annule ce premier décret de destitution et retourne le dossier à la gouverneure générale en conseil (2005 CF 1545). Il se dit d’avis que l’équité procédurale exigeait que le cabinet informe l’intéressé des motifs de la destitution et lui permette de faire valoir son point de vue, devoir qui, en l’espèce, n’avait pas été rempli.

[7]Le 21 novembre 2005, le ministre de tutelle (soit le ministre des Transports, l’honorable Jean Lapierre) informait M. Pelletier, par lettre, que la nature et le caractère de déclarations faites par M. Pelletier le 26 février 2004 à l’égard de Mme Myriam Bédard le « portent à croire qu’il y a matière pour moi (le ministre) à faire une recommandation au gouverneur en conseil afin de mettre fin à votre nomination pour perte de confiance à votre égard ». Le ministre invite M. Pelletier à faire valoir par écrit les raisons pour lesquelles un décret de destitution ne devrait pas être pris.

[8]Plus tard ce même jour (soit le 21 novembre 2005), le ministre, au cours de la période de questions, tient les propos suivants en Chambre des communes [Débats de la Chambre des communes, no 154, 38e législature, 1re session] :

M. James Moore (Port Moody—Westwood—Port Coquitlam, PCC) : Monsieur le Président, même lorsque les raisons sont évidentes, le premier ministre est incapable de congédier correctement les principaux acteurs du scandale des commandites que le juge Gomery a clairement montrés du doigt dans son rapport. Le premier ministre avait pourtant promis de faire le ménage, mais on voit, dans le cas de M. Pelletier, que le premier ministre n’est même pas capable de le congédier tout simplement.

Le premier ministre forcera‑t‑il Jean Pelletier à quitter ses fonctions à la tête de VIA Rail, oui ou non ?

L’hon. Jean Lapierre (ministre des Transports, Lib.) : Monsieur le Président, les motifs qui existaient en mars 2004 pour destituer M. Pelletier sont toujours valables. C’est pourquoi, ce matin, j’ai entamé un processus pour permettre à M. Pelletier d’être entendu quant aux raisons pour lesquelles il ne devrait pas être destitué pour ces motifs.

Or, il est évident que M. Pelletier n’a plus notre confiance pour présider le conseil de Via Rail. [Je souligne.]

[9]Le 30 novembre 2005, M. Pelletier fait parvenir ses représentations au ministre et sollicite une rencontre avec ce dernier.

[10]Le 1er décembre 2005, une rencontre a lieu entre le ministre et M. Pelletier. L’honorable Lucienne Robillard, ministre des Affaires intergouvernementales et présidente du Conseil privé de la Reine, participe à la rencontre. Au terme de la rencontre, le ministre informe M. Pelletier qu’il prendra sa décision dans un délai raisonnable, après avoir réfléchi à tête reposée.

[11]Ce même 1er décembre 2005, le Parlement est dissous par proclamation royale à la suite d’un vote de défiance.

[12]Le 19 décembre 2005, un avis d’appel de la décision du juge Simon Noël est déposé par le procureur général du Canada.

[13]Le 22 décembre 2005, le second décret de destitution est adopté par la gouverneure générale en conseil sur recommandation du ministre Lapierre, sans que le conseil d’administration de VIA Rail n’ait été consulté.

[14]Le 11 janvier 2007, notre Cour confirme la décision du juge Simon Noël relativement au premier décret de destitution [2007] 4 R.C.F. 81 (C.A.F.) (Pelletier no 1).

[15]Le 16 janvier 2006, M. Pelletier dépose une demande de contrôle judiciaire aux fins d’obtenir l’annulation du second décret de destitution.

[16]Le 30 mars 2007, le juge Lemieux annule le second décret de destitution.

[17]D’où le présent appel entrepris par le procureur général du Canada.

L’analyse

L’existence d’une convention constitutionnelle

[18]Je traiterai dès le départ d’un argument tardivement avancé par l’intimé, à savoir qu’il existerait une convention constitutionnelle de transition en vertu de laquelle un gouvernement dissous ne peut procéder à la nomination et à la destitution de présidents de sociétés d’État. Cet argument est avancé, nous dit l’intimé, non pas pour que cette Cour annule le décret en raison de la violation de la convention constitutionnelle, mais parce que cette violation constitue un élément de plus tendant à démontrer la partialité du gouvernement.

[19]Cet argument n’est pas sérieux. Règle générale les tribunaux—c’est bien connu—se gardent bien de se prononcer sur l’existence de conventions constitution-nelles, lesquelles de toute manière ne constituent pas des règles de droit susceptibles de sanction judiciaire (voir Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, aux pages 880 et 882; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, aux paragraphes 26, 98 et 99).

[20]Qui plus est, la preuve ne démontre ni l’existence ni la portée de la convention alléguée : il aurait fallu non seulement faire la preuve de précédents, mais aussi démontrer que les acteurs politiques eux‑mêmes croient qu’ils sont liés par une règle obligatoire (Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, à la page 888; Re : Opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793, aux pages 814, 816, 817 et 818).

[21]Enfin, et de toute manière, puisque la convention de transition que plaide l’intimé aurait un effet sur la validité du deuxième décret de destitution, il eût fallu, en vertu de l’article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54] de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod., idem, art. 14)], que l’intimé déposât un avis de question constitutionnelle et le signifiât à tous les procureurs généraux, ce qu’il n’a pas fait.

L’obligation de consulter le conseil d’administration

[22]VIA Rail est une « société d’État mère » au sens du paragraphe 83(1) de la LGFP, en ce qu’elle appartient « directement à cent pour cent à la Majesté ». Elle fait partie des sociétés rémunérées dans la partie I de l’annexe III. Elle a été constituée par décret le 1er avril 1978 (C.P. 1978‑954).

[23]Le paragraphe 105(5) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 14(A)] de la LGFP prévoit que :

105. [. . .]

(5) Les administrateurs‑dirigeants d’une société d’État mère sont nommés à titre amovible par le gouverneur en conseil pour le mandat que celui‑ci estime indiqué.

[24]Le paragraphe 105(6) de la LGFP exige du ministre de tutelle qu’il consulte le conseil d’administration d’une société d’État mère avant d’en nommer les administrateurs‑dirigeants :

105. [. . .]

(6) Le ministre de tutelle consulte le conseil d’administration d’une société d’État mère avant que ses administrateurs‑dirigeants ne soient nommés.

[25]Le paragraphe 24(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21 prescrit que le pouvoir de nommer un fonctionnaire public à titre amovible comporte le pouvoir de le révoquer :

24. (1) Le pouvoir de nomination d’un fonctionnaire public à titre amovible comporte pour l’autorité qui en est investie les autres pouvoirs suivants :

a) celui de mettre fin à ses fonctions, de le révoquer ou de le suspendre;

b) celui de le nommer de nouveau ou de le réintégrer dans ses fonctions;

c) celui de nommer un remplaçant ou une autre personne chargée d’agir à sa place.

[26]Le juge Lemieux s’est dit d’avis que par l’effet combiné du paragraphe 24(1) de la Loi d’interprétation et du paragraphe 105(6) de la LGFP, l’obligation de consulter avant de nommer comportait l’obligation de consulter avant de destituer.

[27]L’application de la règle d’interprétation retenue par la Cour suprême du Canada dans Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601, aux paragraphes 10 et 11—« analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble »—m’amène à conclure que le juge a importé, dans les paragraphes 24(1) de la Loi d’interprétation et 105(6) de la LGFP, des mots qui font violence au texte et à l’esprit desdites dispositions.

[28]Les textes, à leur face même, sont clairs et ne souffrent d’aucune ambiguïté. Le pouvoir de nomination est défini au paragraphe 105(5) de la LGFP, et c’est à ce pouvoir que renvoie le paragraphe 24(1) de la Loi d’interprétation. Le paragraphe 105(6) impose une obligation de consultation dans l’exercice du pouvoir de nomination. Aucune telle obligation n’est imposée relativement au pouvoir de destitution établi à l’alinéa 24(1)a) de la Loi d’interprétation.

[29]Le contexte législatif immédiat est significatif. Quand le Parlement a voulu, dans la Loi même où se trouve le paragraphe 105(6), qu’il y ait consultation avant de destituer, il l’a dit expressément. Ainsi, le paragraphe 134(1) [mod. par L.C. 2005, ch. 30, art. 36], relatif aux vérificateurs, et le paragraphe 142(2) [mod., idem, art. 39], relatif aux examinateurs spéciaux, se lisent comme suit :

134. (1) Sous réserve du paragraphe (2), le vérificateur d’une société d’État est nommé chaque année par le gouverneur en conseil après consultation par le ministre de tutelle du conseil d’administration de la société; le gouverneur en conseil peut le révoquer en tout temps, après consultation du conseil d’administration par le ministre de tutelle.

[. . .]

142. _[. . .]

(2) Le gouverneur en conseil, s’il estime contre‑indiqué de voir confier l’examen spécial au vérificateur de la société d’État, peut, après consultation du conseil d’administration de la société par le ministre de tutelle, en charger un autre vérificateur remplissant les conditions requises; il peut également révoquer ce dernier en tout temps, après pareille consultation. [Mon soulignement.]

[30]De façon plus générale, quand le Parlement a voulu, dans d’autres lois, qu’il y ait consultation ou recommandation aussi bien au moment de la nomination qu’au moment de la destitution, il l’a dit expressément. Voir, par exemple, le paragraphe 16(2), relatif au commissaire du gouvernement à la cinématographie, de la Loi sur le cinéma (L.R.C., (1985), ch. N‑8) et le paragraphe 165.21(2) [édicté par L.C. 1998, ch. 35, art. 42], relatif au juge militaire, de la Loi sur la défense nationale (L.R.C. (1985), ch. N‑5).

[31]L’absence d’une obligation de consultation au moment de la destitution s’explique aisément. Au moment de la nomination, la personne choisie a la confiance du gouvernement et le Parlement a voulu s’assurer que le conseil d’administration soit consulté, ne serait‑ce que pour éviter une situation de conflit majeur qui pourrait perdurer tant que le président serait en poste. Au moment de la destitution, la personne en place n’a plus la confiance du gouvernement, et cela quoiqu’en pense le conseil d’administration, qu’il est dès lors inutile de consulter. Il serait d’ailleurs curieux qu’en l’absence de texte à ce contraire, le président, qui est membre du conseil d’administration, soit consulté relativement à sa propre destitution.

[32]Il n’est pas sans intérêt de noter que le Parlement n’a pas voulu que tous les administrateurs‑dirigeants des sociétés d’État mère puissent être destitués au bon gré du gouvernement. Ainsi, par exemple, le président de la Société Radio‑Canada (Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, paragraphe 36(3)), le gouverneur de la Banque du Canada (Loi sur la Banque du Canada, L.R.C. (1985), ch. B‑2, paragraphe 6(3)) et le président de la Banque de développement du Canada (Loi sur la Banque de développement du Canada, L.C. 1995, ch. 28, paragraphe 6(2)), sont nommés à titre inamovible (voir Vennat c. Canada (Procureur général), [2007] 2 R.C.F. 647 (C.F.)). Si le Parlement avait voulu minimiser les risques inhérents à une nomination à titre amovible, le président du conseil d’administration de VIA Rail se serait vu reconnaitre le même statut inamovible que celui, par exemple, reconnu au président de la Banque de développement du Canada.

[33]En fin de compte, imposer en l’absence de texte une obligation de consultation, fut‑elle symbolique, au moment de la destitution d’une personne nommée à titre amovible, reviendrait à « bonifier », si je puis dire, le statut de la personne nommée à ce titre et compromettre le caractère intrinsèquement précaire de ce statut.

[34]Le juge Lemieux [au paragraphe 67] s’est inspiré d’un très court passage de l’ouvrage de Louis‑Philippe Pigeon, Rédaction et interprétation des lois, 3e édition, Ministère des Communications, 1986, à la page 35, passage entériné par la Cour supérieure du Québec dans Gill c. Québec (Ministre de la Justice), [1995] R.J.Q.  2690 (C.S.), et Commission scolaire de Montréal c. Québec (Procureure générale), [1999] R.J.Q. 2978 (C.S.) :

Par conséquent, lorsque l’on ne veut pas que la destitution soit assujettie à une règle différente de celle de la nomination, il n’est pas nécessaire d’en parler.

[35]Je ne suis pas certain que M. Pigeon ait voulu dire autre chose qu’à moins d’un texte contraire, l’autorité qui nomme est aussi celle qui destitue. Quoi qu’il en soit, il traitait de l’article 55 de la Loi d’interprétation du Québec [L.R.Q., ch. I-16], une disposition beaucoup plus générale que celle qui se trouve au paragraphe 24(1) de la loi fédérale, laquelle traite spécifiquement de la nomination d’un fonction-naire public à titre amovible.

[36]Quant  aux  deux décisions sur lesquelles s’appuie le juge, ni l’une ni l’autre ne concerne une personne nommée à titre amovible—Gill se fonde essentiellement sur des considérations reliées à l’indépendance judiciaire et Commission scolaire se fonde essentiellement sur une interprétation de la Loi sur l’instruction publique du Québec [L.R.Q., ch. I‑13.3].

[37]J’en viens ainsi à la conclusion que le ministre de tutelle n’avait pas l’obligation de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de destituer M. Pelletier.

L’équité procédurale

[38]Le juge Lemieux, au paragraphe 33 de ses motifs, écrit que notre Cour, dans Pelletier no 1,

[. . .] a confirmé qu’étant donné que la nomination de M. Pelletier avait été révoquée pour cause d’inconduite, la norme la plus élevée d’équité procédurale s’appliquait. [Mon soulignement.]

[39]Il est revenu à la charge au paragraphe 51 de ses motifs, lorsqu’il écrit :

[. . .] la destitution dont a fait l’objet M. Pelletier n’est pas une destitution sans cause, mais bien une destitution justifiée par l’inconduite de ce dernier, ce qui justifie l’application de la norme la plus élevée d’équité procédurale, comme l’a énoncé la Cour d’appel fédérale. [Mon soulignement.]

[40]C’est là, avec égard, faire une mauvaise lecture de la décision de notre Cour dans Pelletier no 1. Le procureur général avait concédé qu’un certain degré d’équité procédurale s’imposait et que ce degré était « plus élevé » lorsque le motif de révocation était l’inconduite (voir le paragraphe 29 des motifs du juge Pelletier). Le procureur général, cependant, plaidait que ce degré même plus élevé d’équité procédurale n’exigeait pas qu’un avis explicite des motifs d’insatisfaction du gouvernement soit donné, dès lors que M. Pelletier savait ou aurait dû savoir que sa nomination était en péril (voir le paragraphe 30 des motifs du juge Pelletier).

[41]C’est sur le contenu de ce devoir « plus élevé d’équité procédurale » que le débat s’est engagé. La Cour, au paragraphe 39, a jugé que « [l]’équité procédurale requiert, non pas une connaissance par déduction, mais une connaissance actuelle de la menace qui pèse et des raisons qui la sous‑tendent ». Elle a conclu, confirmant ainsi la décision du juge Simon Noël, qu’en l’espèce la preuve avait établi que M. Pelletier n’avait pas la « connaissance actuelle » de la menace qui pesait sur lui.

[42]Cette conclusion à laquelle la Cour en arrive est résumée comme suit au paragraphe 49 des motifs du juge Pelletier :

J’en arrive ainsi à la conclusion que lorsque le gouvernement, dans l’exercice de son pouvoir statutaire de destituer une personne nommée à titre amovible, envisage la possibilité de la destituer pour cause d’inconduite, le devoir d’équité procédurale exige, lorsque cette personne ne sait pas que son poste est en jeu en raison de cette inconduite, qu’elle soit informée de la possibilité d’une destitution et des motifs d’inconduite qui lui sont reprochés et qu’elle se voit offrir l’opportunité de se faire entendre. J’évite à dessin les mots « mesures disciplinaires », car je ne crois pas qu’il soit opportun, dans le contexte de la destitution par la branche exécutive du gouvernement d’une personne nommée à titre amovible, d’importer des concepts généralement associés à un congédiement injuste en droit du travail. [Mon soulignement.]

[43]Bref, dans les circonstances, le décret a été annulé parce que M. Pelletier n’avait pas été informé de la possibilité d’une destitution et des motifs de l’inconduite qui lui étaient reprochés et ne s’était pas vu offrir l’opportunité de se faire entendre. Il n’était pas question, contrairement à la conclusion que tire le juge Lemieux, d’appliquer « la norme la plus élevée d’équité procédurale ». Parce qu’il était destitué pour cause d’inconduite, M. Pelletier avait le droit de savoir, et le droit de se faire entendre, pas plus, pas moins.

[44]Il me paraît opportun, dans ce contexte, de rappeler que lorsqu’il s’agit de la révocation pour quelque motif que ce soit de la nomination d’une personne nommée à titre amovible, le gouvernement ne saurait être assujetti « à l’obligation d’établir un motif valable » (Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 674, cité par le juge Pelletier au paragraphe 34 de ses motifs). Ainsi que le note le juge Pelletier,

Le devoir d’équité procédurale, quel qu’en soit le contenu, s’applique strictement au processus par lequel le gouvernement exerce son pouvoir de destitution; il n’est d’aucune pertinence en ce qui a trait à la substance de la décision elle‑même. Le droit d’être informé et le droit d’être entendu n’emportent pas, par déduction ou autrement, le droit d’être destitué seulement pour des motifs qui rencontrent une norme de rationalité.

[45]Or, c’est précisément ce devoir d’informer et d’entendre qu’a rencontré le ministre en l’espèce : il a informé M. Pelletier, et il lui a donné l’opportunité de se faire entendre. Le ministre s’étant conformé aux exigences d’équité procédurale que lui imposait le juge Simon Noël—exigences plus tard confirmées par notre Cour—, le deuxième décret de destitution devrait en principe être déclaré valide.

[46]Toutefois, de prétendre M. Pelletier, le droit d’être entendu suppose que celui qui entend ne soit pas partial, et la décision rendue sera nulle si preuve est faite d’une crainte raisonnable de partialité du décideur.

[47]Ce à quoi le procureur général répond, que c’est la norme moins contraignante de l’esprit fermé qui s’applique en l’espèce, plutôt que la norme plus contraignante de la crainte raisonnable de partialité.

[48]La destitution d’une personne nommée à titre amovible par le cabinet est une décision essentiellement administrative, de caractère politique et discrétionnaire. Le fait qu’elle soit assujettie à une certaine norme d’équité procédurale et que cette norme soit plus élevée puisque le motif allégué est l’inconduite ne lui enlève d’aucune manière ce caractère. Elle ne revêt ni dans sa forme ni dans son bien‑fondé aucune des caractéristi-ques associées aux décisions judiciaires et aux décisions traditionnellement décrites comme étant quasi‑ judiciaires.

[49]Dans une série d’arrêts dont le dernier en lice est Cie pétrolière Impériale ltée c. Québec (Ministre de l’Environnement), [2003] 2 R.C.S. 624, la Cour suprême du Canada a clairement établi que le contenu de l’obligation d’impartialité varie selon la nature des fonctions d’un décideur administratif et de la question à résoudre. Le contenu se situe entre celui qui est exigé des tribunaux judiciaires et des tribunaux administratifs exerçant des fonctions voisines de celles des tribunaux judiciaires—c’est la crainte raisonnable de partialité—et celui qui est exigé des gestionnaires administratifs comme les ministres, appelés à remplir des fonctions discrétionnaires, à contenu politique—c’est l’esprit fermé.

[50]Ces propos du juge LeBel dans Cie pétrolière Impériale ltée, au paragraphe 31, résument clairement l’état du droit sur cette question :

Le raisonnement de l’appelante traite ainsi le ministre, à toutes fins utiles, comme un juge de l’ordre judiciaire, que son intérêt personnel dans une affaire rendrait apparemment partial aux yeux d’un tiers objectif et correctement informé. On oublie alors que le contenu de l’obligation d’impartialité, tout comme celui de l’ensemble des règles d’équité procédurale, est susceptible de varier pour s’adapter au contexte de l’activité d’un décideur administratif et à la nature de ses fonctions (Baker, précité, par. 21; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, p. 682, la juge L’Heureux‑Dubé; SITBA c. Consolidated‑Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, p. 323‑324, le juge Gonthier; Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, p. 636, le juge Cory). Cette variabilité du contenu effectif des principes de justice naturelle reflète la très grande diversité des situations des décideurs administratifs et des rôles qu’ils sont appelés à jouer, conformément à la volonté des législateurs (Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, 2001 CSC 52, par. 24, la juge en chef McLachlin). Les catégories d’organismes administratifs visés vont du tribunal administratif qui, dans son travail juridictionnel, est très voisin des tribunaux judiciaires, comme par exemple les arbitres de griefs en droit du travail, aux organismes remplissant des tâches multiples, où la fonction juridictionnelle ne constitue qu’un aspect d’attributions [page 647] étendues qui incluent parfois l’exercice de pouvoirs réglementaires. La notion de décideur administratif inclut enfin des gestionnaires administratifs comme des ministres ou des fonctionnaires appelés à remplir des fonctions discrétionnaires, à contenu politique, au sein de l’appareil gouvernemental. L’intensité des obligations que les principes de justice naturelle imposent au décideur administratif dépend alors de la nature des fonctions exercées et de la volonté du législateur. Il faut à chaque fois examiner attentivement l’ensemble des dispositions qui définissent les fonctions d’un décideur administratif et le cadre de son action. Seule cette analyse permet de déterminer le contenu effectif des obligations d’équité procédurale pertinentes. [Mon soulignement.]

[51]Quelques années plus tôt, dans Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, le juge Cory avait également bien expliqué les raisons qui amènent à imposer des normes d’impartialité différentes selon les circonstances, à la page 639 :

Le commentaire publié par Janisch sur l’affaire Nfld. Light & Power Co. v. P.U.C. (Bd.) (1987), 25 Admin. L.R. 196, se révèle à la fois très pertinent et fort utile. Il y fait remarquer que les membres des commissions de services publics, à la différence des juges, n’ont pas à appliquer des principes juridiques abstraits dans le règlement de litiges (à la p. 196). Par conséquent, il ne servirait à rien de les astreindre à l’observation de la norme de la neutralité judiciaire…

En outre, le membre d’une commission qui remplit une fonction d’élaboration des politiques ne devrait pas être exposé à une accusation de partialité du seul fait d’avoir exprimé avant l’audience des opinions bien arrêtées. Cela ne veut pas dire, évidemment, que la conduite des membres d’une commission n’est assujettie à aucune restriction. Il s’agit plutôt de la simple confirmation du principe suivant lequel les tribunaux doivent faire preuve de souplesse face à ce problème, de manière que la norme appliquée varie selon le rôle et la fonction de la commission en cause.

[52]Dans Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, le juge Sopinka expliquait comme suit ce que signifie le concept de « préjugé » ou d’ « esprit fermé », à la page 1197 :

À mon avis, le critère qui se concilie avec les fonctions d’un conseiller municipal et qui permet à ce dernier de remplir ses fonctions politiques et législatives est celui qui exige que les tenants de l’un ou l’autre point de vue soient entendus par des conseillers qu’il est possible de convaincre. Le législateur n’a pu vouloir qu’une audition se tienne devant un organisme qui a déjà pris une décision irrévocable. La partie qui allègue la partialité entraînant l’inhabilité doit établir que l’affaire a en fait été préjugée, de sorte qu’il ne servirait à rien de présenter des arguments contredisant le point de vue adopté. Les déclarations de conseillers individuels, bien qu’elles puissent fort bien créer une apparence de partialité, ne satisfont au critère que si la cour conclut qu’elles sont l’expression d’une opinion finale et irrévocable sur la question. [Mon soulignement.]

Et le juge Sopinka de conclure, à la page 1198 :

C’est donc à tort que le juge a appliqué le critère de la crainte raisonnable de partialité.

[53]On ne nous a cité aucun arrêt de la Cour suprême du Canada qui se rapproche même de loin de la situation qui nous occupe.

[54]Dans Vieux St‑Boniface, il s’agissait de conseillers municipaux. Dans Knight, il s’agissait d’un conseil scolaire. Dans Cie pétrolière Impériale ltée, il s’agissait du ministre de l’Environnement du Québec agissant en vertu de pouvoirs que lui conférait la Loi sur la qualité de l’environnement [L.R.Q., ch. Q-2] et « les principes d’équité procédurale pertinents à la situation, codifiés d’ailleurs [. . .] par la Loi sur la justice adminis-trative, exigeaient seulement qu’il exécute les obligations procédurales prévues par la loi et qu’il considère avec soin et attention les observations de l’administré » (au paragraphe 39). Dans Newfoundland Telephone Co., il s’agissait d’un membre du Board of Commissioners of Public Utilities chargé de réglementer la Newfoundland Telephone Company Ltd. Dans Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, une autre décision citée par l’intimée, il s’agissait de l’abolition du poste d’un haut fonctionnaire nommé à titre inamovible.

[55]Dans cette affaire‑ci, aucune législation ne vient encadrer les pouvoirs du ministre de tutelle. Nous nous trouvons en présence d’une décision du cabinet prise à l’instigation discrétionnaire d’un ministre et visant la destitution d’une personne nommée à titre amovible, donc d’une personne dont le statut est par définition précaire. Il s’agit ici, très certainement, d’une décision administrative « discrétionnaire, à contenu politique », (pour reprendre les mots du juge LeBel dans Cie pétrolière Impériale ltée), qui est astreinte, tout au plus, à la norme de l’esprit fermé (voir Cougar Aviation Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), [2000] A.C.F. no 1946 (C.A.) (QL), au paragraphe 36).

[56]L’intimé fait grand état de la distinction apportée dans Newfoundland Telephone Co. entre les propos tenus par un membre de la Commission avant le début de l’enquête ou au stade de l’enquête—où c’est la norme de l’esprit fermé qui s’applique (voir pages 642 et 645)—et ceux tenus « [u]ne fois rendue l’ordonnance exigeant la tenue de l’audience »—où c’est la norme de la crainte raisonnable de partialité qui s’applique (voir pages 644 et 645). Il s’agissait dans cette affaire d’une enquête formelle, suivie d’une audience formelle, et ce dans un cadre législatif précis. Ainsi qu’il ressortira de l’examen du processus suivi en l’espèce, aucune comparaison valable ne saurait être faite entre cette affaire et la nôtre.

[57]Le juge Lemieux a donc erré en droit lorsqu’il a appliqué la norme plus élevée d’équité procédurale—la crainte raisonnable de partialité—plutôt que la norme moins élevée—l’esprit fermé.

[58]Qui dit erreur de droit dans le choix de la norme applicable, dit obligation pour une cour d’appel de se former sa propre opinion, après avoir elle‑même examiné les faits en appliquant la norme appropriée. C’est précisément ce que je m’apprête à faire (Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43).

L’esprit fermé, en l’espèce

[59]Le processus décisionnel, ici, est particulier et sort des modèles établis. Nous sommes au cœur du monde politique et hormis les exigences minimales d’équité procédurale décrites plus haut, il s’agit d’un monde dans lequel les tribunaux évitent de s’immiscer.

[60]Il s’agit d’abord d’une décision du cabinet. Cette décision, par sa nature même, est collective et le processus qui y mène est secret. De l’esprit fermé de qui s’agit‑il? Du cabinet? Du ministre de tutelle? Et comment en fait‑on la preuve? Je suis prêt à accepter, ici, que l’esprit du ministre de tutelle est des plus significatif, encore qu’il ne soit pas nécessairement déterminant.

[61]Il s’agit ensuite d’une décision qui est déjà prise par le ministre de tutelle au moment où il en informe l’intéressé, bien qu’elle ne soit pas finale et qu’elle doive encore être sanctionnée par le cabinet. En d’autres termes, le ministre de tutelle a déjà formé son opinion au moment où il donne la chance à l’intéressé de se manifester. Un ministre ne s’aventure pas dans un processus de destitution sans s’être d’abord convaincu qu’il y a matière à destitution.

[62]Il s’agit enfin d’une « audience » tout à fait informelle, qui permet tout au plus à l’intéressé d’inciter le ministre à revenir sur sa décision. Le ministre, quand bien même les explications de l’intéressé seraient bien fondées, n’est nullement tenu de modifier sa décision non plus que d’expliquer pourquoi il refuse de la modifier. C’est là pourquoi toute comparaison avec l’affaire Newfoundland Telephone Co., où il y avait enquête, avis d’audience et audience formelles est boiteuse.

Que s’est‑il passé en l’espèce?

[63]Le ministre de tutelle a pris la décision de recommander au cabinet la destitution de M. Pelletier. Sa décision était dès lors arrêtée, mais il se réservait le loisir de la modifier une fois connues les représentations de l’intéressé. Aussi, lorsqu’il dit en Chambre des communes, le 21 novembre 2005, que « les motifs qui existaient en mars 2004 pour destituer M. Pelletier sont toujours valables » et qu’ « il est évident que M. Pelletier n’a plus notre confiance pour présider le conseil de VIA Rail », il ne fait que décrire la réalité du moment. Le concept d’« esprit fermé » n’est donc pas entré en jeu à ce stade du processus. J’ajouterai que de toute manière je crois qu’il faut se garder d’attribuer un poids démesuré à des réponses impromptues données en Chambre par un ministre dans le feu de la période de questions.

[64]C’est au moment de l’audience que devra s’apprécier la question de savoir si le ministre avait l’esprit fermé. Or, la transcription des propos échangés à l’audience révèle que le ministre s’est excusé de certains propos qu’il avait jadis prononcés, s’est interrogé de vive voix sur l’effet des incidents ayant mené à la destitution passée de M. Pelletier et s’est engagé à réfléchir sur la question à tête reposée. L’extrait suivant est significatif (D.A., vol. 3, page 363) :

Me SUZANNE COTE :

Moi, j’ai une question pour vous. Dans quel délai peut‑on espérer recevoir des nouvelles suite à cette rencontre?

L’HONORABLE JEAN‑C. LAPIERRE :

Je ne sais pas, je vais devoir réfléchir à ce que j’ai entendu et tout. J’imagine dans un délai raisonnable.

Me SUZANNE COTE :

Et pour vous, un délai raisonnable, est‑ce que [. . .] pour certaines personnes, ça peut être quelques jours, d’autres personnes c’est quelques semaines.

L’HONORABLE JEAN‑C. LAPIERRE :

C’est parce que [. . .] Ecoutez [. . .] Il faut que je fasse ça à tête reposée, que je fasse le tour de la question.

[65]Je ne vois pas comment, dans les circonstances, il soit possible d’affirmer que le ministre avait l’esprit fermé. Je note, de surcroît, que c’est l’intimé lui‑même qui pressait le ministre de rendre sa décision dans les plus brefs délais. Je note aussi, ce qui n’est pas sans importance puisqu’il s’agit ultimement d’une décision du cabinet, que participait à l’audience la ministre Lucienne Robillard, à l’égard de laquelle aucune allégation d’esprit fermé n’a été formulée.

Dispositif

[66]Pour les raisons qui précèdent, je serais d’avis d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement de la Cour fédérale et, rendant le jugement que celle‑ci aurait dû rendre, de rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimé et de maintenir la validité du décret de destitution de M. Pelletier pris le 22 décembre 2005.

[67]J’accorderais à l’appelant ses dépens en Cour fédérale et devant cette Cour.

Le juge Létourneau, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge NoëL, J.C.A. : Je suis d’accord.

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