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     IMM-1439-00

    2001 CFPI 597

Patricia Grace Mulholland (demanderesse)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (défendeur)

Répertorié: Mulhollandc. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)(1re   inst.)

Section de première instance, juge Blanchard-- Toronto, 11 avril; Ottawa, 6 juin 2001.

Citoyenneté et Immigration -- Statut au Canada -- Résidents permanents -- Raisons d'ordre humanitaire -- La demanderesse est le seul parent vivant en mesure de subvenir aux besoins de ses trois enfants nés au Canada -- L'agente d'immigration a reproché à la demanderesse d'avoir eu des enfants alors qu'elle risquait d'être renvoyée du Canada -- Les enfants n'ont pas à porter les conséquences de la faute de leur mère -- La loi reconnaît aux enfants nés au Canada le droit de demeurer au Canada -- En renvoyant du Canada une personne qui a des enfants à sa charge, le ministre ne peut ignorer le fait qu'une des conséquences pratiques de sa décision est de priver les enfants des avantages que leur reconnaît la Loi -- L'appréciation que l'agente d'immigration a faite de l'intérêt supérieur des enfants en appliquant l'arrêt Baker de la Cour suprême ne s'accorde pas avec l'objectif visé à l'alinéa 3c) de la Loi sur l'immigration et elle n'est pas compatible avec la tradition humanitaire du Canada.

La demanderesse est une citoyenne de la Jamaïque qui est entrée au Canada en 1985 à titre de visiteuse et qui n'en est jamais repartie. En 1987, elle a revendiqué le statut de réfugiée au sens de la Convention, mais aucune décision n'a été rendue et son cas a été intégré par la suite au Programme d'élimination de l'arriéré des revendications du statut de réfugié à Toronto. La demanderesse est la mère de trois enfants nés au Canada, âgés respectivement de 9, 12 et 13 ans et elle est le seul parent vivant en mesure de subvenir à leurs besoins. En février 2000, elle a été informée du rejet de la seconde demande de résidence permanente fondée sur des raisons d'ordre humanitaire qu'elle avait présentée de l'intérieur du Canada. L'agente d'immigration a notamment déclaré qu'elle avait tenu compte des répercussions que le départ des enfants du Canada pourrait avoir sur eux, mais a fait remarquer que la demanderesse qui avait pris la décision d'avoir des enfants au Canada alors que son statut d'immigrante était incertain et qu'elle savait qu'elle risquait de devoir quitter le Canada, qu'elle pouvait laisser ses enfants au Canada et les confier à un membre de sa famille au Canada et, finalement, qu'il existe en Jamaïque des établissements qui sont en mesure de s'occuper des problèmes de comportement et de la drépanocytose de son fils cadet.

Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

Jugement: la demande doit être accueillie.

Dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), la Cour suprême du Canada a statué qu'il est essentiel que les agents d'immigration soient attentifs et sensibles à l'importance des droits des enfants et qu'ils tiennent compte de leur intérêt supérieur pour pouvoir rendre des décisions d'ordre humanitaire raisonnables.

En l'espèce, lorsqu'elle a examiné l'intérêt des enfants nés au Canada, l'agente d'immigration a déclaré que les enfants souffriraient s'ils devaient aller dans un pays «qu'ils ne connaissent pas» et que c'était à la demanderesse qu'il appartenait de décider de prendre les enfants avec elle ou de les confier à un membre de sa famille. L'agente d'immigration ne s'est pas interrogée sur la question de savoir si un membre de la famille de la demanderesse, sa soeur, était en mesure de prendre les enfants ou si elle était disposée à le faire ou même si elle pouvait être une bonne tutrice pour ces enfants. En présentant une telle option comme acceptable sans s'interroger sur ces aspects, l'agente d'immigration a minimisé l'intérêt des enfants et a agi de façon déraisonnable.

De plus, la remarque de l'agent d'immigration (que c'était la demanderesse qui avait pris la décision d'avoir des enfants au Canada alors que son statut d'immigrante était incertain et qu'elle savait qu'elle risquait de devoir quitter le Canada) impliquait que la naissance des enfants était une question de choix. Or, leur naissance pourrait tout aussi bien s'expliquer par l'échec d'une méthode de contraception ou par des convictions religieuses interdisant l'utilisation de méthodes de contraception efficaces. On pourrait aussi y déceler une réprobation morale implicite quant à une immoralité personnelle et à ses conséquences. Dans la mesure où elle laissait entendre que les enfants devaient porter les conséquences de la faute de leur mère, l'agente d'immigration faisait fi de l'obligation que l'arrêt Baker lui imposait d'être sensible à l'intérêt des enfants.

La présence de ses trois enfants nés au Canada, qui ne peuvent être expulsés et dont on doit présumer qu'ils ont besoin de leur mère, constitue un facteur qui favorise l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. En laissant entendre que l'intérêt des enfants serait tout aussi bien servi s'ils accompagnaient leur mère en Jamaïque, l'agente d'immigration a fait fi du droit que la loi (paragraphe 4(2) de la Loi sur l'immigration) leur reconnaît de demeurer au Canada. Lorsqu'il s'apprête à renvoyer du Canada une personne qui a des enfants à sa charge, le ministre ne peut ignorer le fait qu'une des conséquences pratiques de sa décision est de priver les enfants des avantages que leur reconnaît la Loi. Il appartient au ministre de réfuter la conclusion que la présence des enfants constitue un facteur d'ordre humanitaire qui justifie l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Bien que, dans le contexte de l'immigration, un État ne puisse systématiquement excuser la mauvaise conduite d'adultes en raison des conséquences que d'éventuelles sanctions pourraient avoir sur leurs enfants, le refus d'exercer le pouvoir discrétionnaire doit être fondé sur des faits qui concernent le père ou la mère qui pèseraient plus lourd dans la balance que la dépendance des enfants envers leurs parents et que leur droit légal, voire constitutionnel, de demeurer au Canada. La vague affirmation que la présence des enfants au Canada est le résultat du choix des parents ne saurait être considérée comme une réfutation.

L'appréciation que l'agente d'immigration a faite de l'intérêt supérieur des enfants ne s'accorde pas avec l'objectif visé à l'alinéa 3c) de la Loi, et elle n'est par conséquent pas compatible avec la tradition humanitaire du Canada.

    lois et règlements

        Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 3c), 4(2) (mod. par L.R.C (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 3), 9(2) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 4), 19(1)b) (mod., idem, art. 11), 83 (mod., idem, art. 73), 114(2) (mod., idem, art. 102).

    jurisprudence

        décisions appliquées:

        Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22; Naredo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 192 D.L.R. (4th) 373; 187 F.T.R. 47; 7 Imm. L.R. (3d) 291 (C.F. 1re inst.).

DEMANDE de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle une agente d'immigration a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des raisons d'ordre humanitaire présentée par la demanderesse de l'intérieur du Canada. La demande est accueillie.

    ont comparu:

    Munyonzwe Hamalengwa pour la demanderesse.

    Mary Matthews pour le défendeur.

    avocats inscrits au dossier:

    Munyonzwe Hamalengwa, Toronto, pour la demanderesse.

    Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

[1]Le juge Blanchard: La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision en date du 10 février 2000 par laquelle l'agente d'immigration Maha Suleiman a décidé de ne pas recommander que la demanderesse soit dispensée pour des raisons d'ordre humanitaire de l'obligation qui lui était faite par le paragraphe 9(2) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 4] de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, de présenter sa demande d'établissement au Canada depuis l'étranger.

[2]La demanderesse est une citoyenne de la Jamaïque. Elle est entrée au Canada le 23 septembre 1985 à titre de visiteuse et n'est jamais repartie. Elle est mère de trois enfants nés au Canada: Jamaar Mulholland, 12 ans, né le 8 octobre 1989, Patchardo Mulholland, 13 ans, né le 20 février 1988, et Jessean Kidd, 9 ans, né le 11 novembre 1991.

[3]Le 9 septembre 1987, la demanderesse a revendiqué le statut de réfugiée au sens de la Convention. Aucune décision n'a été rendue au sujet de sa demande en raison des revendications accumulées à Toronto. Le cas de la demanderesse a fini par être intégré au Programme d'élimination de l'arriéré des revendications du statut de réfugié à Toronto.

[4]La demanderesse est le seul parent vivant en mesure de subvenir aux besoins des trois enfants. Le père de Jamaar et de Patchardo Mulholland a été tué lors d'une fusillade en 1989. Le père de Jessean Kidd est rentré en Jamaïque peu de temps après la naissance de Jessean et n'a jamais subvenu aux besoins de ce dernier.

[5]Le 22 janvier 1992, le droit d'établissement au Canada pour des raisons d'ordre humanitaire a été accordé à la demanderesse en vertu du paragraphe 114(2) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 102] de la Loi sur l'immigration.

[6]Le 10 octobre 1992, la demanderesse a été victime d'un accident d'automobile au cours duquel elle a subi une fracture au bras qui a nécessité une réduction sanglante. La première intervention n'a pas réussi et la demanderesse a dû en subir une seconde. En raison de cet accident, la demanderesse a dû cesser de travailler.

[7]La demanderesse affirme qu'avant l'accident du 10 octobre 1992, elle travaillait comme empaqueteuse et qu'elle a exercé divers petits boulots à temps plein, ce qui lui permettait de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille.

[8]Après s'être remise de ses blessures, la demanderesse a réussi à obtenir seulement un emploi à temps partiel au salaire minimum. Entre août 1993 et novembre 1993, elle a travaillé comme cuisinière-minute dans une brasserie.

[9]Le permis de travail que la demanderesse avait obtenu d'Immigration Canada a expiré en décembre 1993, mettant ainsi fin à toute possibilité pour elle de travailler.

[10]La demanderesse a reçu de la Weston United Pentecostal Church une offre d'emploi de nettoyeuse qui était conditionnelle à l'obtention d'un permis de travail d'Immigration Canada.

[11]Le 11 octobre 1994, la demanderesse a présenté une demande de permis de travail, pour apprendre qu'elle n'était pas admissible à un tel permis. Ce n'est que le 17 octobre 1996 qu'elle a réussi à obtenir un permis de travail et qu'elle a commencé à travailler comme ouvrière non qualifiée chez Ecco Staffing Services en septembre 1996.

[12]Entre mars 1997 et le 17 mai 1997, la demanderesse a travaillé au Montecassino Place Hotel. De juillet 1997 à décembre 1997, elle a travaillé chez Global Telecommunications jusqu'à l'expiration de son permis de travail en décembre 1997.

[13]La demanderesse soutient qu'elle n'a accepté de l'aide sociale que lors de sa convalescence et elle a soumis des lettres de recommandation confirmant qu'elle est une bonne travailleuse.

[14]Depuis son arrivée au Canada, la demanderesse s'est inscrite à divers programmes en vue d'améliorer ses compétences professionnelles et elle et ses enfants se sont très bien intégrés à la société canadienne.

[15]Le 6 mai 1993, la demanderesse a été informée que, même si elle satisfaisait aux exigences requises pour pouvoir invoquer des raisons humanitaires, elle n'était pas admissible au Canada parce qu'elle n'était pas en mesure de subvenir tant à ses besoins qu'à ceux des personnes à sa charge, comme l'exige l'alinéa 19(1)b) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] de la Loi sur l'immigration, ainsi que le démontrait le fait qu'elle était prestataire de l'aide sociale.

[16]Le 10 février 2000, la demanderesse a été informée du rejet de sa seconde demande de résidence permanente qu'elle avait présentée de l'intérieur du Canada en allégant des raisons d'ordre humanitaire. Il s'agit de la décision qui fait l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

La norme de contrôle

[17]Dans l'arrêt Baker1, la Cour suprême du Canada a statué que la norme de contrôle applicable aux décisions que rendent les agents d'immigration pour des raisons d'ordre humanitaire en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration est celle du caractère raisonnable simpliciter.

La question en litige

[18]La conclusion de l'agente d'immigration suivant laquelle la demanderesse ne méritait pas une décision favorable pour des raisons d'ordre humanitaire était-elle raisonnable?

La décision à l'examen

[19]La décision à l'examen forcerait la demanderesse à quitter le Canada pour présenter une demande d'autorisation d'y revenir. La personne qui a reçu la demanderesse en entrevue a invoqué les motifs et le raisonnement suivants pour étayer sa décision:

[traduction] J'ai examiné la présente affaire à la lumière des raisons d'ordre humanitaire invoquées et en fonction des lignes directrices applicables au cas de Mme Mulholland, qui a trois enfants à sa charge. Les raisons humanitaires invoquées ne sont pas suffisamment convaincantes pour justifier de dispenser la requérante de l'application des dispositions légales habituelles.

Les raisons qu'invoque Mme Mulholland pour expliquer pourquoi elle désire présenter sa demande de l'intérieur du Canada sont qu'elles estime qu'elle s'est très bien établie au Canada et qu'elle et ses enfants y ont fait leur vie. Mme Mulholland affirme qu'elle est financièrement autonome et qu'elle ne dépend plus de l'aide sociale depuis le mois de mai 1995. En outre, Mme Mulholland a indiqué qu'elle ne veut pas retourner en Jamaïque parce que ses enfants sont tous nés au Canada et qu'ils méritent d'y vivre. Elle ajoute que des problèmes de comportement ont été diagnostiqués chez son fils cadet, Jessean, qui a besoin de programmes spéciaux.

J'ai attentivement examiné la situation des enfants de Mme Mulholland qui sont nés au Canada et les répercussions que leur départ du Canada pourraient avoir sur eux. J'ai également tenu compte du fait que les enfants souffriraient s'ils devaient aller dans un pays qu'«ils ne connaissent pas», et du fait que la demanderesse veut ce qu'il y a de mieux pour ses enfants. C'est pourtant elle qui a pris la décision d'avoir des enfants au Canada alors que son statut d'immigrante était incertain et qu'elle savait qu'elle risquait de devoir quitter le Canada. De plus, c'est à elle que revenait la décision de prendre ses enfants avec elle ou de les confier à un membre de sa famille au Canada. Il convient également de rappeler que la citoyenneté canadienne est un statut que ses enfants conserveront, peu importe leur lieu de résidence. J'ai aussi tenu compte des préoccupations exprimées par Mme Mulholland au sujet de son fils cadet, Jessean. On a diagnostiqué chez lui des traces de drépanocytose dans son sang. Il a des problèmes de comportement et fréquente présentement l'école catholique St. Fields où il a été placé dans une classe pour enfants atteints de troubles de comportement. Il ressort toutefois des renseignements obtenus du bureau des visas de la Jamaïque (renseignements qui ont été versés au dossier) qu'il existe là-bas des établissements qui sont en mesure de s'occuper de ces deux problèmes. Ces renseignements et des brochures explicatives ont été communiqués à Mme Mulholland au moment de l'entrevue. De plus, j'ai examiné toutes les lettres de soutien et toutes les lettres de recommandation qui ont été versées au dossier de même que la pétition signée par les enseignants de l'école catholique St. Wilfrid que fréquentent les enfants de Mme Mulholland.

J'ai également examiné la question de l'intégration de Mme Mulholland au Canada. Mme Mulholland affirme qu'elle est autonome sur le plan financier et qu'elle ne compte plus sur l'aide sociale depuis mai 1995. Il convient de signaler qu'elle a été prestataire de l'aide sociale de mars 1988 à mars 1996. Mme Mulholland affirme en outre qu'elle s'est très bien établie au Canada et qu'elle a travaillé d'arrache-pied pour élever ses enfants. Elle ajoute qu'elle s'est très bien intégrée à la société canadienne. Il convient de signaler que Mme Mulholland a été déclarée coupable d'agression armée en décembre 1998 et qu'elle purge présentement une peine de probation de deux ans par suite de cette condamnation.

Après avoir attentivement examiné tous les éléments d'information recueillis lors de l'entrevue et les autres renseignements communiqués sous forme d'observations ou d'éléments d'information versés au dossier, de même que les lettres de recommandation écrites par des membres de la famille, des amis et des personnes travaillant à l'école ou à la garderie fréquentée par les enfants, je ne suis pas convaincue que les raisons d'ordre humanitaire invoquées justifient que la demanderesse soit dispensée de se confirmer à l'application du paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration.

La position des parties

[20]La demanderesse affirme que la déclaration de l'agente d'immigration selon laquelle elle a donné naissance à trois enfants au Canada tout en étant consciente de la précarité de son statut d'immigrante soulève une crainte raisonnable de partialité de la part de l'auteur de la décision. La demanderesse soutient en outre que l'agente d'immigration a commis une erreur de droit en n'abordant pas la question de l'intérêt supérieur des enfants nés au Canada et en ignorant des éléments de preuve pertinents.

[21]L'avocat du défendeur affirme que l'agente d'immigration n'a commis aucune erreur justifiant une révision et il soutient qu'elle a effectivement abordé la question de l'intérêt supérieur des enfants.

Analyse

[22]Dans sa décision motivée, l'agente d'immigration affirme avoir examiné la question de l'établissement de la demanderesse au Canada et signale que cette dernière a été prestataire de l'aide sociale de mars 1988 à mars 1996. Les faits déjà exposés dans le présent jugement ne justifiaient pas cette conclusion de l'agente d'immigration. Il est fort possible qu'il y ait eu une période au cours de laquelle, alors qu'elle récupérait de son accident du 10 octobre 1992, la demanderesse ait eu à dépendre de l'aide sociale, mais conclure qu'elle était prestataire de l'aide sociale de mars 1988 à mars 1996 constitue, à mon sens, une conclusion de fait erronée que l'agente d'immigration a tirée sans tenir compte des éléments dont elle disposait. Dans sa décision, l'agente d'immigration ne fait aucune mention des emplois--même s'il ne s'agissait que d'emplois à temps partiel--que la demanderesse a effectivement occupés au cours de cette période, des démarches qu'elle a faites pour se perfectionner en suivant des cours et du fait que son permis de travail avait expiré à deux reprises au cours de cette période. La demanderesse aurait pu accepter au cours de cette période au moins une offre d'emploi, celle de la Weston United Pentecostal Church, si elle avait été munie d'un permis de travail.

[23]Dans sa décision, l'agente d'immigration signale également que la demanderesse a été déclarée coupable en décembre 1998 d'agression armée, infraction pour laquelle elle a fait l'objet d'une ordonnance de probation de deux ans. Il est pertinent de noter que cet incident s'est produit lors d'une dispute avec un ex-ami et que l'«arme» en question était un vase. Mon intention n'est pas de banaliser une telle agression. Qu'il suffise de dire que cet incident n'est pas aussi grave que ce que la lecture de la décision de l'agente d'immigration pourrait laisser entendre. Suivant la preuve, la demanderesse n'avait pas d'antécédents criminels et elle n'a pas été incarcérée pour cette infraction.

[24]Avant de passer à l'analyse que l'agente d'immigration a faite de la question des enfants nés au Canada, il est utile d'examiner l'arrêt Baker, dans lequel la Cour suprême du Canada a «resserré» les exigences auxquelles les agents d'immigration doivent satisfaire lorsqu'ils examinent l'intérêt supérieur des enfants nés au Canada et en particulier lorsqu'ils motivent leur décision.

[25]Au paragraphe 68 de l'arrêt Baker, Mme le juge L'Heureux-Dubé évoque l'objectif visé par le législateur à l'alinéa 3c) de la Loi sur l'immigration. Elle écrit:

Bien que cette disposition [l'alinéa 3c)] traite de l'objectif du Parlement de réunir des citoyens et des résidents permanents avec leurs proches parents de l'étranger, elle permet, à mon avis, en utilisant une interprétation large et libérale des valeurs sous-jacentes à cette loi et à son objet, de présumer que le Parlement estime important également de garder ensemble des citoyens et des résidents permanents avec leurs proches parents qui sont déjà au Canada. L'objectif à l'al. 3c) énonce l'obligation d'accorder une grande importance au maintien des enfants en contact avec leurs deux parents, si cela est possible, et au maintien du lien entre les membres d'une proche famille.

[26]Aux paragraphes 74 et 75, le juge L'Heureux-Dubé poursuit en disant:

Par conséquent, l'attention et la sensibilité à l'importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur, et de l'épreuve qui pourrait leur être infligée par une décision défavorable sont essentielles pour qu'une décision d'ordre humanitaire soit raisonnable [. . .]

Cela ne veut pas dire que l'intérêt supérieur des enfants l'emportera toujours sur d'autres considérations, ni qu'il n'y aura pas d'autres raisons de rejeter une demande d'ordre humanitaire même en tenant compte de l'intérêt des enfants. Toutefois, quand l'intérêt des enfants est minimisé, d'une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

[27]En l'espèce, lorsqu'elle a examiné l'intérêt des enfants nés au Canada, l'agente d'immigration a déclaré que les enfants souffriraient s'ils devaient aller dans un pays [traduction] «qu'ils ne connaissent pas» et que c'était à la demanderesse qu'il appartenait de décider de prendre les enfants avec elle ou de les confier à un membre de sa famille. Le dossier du tribunal administratif (à la page 129) révèle que la demanderesse n'a qu'une soeur au Canada. L'agente d'immigration ne s'est pas interrogée sur la question de savoir si la soeur de la demanderesse était en mesure de prendre les enfants ou si elle était disposée à le faire ou même si elle pouvait être une bonne tutrice pour ces enfants. En présentant une telle option comme acceptable sans s'interroger sur ces aspects, l'agente d'immigration a minimisé l'intérêt des enfants et a agi de façon déraisonnable.

[28]L'agente d'immigration a également déclaré ce qui suit dans sa décision:

[traduction] C'est pourtant elle qui a pris la décision d'avoir des enfants au Canada alors que son statut d'immigrante était incertain et qu'elle savait qu'elle risquait de devoir quitter le Canada.

[29]Cette remarque pose un certain nombre de postulats qui ne vont pas de soi. Elle implique que la naissance des enfants était une question de choix. Or, leur naissance pourrait tout aussi bien s'expliquer par l'échec d'une méthode de contraception ou par des convictions religieuses interdisant l'utilisation de méthodes de contraception efficaces. On pourrait aussi y déceler une réprobation morale implicite quant à une immoralité personnelle et à ses conséquences. Il n'y a rien dans le dossier qui justifierait un tel postulat ou toute conclusion qu'on pourrait en tirer. Par ailleurs, on pourrait y voir une affirmation au sujet des personnes qui devraient assumer les conséquences de l'expulsion de Mme Mulholland. Dans la mesure où l'agente d'immigration laisse entendre que ce sont les enfants qui devraient assumer ces conséquences, elle fait de toute évidence porter par les enfants la faute de leur mère. On ne s'acquitte pas de son obligation d'être sensible à l'intérêt des enfants en invoquant les raisons qui expliquent pourquoi on n'accorde pas d'importance à leur intérêt.

[30]La demanderesse est au centre de la demande de prise en considération de raisons d'ordre humanitaire. Le débat tourne autour des raisons d'ordre humanitaire qui justifieraient de lui permettre de présenter de l'intérieur du Canada sa demande d'établissement au Canada. La présence de ses trois enfants nés au Canada, qui ne peuvent être expulsés et dont on doit présumer qu'ils ont besoin de leur mère, ne saurait être considérée autrement que comme un facteur qui favorise l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. Il est inconcevable que, compte tenu de l'âge des enfants, leur mère ait à justifier qu'ils ont besoin d'elle. En laissant entendre que l'intérêt des enfants serait tout aussi bien servi s'ils accompagnaient leur mère en Jamaïque, puisqu'ils conserveraient la citoyenneté canadienne peu importe leur lieu de résidence, l'agente d'immigration a fait fi du paragraphe 4(2) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 3] de la Loi sur l'immigration, qui dispose:

4. [. . .]

(2) Sous réserve des autres lois fédérales, les citoyens canadiens et, sauf s'il a été établi qu'ils appartiennent à l'une des catégories visées au paragraphe 27(1), les résidents permanents ont le droit de demeurer au Canada.

Lorsqu'il s'apprête à renvoyer du Canada une personne qui a des enfants à sa charge, le ministre ne peut ignorer le fait qu'une des conséquences pratiques de sa décision est de priver les enfants des avantages que comporte le paragraphe 4(2) de la Loi. Dans ces conditions, n'est-ce pas au ministre qu'il appartient de réfuter la conclusion que la présence des enfants constitue un facteur d'ordre humanitaire qui justifie l'exercice de son pouvoir discrétionnaire? Il n'y a rien dans l'arrêt Baker qui rendrait cette présomption irréfutable. Aucun État ne peut systématiquement excuser en raison de conséquences sur leurs enfants la mauvaise conduite d'adultes sans créer un climat d'irresponsabilité tant en ce qui a trait à la conduite des adultes qu'aux mobiles qui les ont poussés à avoir des enfants. Mais la réfutation doit être fondée sur des faits qui concernent le père ou la mère qui pèseraient plus lourd dans la balance que la dépendance des enfants envers leurs parents et que leur droit légal, voire constitutionnel, de demeurer au Canada. La vague affirmation que la présence des enfants au Canada est le résultat du choix des parents ne saurait être considérée comme une réfutation.

[31]À mon avis, l'appréciation que l'agente d'immigration a faite de l'intérêt supérieur des enfants ne s'accorde pas avec l'objectif visé à l'alinéa 3c) de la Loi, et elle n'est par conséquent pas compatible avec la tradition humanitaire du Canada. L'approche retenue par l'agente d'immigration minimise l'intérêt des enfants nés au Canada et est à mon avis déraisonnable. Dans l'arrêt Baker, la Cour suprême a bien précisé que le défaut d'accorder suffisamment de poids et de tenir dûment compte de l'intérêt des enfants constitue un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi sur l'immigration.

[32]Les faits de la présente espèce sont très semblables à ceux de l'affaire Naredo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)2. Dans cette affaire, l'agent d'immigration avait tenu les propos suivants au sujet des enfants:

    Monsieur Arduengo (et, encore une fois, vraisemblablement Mme Arduengo) a pris la décision d'avoir des enfants au Canada alors que leur statut d'immigrants était incertain et qu'ils risquaient de devoir quitter le Canada3.

[33]Dans l'affaire Naredo, l'agent d'immigration soutenait également qu'il reviendrait par ailleurs aux parents de décider s'ils souhaitaient, le cas échéant, laisser leurs enfants au Canada. Il estimait que les parents sont libres de décider ce qui est dans l'intérêt de leurs enfants. Le juge Gibson a conclu que, compte tenu des exigences énoncées dans l'arrêt Baker, l'analyse à laquelle l'agent d'immigration s'était livré au sujet de l'intérêt des enfants dans sa décision était tout à fait insuffisante. Le juge Gibson a déclaré, au paragraphe 22 de sa décision:

Voici ce que Madame le juge L'Heureux-Dubé a écrit, au nom des juges majoritaires, au paragraphe 65 [sic] des motifs qu'elle a exposés dans l'arrêt Baker:

    L'agent n'a prêté aucune attention à l'intérêt des enfants de Mme  Baker. Comme je le démontrerai avec plus de détails dans les paragraphes qui suivent, j'estime que le défaut d'accorder de l'importance et de la considération à l'intérêt des enfants constitue un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire conféré par l'article, même s'il faut exercer un degré élevé de retenue envers la décision de l'agent d'immigration.

Je suis convaincu que l'on pourrait dire la même chose en l'espèce. L'agente d'immigration n'avait pas le loisir, compte tenu des directives que donne l'arrêt Baker, de se contenter de laisser aux parents la responsabilité de déterminer en quoi consiste l'intérêt des enfants, dans des circonstances où les demandeurs étaient sur le point de devoir quitter le Canada afin de faire face à un avenir incertain au Chili. En agissant ainsi, l'agente «ne prêtait aucune attention» à l'intérêt des enfants. L'agente d'immigration n'a pas elle-même «accord[é] de l'importance et de la considération à l'intérêt des enfants [. . .]». Elle a plutôt conclu que les demandeurs n'obtiendraient pas le droit de présenter une demande de droit d'établissement sans quitter le Canada et, partant, elle a laissé exclusivement aux parents la responsabilité de prendre la décision déchirante de savoir en quoi consistait l'intérêt de leurs enfants.

[34]Je suis également convaincu que les motifs que l'agente d'immigration a invoqués pour justifier la décision à l'examen ont «minimisé, d'une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada», l'intérêt des enfants de la demanderesse.

[35]Je conclus par conséquent que la décision à l'examen est déraisonnable et qu'elle doit être annulée.

[36]Vu l'analyse qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision à l'examen sera annulée et la demande présentée par la demanderesse en vue d'obtenir la permission de présenter de l'intérieur du Canada une demande d'établissement au Canada sera renvoyée au défendeur pour qu'il la réexamine et qu'il prenne une nouvelle décision.

[37]Les parties ont eu l'occasion de me demander de certifier que la présente affaire soulève une question grave de portée générale au sens de l'article 83 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi sur l'immigration. Comme elles ne se sont pas prévalues de cette possibilité, je n'ai pas l'intention de certifier que la présente affaire soulève une question grave de portée générale.

    ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE:

1.    La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision à l'examen est annulée et la demande présentée par la demanderesse en vue d'obtenir la permission de présenter de l'intérieur du Canada une demande d'établissement au Canada est renvoyée au défendeur pour nouvel examen et nouvelle décision par un autre agent d'immigration.

1 ;Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

2 (2000), 192 D.L.R. (4th) 373 (C.F. 1re inst.).

3 Ibid., au par. 21.

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