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 [2014] 3 R.C.F. 70

A-9-12

2013 CAF 13

Takeda Canada Inc. (appelante)

c.

Ministre de la Santé et Procureur général du Canada (intimés)

Répertorié : Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé)

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Dawson et Stratas, J.C.A.—Ottawa, 11 juin 2012 et 18 janvier 2013.

Aliments et Drogues — Appel d’une décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle l’intimée, la ministre de la Santé, a refusé d’inscrire le DEXILANT dans le registre des drogues innovantes et d’assurer la protection des données en conformité avec l’art. C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues (Règlement sur la protection des données) au motif que le DEXILANT n’est pas une « drogue innovante » parce qu’elle est composée d’énantiomère déjà approuvé — L’intimée a fait valoir que les substances énumérées (c.-à-d., les sels, esters, énantiomères, solvates ou polymorphes) à l’art. C.08.004.1(1) sont automatiquement exclues de la protection des données — L’appelante était d’avis que l’art. C.08.004.1(1) protège les données obtenues avec un effort considérable — La question en litige portait sur l’interprétation correcte à donner à la définition du terme « drogue innovante » — L’interprétation de la Cour fédérale est correcte — Le gouverneur en conseil a décidé que les substances énumérées sont des variantes des ingrédients médicinaux déjà approuvés et que, par conséquent, ils ne sont pas visés par la définition de l’expression « drogue innovante » — Une « drogue innovante » contenant un ingrédient médicinal qui n’a pas été déjà approuvé ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé — Le régime serait incohérent si les substances énumérées étaient, dans certaines circonstances, autre chose que des variantes — Les obligations issues de traités exigent du gouverneur en conseil qu’il définisse la nature des « éléments chimiques nouveaux » — Il était loisible au gouverneur en conseil de décider que les substances énumérées n’étaient pas suffisamment différentes pour constituer des « éléments chimiques nouveaux » — Il ne revenait pas à la Cour de contrecarrer la décision du gouverneur en conseil — L’interprétation faite par l’intimée de la définition de l’expression « drogue innovante » dans d’autres affaires n’était pas concluante — Appel rejeté — Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : L’intimée a fait une interprétation trop littérale de l’art. C.08.004.1(1) — Les médicaments contenant un énantiomère d’un ingrédient médicinal déjà approuvé ne sont pas automatiquement exclus de la protection des données — Il s’agissait de savoir si un énantiomère est une « variante » d’un ingrédient médicinal déjà approuvé dépendant des circonstances propres à l’élaboration des données nécessaires à l’obtention de l’approbation réglementaire — Il ne s’agit pas d’une « variante » si les données sont recueillies par suite d’un effort considérable et que l’ingrédient médicinal est « nouveau » — Les mots « tel un changement » à l’art. C.08.004.1(1) troublent encore plus les choses — S’il avait été prévu que toutes les substances qui figurent dans les catégories énumérées deviennent automatiquement des « variantes », les mots « tel tout » ou « tels tous » auraient été utilisés — Les interprétations de l’intimée de l’art. C.08.004.1(1) dans d’autres causes confirment le point de vue selon lequel la définition est non limitative et selon l’idée maîtresse qui s’en dégage, il faut rechercher si l’ingrédient médicinal est une « variante » — Pour mettre en œuvre les dispositions pertinentes de l’Accord de libre-échange nord-américain et l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, il faut interpréter l’art. C.08.004.1(1) en tenant compte des concepts d’« élément chimique nouveau » et d’« effort considérable ».

Interprétation des lois — La Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’une décision de refuser d’inscrire le DEXILANT dans le registre des drogues innovantes et d’assurer la protection des données en conformité avec l’art. C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues (Règlement sur la protection des données) — La question en litige visait l’interprétation correcte à donner à la définition du terme « drogue innovante » — L’interprétation de la Cour fédérale est correcte — Une « drogue innovante » contenant un ingrédient médicinal qui n’a pas été déjà approuvé ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé — Le régime serait incohérent si les substances énumérées à l’art. C.08.004.1(1) étaient, dans certaines circonstances, autre chose que des variantes — Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : L’intimée a fait une interprétation trop littérale de l’art. C.08.004.1(1) — Il s’agissait de savoir si un énantiomère est une « variante » d’un ingrédient médicinal déjà approuvé dépendant des circonstances propres à l’élaboration des données nécessaires à l’obtention de l’approbation réglementaire — Il ne s’agit pas d’une « variante » si les données soumises sont recueillies par suite d’un effort considérable et que l’ingrédient médicinal présent dans la drogue est « nouveau » — Les mots « tel un changement » de l’art. C.08.004.1(1) troublent encore plus les choses — S’il avait été prévu que toutes les substances qui figurent dans les catégories énumérées deviennent automatiquement des « variantes », les mots « tel tout » ou « tels tous » auraient été utilisés — Les interprétations faites par l’intimée de l’art. C.08.004.1(1) dans d’autres causes confirment le point de vue selon lequel la définition est non limitative.

Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire déposée par l’appelante visant une décision de l’intimée, la ministre de la Santé, qui a refusé d’inscrire la drogue DEXILANT, utilisée dans le traitement du reflux gastro-œsophagien pathologique, dans le registre des drogues innovantes et d’assurer la protection des données en conformité avec l’article C.08.004.1 (Règlement sur la protection des données) du Règlement sur les aliments et drogues.

L’intimée a donné l’autorisation réglementaire pour le DEXILANT, mais a rejeté la demande de protection des données déposée par l’appelante au motif que le DEXILANT n’était pas une « drogue innovante » parce que son ingrédient médicinal, le dexlansoprazole, est un énantiomère du lansoprazole, un ingrédient médicinal déjà approuvé par l’intimée.

S’appuyant sur une interprétation littérale du paragraphe C.08.004.1(1), l’intimée a soutenu que les cinq catégories de substances énumérées dans la définition, soit les sels, esters, énantiomères, solvates ou polymorphes, sont automatiquement exclues, ne peuvent être considérées comme des « drogues innovantes » et, par conséquent, la protection des données ne peut les viser.

Selon l’appelante, l’expression « variante […] tel un changement […] d’énantiomère » ne signifie pas que tous les énantiomères sont des « variantes » et une interprétation contextuelle et téléologique du mot « variante », devrait être adoptée. L’appelante était d’avis que le paragraphe C.08.004.1(1) protège les données cliniques et précliniques requises pour l’autorisation réglementaire si la production des données a exigé un « effort considérable ».

La question en litige visait l’interprétation correcte à donner à la définition du terme « drogue innovante ».

Arrêt (le juge Stratas, J.C.A., dissident) : l’appel doit être rejeté.

La juge Dawson, J.C.A. (le juge Pelletier, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : La Cour fédérale a correctement interprété la définition de l’expression « drogue innovante ». Le gouverneur en conseil, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, a décidé que les sels, esters, énantiomères, solvates et polymorphes d’ingrédients médicinaux déjà approuvés sont des variantes de ces ingrédients et que, par conséquent, ils ne sont pas visés par la définition de l’expression « drogue innovante ». L’interprétation de la définition de l’expression « drogue innovante » dans son sens ordinaire et grammatical contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par la ministre et n’est pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé. Le gouverneur en conseil aurait établi un régime incohérent si les exemples de variantes énumérées avaient été, dans certaines circonstances non définies, autre chose que des variantes. Les obligations que le Canada a contractées dans le cadre de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) et de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les ADPIC) exigeaient que le gouverneur en conseil définisse la nature des « éléments chimiques nouveaux » lorsqu’il a élaboré le Règlement sur la protection des données. Il était loisible au gouverneur en conseil de décider, dans le cadre de la politique qu’il voulait adopter, que les sels, esters, énantiomères, solvates et polymorphes n’étaient pas suffisamment différents pour constituer des « éléments chimiques nouveaux ». Si le Règlement sur la protection des données est trop restrictif, il revient au gouverneur en conseil de corriger la situation. Il ne revient pas à la Cour de contrecarrer la décision du gouverneur en conseil exprimée dans la définition du terme « drogue innovante » et son rejet de la demande de l’industrie des drogues innovantes qui souhaitait que la protection des données soit élargie pour englober les sels, esters, énantiomères, solvates et polymorphes. Enfin, l’interprétation faite par l’intimée de la définition de l’expression « drogue innovante » dans d’autres affaires n’est pas concluante.

Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Il fallait privilégier l’interprétation du paragraphe C.08.004.1(1) proposée par l’appelante. L’interprétation de l’intimée était trop littérale et se heurtait au contexte général du Règlement sur la protection des données et l’objet de celui-ci. Les données relatives à une drogue qui contient un énantiomère d’un ingrédient médicinal déjà approuvé ne sont pas automatiquement exclues de la protection conférée par le paragraphe C.08.004.1(1). Les substances énumérées dans la définition de l’expression « drogue innovante » sont des exemples de substances qui peuvent être des « variantes », selon les circonstances, qui appellent un examen plus approfondi. La réponse à la question de savoir si un énantiomère est une « variante » d’un ingrédient médicinal déjà approuvé dépend des circonstances propres à l’élaboration des données nécessaires à l’obtention de l’approbation réglementaire. Plus particulièrement, si l’approbation réglementaire du médicament exige la présentation de données confidentielles recueillies par suite d’un effort considérable, et que l’ingrédient médicinal présent dans la drogue est « nouveau », en ce sens qu’il possède des caractéristiques de sécurité et d’innocuité nettement différentes de celles d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, il ne s’agit alors pas d’une « variante » de cet ingrédient médicinal déjà approuvé. Le libellé du paragraphe C.08.004.1(1) ne permet pas de répondre à la question de savoir si toutes les substances qui se retrouvent dans les catégories qui y sont énumérées sont automatiquement des « variantes ». Plus particulièrement, les mots « tel un » troublent encore plus les choses. S’il avait été prévu que toutes les substances qui figurent dans ces cinq catégories deviennent automatiquement des « variantes », le mot « variante » aurait été défini comme « tel tout changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe » ou « tels tous les changements de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe ». Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) indique que la liste des cinq catégories « se veut plutôt une liste d’exemples des types de variations qui n’avaient pas été prises en compte en matière de protection », mais l’intimée a refusé d’utiliser les cinq catégories de façon exclusive, préférant plutôt considérer le mot « variante » comme l’idée maîtresse de la définition du paragraphe C.08.004.1(1). Les interprétations de la définition du paragraphe C.08.004.1(1) émanant de l’intimée dans d’autres affaires confirment le point de vue selon lequel la définition est non limitative et selon l’idée maîtresse qui s’en dégage, il faut rechercher si l’ingrédient médicinal est une « variante » et non si l’ingrédient médicinal se rattache à l’une des cinq catégories de substances. L’effort considérable investi dans les essais et la différence/la nouveauté sont au cœur de la question de savoir en quoi consiste une variante mineure aux termes du paragraphe C.08.004.1(1). Deux aspects bien précis de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA garantissent que les innovateurs obtiennent la protection de leurs données uniquement dans les cas où le public en tirera un avantage : l’innovateur a dû mettre un « effort considérable » pour produire les données et un « élément chimique nouveau » doit être présent. Ces deux aspects modifient l’équation risque-avantages en faveur des innovateurs, créent les stimulants appropriés et garantissent que les données sont protégées uniquement lorsque le risque assumé le justifie. Pour mettre en œuvre les dispositions pertinentes de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA, il faut interpréter le paragraphe C.08.004.1(1) en tenant compte de ces concepts. L’interprétation de l’intimée ne tient pas dûment compte de l’objet des traités et du Règlement sur la protection des données qui les mettent en œuvre, qui est d’encourager la recherche et le développement relatifs à de nouveaux médicaments en protégeant les données créées au moyen d’un effort considérable.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Drug Price Competition and Patent Term Restoration Act of 1984, Pub. L. 98-417, 98 Stat. 1585, art. 101.

Food and Drug Administration Amendments of 2007, Pub. L. 110-85, 121 Stat. 823, art. 1113.

Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27, art. 30(3).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) « agent des visas ».

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

Medicines Act 1981, 1981, No. 118, ss. 23A, 23B, 23C (N.-Z.).

Règlement (CE) no 726/2004 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 établissant des procédures communautaires pour l’autorisation et la surveillance en ce qui concerne les médicaments à usage humain et à usage vétérinaire, et instituant une Agence européenne des médicaments, JO L 136, 30.4.2004, art. 3(2).

Règlement modifiant le Règlement sur les aliments et drogues (protection des données), DORS/2006-241, art. 1.

Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, art. C.08.004.1.

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133.

Therapeutic Goods Act 1989, No. 21 (1990), s. 25A (Austl.).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d'Amérique et le gouvernement des États‑Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2, art. 1711.

Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, Annexe 1C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, signé à Marrakech, Maroc, le 15 avril 1994, 1869 R.T.N.U. 299, art. 39.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155.

décisions examinées :

Teva Canada Limitée c. Canada (Santé), 2012 CAF 106, [2013] 4 R.C.F. 391; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533; AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CSC 49, [2006] 2 R.C.S. 560; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Bayer Inc. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 C.F. 553 (1re inst.), conf. par 1999 CanLII 8099 (C.A.F.); Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, [2006] 1 R.C.S. 715; Merck & Co., Inc. c. Canada (Procureur général), 1999 CanLII 9090 (C.F. 1re inst.), conf. par 2000 CanLII 15094 (C.A.F.); Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2010 CAF 334, [2012] 2 R.C.F. 618; Epicept Corporation c. Canada (Santé), 2010 CF 956; Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706.

décisions citées :

Sheldon Inwentash and Lynn Factor Charitable Foundation c. Canada, 2012 CAF 136; Purdue Pharma c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 132; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489; Public Mobile Inc. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 194, [2013] 1 R.C.F. 374, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2012] 1 R.C.S. xi; Toussaint c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, [2013] 1 R.C.F. 374, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2012] 1 R.C.S. xiii; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324; Daniels v. White and The Queen, [1968] R.C.S. 517; Hernandez Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 324, [2014] 2 R.C.F. 224; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539.

DOCTRINE CITÉE

Concise Oxford English Dictionary, 11e éd. New York : Oxford University Press, 2004, « variation ».

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2e éd. Toronto : Butterworths, 1983.

New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles. Oxford : Clarendon Press, 1993, « such as ».

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2006-241, Gaz. C. 2006.II.1495.

Santé Canada. Ligne directrice à l’intention de l’industrie : Développement des médicaments chiraux, questions reliées à la stéréoisomérie, en ligne : <http://www.hc-sc.gc.ca/dhp-mps/alt_formats/hpfb-dgpsa/pdf/prodpharma/stereo-fra.pdf>.

Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2008.

Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2011 CF 1444) rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelante d’une décision par laquelle l’intimée, la ministre de la Santé, a refusé d’inscrire le DEXILANT dans le registre des drogues innovantes et d’assurer la protection des données en conformité avec l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues. Appel rejeté, le juge Stratas, J.C.A., étant dissident.

ONT COMPARU

Christopher C. Van Barr et Jane Clark pour l’appelante.

John L. Syme et Leah Garvin pour les intimés.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Gowling Lafleur Henderson, S.E.N.C.R.L., S.R.L., Ottawa, pour l’appelante.

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement redus par

[1]        Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : L’appelante, Takeda Canada Inc., interjette appel d’un jugement rendu par la Cour fédérale (le juge Near) le 12 septembre 2011 : 2011 CF 1444. La Cour fédérale a rejeté la demande en contrôle judiciaire déposée par Takeda visant une décision de la ministre intimée.

[2]        La ministre a refusé d’inscrire la drogue de Takeda, le DEXILANT, dans le registre des drogues innovantes et d’assurer la protection des données en conformité avec l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870 [Règlement], modifié par le Règlement modifiant le Règlement sur les aliments et drogues (protection des données), DORS/2006‑241 [Règlement sur la protection des données].

[3]        La ministre a refusé d’inscrire le DEXILANT dans le registre en raison de son interprétation de la définition de l’expression « drogue innovante » qui figure au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Faisant sienne l’interprétation de la ministre, la Cour fédérale a conclu que le DEXILANT n’était pas une « drogue innovante » au sens de la disposition et a rejeté la demande en contrôle judiciaire de Takeda. Takeda interjette appel devant notre Cour.

[4]        Par les motifs énoncés ci‑après, je conclus que la ministre a mal interprété l’expression « drogue innovante » définie au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Bien interprétée, l’expression « drogue innovante » définie dans la disposition peut englober une drogue comme le DEXILANT.

[5]        Par conséquent, j’accueillerais l’appel de Takeda, avec dépens, et je renverrais l’affaire à la ministre afin qu’elle statue à nouveau sur la question de savoir si le DEXILANT est une « drogue innovante » à laquelle peut s’appliquer la protection des données.

A.        Le Règlement sur la protection des données : l’article C.08.004.1 du Règlement

[6]        Les dispositions figurant à l’article C.08.004.1 du Règlement sont souvent appelées le « Règlement sur la protection des données ». Ce règlement protège l’innovateur qui fournit des données non encore divulguées à l’appui d’une demande en autorisation de commercialiser certaines drogues dans les circonstances décrites ci‑après. Pendant une certaine période, cette protection empêche les concurrents d’utiliser les données de l’innovateur pour appuyer leurs propres demandes d’autorisation de drogues.

[7]        Avant l’adoption du Règlement sur la protection des données, l’existence d’un brevet encore valide constituait l’un des obstacles qui empêchaient le fabricant de médicaments génériques de faire approuver son droit de commercialiser son médicament générique. Depuis son adoption, les fabricants de médicaments génériques ne peuvent faire approuver leur médicament générique avant l’expiration de la période d’exclusivité de la drogue innovante, même lorsque aucun brevet ne protège cette drogue.

[8]        Le Règlement sur la protection des données dispose :

C.08.004.1 Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

« drogue innovante » S’entend de toute drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe. (innovative drug)

« population pédiatrique » S’entend de chacun des groupes suivants : les bébés prématurés nés avant la 37e semaine de gestation, les bébés menés à terme et âgés de 0 à 27 jours, tous les enfants âgés de 28 jours à deux ans, ceux âgés de deux ans et un jour à 11 ans et ceux âgés de 11 ans et un jour à 18 ans. (pediatric populations)

« présentation abrégée de drogue nouvelle » S’entend également d’une présentation abrégée de drogue nouvelle pour usage exceptionnel. (abbreviated new drug submission)

« présentation de drogue nouvelle » S’entend également d’une présentation de drogue nouvelle pour usage exceptionnel. (new drug submission)

(2) Le présent article s’applique à la mise en œuvre de l’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, au sens du terme « Accord » au paragraphe 2(1) de la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, et du paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce figurant à l’annexe 1C de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce, au sens du terme « Accord » au paragraphe 2(1) de la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce.

(3) Lorsque le fabricant demande la délivrance d’un avis de conformité pour une drogue nouvelle sur la base d’une comparaison directe ou indirecte entre celle‑ci et la drogue innovante :

a) le fabricant ne peut déposer pour cette drogue nouvelle de présentation de drogue nouvelle, de présentation abrégée de drogue nouvelle ou de supplément à l’une de ces présentations avant l’expiration d’un délai de six ans suivant la date à laquelle le premier avis de conformité a été délivré à l’innovateur pour la drogue innovante;

b) le ministre ne peut approuver une telle présentation ou un tel supplément et ne peut délivrer d’avis de conformité pour cette nouvelle drogue avant l’expiration d’un délai de huit ans suivant la date à laquelle le premier avis de conformité a été délivré à l’innovateur pour la drogue innovante.

(4) Le délai prévu à l’alinéa (3)b) est porté à huit ans et six mois si, à la fois :

a) l’innovateur fournit au ministre la description et les résultats des essais cliniques concernant l’utilisation de la drogue innovante dans les populations pédiatriques concernées dans sa première présentation de drogue nouvelle à l’égard de la drogue innovante ou dans tout supplément à une telle présentation déposé au cours des cinq années suivant la délivrance du premier avis de conformité à l’égard de cette drogue innovante;

b) le ministre conclut, avant l’expiration du délai de six ans qui suit la date à laquelle le premier avis de conformité a été délivré à l’innovateur pour la drogue innovante, que les essais cliniques ont été conçus et menés en vue d’élargir les connaissances sur l’utilisation de cette drogue dans les populations pédiatriques visées et que ces connaissances se traduiraient par des avantages pour la santé des membres de celles‑ci.

(5) Le paragraphe (3) ne s’applique pas si la drogue innovante n’est pas commercialisée au Canada.

(6) L’alinéa (3)a) ne s’applique pas au fabricant ultérieur dans le cas où l’innovateur consent à ce qu’il dépose une présentation de drogue nouvelle, une présentation abrégée de drogue nouvelle ou un supplément à l’une de ces présentations avant l’expiration du délai de six ans prévu à cet alinéa.

(7) L’alinéa (3)a) ne s’applique pas au fabricant ultérieur s’il dépose une demande d’autorisation pour vendre cette drogue nouvelle aux termes de l’article C.07.003.

(8) L’alinéa (3)b) ne s’applique pas au fabricant ultérieur dans le cas où l’innovateur consent à ce que lui soit délivré un avis de conformité avant l’expiration du délai de huit ans prévu à cet alinéa ou de huit ans et six mois prévu au paragraphe (4).

(9) Le ministre tient un registre des drogues innovantes, lequel contient les renseignements relatifs à l’application des paragraphes (3) et (4).

[9]        Comme il ressort du paragraphe reproduit ci‑dessus, la protection des données vise les « drogue[s] innovante[s] ». Cette expression est définie au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement.

[10]      La définition de l’expression « drogue innovante » au paragraphe C.08.004.1(1) comporte deux volets. Pour constituer une « drogue innovante », la drogue doit :

• « [contenir] un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre »; et

• « [ne pas constituer] une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe ».

B.        Les faits essentiels

[11]      Le DEXILANT est une « drogue nouvelle » dans le cadre du régime réglementaire canadien d’autorisation des drogues. On l’utilise dans le traitement du reflux gastro‑œsophagien pathologique, un problème fréquent et récurrent qui touche de 10 p. 100 à 20 p. 100 de la population canadienne.

[12]      L’ingrédient médicinal du DEXILANT est le dexlansoprazole. Il est constant que la ministre n’a jamais approuvé le dexlansoprazole dans une drogue.

[13]      Le différend entre les parties porte sur la question de savoir si le dexlansoprazole constitue une « variante ». Dans l’affirmative, il ne saurait être considéré comme une « drogue innovante ».

[14]      Les parties reconnaissent aussi que le lansoprazole, un ingrédient médicinal déjà approuvé par la ministre, est un conglomérat racémique de deux énantiomères, dont l’un est le dexlansoprazole.

[15]      Par conséquent, la question de savoir si l’énantiomère dexlansoprazole est une « variante » se résume ainsi : en vertu du paragraphe C.08.004.1(1), un énantiomère d’un ingrédient médicinal déjà approuvé par la ministre est-il automatiquement une « variante »? Dans sa décision attaquée, et dans les observations qu’elle a présentées devant la Cour fédérale et notre Cour, la ministre répond par l’affirmative à cette question.

C.        La demande de protection des données déposée par Takeda et la décision de la ministre

[16]      Le 16 juillet 2009, Takeda a demandé la protection des données relatives au DEXILANT. À l’appui de sa demande, Takeda a informé la ministre qu’elle avait dû mettre en œuvre un important programme d’essais cliniques afin d’établir l’efficacité et l’innocuité du DEXILANT. Selon Takeda, les données cliniques qui en résultaient, lesquelles figurent dans la présentation de la drogue nouvelle soumise à la ministre, n’étaient autre que le fruit des efforts considérables qu’elle avait déployés. Takeda a soutenu que l’octroi de la protection des données relatives au DEXILANT serait conforme au libellé du Règlement sur la protection des données, à l’objet de ce règlement et aux obligations issues de traités signés par le Canada qui ont abouti à la prise du Règlement sur la protection des données.

[17]      La ministre a rejeté cette thèse. Elle a donné l’autorisation réglementaire (au moyen d’un avis de conformité) pour le DEXILANT, mais a rejeté la demande de protection des données déposée par Takeda. À son avis, le DEXILANT n’était pas une « drogue innovante » parce que son ingrédient médicinal, le dexlansoprazole, est un énantiomère du lansoprazole. Selon la ministre, les drogues contenant l’une des variantes déjà inscrites au registre des drogues innovantes d’un ingrédient médicinal déjà approuvé (en l’espèce, un énantiomère) ne peuvent jamais être des « drogues innovantes », quels que soient les efforts consacrés à la mise au point effectuée par l’innovateur. Les médicaments contenant un ingrédient médicinal qui est un énantiomère d’un ingrédient médicinal déjà approuvé constituent automatiquement une « variante ».

[18]      Pour la ministre, le débat était clos : le DEXILANT ne pouvait être considéré comme une « drogue innovante » et être visé par les dispositions sur la protection des données.

D.        Recours en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale

[19]      Takeda a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la ministre.

[20]      Les observations de Takeda ne portaient que sur le mot « variante » prévu dans la définition de l’expression « drogue innovante » au paragraphe C.08.004.1(1). Elle a fait valoir que les cinq catégories de substances énumérées dans la définition, soit les sels, esters, énantiomères, solvates ou polymorphes, n’étaient que des exemples de ce qui pouvait être considéré comme une « variante ».

[21]      La Cour fédérale a examiné la décision de la ministre, particulièrement son interprétation du paragraphe C.08.004.1(1), suivant la norme de la décision correcte. Elle a rejeté la demande en contrôle judiciaire de Takeda et, pour l’essentiel, a retenu l’interprétation de la définition avancée par la ministre.

[22]      Takeda souligne toutefois que les motifs de la Cour présentent certaines ambiguïtés. La Cour fédérale décrit notamment les cinq catégories de substances qui sont « présumé[e]s » constituer des variantes (aux paragraphes 32 et 36), ce qui laisse peut‑être entendre qu’elles ne sont pas automatiquement exclues de la définition de l’expression « drogue innovante ». Cependant, un peu plus loin dans la décision, la Cour fédérale estime que ces catégories de substances sont « exclu[e]s d’emblée » (paragraphe 37). Takeda en appelle maintenant à notre Cour.

E.        Appel devant notre Cour

[23]      Devant notre Cour, la ministre défend sa décision en s’appuyant sur une interprétation littérale du paragraphe C.08.004.1(1). À son avis, ce texte est clair : les cinq catégories de substances énumérées dans la définition sont automatiquement exclues, ne peuvent être considérées comme des « drogues innovantes » et, par conséquent, la protection des données ne peut les viser.

[24]      Takeda reprend un bon nombre des observations qu’elle a présentées devant la Cour fédérale. À son avis, la ministre fait une interprétation trop littérale de la définition. Selon Takeda, l’expression « variante […] tel un changement […] d’énantiomère » ne signifie pas que tous les énantiomères sont des « variantes ».

[25]      Takeda invite la Cour à retenir une interprétation contextuelle et téléologique du mot « variante », qui exige que la ministre évalue la nature et la portée des données requises pour quiconque cherche à faire approuver le médicament. À son avis, la définition protège les données cliniques et précliniques requises pour l’autorisation réglementaire si la production des données a exigé un « effort considérable ».

F.         Analyse

1)         La norme de contrôle

[26]      En espèce, il n’est pas controversé entre les parties que la Cour fédérale a retenu la norme de contrôle indiquée, soit celle de la décision correcte. J’estime aussi que la norme de contrôle est celle de la décision correcte.

[27]      La Cour n’avait, jusqu’à maintenant, jamais statué sur la question de la norme de contrôle applicable aux interprétations ministérielles des dispositions relatives à la protection des données prévues dans le Règlement sur les aliments et drogues. La question de l’interprétation du paragraphe C.08.004.1(1) a été soulevée récemment dans l’affaire Teva Canada Limitée c. Canada (Santé), 2012 CAF 106, [2013] 4 R.C.F. 391. Cependant, la Cour n’a pas eu à se prononcer sur la question de la norme de contrôle étant donné que la ministre avait correctement interprété le Règlement (paragraphe 9).

[28]      Selon la Cour suprême, il faut postuler que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique aux interprétations législatives données par les décideurs administratifs : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 34. Il s’agit toutefois d’une présomption que l’on peut combattre au moyen d’une analyse fondée sur les quatre facteurs pertinents discutés dans l’arrêt Dunsmuir [Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190].

[29]      Cette présomption est écartée à mon avis. Tous les facteurs pertinents quant au choix de norme de contrôle vont dans le sens de celle de la décision correcte. En l’espèce, la question soulevée est purement juridique. Il n’y a aucune clause privative. La ministre ne dispose d’aucune expertise en matière d’interprétation des lois. Rien dans la structure de la Loi, le présent cadre réglementaire ou la disposition réglementaire en cause ne permet de penser que la décision de la ministre commande la retenue. Cette analyse des facteurs correspond à celle qui a été effectuée par les arrêts Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155, aux paragraphes 101 à 105 (parfois appelé « Georgia Strait »); Sheldon Inwentash and Lynn Factor Charitable Foundation c. Canada, 2012 CAF 136, aux paragraphes 18 à 23.

[30]      L’application de la norme de la décision correcte aux interprétations ministérielles du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 me conforte dans ma conclusion : Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533, au paragraphe 36; AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CSC 49, [2006] 2 R.C.S. 560; Purdue Pharma c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 132, au paragraphe 13. S’il est vrai qu’un règlement différent est examiné en l’espèce, il s’agit dans les deux cas de régimes administrés par des ministres visant la période précédant l’approbation de la vente de drogues. Il serait anormal que les normes de contrôle diffèrent d’une situation à l’autre.

[31]      Avant de conclure sur la question de la norme de contrôle, j’aimerais m’exprimer sur le point de vue de ma collègue, la juge Dawson, portant que la jurisprudence Alberta Teachers’ Association ne fait pas autorité en l’espèce en raison de la jurisprudence Georgia Strait de notre Cour.

[32]      En l’espèce, le législateur a conféré au gouverneur en conseil le pouvoir d’établir, par règlement, un régime administratif de protection des données. Le législateur aurait pu confier cette question au juge, mais il ne l’a pas fait. Vu que le législateur a choisi ce moyen le plus évident de manifester son intention, la présomption en faveur du contrôle des décisions de décideurs administratifs suivant la norme de la décision raisonnable consacrée par la jurisprudence Alberta Teachers’ Association doit jouer. Cependant, cette présomption peut être combattue, dans certains cas, par l’examen des facteurs habituels relatifs à la norme de contrôle qui éclairent davantage la question. Cette démarche, que j’appellerai la démarche consacrée par la jurisprudence Alberta Teachers’ Association, est celle que j’ai suivie.

[33]      J’hésite à soustraire les décisions administratives de la démarche consacrée par la jurisprudence Alberta Teachers’ Association simplement parce que, dans cette affaire, le décideur administratif est le ministre, comme c’est le cas en l’espèce. D’abord, la démarche fondée sur l’arrêt Alberta Teachers’ Association tient judicieusement compte de toute la teneur des décisions ministérielles, lesquelles se présentent sous différentes formes et sont prises dans des contextes différents à des fins différentes. De plus, le pouvoir décisionnel des ministres est généralement délégué, comme c’est le cas en l’espèce. Il serait arbitraire de suivre la démarche consacrée par la jurisprudence Alberta Teachers’ Association en matière de décisions de membres d’un conseil d’administration nommés par un ministre (ou, à proprement parler, un groupe de ministres sous la forme du gouverneur en conseil), mais de suivre la démarche consacrée par la jurisprudence Georgia Strait en matière de décisions prises par les délégués choisis par un ministre. Enfin, même si l’arrêt Georgia Strait de notre Cour est plus récent que l’arrêt Alberta Teachers’ Association de la Cour suprême, l’enseignement de celui-ci s’impose à moi vu l’absence d’autres directives de la part de la Cour suprême : voir Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, aux paragraphes 18 à 23; voir également les hésitations exprimées à l’égard de la norme de contrôle des décisions ministérielles dans les arrêts Public Mobile Inc. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 194, [2011] 3 R.C.F. 344, au paragraphe 35 (autorisation d’appel refusée, 26 avril 2012 [[2012] 1 R.C.S. xi]), et Toussaint c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, [2013] 1 R.C.F. 374, au paragraphe 19 (autorisation d’appel refusée, 5 avril 2012 [[2012] 1 R.C.S. xiii]).

[34]      Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que la démarche consacrée par la jurisprudence Alberta Teachers’ Association soit bien différente de celle que la Cour a suivie dans l’affaire Georgia Strait. En fait, en l’espèce, les deux démarches aboutissent à la même solution puisque je conviens avec ma collègue pour dire que la norme de contrôle qui joue en l’espèce est celle de la décision correcte.

2)         La question de l’interprétation

[35]      Par les motifs énoncés ci‑après, il faut privilégier l’interprétation du paragraphe C.08.004.1(1) que Takeda propose. L’interprétation de la ministre est trop littérale et se heurte au contexte général du Règlement sur la protection des données et l’objet de celui-ci.

[36]      Voici, en résumé, mon interprétation du paragraphe C.08.004.1(1).

[37]      Les données relatives à une drogue qui contient un énantiomère d’un ingrédient médicinal déjà approuvé ne sont pas automatiquement exclues de la protection conférée par le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Les substances énumérées dans la définition de l’expression « drogue innovante », soit les sels, esters, énantiomères, solvates ou polymorphes, sont des exemples de substances qui peuvent être des « variantes », selon les circonstances, qui appellent un examen plus approfondi.

[38]      La réponse à la question de savoir si un énantiomère est une « variante » d’un ingrédient médicinal déjà approuvé dépend des circonstances propres à l’élaboration des données nécessaires à l’obtention de l’approbation réglementaire. Plus particulièrement, si l’approbation réglementaire du médicament exige la présentation de données confidentielles recueillies par suite d’un effort considérable, par exemple des éléments de preuve nouveaux et importants qui ont des effets sur l’efficacité et l’innocuité du médicament, et que l’ingrédient médicinal présent dans la drogue est « nouveau », en ce sens qu’il possède des caractéristiques de sécurité et d’innocuité nettement différentes de celles d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, il ne s’agit alors pas d’une « variante » de cet ingrédient médicinal déjà approuvé.

[39]      Plusieurs motifs justifient ma conclusion. Je commencerai par une analyse des principes sur lesquels reposent les approches littérale, contextuelle et téléologique de l’interprétation législative. J’examinerai ensuite les éléments littéral, contextuel et téléologique de l’espèce. Certains de ces éléments, le libellé de la définition par exemple, ne sont que compatibles avec la conclusion que j’ai tirée. D’autres, comme la question de la mise en œuvre des obligations internationales du Canada, penchent plus nettement en faveur de ma conclusion. Cependant, globalement, elles confirment que le paragraphe C.08.004.1(1) doit être interprété de la manière que je propose.

– I –

[40]      La méthode, désormais classique, de l’interprétation législative constitue notre point de départ. Cette méthode exige qu’une attention particulière soit portée au texte, au contexte et à l’objet des dispositions visées :

Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

(Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 26, où la Cour cite Elmer A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983) [Toronto : Butterworths], à la page 87. Voir aussi Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, aux paragraphes 20 à 23 et, dans le domaine de la législation applicable à l’industrie pharmaceutique, AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CSC 49, [2006] 2 R.C.S. 560 [précité], au paragraphe 26.)

[41]      Dans son interprétation du paragraphe C.08.004.1(1), la Cour a suivi cette méthode d’interprétation législative : Teva Canada, précité. De plus, dans la décision de principe Bayer Inc. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 C.F. 553 (1re inst.) (approuvée par la Cour sur ce point dans 1999 CanLII 8099 (C.A.F.)) , le juge Evans (maintenant juge à notre Cour) ne s’en est pas tenu uniquement au libellé du paragraphe C.08.004.1(1) et il a examiné, comme la jurisprudence l’obligeait à le faire, « l’économie générale » [au paragraphe 34] et les « objectifs généraux du régime législatif » [au paragraphe 25].

[42]      Devant la Cour fédérale et devant notre Cour, la ministre a fondé ses observations sur le texte, qui est clair selon elle. Pour répondre aux observations de la ministre, il est pertinent d’examiner quels sont les effets d’un texte apparemment clair dans le processus d’interprétation.

[43]      Si les mots utilisés dans une disposition législative sont vraiment clairs, ils jouent un rôle de premier plan lors du processus d’interprétation. Ainsi que la Cour suprême l’enseigne,

Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important.

(Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10.)

[44]      Dans certains cas, cependant, « [m]ême lorsque le sens de certaines dispositions peut paraître non ambigu à première vue, le contexte et l’objet de la loi peuvent révéler ou dissiper des ambiguïtés latentes » : Canada Trustco, précité, au paragraphe 47; Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, [2006] 1 R.C.S. 715, au paragraphe 22. Par conséquent, même lorsque le texte est assez clair, comme la ministre le souligne en l’espèce, il faut tenir compte du contexte et de l’objet et « interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux » : Canada Trustco, précité, au paragraphe 10.

– II –

[45]      S’agissant du libellé du paragraphe C.08.004.1(1), la ministre soutient que le texte est parfaitement clair.

[46]      Or, tel n’est pas le cas.

[47]      Le paragraphe C.08.004.1(1) ne définit pas de façon précise ou exhaustive le mot « variante ». Il se borne plutôt à donner une définition floue, reposant sur cinq catégories de substances : « un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe ».

[48]      Toutes les substances qui se retrouvent dans ces catégories sont-elles automatiquement des « variantes »?

[49]      Le libellé du paragraphe C.08.004.1(1) ne permet pas de répondre de façon précise à cette question. Plus particulièrement, les mots « tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe » (non souligné dans l’original) troublent encore plus les choses.

[50]      S’il avait été prévu que toutes les substances qui figurent dans ces cinq catégories deviennent automatiquement des « variantes », le mot « variante » aurait été défini comme « tel tout changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe » ou « tels tous les changements de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe ».

[51]      Le paragraphe C.08.004.1(1) utilise plutôt les mots « tel un », lesquels sont différents de « tel tout » ou « tels tous » et élargissent le sens de la définition.

[52]      Voici un exemple du sens élargi qui résulte de l’emploi des mots « tel un ». Supposons qu’un règlement vise à réduire les émissions polluantes et qu’il s’applique aux « véhicules tels que voitures, camions et autobus ». Toutes les voitures sont-elles visées par le règlement? Les voitures électriques ou les voitures hybrides ne sont peut-être pas visées. Bien que, littéralement, il est question de « voitures », ces voitures ne sont pas nécessairement des « véhicules » aux fins du règlement sur les émissions polluantes parce qu’elles n’émettent pas de substances polluantes ou en émettent moins que les autres voitures.

[53]      À mon avis, la situation en l’espèce est exactement la même que dans cet exemple. Il faut examiner le contexte et l’objet de la disposition afin de comprendre ce qui constitue une « variante » parce que le libellé de la définition n’est pas tout à fait clair : Trustco Canada, précité, au paragraphe 47. Le sens ordinaire de la définition laisse entrevoir la possibilité que seuls certains changements de sels, d’esters, d’énantiomères, de solvates ou de polymorphes peuvent constituer des « variantes » dans certains cas ou que certaines substances qui se retrouvent dans d’autres catégories que les cinq catégories énumérées pourraient constituer une variante. Il faut donc examiner le contexte et l’objet du règlement sur la protection des données afin d’établir si cette possibilité est réelle. Avant d’examiner le contexte et l’objet du règlement, d’autres observations sur le sens ordinaire de la définition s’imposent.

– III –

[54]      Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation [DORS/2006-241, Gaz. C. 2006.II.1495] (le REIR) publié au moment de la prise du Règlement sur la protection des données confirme la nature plutôt non limitative du libellé même de la définition.

[55]      Ainsi que l’a reconnu la Cour suprême, l’on consulte souvent ce genre de document pour faciliter l’interprétation de dispositions réglementaires :

[…] le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui accompagne le règlement sans toutefois en faire partie révèle les intentions du législateur et renferme des « renseignements sur l’objet et l’effet du règlement proposé ».

(Bristol‑Myers Squibb Co., précité, au paragraphe 156, citant le juge McGillis dans Merck & Co., Inc. c. Canada (Procureur général), 1999 CanLII 9090 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 51, confirmée dans 2000 CanLII 15094 (C.A.F.). Voir également Bayer Inc. c. Canada (Procureur général), 1999 CanLII 8099 (C.A.F.), au paragraphe 10.)

[56]      En l’espèce, le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation tend à indiquer que certaines substances qui se retrouvent dans d’autres catégories peuvent constituer une variante (« variation » dans la version française du REIR). Plus particulièrement, le Résumé confirme que la liste contenant les cinq catégories de substances qui figure dans la définition « n’est pas exhaustive » : Gazette du Canada, Partie II, vol. 140, no 21, à la page 1496. Il est admis un peu plus loin dans le REIR que la question de savoir si des « variations douteuses » non visées par les cinq catégories de substances expressément mentionnées sont visées par la définition de l’expression « drogue innovante » est tranchée au moyen d’une évaluation qui établit si l’approbation demandée est « principalement fondée sur des données cliniques préalablement soumises » ou « de données cliniques nouvelles et significatives », précité [à la page 1496]. Il ressort de ces précisions que les « variantes » ne sont pas définies uniquement en fonction des cinq catégories qui suivent, soit un « changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe ».

[57]      Le REIR indique, certes, que la liste des cinq catégories « se veut plutôt une liste d’exemples des types de variations qui n’avaient pas été prises en compte en matière de protection » [à la page 1496], mais la ministre elle‑même a refusé d’utiliser les cinq catégories de façon exclusive, préférant plutôt considérer le mot « variante » comme l’idée maîtresse de la définition. Ce constat est confirmé par son traitement de certaines drogues contenant des ingrédients médicinaux qui sont des esters ou des énantiomères, comme le TORISEL, le Precedex et l’AVAMYS. La ministre estime que ces drogues sont considérées, ou peuvent être considérées, comme des « drogues innovantes » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) : voir le dossier d’appel, onglets 10 à 12.

[58]      Nous voyons en conséquence que sur le plan pratique, la ministre juge que les cinq catégories énoncées dans la définition permettent d’identifier des substances qui sont habituellement considérées comme des variantes. Or, même en ce qui concerne ces substances, la ministre peut rechercher si, en fait, une substance donnée est plus qu’une variante et si, par conséquent, elle est admissible à la protection des données permise par la définition.

[59]      Les interprétations précises que la ministre a données de la définition dans d’autres affaires n’ont pas un effet déterminant. En fait, selon la norme de contrôle de la décision correcte, c’est le juge qui a le dernier mot et qui peut imposer son interprétation de la définition en lieu et place de celle de la ministre. Cependant, c’est à la ministre, comme au juge, que revient la mission d’interpréter la définition et ses interprétations confirment parfois le point de vue exprimé par le juge, voire ses directives claires, sur la définition. Les interprétations de la définition émanant de la ministre en ce qui concerne le TORISEL, le Precedex et l’AVAMYS confirment le point de vue, énoncé précédemment, selon lequel la définition est plutôt non limitative et selon l’idée maîtresse qui s’en dégage il faut rechercher si l’ingrédient médicinal est une « variante » et non si l’ingrédient médicinal se rattache à l’une des cinq catégories de substances.

– IV –

[60]      En quoi, par conséquent, consiste une « variante »?

[61]      Ni le paragraphe C.08.004.1(1) ni le Règlement sur la protection des données ne définissent avec précision le mot « variante ». Selon un témoin expert, le mot « variante » n’a pas de signification scientifique précise : contre‑interrogatoire de M. Jubran, Q. 216; dossier d’appel, à la page 475.

[62]      Le mot « variante » est un mot courant dont le sens est courant. Il est ainsi défini par le dictionnaire : un [traduction] « changement mineur » ou une « légère différence » : Concise Oxford English Dictionary, 11e éd., New York : Oxford University Press, 2004, à la page 1599, cité par la Cour fédérale au paragraphe 33 de ses motifs.

[63]      Là encore, le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation est utile. Le REIR confirme que les « variations » des ingrédients médicinaux déjà approuvés sont exclues de l’expression « drogues innovantes » afin d’éviter « l’octroi d’une période de protection supplémentaire de huit années quand un innovateur tente de faire approuver une modification mineure à un médicament » (non souligné dans l’original) : Gazette du Canada, Partie II, vol. 140, no 21, à la page 1496.

[64]      La Cour fédérale a conclu, en ce qui concerne les sels, esters et autres éléments figurant sur la liste, « qu’il est largement reconnu qu’il s’agit de variantes chimiques » (au paragraphe 37). Cette conclusion tend à indiquer que les sels, esters et autres éléments figurant sur la liste sont automatiquement considérés comme le résultat de changements mineurs et, à ce titre, ils sont exclus de la protection des données. Toutefois, aucun élément de preuve ne va en ce sens. Comme je l’ai signalé précédemment, le terme « variante » n’a pas un sens scientifique précis.

[65]      D’ailleurs, certains éléments de preuve scientifiques tendent à montrer que certains énantiomères sont bien différents. Il s’agit d’un élément important du contexte qui facilite notre mission d’interprétation. Selon la ministre, certains énantiomères — même s’ils ne sont que l’image inversée d’autres substances — peuvent parfois être fort différents de ces dernières en raison de leurs propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques, leur toxicité et leur capacité de liaison aux protéines : Santé Canada, Ligne directrice à l’intention de l’industrie : Développement des médicaments chiraux, questions reliées à la stéréo-isomérie, 14 février 2000, à la page 2 [disponible en ligne]; dossier d’appel, à la page 84. Ce sont toutes des caractéristiques qui peuvent influencer l’efficacité et l’innocuité de la drogue.

[66]      Par exemple, des énantiomères différents de la thalidomide ont un degré d’innocuité très différent : contre‑interrogatoire de M. Jubran, Q. 107 à 110; dossier d’appel, page 468. L’un entraîne des malformations à la naissance et l’autre non.

[67]      Par conséquent, du point de vue de l’efficacité et de l’innocuité, les énantiomères qui comprennent un conglomérat racémique peuvent se distinguer l’un de l’autre ou du conglomérat racémique. Souvent, d’autres peuvent être semblables, ce qui explique pourquoi les énantiomères font partie des exemples de substances qui peuvent constituer des variantes. Étant donné qu’il est possible que les énantiomères soient différents, Santé Canada a pour position que les exigences en matière de présentation de drogue pour un seul énantiomère d’un racémate commercialisé sont les mêmes que celles qui s’appliquent à toute nouvelle substance active. Des essais doivent être effectués.

[68]      Si l’efficacité et l’innocuité d’un énantiomère sont établies après seulement quelques essais, on comprend qu’il ne se distingue pas tellement de l’ingrédient médicinal déjà approuvé. Si, par contre, il faut effectuer de nombreux essais, on comprend que l’énantiomère se distingue nettement de l’ingrédient médicinal déjà approuvé ou qu’il est carrément nouveau. Ces concepts — soit l’effort considérable investi dans les essais et la différence/la nouveauté — sont au cœur de la question de savoir en quoi consiste une variante mineure aux termes du paragraphe C.08.004.1(1).

[69]      Cette constatation et ma conclusion précédente également portant que le sens ordinaire de la définition est non limitatif sont confirmées par l’objet visé par le Règlement sur la protection des données, sujet que j’aborde maintenant.

– V –

[70]      Quel est donc l’objet du Règlement sur la protection des données?

[71]      Comme notre Cour l’a relevé par l’arrêt Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2010 CAF 334, [2012] 2 R.C.F. 618 [Apotex], au paragraphe 114, le contexte de l’adoption du Règlement sur la protection des données est un élément essentiel pour en comprendre l’objet. L’adoption du Règlement sur la protection des données a pour source deux obligations internationales assumées par le Canada : l’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain [Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique], 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2 (entré en vigueur le 1er janvier 1994) [ALÉNA] et le paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce figurant à l’Annexe 1C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, 15 avril 1994, 1869 R.T.N.U. 299 (entré en vigueur le 1er janvier 1996) (Accord sur les ADPIC).

[72]      L’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain dispose :

Article 1711 : Secrets commerciaux

1. Chacune des Parties assurera à toute personne les moyens juridiques d’empêcher que des secrets commerciaux ne soient divulgués à des tiers, acquis ou utilisés par eux, sans le consentement de la personne licitement en possession de ces renseignements et d’une manière contraire aux pratiques commerciales honnêtes, dans la mesure où :

a) les renseignements sont secrets, en ce sens que, dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, ils ne sont pas généralement connus de personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre de renseignements en question ou ne leur sont pas aisément accessibles;

b) les renseignements ont une valeur commerciale, réelle ou potentielle, du fait qu’ils sont secrets; et

c) la personne licitement en possession de ces renseignements a pris des dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, en vue de les garder secrets.

2. Une Partie pourra exiger que, pour faire l’objet d’une protection, un secret commercial soit établi par des documents, des médias électroniques ou magnétiques, des disques optiques, des microfilms, des films ou autres supports analogues.

3. Aucune des Parties ne pourra restreindre la durée de protection des secrets commerciaux tant que subsistent les conditions énoncées au paragraphe 1.

4. Aucune des Parties ne pourra entraver ou empêcher l’octroi de licences volontaires à l’égard de secrets commerciaux en imposant des conditions excessives ou discriminatoires à l’octroi de ces licences ou des conditions qui réduisent la valeur des secrets commerciaux.

5. Lorsqu’une Partie subordonne l’approbation de la commercialisation de produits pharmaceutiques ou de produits chimiques pour l’agriculture qui comportent des éléments chimiques nouveaux, à la communication de données non divulguées résultant d’essais ou d’autres données non divulguées nécessaires pour déterminer si l’utilisation de ces produits est sans danger et efficace, cette Partie protégera ces données contre toute divulgation, lorsque l’établissement de ces données demande un effort considérable, sauf si la divulgation est nécessaire pour protéger le public, ou à moins que des mesures ne soient prises pour s’assurer que les données sont protégées contre toute exploitation déloyale dans le commerce.

6. Chacune des Parties prévoira, en ce qui concerne les données visées au paragraphe 5 qui lui sont communiquées après la date d’entrée en vigueur du présent accord, que seule la personne qui les a communiquées peut, sans autorisation de cette dernière à autrui, utiliser ces données à l’appui d’une demande d’approbation de produit au cours d’une période de temps raisonnable suivant la date de leur communication. On entend généralement par période de temps raisonnable, une période d’au moins cinq années à compter de la date à laquelle la Partie en cause a donné son autorisation à la personne ayant produit les données destinées à faire approuver la commercialisation de son produit, compte tenu de la nature des données, ainsi que des efforts et des frais consentis par cette personne pour les produire. Sous réserve de cette disposition, rien n’empêchera une Partie d’adopter à l’égard de ces produits des procédures d’homologation abrégées fondées sur des études de bioéquivalence et de biodisponibilité.

7. Lorsqu’une Partie se fie à une approbation de commercialisation accordée par une autre Partie, la période raisonnable d’utilisation exclusive des données présentées en vue d’obtenir l’approbation en question commencera à la date de la première approbation de commercialisation. [Non souligné dans l’original.]

[73]      Le paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce dispose :

Article 39

[…]

3. Lorsqu’ils subordonnent l’approbation de la commercialisation de produits pharmaceutiques ou de produits chimiques pour l’agriculture qui comportent des entités chimiques nouvelles à la communication de données non divulguées résultant d’essais ou d’autres données non divulguées, dont l’établissement demande un effort considérable, les Membres protégeront ces données contre l’exploitation déloyale dans le commerce. En outre, les Membres protégeront ces données contre la divulgation, sauf si cela est nécessaire pour protéger le public, ou à moins que des mesures ne soient prises pour s’assurer que les données sont protégées contre l’exploitation déloyale dans le commerce.

[74]      Ces deux engagements internationaux « visent à protéger les innovateurs à l’égard des “données non divulguées résultant d’essais ou d’autres données non divulguées” qu’ils doivent communiquer aux organismes d’État compétents pour obtenir l’approbation de leurs drogues nouvelles » en exigeant « [la création d’]un régime de protection contre l’exploitation déloyale dans le commerce des données non divulguées dont l’établissement a demandé un effort considérable » : Apotex, précité, au paragraphe 110; Epicept Corporation c. Canada (Santé), 2010 CF 956, au paragraphe 21.

[75]      Là encore, le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui concerne le Règlement sur la protection des données est utile. En effet, le REIR confirme que l’Accord sur les ADPIC et l’ALÉNA « n’exigent l’octroi d’une protection que pour les données non divulguées, dont la création nécessite un effort considérable » : Gazette du Canada, Partie II, vol. 140, no 21, à la page 1496. Le REIR confirme aussi que le Règlement sur la protection des données de même que les dispositions de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA qu’elles mettent en œuvre « inciter[ont] les innovateurs à investir dans la recherche ainsi qu’à développer et à commercialiser leurs produits au Canada », à la page 1496.

[76]      S’appuyant sur les considérations susmentionnées, la Cour a défini comme suit, au paragraphe 114 de l’arrêt Apotex, précité, l’objet du règlement sur la protection des données :

L’objet véritable du [Règlement sur la protection des données] n’est pas d’établir un équilibre entre les intérêts commerciaux des innovateurs et des génériqueurs, mais plutôt de faire en sorte que les Canadiens aient suffisamment accès à des drogues nouvelles, sans danger et efficaces, à des prix raisonnables. Autrement dit, le Règlement considéré dans son ensemble encourage la recherche et le développement de nouveaux médicaments propres à sauver des vies, à prévenir et guérir des maladies, et à améliorer en général la santé des Canadiens, qui ne peuvent profiter de la découverte et du développement de tels médicaments qu’après que les données et l’information produites par des essais précliniques et cliniques approfondis ont démontré l’innocuité et l’efficacité de ces « drogues innovantes » de manière à convaincre le ministre. Le [Règlement sur la protection des données] joue un rôle important dans ce système de réglementation.

[77]      Quelques observations supplémentaires s’imposent au sujet de la philosophie de l’Accord sur les ADPIC et l’ALÉNA — et, partant, la philosophie du règlement sur la protection des données visé dans l’arrêt Apotex.

[78]      À l’heure actuelle, nous avons accès à un grand nombre de drogues nouvelles, sécuritaires et efficaces. Mais derrière elles, inconnues de nous, se trouvent des années d’investissements, d’efforts, d’activités de recherche et d’essais, le tout sans garantie de réussite pour leurs auteurs. En fait, tout le processus est chargé de risques — économiques, scientifiques et réglementaires. Par exemple, un essai peut démontrer que le concept relatif à une drogue nouvelle est erroné; puis soudainement et de façon imprévue, tous ces investissements, efforts, recherches et essais sont vains.

[79]      Lorsqu’ils prennent leurs décisions dans une situation donnée, les innovateurs, cherchant à maximiser le profit, évaluent les risques et les avantages. Plus les risques seront élevés et moins grand sera le potentiel d’avantages, moins probables seront les investissements, les efforts, les recherches et les essais.

[80]      L’une de ces zones de risque concerne les précieuses données produites par les innovateurs au cours des essais. Les innovateurs présentent les données à l’appui de leurs demandes en vue d’obtenir l’approbation de leur commercialisation. Or, si les concurrents peuvent utiliser immédiatement les données ainsi présentées pour obtenir leur propre approbation de commercialisation, qu’est‑ce qui motivera l’innovateur à innover, à présenter les données et à mettre en marché de nouvelles drogues?

[81]      L’Accord sur les ADPIC et l’ALÉNA répondent à cette question en offrant aux innovateurs la protection de leurs données dans certains cas. Pendant une période déterminée, l’innovateur est le seul qui peut utiliser les données aux fins d’approbation de la commercialisation. Cette protection rend l’équation risque‑avantages plus favorable pour l’innovateur et renforce les stimulants qui l’incitent à effectuer des recherches et à développer de nouvelles drogues. Il s’agit d’un élément particulièrement important lorsque le marché d’une nouvelle drogue est relativement petit, c’est‑à‑dire où les avantages sont relativement restreints. La réduction des risques dans ce domaine revêt alors une importance encore plus grande.

[82]      Deux aspects bien précis de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA garantissent cependant que les innovateurs obtiennent la protection de leurs données uniquement dans les cas où le public en tirera un avantage : l’innovateur a dû mettre un « effort considérable » pour produire les données et un « élément chimique nouveau » doit être présent (c’est le concept de différence/nouveauté que j’ai évoqué précédemment).

[83]      Ni l’Accord sur les ADPIC ni l’ALÉNA ne définissent ces mots. Cependant, l’analyse précédente permet de comprendre l’idée à la base de ces mots. Des efforts négligeables, comme des essais simples et superficiels, ne justifient pas l’octroi d’une protection. De même, des efforts considérables destinés à faire l’essai d’énantiomères qui diffèrent peu d’un conglomérat racémique, ou entre eux, en ce qui concerne leur innocuité ou leur efficacité — soit, dans tous les sens pertinents, de vieux éléments chimiques — ne justifie pas l’octroi d’une protection. Dans les deux cas, l’innovateur bénéficiera de l’avantage significatif de la protection de ses données dans des circonstances où il a assumé peu de risques. Tel n’est pas l’objet de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA. Ces accords cherchent plutôt à rendre l’équation risque‑avantages plus favorable pour les innovateurs en les incitant à fournir un effort considérable dans les cas où l’innocuité et l’efficacité d’une drogue potentielle ne sont pas bien établies.

[84]      L’expression « effort considérable » dans le cadre du processus d’approbation des médicaments, conformément à l’objet des dispositions pertinentes de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA, doit désigner des éléments de preuve nouveaux et significatifs portant sur l’innocuité et l’efficacité du médicament. L’expression « élément chimique nouveau » doit signifier que l’ingrédient médicinal dans le médicament est « nouveau », en ce sens qu’il possède des caractéristiques en matière d’innocuité et d’efficacité qui sont nettement différentes de celles d’un ingrédient médicinal déjà approuvé. Ces deux sens respectent l’objet des dispositions pertinentes de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA : ils modifient l’équation risque‑avantages en faveur des innovateurs, créent les stimulants appropriés et garantissent que les données sont protégées uniquement lorsque le risque assumé le justifie.

[85]      Divers pays qui possèdent des traditions juridiques semblables aux nôtres ont incorporé les dispositions pertinentes de l’Accord sur les ADPIC à leur droit national à partir de leur évaluation de l’objet de l’Accord sur les ADPIC et des exigences que celui-ci impose. Conformément au droit national de ces pays, la protection des données concernant des drogues n’est pas suspendue simplement parce que leurs ingrédients médicinaux sont des énantiomères : voir, par exemple, Drug Price Competition and Patent Term Restoration Act of 1984, Pub. L. 98‑417, 98 Stat. 1585, article 101, modifiée par [Food and Drug Administration Amendments of 2007] Pub. L. 110‑85, 121 Stat. 823, article 1113 (États‑Unis d’Amérique); Règlement (CE) no 726/2004, article 3, paragraphe 2 [JO L 136, 30.4.2004]; Therapeutic Goods Act 1989, no 21 (1990), article 25A (Australie); Medicines Act 1981, 1981, no 118, articles 23A, 23B et 23C (Nouvelle‑Zélande). Chaque pays définit à sa façon les exigences qui s’appliquent à la protection des données. Dans certains cas, les exigences imposent la présence de certains avantages cliniques nouveaux et significatifs de même que la présentation d’études pertinentes à l’appui. Dans tous les cas, les exigences prennent en compte les concepts, indissociables, d’« élément chimique nouveau » et d’« effort considérable ».

– VI –

[86]      L’objet des dispositions pertinentes de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA, comme je les ai interprétées, doit guider l’interprétation du règlement canadien sur la protection des données.

[87]      Selon un principe d’interprétation bien reconnu par la common law, les dispositions législatives qui mettent en œuvre des obligations internationales doivent être interprétées conformément aux objets de celles-ci : National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, à la page 1371; Daniels v. White and The Queen, [1968] R.C.S. 517, à la page 541; Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. (Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2008), aux pages 538 et 539.

[88]      Cependant, en l’espèce, il y a plus que la common law en jeu. Deux dispositions législatives et réglementaires nous disent de tenir compte des dispositions pertinentes de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA.

[89]      La première disposition — le paragraphe C.08.004.1(2) — précise que l’objet du Règlement sur la protection des données qui figure à l’article C.08.004.1 est la mise en œuvre des obligations internationales :

C.08.004.1. […]

(2) Le présent article s’applique à la mise en œuvre de l’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, au sens du terme « Accord » au paragraphe 2(1) de la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, et du paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce figurant à l’annexe 1C de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce, au sens du terme « Accord » au paragraphe 2(1) de la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce.

[90]      La deuxième disposition — le paragraphe 30(3) de la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F‑27, ajouté par L.C. 1994, ch. 47, article 117, nous informe que la raison d’être même du règlement sur la protection des données est la mise en œuvre des obligations internationales :

30. […]

Règlements relatifs à l’Accord de libre-échange nord-américain et à l’accord sur l’OMC

(3) Sans que soit limité le pouvoir conféré par toute autre disposition de la présente loi de prendre des règlements d’application de la présente loi ou d’une partie de celle‑ci, le gouverneur en conseil peut prendre, concernant les drogues, les règlements qu’il estime nécessaires pour la mise en œuvre de l’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain ou du paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce figurant à l’annexe 1C de l’Accord sur l’OMC.

[91]      Étant une disposition habilitant la prise de règlements, le paragraphe 30(3) de la Loi sur les aliments et drogues est particulièrement important. Le Règlement sur la protection des données doit mettre en œuvre les dispositions pertinentes de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA. Le Règlement sur la protection des données ne peut être interprété d’une manière qui permettrait d’échapper à cette exigence ou d’une autre façon. Dans le cas contraire, il serait invalide. Voir, généralement, l’arrêt Bristol‑Myers Squibb Co., précité, au paragraphe 38. Par conséquent, en l’espèce, dans toute la mesure du possible, le Règlement sur la protection des données doit être interprété d’une manière qui concrétise les dispositions pertinentes de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA.

[92]      Comme je l’ai signalé précédemment, et la Cour également dans l’arrêt Apotex, précité, au paragraphe 110, les obligations internationales « visent à protéger les innovateurs à l’égard des “données non divulguées résultant d’essais ou d’autres données non divulguées” qu’ils doivent communiquer aux organismes d’État compétents pour obtenir l’approbation de leurs drogues nouvelles » en exigeant la création d’un régime de protection contre l’exploitation déloyale dans le commerce de données non divulguées « dont l’établissement [demande] un effort considérable » [Epicept, precitée, au paragraphe 21]. Le Règlement sur la protection des données et, plus particulièrement, le sens du mot « variante » au paragraphe C.08.004.1(1), doivent y donner suite. C’est exactement ce que fait l’interprétation que j’ai donnée plus haut aux paragraphes 37 et 38.

[93]      Pour mettre en œuvre les dispositions pertinentes de l’Accord sur les ADPIC et de l’ALÉNA, il faut interpréter le paragraphe C.08.004.1(1) en tenant compte des concepts, indissociables, d’« élément chimique nouveau » et d’« effort considérable ». C’est exactement ce que fait l’interprétation que j’ai exposée aux paragraphes 37 et 38, soit : ce texte assure la protection des données lorsque l’ingrédient médicinal présent dans le médicament est « nouveau », dans le sens qu’il possède des caractéristiques d’innocuité et d’efficacité nettement différentes de celles d’un ingrédient médicinal déjà approuvé et lorsque les éléments de preuve produits à l’appui sont nouveaux et importants.

[94]      Pour bien interpréter la définition, il est aussi important de tenir compte du fait que les protections offertes par l’ALÉNA et l’Accord sur les ADPIC sont conçues pour protéger les secrets commerciaux : voir l’ALÉNA, article 1711, paragraphes 1 à 4 et l’Accord sur les ADPIC, article 39, paragraphes 1 et 2. Les données dont la protection est recherchée aux termes de la disposition doivent être des données confidentielles. Là encore, l’interprétation que j’ai donnée plus haut aux paragraphes 37 et 38 comprend cet élément nécessaire de confidentialité.

[95]      Étant donné cette analyse du paragraphe C.08.004.1(1) et les obligations internationales figurant dans l’Accord sur les ADPIC et l’ALÉNA, il y a lieu de donner aux mots « variante […] tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe » qui figurent dans la définition un sens souple et non limitatif. La liste des cinq catégories de substances — sels, esters, énantiomères, solvates et polymorphes — a un caractère indicatif et non obligatoire. Dans ces cinq catégories se trouvent des substances qui, vu leur similitude physique avec une substance figurant dans une drogue déjà approuvée, exigent une attention particulière. Mais l’appartenance à l’une de ces cinq catégories n’exclut pas péremptoirement la protection des données.

– VII –

[96]      À mon avis, l’interprétation que la ministre propose de la définition — faisant des cinq catégories de substances des exemples obligatoires et absolus de « variantes » — débouche sur des solutions qui sont contraires aux obligations que le Canada a contractées dans le cadre de l’ALÉNA et de l’Accord sur les ADPIC, et la définition se situera donc au‑delà des pouvoirs de prendre des règlements prévus par la Loi. Dans bien des cas, elle exclurait l’octroi d’une protection contre l’utilisation commerciale déloyale de données confidentielles, produites au moyen d’un effort considérable, relatives à des drogues qui sont nouvelles à tous égards en ce qui concerne leur efficacité et leur innocuité. Selon l’interprétation de la ministre, la protection des données relatives à une drogue — même une dont il peut être démontré qu’elle est sécuritaire et efficace et qu’elle permet d’épargner de nombreuses vies ou d’en améliorer la qualité — sera rejetée malgré des années d’efforts nécessaires, des investissements de l’ordre de millions de dollars dans son développement et la prise de nombreux risques. Il en serait ainsi pour une seule raison : son ingrédient médicinal se trouve à être un énantiomère.

[97]      Étant donné l’objet des obligations internationales que le Canada met en œuvre par le truchement de son Règlement sur la protection des données et malgré l’absence dans ce règlement d’un libellé reconnu de tous à l’effet contraire, pourquoi la protection des données ne pourrait‑elle pas être accordée dans ce genre de cas? La recherche et le développement concernant ces médicaments doivent être encouragés et non découragés. C’est l’objet principal des obligations internationales que le Canada est censé mettre en œuvre par l’intermédiaire de son Règlement sur la protection des données.

[98]      Inutile de dire que l’interprétation de la ministre dresserait des obstacles contre le développement de nouveaux médicaments avantageux pour tous les intéressés. Par exemple, si les énantiomères sont automatiquement exclus, alors les innovateurs qui ont produit la thalidomide, dont on peut dire qu’elle est nouvelle, sécuritaire et efficace (voir plus haut au paragraphe 66) et les innovateurs d’autres drogues dont les ingrédients médicinaux sont des énantiomères qui en améliorent l’innocuité et l’efficacité (voir plus haut au paragraphe 65) ne bénéficieraient pas de la protection de leurs données.

[99]      Comme je l’ai signalé plus haut au paragraphe 85, l’interprétation de la ministre placerait le Canada en porte-à-faux avec d’autres territoires et pays importants comme l’Europe, les États‑Unis, l’Australie et la Nouvelle‑Zélande. Dans ces territoires et pays, la protection offerte aux données relatives à ces drogues n’a pas été supprimée simplement parce que leurs ingrédients sont des énantiomères. Dans la mesure où la chose est possible et acceptable, les traités internationaux doivent être interprétés de manière uniforme : Hernandez Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 324, [2014] 2 R.C.F. 224, au paragraphe 24.

[100]   Dans son interprétation du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement, la Cour fédérale (aux paragraphes 40 et 41) a fortement insisté sur le fait que les deux obligations internationales, signalées précédemment, protègent les données relatives aux « nouvelles entités chimiques » et non aux drogues nouvelles. À son avis, les cinq catégories de substances énumérées sont des « variantes » qui ne peuvent être considérées comme de « nouvelles entités chimiques ». La ministre nous invite également à retenir cet argument.

[101]   Une telle interprétation ne tient pas dûment compte de l’objet des traités et du Règlement sur la protection des données qui les mettent en œuvre : encourager la recherche et le développement relatifs à de nouveaux médicaments en protégeant les données créées au moyen d’un effort considérable. Comme je l’ai expliqué ci‑dessus, l’utilisation du concept de « nouvelles entités chimiques » n’a d’autre but que de garantir que l’innovateur ne reprend pas essentiellement la même substance, ne se contente pas d’effectuer des essais superficiels et simplistes et n’obtient pas les avantages de la protection des données sans assumer des risques.

[102]   Le Règlement sur la protection des données, comme je l’ai interprété plus haut aux paragraphes 37 et 38, s’applique notamment aux ingrédients médicinaux — c’est‑à‑dire, les entités chimiques — qui n’ont pas été déjà approuvés par la ministre et qui possèdent en matière d’efficacité et d’innocuité des caractéristiques nettement différentes de celles d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, c’est‑à‑dire des entités chimiques nouvelles conformément à ce qui est décrit. De plus, selon l’interprétation que j’ai retenue, une entité chimique présente dans un ingrédient médicinal qui n’a pas été déjà approuvé par la ministre et dont l’innocuité est démontrée au moyen des essais nécessaires exigeant un effort considérable constitue, dans un sens véritable et pertinent, une « nouvelle entité chimique ». Comme je l’ai expliqué, cette conclusion s’accorde avec les preuves au dossier selon lesquelles les énantiomères peuvent être nouveaux dans ce dernier sens et permettre la création de drogues nouvelles, sécuritaires et efficaces (voir plus haut les paragraphes 65 et 66). L’interprétation proposée par la ministre et retenue par la Cour fédérale réduit la protection promise par l’Accord sur les ADPIC et l’ALÉNA, prive de nombreux innovateurs de toute protection quant à leurs données, ce qui risque d’entraver la découverte et le développement de drogues nouvelles, sécuritaires et efficaces de même que la recherche dans ce domaine.

3)         Conclusion sur la question de l’interprétation

[103]   Vu l’analyse qui précède, la ministre et la Cour fédérale ont mal interprété la définition de l’expression « drogue innovante » au paragraphe C.08.004.1(1). La bonne interprétation est exposée plus haut, aux paragraphes 37 et 38.

G.        Sanction

[104]   Il s’ensuit que j’annulerais la décision de la ministre selon laquelle le DEXILANT n’est pas une « drogue innovante ».

[105]   Il faut répondre à nouveau à la question de savoir si le DEXILANT est une « drogue innovante » aux termes du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement à la lumière de l’interprétation qui figure aux paragraphes 37 et 38 des présents motifs.

[106]   Takeda nous prie de ne pas renvoyer l’affaire à la ministre afin qu’une nouvelle décision soit rendue. Au paragraphe 70 de son mémoire des faits et du droit, Takeda soutient que la Cour [traduction] « est aussi bien placée que la ministre ou la Cour fédérale » pour statuer.

[107]   Je rejette cette conclusion. La question de savoir si le DEXILANT est une « drogue innovante », c’est‑à‑dire s’il correspond à la définition énoncée plus haut aux paragraphes 37 et 38, doit être tranchée notamment au moyen d’une évaluation factuelle, scientifique et réglementaire. C’est donc à la ministre qu’incombe cette mission, et non à la Cour.

H.        Décision proposée

[108]   Par conséquent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et la décision de la ministre et je lui renverrais l’affaire afin qu’elle statue à nouveau conformément aux présents motifs. J’adjugerais à Takeda les dépens dans toutes les cours.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[109]    La juge Dawson, J.C.A. : J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue. Je souscris à son exposé des faits de même qu’à sa description des principes d’interprétation législative pertinents qu’il a énoncés aux paragraphes 40, 43 et 44 de ses motifs. Cependant, je ne partage pas son application de ces principes à la définition du terme « drogue innovante ». À mon avis, la ministre et la Cour fédérale ont correctement interprété la définition de l’expression « drogue innovante ». Le gouverneur en conseil, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, a décidé que les sels, esters, énantiomères, solvates et polymorphes d’ingrédients médicinaux déjà approuvés sont des variantes de ces ingrédients et que, par conséquent, ils ne sont pas visés par la définition de l’expression « drogue innovante ».

[110]   Avant d’aborder la question de l’interprétation législative, je discuterai de celle de la norme de contrôle applicable.

Norme de contrôle

[111]   Je conviens que la norme de contrôle indiquée quant à l’interprétation de la ministre des dispositions sur la protection des données du Règlement sur les aliments et drogues est celle de la décision correcte. Je conviens également que cette conclusion peut être tirée au moyen de l’analyse des quatre facteurs pertinents consacrés par la jurisprudence Dunsmuir et avec l’analyse qu’en fait mon collègue au paragraphe 29 de ses motifs.

[112]   Nos points de vue diffèrent toutefois en ce que je n’appliquerais pas la présomption du caractère raisonnable, discutée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, à l’interprétation que la ministre donne au règlement applicable. Bien que la Cour suprême n’ait pas examiné récemment la norme de contrôle qui s’applique à l’interprétation d’une loi par un ministre, la question a été directement discutée par notre Cour par l’arrêt Fondation David Suzuki c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155 [Georgia Strait]. Voici ce qu’observait à ce sujet le juge Mainville au nom de la Cour aux paragraphes 65 à 70 (non souligné dans l’original) :

La norme de contrôle

La position du ministre

La principale question portée devant notre Cour concerne la signification des termes « protégés légalement par des dispositions de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, ou une mesure prise sous leur régime » du paragraphe 58(5) de la LEP [Loi sur les espèces en péril]. Il s’agit donc là d’une question d’interprétation législative, ce que le ministre ne conteste pas.

Cependant, le ministre soutient que, comme le législateur lui a confié la responsabilité de gérer les systèmes de réglementation afférents à la LEP et à la Loi sur les pêches, son interprétation de l’article 58 de la LEP — ainsi que des dispositions de la Loi sur les pêches et de ses règlements d’application pour autant qu’elles se rapportent à cet article — commande la retenue judiciaire.

Le ministre invoque à l’appui de cette thèse l’arrêt Dunsmuir et d’autres décisions récentes de la Cour suprême du Canada qui insistent toutes sans ambiguïté sur la retenue que doivent exercer les tribunaux judiciaires envers le tribunal administratif qui interprète une disposition de sa loi habilitante (ou « loi constitutive ») ou d’une loi étroitement liée à son mandat. Le ministre cite notamment les paragraphes 33 et 34 de l’arrêt Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3 (Celgene); les paragraphes 15 à 27 de l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471 (Mowat); et le paragraphe 26 de l’arrêt Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160 (Smith). Je ferai observer à ce propos que notre Cour a constaté l’incertitude que laisse planer l’arrêt Dunsmuir sur la norme de contrôle judiciaire applicable à l’interprétation d’une loi par un représentant du gouvernement; voir Public Mobile Inc. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 194, [2011] 3 R.C.F. 344, au paragraphe 35; et Toussaint c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, [2013] 1 R.C.F. 374, au paragraphe 19.

Le ministre fonde aussi sa position sur une décision récente de la Cour fédérale : Adam c. Canada (Environnement), 2011 CF 962, sub nom. Athabasca Chipewyan First Nation c. Canada (Environnement), [2013] 2 R.C.F. 201 (Adam). Dans cette affaire, les demandeurs priaient la Cour d’ordonner au ministre de l’Environnement : a) de mettre dans le registre, sous le régime de la LEP, un programme de rétablissement du caribou boréal vivant dans le Nord‑Est de l’Alberta; et b) de recommander au gouverneur en conseil de prendre un décret d’urgence pour la protection de cette espèce sous le régime du paragraphe 80(2) de la LEP. La Cour fédérale a conclu, sans effectuer d’analyse relative à la norme de contrôle et en se fondant sur sa lecture de l’arrêt Dunsmuir et de l’arrêt Smith, que l’interprétation donnée par le ministre de l’Environnement du paragraphe 80(2) de la LEP devait être contrôlée suivant la norme du caractère raisonnable. Elle a contrôlé ladite interprétation suivant cette norme aux motifs que le ministre interprétait sa loi « constitutive » (la LEP), et que l’affaire ne soulevait ni une question constitutionnelle, ni une question de droit d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, ni une question de compétence : voir Adam, au paragraphe 40.

Le ministre soutient que, du fait de sa qualité de « ministre compétent » pour les espèces aquatiques, son interprétation des dispositions applicables de la LEP commande la même retenue judiciaire, et que, comme il est le ministre responsable de l’exécution de la Loi sur les pêches, son interprétation de cette loi et des règlements d’application de celle‑ci appelle pareillement la déférence. Bref, le ministre affirme que, selon la jurisprudence la plus récente de la Cour suprême du Canada, les décideurs administratifs — tels que lui‑même — bénéficient d’une présomption de retenue judiciaire lorsqu’ils interprètent leurs lois habilitantes (ou « constitutives »).

 Je ne puis souscrire à cette thèse du ministre. Par les motifs dont l’exposé suit, j’ai conclu que l’interprétation que le Ministre donne des dispositions applicables de la LEP ou de la Loi sur les pêches et de ses règlements d’application ne commande pas la déférence de notre Cour.

[113]   L’application de la présomption de retenue judiciaire à l’interprétation que la ministre donne au Règlement sur la protection des données est incompatible avec l’enseignement de l’arrêt Georgia Strait, rendu par notre Cour.

[114]   À mon avis, décider de ne pas suivre une jurisprudence aussi récente donne lieu à une incertitude inacceptable. Cela est d’autant plus vrai lorsque, comme en l’espèce, la question n’a pas été soulevée. Il n’a jamais été controversé entre les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte et nulle partie n’a soutenu que la présomption de retenue judiciaire jouait ni que la jurisprudence Georgia Strait était mal fondée.

[115]   De plus, la Cour suprême a déjà suivi la norme de la décision correcte en ce qui concerne ce genre de décisions. Par exemple, par l’arrêt AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CSC 49, [2006] 2 R.C.S. 560, la Cour suprême observait au paragraphe 25 :

L’issue du présent pourvoi est tributaire des interprétations contradictoires du Règlement AC. En matière d’interprétation législative, la retenue judiciaire ne s’applique pas à l’opinion du ministre. La Cour d’appel fédérale a à juste titre affirmé que la norme de contrôle applicable en la matière est celle de la décision correcte.

[116]   La Cour suprême a également eu recours, sans toutefois avoir fait l’analyse de la norme de contrôle, à la norme de la décision correcte pour examiner l’interprétation donnée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à une disposition de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539). Dans l’affaire Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706, au paragraphe 71, la Cour suprême a retenu la thèse conjointe des parties selon laquelle c’est la norme de la décision correcte qui devait s’appliquer à l’interprétation effectuée par des agents des visas de dispositions de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2. Sous le régime de la Loi sur l’immigration, l’« agent des visas » était l’« [a]gent d’immigration en poste à l’étranger et autorisé par arrêté du ministre [de la Citoyenneté et de l’Immigration] à délivrer des visas » (paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration). L’agent des visas était donc un délégué du ministre.

Interprétation de l’expression « drogue innovante »

[117]   S’agissant de la question de l’interprétation correcte de la définition du terme « drogue innovante », il faut, comme le souligne mon collègue tenir compte du texte, du contexte et de l’objet de la disposition en cause.

[118]   Par souci de commodité, je reproduis de nouveau la définition de l’expression « drogue innovante » qui figure au paragraphe C.08.004.1(1) (non souligné dans l’original) :

C.08.004.1 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

[…]

« drogue innovante » S’entend de toute drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe. (innovative drug)

Le texte

[119]   Les mots utilisés dans une disposition doivent être lus selon leur sens ordinaire et grammatical. Lorsque les mots figurant dans une disposition sont précis et sans équivoque, le sens ordinaire des mots doit jouer un rôle prépondérant dans le processus d’interprétation.

[120]   Le New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles (édition de 1993) [Oxford : Clarendon Press] indique que l’expression « such as » (« tel ») signifie « par exemple ». Cette définition est conforme à l’usage courant de ce mot. Je propose la phrase suivante pour illustrer ma pensée : « J’aime les chiens qui ne perdent pas leurs poils, comme les terriers kerry‑blue et les terriers à poil doux couleur blé ». Les terriers kerry‑blue et les terriers à poil doux couleur blé sont des exemples de chiens qui ne perdent pas leurs poils.

[121]   L’interprétation de la définition de l’expression « drogue innovante » dans son sens ordinaire et grammatical :

i. contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par la/le ministre; et

ii. n’est pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé.

[122]   Pour faciliter l’interprétation du terme « variante », cinq exemples de drogues innovantes sont mentionnés dans la définition. Les sels, esters, énantiomères, solvates et polymorphes sont donnés comme exemples de structures moléculaires qui sont des variantes d’un ingrédient médicinal déjà approuvé. Le gouverneur en conseil aurait établi un régime incohérent si les exemples de variantes énumérées étaient, dans certaines circonstances non définies, autre chose que des variantes. L’interprétation selon laquelle tous les exemples cités représentent des variantes évite cette incohérence.

[123]   À mon avis, la définition est suffisamment précise pour que son sens ordinaire doive jouer le rôle principal dans son interprétation. Cependant, malgré mon opinion sur la clarté des termes utilisés, il faut prendre en compte le contexte et l’objet de la définition.

Le contexte

[124]   Je reconnais que le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (le REIR) qui était joint au Règlement sur la protection des données fournit des renseignements contextuels utiles. Voici un extrait de ce document sous la rubrique « Drogue innovante » [à la page 1496] (non souligné dans l’original) :

Drogue innovante

La définition de « drogue innovante » interdit spécifiquement aux innovateurs d’obtenir une période supplémentaire de protection des données du fait qu’ils ont varié les ingrédients médicinaux. La liste des variations n’est pas exhaustive, mais se veut plutôt une liste d’exemples des types de variations qui n’avaient pas été prises en compte en matière de protection. L’exclusion de variations d’un ingrédient médicinal préalablement approuvé de la portée de la protection a été adoptée afin d’éviter l’octroi d’une période de protection supplémentaire de huit années quand un innovateur tente de faire approuver une modification mineure à un médicament. Pour d’autres variations douteuses qui ne sont pas incluses sur la liste, comme les métabolites, une évaluation sera effectuée dans le but de déterminer si oui ou non l’approbation demandée est principalement fondée sur des données cliniques préalablement soumises (c.‑à‑d. sans l’appui de données cliniques nouvelles et significatives). Cette position est conforme à l’ALÉNA et aux dispositions des ADPIC qui n’exigent l’octroi d’une protection que pour les données non divulguées, dont la création nécessite un effort considérable.

[125]   La deuxième phrase de l’extrait du REIR confirme l’interprétation de la nature des substances énumérées dans la définition selon laquelle elles sont toutes des variantes de l’ingrédient médicinal déjà approuvé.

[126]   La dernière phrase qui commence par les mots « [p]our d’autres variations douteuses qui ne sont pas incluses sur la liste » est aussi conforme à cette interprétation. Ce n’est que dans le cas des substances autres que les sels, esters, énantiomères, solvates et polymorphes qu’il faut prendre en compte la nature des données cliniques déjà soumises.

[127]   Le troisième paragraphe du REIR, sous la rubrique « Consultations », est également pertinent (non souligné dans l’original) :

Consultations

[…]

Les supporteurs de l’industrie des drogues innovantes étaient favorables à la protection de huit ans, mais ils incitaient vivement le gouvernement à adopter une période de protection des données similaire à celle de l’Union européenne. L’industrie des drogues innovantes demandait que la portée de la protection des données soit élargie afin d’englober les variations de produits qui ont des profils différents d’innocuité et d’efficacité comparativement au produit original, comme les métabolites, les énantiomères, les sels et les esters. De plus, elle demandait que la période de protection des données soit prolongée pour les nouvelles indications qui s’appliquent à des composés préalablement approuvés et pour le passage d’un produit du statut de médicament sur ordonnance à celui de médicament en vente libre. Elle a également fait remarquer que le libellé actuel ne va pas dans le sens de l’intention d’assurer la protection de l’ingrédient médicinal original, et de tous les produits qui contiennent cet ingrédient médicinal, y compris les combinaisons de produits, les différentes formulations et les polymorphes.

[128]   Cet extrait fait référence au fait qu’avant la modification du Règlement sur la protection des données en 2006, le gouverneur en conseil avait porté son attention sur la question de savoir si la protection des données devait être élargie pour englober les énantiomères et les substances semblables et il avait conclu que ce ne devait pas être le cas. Il faut respecter la décision du gouverneur en conseil.

Objet

[129]   Le Règlement sur la protection des données était censé permettre au Canada de s’acquitter des obligations qu’il avait contractées dans le cadre de l’Accord de libre‑échange nord‑américain (ALÉNA) et de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les ADPIC), cités tous les deux au paragraphe 71 des motifs de mon collègue. Ces obligations figurent au paragraphe C.08.004.1(2) du règlement sur la protection des données.

[130]   En vertu du paragraphe 5 de l’article 1711 de l’ALÉNA (reproduit au paragraphe 72 des motifs de mon collègue), une partie est tenue de protéger les produits pharmaceutiques qui utilisent des « éléments chimiques nouveaux ». Le paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les ADPIC est du même ordre.

[131]   Pour satisfaire à ces obligations, le gouverneur en conseil devait définir la nature des « éléments chimiques nouveaux » lorsqu’il a élaboré le Règlement sur la protection des données. Il était loisible au gouverneur en conseil de décider, dans le cadre de la politique qu’il voulait adopter, que les sels, esters, énantiomères, solvates et polymorphes n’étaient pas suffisamment différents pour constituer des « éléments chimiques nouveaux ». Si, comme le soutient l’appelante, le Règlement sur la protection des données est trop restrictif, il revient au gouverneur en conseil de corriger la situation. Il ne revient pas à la Cour de contrecarrer la décision du gouverneur en conseil exprimée dans la définition du terme « drogue innovante » et son rejet de la demande de l’industrie des drogues innovantes qui souhaitait que la protection des données soit élargie pour englober les sels, esters, énantiomères, solvates et polymorphes.

Allégation de Takeda relativement à un manquement à l’équité procédurale

[132]   Étant donné que je rejetterais l’appel, il me faut discuter l’argument subsidiaire de l’appelante selon lequel la ministre a manqué à l’obligation d’équité à laquelle elle avait droit en accordant la protection des données relatives à l’énantiomère Precedex et aux esters AVAMYS et TORISEL.

[133]   À mon avis, cet argument doit être rejeté par les motifs ci‑après.

[134]   Premièrement, je ne constate aucune erreur dans la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle le processus dont a bénéficié Takeda était équitable « car elle a eu la possibilité de présenter des observations écrites et la décision rendue a été motivée » (motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 44). Dans le cadre du présent appel, Takeda ne fait état d’aucune irrégularité procédurale. Elle se plaint plutôt de l’issue du processus.

[135]   Deuxièmement, Takeda avance essentiellement que la ministre a agi de façon incohérente et inéquitable en refusant d’accorder la protection des données relatives au DEXILANT alors que cette protection avait été accordée aux trois drogues énumérées ci‑dessus. Cependant, comme mon collègue le souligne au paragraphe 59 de ses motifs, l’interprétation faite par le ministre de la définition de l’expression « drogue innovante » dans d’autres affaires n’est pas concluante. En effet, selon la norme de contrôle de la décision correcte, le juge est tenu d’interpréter lui‑même les mots utilisés dans les lois et les règlements.

Conclusion

[136]   Par ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

Le juge Pelletier, J.C.A. : Je suis d’accord.

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