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IMM‑4055‑06

2007 CF 240

Rodon Elezi (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Elezi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge de Montigny—Montréal, 15 février; Ottawa, 1er mars 2007.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention —  Évaluation des risques avant renvoi (ERAR) — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle la demande d’évaluation des risques avant renvoi a été rejetée —  L’agent d’ERAR a refusé de tenir compte de 20 des 30 documents produits au soutien de la demande parce qu’il ne s’agissait pas d’éléments de preuve nouveaux au sens de l’art. 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés —  L’agent d’ERAR a appliqué l’art. 113a) d’une manière déraisonnable —  Les éléments de preuve produits étaient très probants —  L’agent aurait dû prendre en compte au moins certains éléments de preuve parce qu’ils contenaient des renseignements qui allaient au‑delà d’une simple répétition de ce que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait déjà devant elle —  Demande accueillie.

Interprétation des lois —  L’art. 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) précise quels renseignements peuvent être produits dans le cadre d’une demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR) —  L’art. 113a) comporte trois volets qui doivent être lus en tant que propositions disjonctives et être considérés comme trois éventualités distinctes —  Le fait qu’un document soit apparu après la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ne suffira pas à en faire un élément de preuve nouveau au sens de l’art. 113a) —  La nature, l’utilité et la crédibilité des renseignements peuvent être prises en compte pour déterminer s’ils peuvent être considérés comme de nouveaux éléments de preuve —  Une interprétation étroite de l’art. 113a) de façon à permettre à l’agent d’ERAR d’exclure des éléments de preuve au motif qu’ils sont techniquement irrecevables serait incompatible avec les objectifs du législateur quant à la façon dont la LIPR doit être interprétée et mise en œuvre.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur a été rejetée. L’agent d’ERAR a refusé de tenir compte de 20 des 30 documents que le demandeur a produits au soutien de sa demande parce qu’il ne s’agissait pas d’éléments de preuve nouveaux au sens de l’alinéa 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Six de ces 20 documents étaient des lettres non datées et les 14 autres documents étaient antérieurs à la décision de la Commission.

Jugement : la demande doit être accueillie.

L’alinéa 113a), qui précise quels éléments de preuve peuvent être produits dans le cadre d’une demande, comporte trois volets qui doivent être lus en tant que propositions disjonctives et être considérés comme trois éventualités distinctes. Le premier volet vise les éléments de preuve qui sont postérieurs à la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (rejetant la demande d’asile du demandeur) et les deuxième et troisième volets s’appliquent aux éléments de preuve qui sont antérieurs à cette décision. Les éléments de preuve qui existaient avant la décision défavorable de la Commission requièrent une explication avant de pouvoir être admis. Les éléments de preuve qui sont postérieurs à la décision de la Commission doivent se rapporter à des faits nouveaux concernant soit la situation ayant cours dans le pays, soit la situation personnelle du demandeur pour être admissibles. Le simple fait qu’un élément de preuve soit apparu après le rejet par la Commission d’une demande d’asile ne suffira pas en tant que tel à faire de cet élément un élément de preuve nouveau au sens de l’alinéa 113a). La nature des renseignements produits, leur utilité pour le dossier et la crédibilité de leur source sont tous des facteurs qui peuvent et devraient être pris en compte afin de déterminer s’ils peuvent être considérés comme de nouveaux éléments de preuve lorsqu’ils semblent avoir été créés après la décision de la Commission.

L’agent d’ERAR a appliqué l’alinéa 113a) d’une manière déraisonnable. Les éléments de preuve que le demandeur a produits étaient très probants et, dans une large mesure, ils réfutaient toutes les conclusions tirées par la Commission contre lui. Même si ces documents ne faisaient pas état de nouveaux risques en tant que tels, l’agent d’ERAR aurait dû néanmoins en prendre certains en considération. Les lettres non datées contenaient des renseignements qui allaient au‑delà d’une simple répétition de ce que la Commission avait déjà devant elle, et elles étaient des éléments de preuve nouveaux au sens de l’alinéa 113a). De plus, l’agent d’ERAR a commis une erreur lorsqu’il a exclu les éléments de preuve qui était antérieurs à la décision de la Commission. Ces documents étaient extrêmement utiles pour l’évaluation de la demande d’asile du demandeur, mais il aurait été difficile, dans les circonstances, de croire que celui‑ci aurait pu raisonnablement les présenter à la Commission seulement trois mois après son arrivée au Canada.

Enfin, même si le demandeur aurait dû produire certains des éléments de preuve qui ont été exclus plus tôt, cela ne devrait pas dispenser l’agent d’ERAR de faire preuve de discernement en tenant compte d’éléments de preuve aussi critiques et directs en affirmant simplement que cette preuve est techniquement irrecevable. Une interprétation aussi étroite de l’alinéa 113a) serait incompatible avec les objectifs qu’avait à l’esprit le législateur quant à la façon dont la LIPR doit être interprétée et mise en œuvre.

Quatre questions relatives à la bonne interprétation de l’alinéa 113a) ont été certifiées.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(3)d),f), 96, 97, 113a).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437; Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1385.

décision examinée :

Mendez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 111.

décisions citées :

Pandher c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 80; Zolotareva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1274; Figurado c. Canada (Solliciteur général), [2005] 4 R.C.F. 387; 2005 CF 347; Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1379; Yousef c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 864; Aivani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1231.

doctrine citée

Waldman, Lorne. Immigration Law and Practice, 2e éd., feuilles mobiles. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2005.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agent d’évaluation des risques avant renvoi a rejeté la demande du demandeur et dans laquelle il a refusé de tenir compte de 20 des 30 documents que le demandeur a produits parce qu’il ne s’agissait pas d’éléments de preuve nouveaux au sens de l’alinéa 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.

ont comparu :

Peter Shams pour le demandeur.

Lynne Lazaroff pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier :

Saint‑Pierre, Grenier, S.E.N.C., Montréal, pour le demandeur.

Le sous‑procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par

[1]Le juge de Montigny : Rodon Elezi a demandé l’asile après avoir fui son pays d’origine, l’Albanie. Après que la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) eut rejeté sa demande d’asile, M. Elezi a sollicité un examen des risques avant renvoi (ERAR). Le 20 juin 2006, un agent d’ERAR a rejeté sa requête. Il s’agit ici du contrôle judiciaire de la décision de l’agent.

[2]Pour plusieurs raisons qui seront exposées ci‑après, j’ai décidé de faire droit à la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Elezi, d’annuler la décision de l’agent et de renvoyer l’affaire à un autre agent.

LES FAITS

[3]M. Elezi, un ressortissant albanais, est né en 1975 à Lushnje, en Albanie. Il est arrivé au Canada le 21 juin 2004 et a demandé l’asile à la frontière. Il dit que, s’il est renvoyé en Albanie, il sera assassiné par des extrémistes qui voudront le punir parce qu’il a appuyé le Parti démocratique de sa localité.

[4]L’exposé circonstancié accompagnant le Formulaire de renseignements personnels de M. Elezi fait remonter les événements à l’exécution de son grand‑ père, en 1948, par les communistes, qui l’accusaient de propager des « idées intellectuelles anticommunistes ». Durant le règne du Parti communiste, tous les biens ont été confisqués et la famille a été envoyée dans un camp de travail, à Lushnje. M. Elezi et sa sœur ont souffert de discrimination durant leur enfance en raison du passé politique de leur famille.

[5]Au début des années 90, le mouvement démocra-tique gagna du terrain en Albanie. Le père et l’oncle de M. Elezi ont fondé la section du Parti démocratique de Lushnje, et M. Elezi s’est lui‑même investi politique-ment en joignant, en septembre 1993, le Forum démocratique de la jeunesse. À la fin de 1996, il a également commencé à travailler comme conseiller juridique pour le Conseil de district de Lushnje, au sein de la Commission pour la restitution des biens et pour l’indemnisation des ex‑propriétaires (la Commission pour la restitution). La Commission pour la restitution venait en aide aux gens dont les biens avaient été saisis par les Communistes lorsqu’ils étaient au pouvoir.

[6]M. Elezi dit que, en mars 1997, des extrémistes ont incendié son bureau à la Commission pour la restitution, ainsi que des centaines de dossiers qui s’y trouvaient, et qui contenaient des documents fonciers remontant à 1945. Après l’incendie, M. Elezi a tenté de reconstituer les dossiers pour que les gens dont les biens avaient été volés puissent être indemnisés. Mais, en décembre 1997, des hommes se sont présentés à son bureau et l’ont menacé de mort. Après avoir reçu d’autres menaces par téléphone, il a décidé de partir pour la Grèce en janvier 1998, mais il dut revenir en Albanie quelques semaines plus tard parce que la durée de validité de son visa n’était que d’un mois.

[7]M. Elezi dit que, en octobre 2000, le Parti socialiste a remporté par fraude les élections locales. Il dit que des groupes criminels ont aidé ce parti, notamment un groupe dirigé par un homme du nom de Aldo Bare. Plusieurs mois plus tard, M. Elezi fut démis de ses fonctions et a été remplacé par un membre du Parti socialiste. Cependant, il a continué de recevoir des menaces de la part de gens qui lui imputaient la perte des biens qu’ils avaient saisis illégalement à l’origine durant la période du régime communiste.

[8]En novembre 2001, M. Elezi a fui en Italie, mais les autorités italiennes l’ont renvoyé en Albanie deux jours plus tard. Il cherchait constamment à partir puis, en décembre 2002, il a communiqué avec une personne pour qu’elle le fasse passer au Canada. En janvier 2003, il s’est envolé pour l’Équateur, en route pour le Canada. Cependant, au bout de cinq mois, le passeur lui a dit que les mesures de sécurité étaient trop serrées pour qu’il puisse le conduire au Canada. Encore une fois, il est revenu en Albanie.

[9]Les principaux événements au soutien de la demande d’asile de M. Elezi concernent les élections tenues à Lushnje en octobre 2003. En vue des élections, le Parti démocratique nomma le père de M. Elezi président de la commission électorale locale. D’autres menaces furent alors proférées contre la famille. Ces menaces s’adressaient à M. Elezi, étant donné que sa sœur avait alors émigré aux États‑Unis. Les militants du Parti socialiste ont constamment exercé des pressions sur le père de M. Elezi pour qu’il les aide à « remporter » les élections. Quand le père refusa de falsifier les résultats électoraux, ils lui ont dit qu’ils avaient des contacts au Service du renseignement et au service de police de l’Albanie et qu’ils élimineraient son fils.

[10]Le 10 septembre 2003, M. Elezi fut battu par trois hommes alors qu’il se rendait à une manifestation du Parti démocratique. Avant de partir, les hommes lui auraient dit : [traduction] « Transmets nos salutations à ton père de la part du groupe, et n’oublie pas que nous nous souviendrons de tous les mauvais coups que vous nous avez faits. Ce n’est que le début. La prochaine fois, c’est de cela que nous nous servirons »—et ils auraient montré leurs fusils à M. Elezi. M. Elezi dit que deux policiers ont été témoins de l’agression et n’ont rien fait pour l’aider.

[11]En octobre 2003, le candidat du Parti démocratique, M. Kadri Gega, remportait les élections et devenait maire de Lushnje. M. Elezi s’est alors caché au domicile de sa famille et a demandé à celle‑ci de propager la rumeur selon laquelle il avait déjà quitté le pays. Il n’a en réalité quitté le pays qu’en février 2004, pour demeurer chez un ami en Italie durant deux mois. Cet ami lui a prêté de l’argent et lui a obtenu un faux passeport italien, dont M. Elezi s’est servi pour se rendre au Canada. Le 19 juin 2004, M. Elezi prenait le train à Turin pour Paris. Le lendemain, il s’envolait pour Montréal.

[12]M. Elezi dit que sa famille reçoit encore des menaces de criminels, qui affirment qu’ils assassineront M. Elezi pour se venger de son père qui n’a pas voulu aider le Parti socialiste à remporter les élections de 2003. Il dit que sa famille croit ces menaces parce que les mêmes personnes ont tenté d’assassiner l’oncle de M. Elezi, Kamber Elezi, en octobre 1998. Son oncle a fui au Canada et a réussi à obtenir l’asile ici.

[13]La Commission a rejeté la demande d’asile de M. Elezi le 28 octobre 2004. Elle ne l’a pas jugé crédible, en regard de son témoignage portant sur les fonctions qu’il exerçait au sein de la Commission pour la restitution en Albanie. Selon elle, il ne travaillait pas vraiment pour la Commission pour la restitution, parce qu’il n’avait pas pu mentionner à la Commission la date à laquelle elle avait été constituée, ni par quel parti politique. La Commission a aussi jugé qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention [Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] parce qu’il n’avait aucune crainte subjective : il avait attendu six mois pour partir après avoir été agressé, il était passé par plusieurs pays où il aurait pu solliciter l’asile avant d’arriver au Canada, et il était retourné dans la même ville toutes les fois qu’il était revenu en Albanie après avoir tenté de fuir. Finalement, la Commission a conclu que la vengeance n’est pas un motif couvert par la Convention, et que le gouvernement albanais était en mesure de protéger M. Elezi contre les menaces qu’il recevait.

[14]Le 3 mars 2005, la Cour a rejeté la demande d’autorisation de contrôle judiciaire présentée par M. Elezi à l’encontre de la décision de la Commission. Il a sollicité un ERAR, qui a été refusé le 20 juin 2006. Le 7 août 2006, la Cour a accordé à M. Elezi un sursis d’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre lui, et cela, jusqu’à ce qu’elle statue sur sa demande de contrôle judiciaire.

LA DÉCISION CONTESTÉE

[15]L’agent d’ERAR est arrivé à la conclusion que, sur les 30 documents produits par M. Elezi au soutien de sa demande d’ERAR, il ne tiendrait pas compte des 20 premiers parce qu’il ne s’agissait pas de faits nouveaux aux fins de l’alinéa 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Les six premiers documents produits par M. Elezi n’étaient pas datés, et il était donc impossible de savoir s’ils étaient ou non antérieurs à la décision de la Commission. En tout état de cause, selon l’agent, les faits relatés dans ces documents étaient tous connus de leurs auteurs et de M. Elezi lorsque celui‑ci avait déposé sa demande d’asile auprès de la Commission. Par conséquent, il était raisonnable de penser que M. Elezi aurait pu les présenter à la Commission. Quant aux 14 autres documents, ils étaient tous antérieurs à la décision de la Commission, de telle sorte que M. Elezi aurait dû les produire plus tôt.

[16]Après avoir exclu l’ensemble de la preuve susmentionnée, l’agent a conclu que le crime organisé constitue une menace générale pour tous les Albanais et que le risque couru par M. Elezi n’était pas un risque personnalisé. Par ailleurs, même si, d’après la preuve documentaire, les services policiers, judiciaires et administratifs de l’Albanie sont minés par la corruption et l’inefficacité, les autorités du pays luttent contre la criminalité et la corruption du mieux qu’elles le peuvent. Par conséquent, M. Elezi n’a pas établi l’absence de protection étatique.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[17]Le demandeur a soulevé plusieurs questions se rapportant à la décision de la Commission. On peut ramener les questions en litige aux quatre suivantes :

a) Quelle est la norme de contrôle applicable?

b) L’agent a‑t‑il commis une erreur en refusant d’accepter les 20 documents en tant que faits nouveaux aux fins de l’alinéa 113a) de la LIPR?

c) L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son analyse du risque personnalisé?

d) L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son analyse de la protection étatique?

[18]Comme je suis arrivé à la conclusion que la Commission a commis une erreur dans l’application de l’alinéa 113a), et parce que cet aspect est déterminant pour la demande, il ne sera pas nécessaire d’examiner les troisième et quatrième questions.

L’ANALYSE

[19]Avant d’examiner les questions énoncées au paragraphe précédent, je dois dire quelques mots à propos d’une lettre que M. Elezi a jointe à sa demande de contrôle judiciaire. Elle est rédigée par M. Ilir Bano, un député du Parlement albanais, qui explique que, si maintes lettres du dossier de demande de M. Elezi ne sont pas datées, c’est parce que leurs auteurs suivaient simplement la coutume albanaise. M. Elezi dit que, s’il a inclus la lettre de M. Bano dans son dossier de demande, c’était pour réagir au scepticisme de l’agent d’ERAR concernant les lettres non datées.

[20]La Cour a reconnu à maintes reprises que le contrôle judiciaire d’une décision doit être fondé uniquement sur la preuve qui était devant le décideur : voir par exemple les jugements suivants : Pandher c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 80; Zolotareva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1274. Je dois donc écarter ce document, car il ne faisait pas partie du dossier quand l’agent d’ERAR a rendu sa décision.

a) La norme de contrôle

[21]Il est maintenant bien établi que la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à une décision d’ERAR, quand cette décision est examinée dans son ensemble, comme un tout, est la norme de la décision raisonnable : Figurado c. Canada (Solliciteur général), [2005] 4 R.C.F. 387 (C.F.). Tout en souscrivant à cette norme, le juge Richard Mosley en a précisé les contours dans le jugement Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437. Après avoir fait une analyse pragmatique et fonctionnelle des dispositions législatives applicables, il est arrivé à la conclusion, au paragraphe 19 de ce jugement, que « la norme de contrôle applicable aux questions de fait devrait être, de manière générale, celle de la décision manifestement déraisonnable; la norme applica-ble aux questions mixtes de droit et de fait, celle de la décision raisonnable simpliciter; et la norme applicable aux questions de droit, celle de la décision correcte ».

[22]Dans l’appréciation des faits nouveaux dont il est question à l’alinéa 113a), il faut considérer deux questions distinctes. La première est celle de savoir si l’agent a commis une erreur lorsqu’il a interprété la disposition elle‑même. C’est là une question de droit, à laquelle s’applique la norme de la décision correcte. Si l’agent n’a commis aucune erreur dans l’interprétation de la disposition, alors la Cour doit encore se demander s’il a commis une erreur dans sa manière d’appliquer la disposition aux circonstances particulières de l’espèce. C’est là une question mixte de droit et de fait, à laquelle s’applique la norme de la décision raisonnable simpliciter.

b) L’alinéa 113a)

[23]L’alinéa 113a) de la LIPR prévoit ce qui suit :

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

[24]Selon M. Elezi, étant donné que les trois volets de l’alinéa 113a) sont séparés par la conjonction « ou », ils devraient être considérés comme trois cas distincts où le demandeur peut présenter des éléments de preuve nouveaux. Autrement dit, il affirme que les propositions énoncées dans l’alinéa 113a) sont des propositions disjonctives. Appliquant cette notion à la présente espèce, il dit que les 20 nouveaux documents s’accordent avec le premier volet de l’alinéa 113a)— « des éléments de preuve survenus depuis le rejet ». Ainsi, selon l’argument de M. Elezi, il importe peu de savoir si les éléments de preuve étaient raisonnablement accessibles lors de l’audience le concernant, ou s’il aurait pu les produire plus tôt.

[25]Au soutien de son argument, M. Elezi invoque le jugement Mendez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 111, dans lequel le juge Douglas Campbell a fait droit à la demande de contrôle judiciaire présentée par un demandeur d’asile mexicain. Dans cette affaire, les faits nouveaux ou preuves nouvelles consistaient en des documents provenant d’un demandeur qui s’était trouvé dans la même situation et dont la demande d’asile avait été accordée (la preuve Flores). M. Mendez avait tenté de joindre la preuve Flores à sa demande d’ERAR pour prouver que, contrairement à la conclusion de la Commission, les professionnels de la santé au Mexique exerçaient une discrimination contre les hommes homosexuels atteints du VIH/SIDA. Selon le juge Campbell, l’une des lettres comprises dans l’assortiment de preuves portait une date postérieure à la décision de la Commission concernant le cas de M. Mendez. Il était donc erroné de traiter cette lettre de la même façon que le reste de la preuve Flores. Le juge Campbell s’est exprimé ainsi, aux paragraphes 17 et 18 :

Comme je l’ai mentionné au cours de l’audition de la présente demande, à mon avis, l’agent d’ERAR a commis une erreur dans l’application de l’alinéa 113a) à l’égard de la lettre signée par M. Flores. L’alinéa 113a) exige qu’une décision soigneuse soit rendue à l’égard de l’admissibilité de la preuve quant aux trois motifs prévus. À mon avis, il est nécessaire d’être précis lorsque l’on tire une conclusion suivant cette disposition, étant donné qu’il y a d’importantes ramifications à la décision rendue à l’égard des risques auxquels un demandeur en particulier sera exposé. À mon avis, l’agent d’ERAR n’a pas répondu à l’attente à cet égard.

La lettre de M. Flores datée du 17 mars 2004 est clairement postérieure à la décision rendue par la Commission dans la présente affaire. Il semble que l’agent d’ERAR n’a pas compris ce fait puisqu’il a mis cette lettre dans la même catégorie que les éléments de preuve présentés qui étaient antérieurs à la décision de la Commission. J’estime que, en raison de cette erreur, l’agent d’ERAR n’a pas compris l’argument de rectification présenté par le demandeur à l’égard des risques, et qu’il n’a par conséquent pas tiré une conclusion claire à cet égard.

[26]Je suis disposé à admettre que l’alinéa 113a) mentionne trois possibilités distinctes et que ces trois volets doivent être lus en tant que propositions disjonctives. Si l’emploi de la conjonction « ou » doit avoir un sens, alors les trois volets de l’alinéa 113a) doivent manifestement être considérés comme trois éventualités distinctes. Le premier volet concerne les éléments de preuve qui sont postérieures à la décision de la Commission, mais les deuxième et troisième volets concernent de toute évidence les éléments de preuve qui sont antérieures à sa décision. Seules les éléments de preuve qui existaient avant la décision défavorable de la Commission requièrent une explication avant de pouvoir être admises dans une demande d’ERAR. Quant aux éléments de preuve dont l’existence est postérieure à la décision de la Commission, elles ne requièrent aucune explication. Le simple fait qu’elles n’existaient pas à l’époque où la décision a été rendue suffit à établir qu’elles n’auraient pas pu être présentées plus tôt à la Commission.

[27]Cela dit, un élément de preuve n’entrera pas dans la première catégorie, ni ne sera qualifiée de nouveau du seul fait qu’elle porte une date postérieure à la décision de la Commission. Si tel était le cas, une demande d’ERAR pourrait facilement être transformée en un appel à l’encontre de la décision de la Commission. Un demandeur d’asile débouté pourrait aisément réunir des preuves documentaires et des affidavits nouveaux de nature à réfuter les conclusions de la Commission et à faire prévaloir son récit. C’est précisément la raison pour laquelle la jurisprudence insiste pour que les nouveaux éléments de preuve se rapportent à des faits nouveaux, concernant soit la situation ayant cours dans le pays, soit la situation personnelle du demandeur, au lieu de mettre l’accent sur la date à laquelle les éléments de preuve sont apparus. Voir par exemple les jugements suivants : Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1379; Yousef c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 864; Aivani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1231.

[28]Le juge Mosley a entendu un argument parfaitement identique, celui que l’avocat de M. Elezi avance aujourd’hui, dans le jugement Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1385. Invoquant le jugement Mendez, précité, la partie demanderesse dans Raza avait fait valoir que l’alinéa 113a) prévoyait la recevabilité de trois types d’éléments de preuve distincts et nouveaux et que seuls les deuxième et troisième types nécessitaient une explication des raisons pour lesquelles les éléments de preuve en question n’avaient pas été présentées à la Commission. S’agissant des nouveaux éléments de preuve du premier type, celles qui se manifestaient après la décision défavorable de la Commission, les demandeurs Raza faisaient valoir que l’unique condition était qu’elles devaient avoir été créées après la date de la décision de la Commission.

[29]Le juge Mosley a rejeté séance tenante cet argument. Il s’est exprimé ainsi, aux paragraphes 22 et 23 :

Il faut se rappeler que le rôle de l’agent d’ERAR n’est pas de revoir les conclusions de fait et les conclusions relatives à la crédibilité qui ont été tirées par la Commission, mais bien d’examiner la situation actuelle. Lorsqu’il évalue les « nouvelles informations », ce n’est pas seulement la date du document qui est importante, mais également la question de savoir si l’information est importante ou sensiblement différente de celle produite précédemment : Selliah, précitée, au paragraphe 38. Lorsque des renseignements [traduction] « récents » (c.‑à‑d. des renseignements postérieurs à la décision initiale) font simplement écho à des renseignements produits antérieurement, il est peu probable que l’on conclut que la situation dans le pays a changé. La question est de savoir s’il y a de nouveaux renseignements « essentiels » : Yousef, précitée, au paragraphe 27.

En l’espèce, même si la preuve des demandeurs a été créée après la décision relative à la demande d’asile, il n’y a rien dans la lettre, dans les affidavits ou dans les articles qui est sensiblement différent de l’information qui avait été présentée à la Commission. Comme l’agent l’a affirmé, la lettre et les affidavits [traduction] « parlent seulement des aspects de la situation des demandeurs que la Commission a pris en considération », [traduction] « ne font état d’aucun nouveau risque » et constituent [traduction] « essentiellement une répétition des renseignements présentés à la Commission ». Dans ces circonstances, il n’était pas manifestement déraisonnable que l’agent se demande pourquoi ces éléments de preuve n’avaient pas été présentés précédemment. En ce qui concerne les articles en particulier, l’agent a souligné qu’ils sont [traduction] « de nature générale » et qu’ils ne [traduction] « parlent pas des aspects importants de la demande ».

[30]Je souscris pleinement aux conclusions du juge Mosley et je les fais miennes ici. Le simple fait qu’un élément de preuve soit apparu après le rejet par la Commission d’une demande d’asile ne suffira pas en tant que tel à faire de cette preuve un élément de preuve nouveau aux fins de l’alinéa 113a). D’autres facteurs doivent être pris en compte lorsqu’on se demande si la preuve que l’on entend produire est apparue après la décision de la Commission. Il ne faut pas oublier que l’interprétation et la mise en œuvre de cette disposition, comme des autres dispositions de la LIPR, doivent avoir pour effet « d’assurer que les décisions prises en vertu de la présente loi sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés », et « de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de la personne dont le Canada est signataire » (alinéas 3(3)d) et f) de la LIPR).

[31]J’en arrive à la manière dont l’agent d’ERAR a appliqué l’alinéa 113a) aux circonstances de la présente affaire. Après une simple lecture de la décision de l’agent, il n’est pas évident que celui‑ci a interprété erronément l’alinéa 113a), car les motifs qu’il a exposés ne sont pas très détaillés. Cependant, je suis d’avis qu’il a appliqué cette disposition d’une manière déraison-nable, eu égard aux circonstances de la présente affaire et à la nature des preuves produites.

[32]Il est utile, à ce stade, d’examiner en détail la nature des preuves que l’agent d’ERAR a exclues. Ce n’est qu’après cela qu’il sera possible de savoir véritablement si sa décision est ou non raisonnable. Les documents non datés sont tous des lettres, accompa-gnées de photocopies des passeports de leurs auteurs respectifs.

[33]La première lettre provient de M. Rifat Demiri, un avocat albanais, ami du père de M. Elezi. Il a confirmé que, contrairement aux conclusions de la Commission, M. Elezi travaillait bel et bien pour la Commission pour la restitution, et qu’il avait été battu et menacé par le « gang de Lushnja ». Les deuxième et troisième lettres proviennent de Nikan Gjeci et Altin Kreci, qui sont tous deux des amis de M. Elezi. Ils ont été témoins de la correction administrée au demandeur en septembre 2003.

[34]La quatrième lettre vient de M. Kadri Gega, le maire de Lushnje, qui a remporté les élections locales de Lushnje en octobre 2003. Il connaît personnellement M. Elezi, puisqu’ils ont travaillé ensemble au sein du personnel du conseil exécutif régional de 1997 à 2000. Il croit que M. Elezi n’est en sûreté nulle part en Albanie et que la police ne peut pas le protéger.

[35]La cinquième lettre vient de M. Ilir Bano, un député du Parlement albanais. Il connaît personnellement M. Elezi parce que son père était président du personnel électoral de M. Bano. Il écrit lui aussi que M. Elezi a été agressé le 10 septembre 2003 et qu’il croit que la police n’est pas en mesure de protéger les citoyens contre les groupes mafieux.

[36]La sixième lettre provient des parents de M. Elezi et confirme tous les détails principaux du récit de leur fils.

[37]M. Elezi a aussi produit divers documents dont la date précède celle de la décision de la Commission. Il s’agit de la note d’un dentiste, qui confirme qu’il a soigné M. Elezi chez lui le soir du 10 septembre 2003, ainsi que de documents se rapportant au travail de M. Elezi auprès de la Commission pour la restitution et prouvant qu’il avait effectivement travaillé à cet endroit. L’agent d’ERAR a également laissé de côté un article concernant Emir Dobjani, le médiateur albanais. M. Elezi a produit ce document parce que la Commission écrivait qu’il aurait dû communiquer avec un médiateur avant de fuir l’Albanie. L’article citait M. Dobjani, qui préconisait que certains groupes—notamment les gens dont les vies sont menacées pour cause de vengeance— devraient pouvoir demander l’asile en dehors de l’Albanie.

[38]Toutes ces preuves sont évidemment très probantes et, dans une large mesure, elles réfutent toutes les conclusions tirées par la Commission contre M. Elezi. Si M. Elezi avait communiqué ces preuves à la Commission durant l’audience le concernant, la Commission aurait très probablement rédigé une décision très différente. Or, ces documents ne font pas état de risques nouveaux en tant que tels. Les risques évoqués étaient les mêmes que ceux que M. Elezi avaient allégué au cours de l’audience tenue devant la Commission. Était‑il alors raisonnable pour l’agent d’ERAR d’exclure tous ces documents pour ce motif? Selon moi, non.

[39]Je crois que l’agent d’ERAR aurait dû considérer au moins quelques‑uns de ces documents, en application du premier volet de l’alinéa 113a) de la LIPR. D’abord, les lettres semblent avoir été rédigées après la décision de la Commission. Elles ont été notariées après la décision de la Commission, et la date apparaissant sur les enveloppes dans lesquelles elles ont été envoyées est, elle aussi, postérieure à la date de la décision de la Commission. Plus important encore, cependant, je crois que l’agent aurait dû déclarer recevables les lettres non datées, parce qu’elles renferment des renseignements qui vont au‑delà d’une simple répétition de ce que la Commission avait déjà devant elle. Contrairement aux rapports sur la situation ayant cours dans le pays et aux autres preuves documentaires de caractère général, les six lettres qui ont été exclues ont toutes trait directement à M. Elezi. Les lettres de ses amis sont des témoignages de première main qui confirment son récit. Encore plus révélatrices sont les lettres d’agents de l’État de très haut rang, qui accréditent la crainte de représailles éprouvée par M. Elezi et son affirmation selon laquelle l’Albanie ne peut pas le protéger.

[40]Cette approche, je m’empresse de le dire, semble conforme aux conclusions tirées par la Cour dans les jugements Mendez et Raza, précités. Dans le jugement Raza, le juge Mosley s’est donné du mal pour différencier l’affaire dont il était saisi de l’affaire Mendez, exprimant l’avis que dans l’affaire Mendez les éléments de preuve nouveaux étaient « essentiels à la demande du demandeur car ils concernaient directement la conclusion de la Commission selon laquelle ce dernier ne serait pas en danger en tant qu’homosexuel porteur du VIH au Mexique » (jugement Raza, précité, au paragraphe 18). Il ajoutait, au paragraphe 22, que, dans l’évaluation des « nouvelles informations », « ce n’est pas seulement la date du document qui est importante, mais également la question de savoir si l’information est importante ou sensiblement différente de celle produite précédemment ».

[41]Autrement dit, la nature des renseignements, leur utilité pour le dossier et enfin la crédibilité de leur source, sont tous des facteurs qui peuvent et doivent être pris en compte afin de déterminer s’ils peuvent être considérés comme des nouveaux éléments de preuve, lorsqu’ils semblent avoir été créés après la décision de la Commission. Dans le contexte de la présente affaire, je crois que les renseignements figurant dans les lettres du maire et du député constituent, à tout le moins, des nouveaux éléments de preuve.

[42]S’agissant des éléments de preuve qui étaient antérieurs à la décision de la Commission, je suis également d’avis que l’agent d’ERAR a eu tort de les exclure. Cependant, ici, je crois que l’erreur concerne les deuxième et troisième volets de l’alinéa 113a). La lettre du dentiste, dans laquelle il confirme avoir soigné les blessures de M. Elezi le 10 septembre 2003, était extrêmement pertinente, parce qu’il s’agit du jour où M. Elezi dit avoir été agressé. La lettre du dentiste mentionne même que M. Elezi avait insisté pour se faire soigner chez lui—ce qui confirme ses dires à propos de sa crainte subjective. Quant aux documents émanant de la Commission pour la restitution, ils portent tous son nom et confirment qu’il travaillait bel et bien pour la Commission pour la restitution. Finalement, l’article faisant état de la déclaration du médiateur était lui aussi extrêmement probant parce qu’il confirme directement les craintes de M. Elezi et son affirmation selon laquelle il ne pouvait pas être protégé en Albanie.

[43]Non seulement tous ces documents étaient‑ils extrêmement utiles pour l’évaluation de la demande d’asile de M. Elezi, mais il eût été difficile, dans ces circonstances, de croire que M. Elezi aurait pu raisonnablement les présenter à la Commission. Après tout, l’audience de la Commission n’a eu lieu que trois mois après son arrivée au Canada, et il ne faut pas faire un gros effort d’imagination pour considérer que ce n’est pas là disposer de beaucoup de temps pour recueillir ce genre de preuves. On peut dire la même chose évidemment des lettres du maire et du député, si elles devaient être considérées comme des preuves qui existaient avant la décision de la Commission. Ainsi, même si je suis d’avis que ces deux lettres sont postérieures à la décision défavorable de la Commission, je crois subsidiairement qu’elles auraient dû être considérées comme de nouveaux éléments de preuve au titre des autres volets de l’alinéa 113a).

[44]En définitive, je suis d’avis qu’il serait déraisonnable pour la Cour de ne pas accorder à M. Elezi une nouvelle audience. Même si on pourrait le blâmer de ne pas avoir produit plus tôt certaines des éléments de preuve exclus, cela ne devrait pas dispenser un agent d’ERAR de montrer un esprit de discernement en tenant compte de preuves aussi critiques et aussi directes. Ces preuves sont au cœur même de la conclusion de la Commission et, à l’évidence, elles tendent à confirmer non seulement le récit de M. Elezi, mais également le risque auquel il serait exposé s’il devait être renvoyé en Albanie.

[45]Si le Canada veut respecter ses obligations internationales et se conformer à sa Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], il ne saurait faire abstraction d’un élément de preuve crédible attestant qu’une personne serait exposée à un risque en cas de renvoi dans son pays d’origine, en affirmant simplement que cette preuve est technique-ment irrecevable. Une interprétation aussi étroite de l’alinéa 113a) reviendrait à bafouer nos engagements les plus fondamentaux. Cela serait incompatible également avec les objectifs qu’avait à l’esprit le législateur quant à la manière selon laquelle la LIPR doit être interprétée et mise en œuvre. Je suis donc tout à fait en accord avec Lorne Waldman lorsqu’il tient les propos suivants, dans son ouvrage Immigration Law and Practice (2e édition, feuilles mobiles), dans § 9.499 :

[traduction]

Finalement, j’affirmerais que la nature de la preuve elle‑même devrait elle aussi être prise en compte. Si la preuve produite est une pièce très probante et qu’elle est crédible, alors l’agent devrait en général exercer son pouvoir discrétionnaire en déclarant cette preuve recevable, et cela à cause de l’importance des questions en jeu. En dernière analyse, s’il existe un élément de preuve tangible qu’une personne court le risque d’être torturée, alors toute tentative de renvoyer cette personne vers ce pays constituerait une violation de l’article 7. Je doute qu’une cour de justice approuverait un renvoi dans ces conditions, quand bien même le demandeur aurait‑il négligé d’obtenir l’information à un stade antérieur de la procédure.

[46]Cette conclusion suffit comme telle à justifier le renvoi de l’affaire à un autre agent d’ERAR. Compte tenu de l’incidence possible et de la grande importance de la preuve exclue par l’agent dans l’évaluation du risque, M. Elezi mérite qu’on lui donne l’occasion de faire réexaminer attentivement l’ensemble de la preuve. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner ses autres arguments, car ils sont étroitement rattachés aux faits sur lesquels je me suis prononcé.

[47]Le demandeur m’a invité à certifier un certain nombre de questions, dont certaines concernent l’interprétation de l’alinéa 113a), et d’autres concernent l’interaction entre la décision de la Commission et la décision de l’agent d’ERAR, ainsi que la notion de vengeance en tant que motif de l’octroi du statut de réfugié au titre des articles 96 et 97.

[48]Les deux derniers ensembles de questions ne méritent manifestement pas d’être certifiés, ne serait‑ce que parce que je ne les ai pas examinés dans les présents motifs. Quant aux questions liées à la bonne interprétation de l’alinéa 113a), je relève que mon collègue le juge Mosley a déjà certifié deux questions dans le jugement Raza, précité. Je certifierais donc les mêmes deux questions (n° 1 et n° 2) et j’en ajouterais deux de mon cru (n° 3 et n° 4) :

1. Les preuves nouvelles, aux fins de l’alinéa 113a) de la LIPR, se limitent‑elles aux éléments de preuve qui sont postérieurs à la décision de la SPR et qui sont « sensiblement différents » des preuves que la SPR avait devant elle?

2. La norme de l’admissibilité de preuves nouvelles, en application de l’alinéa 113a) de la LIPR, oblige‑t‑elle l’agent d’ERAR à admettre toute preuve établie après la décision de la SPR, alors même que ces preuves étaient raisonnablement accessibles au demandeur ou que l’on aurait pu s’attendre raisonnablement à ce que le demandeur les produise lors de l’audience le concernant?

3. Pour savoir si des preuves sont apparues après le rejet par la Commission d’une demande d’asile et sont, par conséquent, nouvelles, l’agent d’ERAR doit‑il considérer uniquement les faits nouveaux ou les risques nouveaux, ou peut‑il aussi prendre en compte d’autres facteurs, tels que la nature des renseignements, leur utilité pour l’affaire considérée, ainsi que la crédibilité de leur source?

4. Eu égard aux alinéas 3(3)d) et f) de la LIPR, l’agent d’ERAR est‑il privé de la possibilité de prendre en compte la preuve personnalisée qui intéressent le fond de la demande d’asile et qui établissent qu’il serait exposé à un risque en cas de renvoi dans son pays, alors que tels éléments de preuve auraient pu en réalité être présentés devant la Commission?

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

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