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 [2012] 1 R.C.F. 169

T-827-08

2010 CF 692

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (demandeur)

c.

Devendra Kumar Parekh et Manishaben Devendra Parekh (défendeurs)

Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Parekh

Cour fédérale, juge Tremblay-Lamer—Toronto, 7 juin; Ottawa, 24 juin 2010.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Action pour obtention d’un jugement déclaratoire portant que les défendeurs ont acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels — Les défendeurs ont plaidé coupable à l’accusation d’avoir fait de fausses déclarations dans leur demande de citoyenneté canadienne en violation de l’art. 29(2)a) de la Loi sur la citoyenneté — Il s’agissait de savoir si un abus de procédure a eu lieu en l’espèce et si la suspension de la procédure constituait la mesure réparatrice appropriée — Le délai qui s’est écoulé entre le moment où Citoyenneté et Immigration Canada a été mis au courant de la fraude des défendeurs et le dépôt de la déclaration du demandeur était long, même pour un cas typique — La présente affaire n’était pas complexe et les faits étaient clairs et simples — La longueur de la procédure administrative n’était pas normale et ne s’expliquait pas non plus par les complexités inhérentes à l’affaire — Il n’y avait aucune explication satisfaisante au délai de trois ans et demi nécessaire pour faire progresser la procédure d’annulation ou au délai d’un an et demi entre la présentation de la demande pour que l’affaire soit renvoyée devant la Cour fédérale et le dépôt de la déclaration qui a initié la présente instance — Le demandeur portait à lui seul l’entière responsabilité du délai — Les délais causés par l’État ont considérablement influé sur la vie des défendeurs — Si la procédure n’était pas suspendue, l’incapacité des défendeurs à présenter une demande de citoyenneté pendant les cinq prochaines années constituerait un préjudice découlant directement du retard causé par le demandeur — La Loi sur la citoyenneté ne prévoit pas de privation de la citoyenneté supérieure à cinq ans dans des cas comme celui des défendeurs — Par conséquent, le critère démontrant l’existence d’un abus de procédure était observable — S’agissant de la mesure réparatrice appropriée, le critère applicable à la suspension a été établi — Le dénouement de l’action priverait les défendeurs de l’avantage qui leur est accordé à l’art. 22(1)f) de la Loi sur la citoyenneté; il n’y avait pas d’autre mesure réparatrice envisageable qui puisse parer à la nécessité d’une suspension — Action suspendue.

Droit administratif — Abus de procédure — Les défendeurs ont plaidé coupable à l’accusation d’avoir fait de fausses déclarations dans leur demande de citoyenneté canadienne en violation de l’art. 29(2)a) de la Loi sur la citoyenneté — Le délai qui s’est écoulé entre le moment où Citoyenneté et Immigration Canada a été mis au courant de la fraude des défendeurs et le dépôt de la déclaration du demandeur était long, même pour un cas typique — L’analyse du caractère raisonnable d’un délai administratif dans une affaire comporte des aspects factuels et contextuels — Les trois facteurs principaux sur lesquels l’analyse repose ont été examinés en l’espèce — La lenteur ou d’autres manifestations d’injustice ne constituent un abus de procédure que dans les cas les plus manifestes — Il s’agissait d’un de ces cas en l’espèce.

Compétence de la Cour fédérale — Il s’agissait de savoir si la Cour était habilitée à suspendre l’action pour obtention d’un jugement déclaratoire portant que la citoyenneté canadienne a été acquise par fraude — Le délai qui s’était écoulé entre le moment où Citoyenneté et Immigration Canada a été mis au courant de la fraude des défendeurs et le dépôt de la déclaration du demandeur était long, même pour un cas typique, et constituait un abus de procédure — Même si certaines des mesures réparatrices envisagées par les défendeurs outrepasseraient la compétence étroite de la Cour dans une action comme celle qui était en cause, la Cour reste maîtresse de sa propre procédure conformément à la Loi sur les Cours fédérales, aux Règles des Cours fédérales et à ses pouvoirs inhérents — La suspension de la procédure est une question que la Cour a le pouvoir de contrôler dans ses propres procédures et la Cour pouvait ordonner cette réparation sans outrepasser sa compétence au sens de l’art. 18(1) de la Loi sur la citoyenneté.

Il s’agissait d’une action pour obtention d’un jugement déclaratoire portant que les défendeurs ont acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Les défendeurs ont admis avoir menti en vue d’obtenir la citoyenneté canadienne. Les défendeurs ont acquis la résidence permanente au Canada en mai 1997, mais, en juin 1999, ils sont allés s’installer aux États-Unis, où ils sont restés jusqu’en août 2000 lorsque le défendeur est revenu s’installer au Canada et son épouse l’y a suivi en décembre 2000. Peu de temps après que les défendeurs sont devenus des citoyens en février 2001, ils ont été accusés de fausses déclarations dans leur demande de citoyenneté canadienne en violation de l’alinéa 29(2)a) de la Loi sur la citoyenneté (la Loi). En novembre 2002, ils ont tous deux plaidé coupable à cette infraction et Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), après avoir été informé des déclarations de culpabilité, a recommandé en juin 2003 que CIC aille de l’avant avec l’annulation de la citoyenneté des défendeurs. Un mémoire recommandant l’annulation de la citoyenneté des défendeurs a été rédigé en décembre 2004, mais le dossier n’a connu aucun autre nouveau développement jusqu’en décembre 2006. Les avis préalables à l’annulation de la citoyenneté ont été signifiés aux défendeurs en janvier 2007 et ceux-ci ont par la suite demandé à ce que l’affaire soit renvoyée devant la Cour fédérale conformément à l’alinéa 18(1)a) de la Loi. La déclaration du demandeur à l’origine de la présente instance a été délivrée en mai 2008.

Les principales questions litigieuses étaient celles de savoir si le fait de poursuivre la procédure d’annulation entreprise à l’encontre des défendeurs constituait un abus de procédure et, le cas échéant, si la suspension de la procédure constituait la mesure réparatrice appropriée.

Jugement : l’action doit être suspendue.

L’analyse du caractère raisonnable d’un délai administratif dans une affaire comporte des aspects factuels et contextuels et repose sur trois facteurs principaux, soit le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire; les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire; et l’incidence du délai. Chacun de ces facteurs a été pris en compte en l’espèce.

Le délai qui s’était véritablement écoulé entre le moment où CIC a été mis au courant de la fraude commise par les défendeurs et le dépôt de la déclaration en l’espèce — soit cinq ans — était donc plutôt long, même pour un cas typique. La présente affaire n’était pas complexe et les faits étaient clairs et simples. Les défendeurs ont reconnu les faits sur lesquels la présente instance reposait. À la lumière de la preuve, la longueur de la procédure administrative en l’espèce n’était pas normale et ne s’expliquait pas non plus par les complexités inhérentes à l’affaire.

Il n’y avait aucune explication satisfaisante au délai de trois ans et demi qui s’était écoulé entre juin 2003 et décembre 2006 et qui aurait été nécessaire pour faire progresser la procédure d’annulation. Qui plus est, aucune explication satisfaisante n’avait été donnée pour expliquer le délai de près d’un an et demi qui s’était écoulé entre le moment où les défendeurs ont demandé à ce que l’affaire soit renvoyée devant la Cour fédérale et le dépôt de la déclaration qui a initié la présente instance. L’explication du demandeur selon lequel d’autres éléments de preuve étaient nécessaires pour justifier ces délais a été rejetée. Par conséquent, le demandeur portait à lui seul l’entière responsabilité du délai en l’espèce.

La lenteur ou d’autres manifestations d’injustice ne constituent un abus de procédure que dans les cas les plus manifestes et il s’agissait d’un de ces cas en l’espèce. Dans la mesure où l’intérêt des défendeurs a été lésé par des délais causés par l’État en l’espèce, l’État leur a effectivement causé un préjudice significatif. En application de l’alinéa 22(1)f) de la Loi, les défendeurs seraient en mesure de présenter une nouvelle demande de citoyenneté cinq ans après l’annulation de leur citoyenneté. Si le demandeur n’avait pas retardé la procédure d’annulation de la citoyenneté des défendeurs pendant plusieurs années, les défendeurs auraient déjà pu présenter une demande de citoyenneté canadienne, et il est possible qu’ils l’auraient obtenue de nouveau. Si la présente instance n’était pas suspendue, l’incapacité des défendeurs à présenter une demande de citoyenneté pendant les cinq prochaines années, voire plus, constituerait un préjudice découlant directement du retard causé par le demandeur; la Loi ne prévoit pas de privation de la citoyenneté supérieure à cinq ans dans des cas comme celui des défendeurs.

En conséquence, le critère démontrant l’existence d’un abus de procédure était observable en l’espèce.

Si l’État a mené une poursuite de façon à rendre les procédures inéquitables, il faut satisfaire à deux critères pour que la suspension constitue une réparation convenable : le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue et aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice. Ces critères ont été établis en l’espèce. Le dénouement de l’action en l’espèce révèlerait et perpétuerait vraisemblablement les délais abusifs qui ont entaché la procédure, privant ainsi les défendeurs de l’avantage qui leur est accordé à l’alinéa 22(1)f) de la Loi. Par conséquent, la poursuite des procédures à l’encontre des défendeurs choquerait le sens de la justice de la société. De même, il n’y avait pas d’autre mesure réparatrice envisageable qui puisse parer à la nécessité d’une suspension. Même si certaines des mesures réparatrices envisagées par les défendeurs outrepasseraient la compétence étroite de la Cour dans une action comme celle qui est en cause, la Cour reste maîtresse de sa propre procédure conformément à la Loi sur les Cours fédérales, aux Règles des Cours fédérales et à ses pouvoirs inhérents. La suspension de la procédure, par exemple, est une question que la Cour a le pouvoir de contrôler dans ses propres procédures et la Cour pouvait ordonner cette réparation sans outrepasser sa compétence au sens du paragraphe 18(1) de la Loi.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n44], art. 6(1).

Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 10, 18, 22(1)f) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 124), 29(2).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 50(1)b).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 46(2).

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 136.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 400(1) (mod. par DORS/2002-417, art. 25(F)).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Canada c. Sadiq, [1991] 1 C.F. 757 (1re inst.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391.

décisions différenciées :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Copeland, [1998] 2 C.F. 493 (1re inst.); Canada (Secrétaire d’État) c. Charran (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 138, 21 F.T.R. 117 (C.F. 1re inst.).

décisions examinées :

Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Kamel c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 R.C.F. 449; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens, [1992] A.C.F. no 319 (C.A.) (QL).

décision citée :

R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411.

DOCTRINE CITÉE

Brown, Donald J. M et John M. Evans. Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles. Toronto : Canvasback, 1998.

ACTION pour obtention d’un jugement déclaratoire portant que les défendeurs ont acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Action suspendue.

ONT COMPARU

Bridget A. O’Leary et Kareena R. Wilding pour le demandeur.

Lorne Waldman et Jacqueline Swaisland pour les défendeurs.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Waldman & Associates, Toronto, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        La juge Tremblay-Lamer : Il s’agit d’une action intentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pour obtention d’un jugement déclaratoire selon lequel Devendra Kumar Parekh et Manish Aben Devendra Parekh ont acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. S’il a gain de cause, le ministre pourra, en application de l’alinéa 18(1)b) et du paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi), faire rapport au gouverneur en conseil; dans le cas où ce rapport serait accepté, les défendeurs perdraient leur citoyenneté canadienne.

LES FAITS

[2]        Les défendeurs ne nient pas avoir menti en vue d’obtenir la citoyenneté canadienne. Les parties ont rédigé un exposé conjoint des faits, dont les points saillants sont les suivants.

[3]        Le 11 mai 1997, les défendeurs ont acquis la résidence permanente au Canada. En juin 1999, ils sont allés s’installer dans l’État du Tennessee, aux États‑Unis. Ils ont ensuite déménagé en Oklahoma.

[4]        En août 2000, M. Parekh est revenu s’installer au Canada, à Windsor. Mme Parekh l’y a suivi en décembre 2000.

[5]        Le 9 août 2000, les défendeurs ont présenté une demande de citoyenneté canadienne. Le 19 décembre 2000, leur demande a été acceptée et le 21 février 2001, ils sont devenus citoyens canadiens.

[6]        Peu de temps après, ils ont entre autres choses été tous deux accusés, séparément, de fausses déclarations dans leur demande de citoyenneté canadienne, infraction prévue à l’alinéa 29(2)a) de la Loi. En novembre 2002, ils ont tous les deux plaidé coupable à cette infraction et ils ont chacun été condamnés à une amende de 700 $.

[7]        En mai 2003, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a été informée des accusations et des déclarations de culpabilité prononcées à l’encontre des défendeurs. Le 10 juin 2003, des fonctionnaires de CIC ont recommandé à CIC d’aller de l’avant avec l’annulation de la citoyenneté des défendeurs.

[8]        Le 17 juin 2003, M. Parekh a présenté une demande de résidence permanente invoquant des considérations humanitaires (la demande CH) au nom de sa fille, que les défendeurs ont demandé à parrainer. La demande CH a été renvoyée à M. Parekh parce qu’elle était incomplète. Le 26 août de la même année, M. Parekh a présenté une nouvelle demande et en 2006, une mise à jour de la demande CH. Aucune décision n’a encore été rendue relativement à cette demande.

[9]        Les défendeurs ont présenté plusieurs demandes de passeport canadien. Un certain nombre de leurs demandes ont été rejetées, mais, en décembre 2003, ils ont reçu des passeports à durée de validité limitée. En septembre 2009, M. Parekh a présenté une nouvelle demande de passeport canadien. Cette demande a été refusée. Les défendeurs n’ont pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision ou des autres refus.

[10]      Pendant ce temps, le dossier relatif à l’annulation de la citoyenneté des défendeurs n’a pas avancé pendant un an et demi, entre juin 2003 et décembre 2004; c’est alors qu’un mémoire recommandant l’annulation de la citoyenneté des défendeurs a été rédigé. Toutefois, la ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de l’époque a démissionné ou a été démise de ses fonctions peu de temps après, avant que le mémoire lui soit présenté.

[11]      Pendant deux ans, jusqu’en décembre 2006, le dossier n’a connu aucun nouveau développement. Pendant ce temps, le titulaire du poste de ministre a changé plusieurs fois, changements qui se sont accompagnés de modifications dans les priorités du ministère. Par conséquent, ce n’est que le 14 décembre 2006 que le demandeur a signé les avis préalables à l’annulation de la citoyenneté des défendeurs, exigés par l’article 18 de la Loi.

[12]      Les avis ont été communiqués aux défendeurs au début du mois de janvier 2007. Le 26 janvier 2007, les défendeurs ont demandé, comme l’alinéa 18(1)a) de la Loi les y autorise, à ce que l’affaire soit renvoyée devant la Cour fédérale.

[13]      La déclaration du demandeur à l’origine de la présente instance a été délivrée par la Cour le 27 mai 2008. Il semblerait que le délai de 17 mois qui s’est écoulé entre le moment où les défendeurs ont demandé à ce que l’affaire soit renvoyée devant la Cour et le début de l’instance s’explique par le fait que la preuve appuyant les allégations formulées dans les avis était toujours en cours d’être constituée.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[14]      En l’espèce, la première question est de savoir si les défendeurs ont obtenu leur citoyenneté canadienne au moyen de fausses déclarations ou de fraude, ou en dissimulant intentionnellement des faits essentiels.

[15]      La seconde question est de savoir si le fait de poursuivre la procédure d’annulation entreprise à l’encontre des défendeurs constitue un abus de procédure au regard des principes du droit administratif et, le cas échéant, si la suspension de la procédure constituerait une mesure réparatrice appropriée.

LA POSITION DES PARTIES

Le demandeur

[16]      Le demandeur fait valoir que, contrairement aux informations qu’ils ont fournies dans leurs formulaires de demande de citoyenneté, les défendeurs ont résidé à l’extérieur du Canada pendant une période d’environ 14 mois pendant la période de quatre ans précédant la date de leurs demandes. Ils ont plaidé coupables en novembre 2002 et ils ont été déclarés coupables de fausses déclarations dans leurs demandes de citoyenneté canadienne, en application du paragraphe 29(2) de la Loi. Selon la prépondérance de la preuve, les défendeurs ont dissimulé intentionnellement des absences prolongées du Canada.

[17]      En outre, en l’espèce, le délai ne constituait pas un abus de procédure. Une simple lenteur ne constitue pas un abus de procédure. On doit conclure que ce délai était manifestement inacceptable et qu’il a causé un préjudice à la partie qui l’allègue, et il doit être mesuré à l’aune de l’intérêt public dans l’application de la loi. En l’espèce, le délai n’est pas déraisonnable et les défendeurs n’ont pas subi de préjudice important.

[18]      Finalement, si la Cour devait conclure que la présente instance constitue un abus de procédure, elle pourra traiter de la question dans ses motifs et rendre une ordonnance appropriée relativement aux dépens. En l’espèce, la suspension de la procédure ne s’impose pas, et toute autre mesure de réparation, à l’exception des dépens, excéderait la compétence limitée de la Cour au regard du paragraphe 18(1) de la Loi.

Les défendeurs

[19]      Comme je l’ai mentionné, les défendeurs ont admis avoir menti dans leurs demandes de citoyenneté canadienne. Ils font néanmoins valoir que la Cour ne devrait pas délivrer le jugement déclaratoire demandé par le demandeur, mais plutôt suspendre l’instance au motif qu’elle constitue un abus de procédure. Les défendeurs soutiennent qu’ils ont subi un préjudice important en conséquence du délai, dont ils ne sont pas responsables.

[20]      Les défendeurs ont présenté plusieurs demandes de passeport en 2002, en vain. En 2003, ils ont pu obtenir des passeports à durée de validité [traduction] « limitée » sous certaines conditions strictes. Parce qu’on a refusé de leur délivrer un passeport ordinaire, les défendeurs n’ont pas été en mesure de rendre visite à leur famille à l’étranger; ce refus a également eu des conséquences sur les perspectives d’emploi de M. Parekh. En outre, l’examen de la demande de parrainage de leur fille, qui est née aux États‑Unis, a été suspendu jusqu’à conclusion de l’instance d’annulation de leur citoyenneté.

[21]      Les défendeurs auraient accepté l’annulation de leur citoyenneté après avoir plaidé coupables en 2002, en fait ils s’y attendaient, mais le temps qui s’est écoulé depuis ne peut plus être considéré comme étant un délai raisonnable. Considérant qu’ils ne seraient pas expulsés si leur citoyenneté était annulée, et qu’on leur refuse de nombreux avantages inhérents à la citoyenneté canadienne depuis longtemps, il serait injuste de les déposséder de leur citoyenneté maintenant et de leur dire de patienter encore cinq ans avant de pouvoir la récupérer.

[22]      À titre subsidiaire, si la Cour refuse de suspendre l’instance, elle devrait ordonner que toute annulation de la citoyenneté des défendeurs soit [traduction] « rétroactive », autrement dit que le gouverneur en conseil la fasse remonter à la date à laquelle elle se serait produite si le processus avait été diligent. Également à titre subsidiaire, la Cour devrait délivrer un jugement déclaratoire affirmant que la présente instance a été entachée d’abus de procédure et ordonner que le gouverneur en conseil prenne une mesure réparatrice appropriée. 

ANALYSE

Fausses déclarations, fraude ou dissimulation de faits essentiels

[23]      La preuve non contestée démontre que les défendeurs ont sciemment dissimulé leurs absences prolongées du Canada. Par conséquent, je conclus qu’ils ont obtenu leur citoyenneté au moyen de fausses déclarations, de fraude ou en dissimulant des faits essentiels. Les seules questions qui restent à trancher sont de savoir si la présente instance constitue un abus de procédure et, le cas échéant, d’établir quelle est la mesure réparatrice appropriée.

L’abus de procédure

[24]      De manière générale, une cour de justice conclura que des efforts en vue d’appliquer ou d’exécuter la loi constituent un abus de procédure quand l’intérêt du public à l’exécution de la loi est supplanté par l’intérêt du public à l’équité des procédures administratives ou judiciaires; voir Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 120, où le critère est ainsi défini :

Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, la cour doit être convaincue que [traduction] «le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures» (Brown et Evans, op. cit., à la p. 9‑68). Le juge L’Heureux‑Dubé affirme dans Power, précité, à la p. 616, que, d’après la jurisprudence, il y a «abus de procédure» lorsque la situation est à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes. À mon sens, cela s’appliquerait autant à l’abus de procédure en matière administrative. Pour reprendre les termes employés par le juge L’Heureux‑Dubé, il y a abus de procédure lorsque les procédures sont «injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice» (p. 616). «Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares» (Power, précité, à la p. 616). Dans le contexte administratif, il peut y avoir abus de procédure lorsque la conduite est tout aussi oppressive.

[25]      Une telle situation peut découler d’un délai injustifié dans l’exécution de la loi. Il en sera souvent ainsi quand le délai fait en sorte que le processus d’audition de l’affaire devient injuste (par exemple, parce que les souvenirs des témoins se sont estompés ou que des éléments de preuve ne sont plus disponibles). Toutefois, le juge Bastarache, s’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe, précité, au paragraphe 115, était « disposé à reconnaître qu’un délai inacceptable peut constituer un abus de procédure dans certaines circonstances, même lorsque l’équité de l’audience n’a pas été compromise ». Le juge LeBel, dissident en partie, mais pas sur cette question, a exprimé la même idée avec encore plus de force au paragraphe 154 : « Le délai administratif abusif est répréhensible, et ce, peu importe qu’il ne ruine que la vie d’une personne sans affecter l’audition à laquelle elle a droit. »

[26]      Pour qu’un délai soit considéré comme constituant un abus de procédure, « [c]e délai doit être déraisonnable ou excessif » (Blencoe, précité, au paragraphe 121). Le délai ne doit pas seulement être plus long que d’habitude, mais il doit avoir causé au défendeur un préjudice substantiel. Autrement dit, il doit être « inacceptable au point d’être oppressif et de vicier les procédures en cause » (Blencoe, précité, au paragraphe 121).

[27]      L’analyse du caractère raisonnable d’un délai administratif dans une affaire comporte des aspects factuels et contextuels. Comme le juge Bastarache l’a expliqué, au paragraphe 122 de l’arrêt Blencoe, précité :

La question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire. Comme nous l’avons vu, la question de savoir si un délai est excessif et s’il est susceptible de heurter le sens de l’équité de la collectivité dépend non pas uniquement de la longueur de ce délai, mais de facteurs contextuels, dont la nature des différents droits en jeu dans les procédures.

[28]      Le juge LeBel, pour sa part, a également insisté sur la nécessité d’une analyse contextuelle. Au paragraphe 160 de l’arrêt Blencoe, il s’est exprimé en ces termes :

[…] pour évaluer le caractère raisonnable d’un délai administratif, trois facteurs principaux doivent être appréciés:  

(1) le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire dont est saisi l’organisme administratif en cause, ce qui comprendrait la complexité juridique (y compris l’existence de questions systémiques particulièrement complexes) et la complexité factuelle (y compris la nécessité de recueillir de grandes quantités de renseignements ou de données techniques), ainsi que les délais raisonnables pour que les parties ou le public bénéficient de garanties procédurales;

(2) les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire, ce qui comprendrait notamment l’examen de la question de savoir si la personne touchée a contribué ou renoncé à certaines parties du délai, et celle de savoir si l’organisme administratif a utilisé aussi efficacement que possible les ressources dont il disposait;

 (3) l’incidence du délai, considérée comme englobant le préjudice sur le plan de la preuve et les autres atteintes à l’existence des personnes touchées par le délai qui s’écoule. Cela peut également comprendre l’examen des efforts que les différentes parties ont déployés pour réduire au minimum les effets négatifs en fournissant des renseignements ou en apportant des solutions provisoires. [Souligné dans l’original.]

[29]      J’examinerai maintenant les facteurs énoncés par le juge LeBel l’un après l’autre.

a) Le temps écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire

[30]      Le premier de ces facteurs est le temps écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire. À l’audience, Suzanne Demers, analyste de cas de CIC actuellement chargée du dossier des défendeurs, a déclaré qu’un cas typique d’annulation pourrait exiger un ou deux ans suivant la complexité de l’affaire. Le délai qui s’est véritablement écoulé entre le moment où CIC a été mis au courant de la fraude commise par les défendeurs et le dépôt de la déclaration en l’espèce — soit cinq ans — est donc plutôt long, même pour un cas typique.

[31]      Mme Demers a expliqué que normalement, une assez longue période de temps peut être nécessaire pour rassembler des éléments de preuve, par exemple quand l’aide des missions canadiennes à l’étranger est requise.

[32]      Toutefois, la présente affaire n’est pas complexe. Il n’est pas nécessaire d’aller exhumer des faits anciens et mystérieux sur des champs de bataille lointains. Au contraire, en l’espèce, les faits sont clairs et simples. En 2002, les défendeurs ont plaidé coupables aux accusations d’avoir fait de fausses déclarations dans leurs demandes de citoyenneté canadienne. Ils ont ainsi reconnu les faits sur lesquels la présente instance se fonde. Ils ne sont jamais revenus là-dessus. Au contraire, que ce soit dans la première version de la demande CH ou dans sa mise à jour, M. Parekh a clairement déclaré que lui et son épouse avaient résidé aux États‑Unis pendant plus d’un an entre 1999 et 2000. Il a confirmé cette information en mars 2006, dans une lettre adressée à CIC, qualifiée à l’audience de « confession », dans laquelle il a dressé la liste de leurs lieux de résidence, à lui et à son épouse. Cette lettre a été reçue par un bureau local et n’est apparemment pas parvenue aux agents chargés de la procédure d’annulation visant les défendeurs, et ce, même si le bureau local était au courant de ladite procédure.

[33]      La présente affaire est si simple qu’aucun élément de preuve susceptible de justifier la lenteur du processus n’a été présenté à l’audience. Même si Mme Demers a laissé entendre qu’il se pouvait que des enquêtes de fond aient été effectuées entre le moment où le premier mémoire au ministre recommandant l’annulation de la citoyenneté des défendeurs a été rédigé en 2004 et le moment où la déclaration a été déposée en 2008, aucune preuve ne montre que tel a été le cas. En fait, Mme Demers a été incapable de produire de nouveaux éléments de preuve, à une exception mineure près, réunis entre mai 2003 et juin 2008. Les seuls développements survenus en l’espèce au cours de cette période ont été les mémoires adressés au demandeur recommandant l’annulation de la citoyenneté des défendeurs, celui de décembre 2004, puis celui de 2006.

[34]      En l’espèce, il ne s’agit pas non plus d’un cas dans lequel la procédure administrative a été, comme dans l’affaire Blencoe, ralentie par les garanties procédurales autorisant la participation de la personne concernée. Au contraire, les défendeurs ont été laissés dans l’ignorance la plus totale, de telle sorte qu’en 2006, vu le temps qui s’était écoulé, M. Parekh ne croyait plus que son épouse et lui faisaient l’objet d’une procédure d’annulation, à tel point que lors de la mise à jour de la demande CH de sa fille, il n’a pas coché la case correspondante, case qu’il avait cochée dans la première version présentée en 2003. Mme Demers a expliqué que CIC n’a jamais envisagé d’interroger les défendeurs, sa politique consistant à laisser aux personnes faisant l’objet d’une enquête la jouissance pleine et entière de la citoyenneté canadienne jusqu’au moment d’entamer la procédure formelle d’annulation.

[35]      En me fondant sur la preuve dont je dispose, je conclus, pour ce qui est du premier facteur, que la longueur de la procédure administrative en l’espèce n’était pas normale et ne s’expliquait pas non plus par les complexités inhérentes à l’affaire.

b) Les causes de la prolongation du délai

[36]      Le deuxième facteur à prendre en considération concerne les causes de la prolongation du délai. Au mois de mars 2001, la GRC [Gendarmerie royale du Canada] avait été informée des fausses déclarations des défendeurs. Pourtant, avant de signifier aux défendeurs en janvier 2007 son avis d’intention de procéder à l’annulation de leur citoyenneté, le demandeur n’avait encore entrepris aucune démarche en ce sens.

[37]      En novembre 2002, les défendeurs ont été déclarés coupables, en application de l’alinéa 29(2)a) de la Loi, de fausses déclarations, de fraude ou de dissimulation intentionnelle de faits essentiels en vue d’obtenir la citoyenneté canadienne. Le fait qu’un délai de six mois se soit écoulé avant que la Direction générale du règlement des cas de CIC ait été mise au courant de ces déclarations de culpabilité demeure inexpliqué.

[38]      Une fois que CIC a été mise au courant, l’analyste des cas responsable du dossier a rédigé un mémoire au gestionnaire de la direction, daté du 10 juin 2003, recommandant à CIC de procéder à l’annulation [traduction] « compte tenu des déclarations de culpabilité rendues en application de l’article 29 ». Le gestionnaire de la direction a donné son accord le jour même, mais aucune autre action n’a été entreprise.

[39]      Il n’y a aucune explication satisfaisante au délai de trois ans et demi qui s’est écoulé entre juin 2003 et décembre 2006 et qui aurait été nécessaire pour faire progresser la procédure d’annulation. Le 14 décembre 2004, et de nouveau le 22 décembre 2004, l’analyste de cas qui était alors chargé du dossier a fait savoir, par courrier électronique, qu’aucun progrès n’avait été effectué et qu’il était nécessaire de rassembler d’autres éléments de preuve. Toutefois, le jour suivant, il a rédigé un mémoire au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, recommandant l’annulation de la citoyenneté des défendeurs.

[40]      Je ne peux donc pas accepter l’argument du demandeur selon lequel d’autres éléments de preuve étaient requis avant que l’avis d’annulation soit délivré. Il ressort clairement de la preuve documentaire et du témoignage livré au procès qu’aucun nouvel élément de preuve n’a été obtenu. Le mémoire sur la base duquel le demandeur a finalement délivré les avis d’annulation en décembre 2006 était essentiellement semblable à celui qui avait été rédigé deux ans plus tôt, en décembre 2004. On se demande quel était l’élément de preuve additionnel requis en sus de ceux sur la base desquels la GRC avait obtenu la déclaration de culpabilité des défendeurs, et de la déclaration de culpabilité en tant que telle. Toutefois, si d’autres éléments de preuve étaient nécessaires, ils étaient déjà en la possession de CIC, sous la forme de la demande CH de la fille des défendeurs et de la lettre que M. Parekh avait envoyée à CIC.

[41]      Le demandeur souligne les changements survenus à la direction de CIC, qui ont eu pour conséquence une continuelle réorganisation administrative du ministère. Toutefois, je note que dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Copeland, [1998] 2 C.F. 493 (1re inst.), au paragraphe 65, il a « reconnu que le délai écoulé entre les mois d’août 1993 et de mars 1995, date de l’avis de révocation [qui était « seulement » d’un an et demi], était injustifiable, car il était imputable uniquement à la réorganisation du Ministère ».

[42]      Le ministre a bien évidemment le droit de changer d’avis. Sur ce point, cependant, je souscris aux propos tenus par le juge Cullen dans la décision Canada c. Sadiq, [1991] 1 C.F. 757 (1re inst.), à la page 772 : « L’affaire n’a pas été traitée avec toute la diligence voulue. L’annulation de la citoyenneté canadienne est une question grave et exigeait qu’on s’en occupe plus rapidement qu’on ne l’a fait ici. »

[43]      Finalement, aucune explication satisfaisante n’a été donnée pour expliquer le délai de près d’un an et demi qui s’est écoulé entre le moment où les défendeurs ont demandé à ce que l’affaire soit renvoyée devant la Cour fédérale et le dépôt de la déclaration qui a initié la présente instance. Mme Demers a déclaré que d’autres éléments de preuve étaient nécessaires avant de porter l’affaire devant la Cour. Je n’accepte pas cette explication. À cet égard, je note que Mme Demers a déclaré que le seul élément de preuve additionnel qui a été obtenu pendant la période qui s’est écoulée entre le moment où les défendeurs ont demandé à ce que l’affaire soit renvoyée devant la Cour et le dépôt de la déclaration était la transcription de l’audience qui a conduit en 2002 à leur déclaration de culpabilité pour infraction à la Loi.

[44]      Dans ses observations finales à l’audience, le demandeur a fait valoir que les défendeurs étaient responsables du délai, étant donné qu’ils auraient pu renoncer à la possibilité de renvoyer l’affaire devant la Cour. Je ne peux accepter cet argument. On ne peut blâmer les défendeurs pour avoir exercé leurs droits. Dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 114, la Cour suprême a déclaré qu’on ne devrait pas reprocher à une partie d’engager, lorsqu’il lui est loisible de le faire, des contestations raisonnables fondées sur les règles de procédure et sur la Constitution. En outre, en l’espèce, les défendeurs n’allèguent pas le délai généré par la procédure judiciaire en tant que telle. La Loi les autorisait à renvoyer l’affaire devant la Cour fédérale, et en se prévalant de cette possibilité, ils ne pouvaient pas imaginer qu’ils attendraient près d’un an et demi avant le début de la procédure judiciaire.

[45]      Par conséquent, en ce qui a trait au second facteur, je conclus qu’en l’espèce, le demandeur porte à lui seul l’entière responsabilité du délai.

c) L’incidence du délai

[46]      Je me penche maintenant sur la question des répercussions du délai sur les défendeurs. Les défendeurs soutiennent que le délai afférent à la procédure d’annulation a été source d’incertitudes et de désarroi, qu’il les a privés de leur liberté de voyager, ce qui a eu des conséquences négatives tant sur leur vie familiale que sur les perspectives d’emploi de M. Parekh, et qu’il a fait en sorte que le traitement de la demande CH de leur fille a été suspendu.

[47]      À l’audience, M. Parekh a déclaré qu’au départ, son épouse et lui s’attendaient à ce que leur citoyenneté soit annulée en conséquence de leur plaidoyer de culpabilité, ce qu’ils étaient disposés à accepter. À l’époque, un représentant de la GRC leur avait dit qu’ils auraient des nouvelles de CIC un ou deux ans plus tard. Toutefois, aucune mesure n’a été entreprise et ils n’ont pas eu de nouvelles de CIC pendant plus de quatre ans après avoir plaidé coupable en novembre 2002. Ainsi, en 2006, M. Parekh ne croyait plus que la procédure d’annulation qui les visait était encore active. Il a parlé avec émotion de son sentiment de désarroi, né du climat d’incertitude permanente entourant son statut au Canada, et des répercussions de la situation sur sa famille. Son témoignage était crédible et convaincant. Je conclus que la lenteur du traitement de la possible annulation de la citoyenneté des défendeurs a engendré chez ces derniers un grand stress psychologique.

[48]      D’un point de vue pratique, l’incertitude relative à leur statut a également eu des répercussions négatives sur la vie des défendeurs. Plusieurs de leurs demandes de passeport ont été rejetées. On ne leur a délivré que des passeports à durée de validité limitée en 2003 afin de leur permettre de rendre visite à un membre de leur famille qui était malade en Inde; avant cela, les défendeurs avaient dû engager inutilement des dépenses importantes pour présenter des demandes et acheter des billets d’avion qu’ils n’ont pas pu utiliser faute de passeports. Même si les passeports qu’on leur a délivrés étaient apparemment valides pendant neuf mois, on a dit aux défendeurs qu’ils ne seraient valides que pendant deux mois, et qu’ils devraient les rendre à leur retour d’Inde. En 2005, Passeport Canada a informé les défendeurs qu’il serait envisageable de leur délivrer des passeports à durée de validité limitée s’ils donnaient des raisons pour justifier leur voyage, une urgence dans la famille par exemple. En 2009, les défendeurs ont présenté une nouvelle demande de passeport, qui a été rejetée.

[49]      Ainsi, les demandes de passeports canadiens des défendeurs ont été rejetées en dépit du fait qu’aucune mesure n’avait été entreprise pour l’annulation de leur citoyenneté. Les documents présentés en preuve à l’audience et le témoignage de Mme Demers ont établi que Passeport Canada avait communiqué avec CIC et posé des questions au sujet du statut des défendeurs relativement à leur citoyenneté. CIC a informé Passeport Canada qu’ils avaient l’intention de procéder à l’annulation de la citoyenneté des défendeurs. La Cour peut raisonnablement en conclure que la position adoptée par Passeport Canada était la conséquence directe des renseignements obtenus de CIC.

[50]      Dans l’arrêt Kamel c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 R.C.F. 449, la Cour d’appel fédérale a conclu que le refus de délivrer un passeport à un citoyen canadien était une atteinte à la liberté garantie par le paragraphe 6(1) de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Comme le juge Robert Décary, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, l’a souligné, au paragraphe 15, « [l]e fait de ne pouvoir aller à peu près nulle part sans passeport et le fait de ne pouvoir rentrer au Canada d’à peu près nulle part sans passeport constituent à leur face même une restriction au droit d’un citoyen canadien d’entrer au Canada ou d’en sortir, ce qui suffit, bien sûr, pour qu’entre en jeu la protection de la Charte. »

[51]      En outre, je conclus que l’incertitude que CIC a entretenue au sujet du statut des défendeurs au Canada a également conduit à paralyser le traitement de la demande CH de la fille des défendeurs. En janvier 2007, au regard de l’article 136 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), qui prévoit que si un répondant candidat au parrainage fait l’objet, notamment, d’une procédure d’annulation ou de révocation de la citoyenneté, CIC a adopté la position selon laquelle « la demande de parrainage ne peut être traitée tant qu[e l’appel] n’a pas été statué en dernier ressort », et à interrompre le traitement de la demande CH. Cette position était fondée sur une mauvaise compréhension de l’article 136 du Règlement, qui ne s’applique pas aux demandes CH. Néanmoins, n’eût été le délai démesuré, la procédure d’annulation dont les défendeurs faisaient l’objet aurait pris fin au plus tard en 2007, et selon toute probabilité bien plus tôt, de telle sorte que la mauvaise interprétation faite par CIC du Règlement n’aurait pas retardé le traitement de la demande CH de la fille des défendeurs.

[52]      Je garde à l’esprit les propos du juge Bastarache dans l’arrêt Blencoe, précité, au paragraphe 120, qui a répété une opinion incidente exprimée antérieurement et selon laquelle la lenteur ou d’autres manifestations d’injustice constituent un abus de procédure dans les « cas les plus manifestes ». Je suis d’avis qu’il s’agit d’un de ces cas en l’espèce. L’annulation de la citoyenneté n’est pas une procédure civile ou administrative ordinaire. Ce ne sont pas des questions de responsabilité relative à une somme d’argent ou de délivrance d’un permis qui sont en jeu. Je souscris aux propos du juge Iacobucci, la Cour suprême s’étant prononcée à l’unanimité dans l’arrêt Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358 [au paragraphe 68] : « Je ne puis imaginer d’intérêt plus fondamental que la citoyenneté canadienne pour quiconque veut être membre à part entière de la société canadienne. » Bien sûr, si cet intérêt n’avait été affecté que par une procédure d’annulation effectuée en temps opportun, les défendeurs n’auraient eu qu’eux-mêmes à blâmer. Mais dans la mesure où leur intérêt a été lésé par des délais causés par l’État, l’État leur a effectivement causé un préjudice significatif.

[53]      Il est important de souligner que la présente affaire se distingue d’autres affaires telles que Canada (Secrétaire d’État) c. Charran (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 138 (C.F. 1re inst.); et Copeland, précitée, dans lesquelles la Cour a conclu que les délais afférents à la procédure d’annulation de la citoyenneté étaient, à défaut d’autre chose, à l’avantage des défendeurs, étant donné qu’ils leur permettaient de demeurer au Canada plutôt que d’être expulsés. En l’espèce, les défendeurs n’ont tiré aucun avantage des délais afférents à l’annulation de leur citoyenneté.

[54]      Les défendeurs ne peuvent être expulsés et ils demeureraient au Canada même si leur citoyenneté était annulée; le paragraphe 46(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001 ch. 27, prévoit que « [d]evient résident permanent quiconque perd la citoyenneté au titre de l’alinéa 10(1)a) de la Loi sur la Citoyenneté, sauf s’il est visé au paragraphe 10(2) de cette loi. » Le paragraphe 10(2) de la Loi vise les personnes qui ont obtenu leur admission au Canada en tant que résidents permanents au moyen de fausses déclarations, de fraude ou en dissimulant des faits essentiels. Par conséquent, si la citoyenneté des défendeurs est annulée, ils deviendront résidents permanents de nouveau.

[55]      En application de l’alinéa 22(1)f) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 124] de la Loi, cinq ans après l’annulation de leur citoyenneté, les défendeurs seraient en mesure de présenter une nouvelle demande de citoyenneté. Ainsi, si le demandeur n’avait pas retardé la procédure d’annulation de la citoyenneté des défendeurs pendant plusieurs années, les défendeurs auraient déjà pu présenter une demande de citoyenneté canadienne, et il est possible qu’ils l’auraient obtenue de nouveau. Par conséquent, si la présente instance n’est pas suspendue, l’incapacité des défendeurs à présenter une demande de citoyenneté pendant les cinq prochaines années, voire plus, constituera un préjudice découlant directement du retard causé par le ministre.

L’abus de procédure : conclusion

[56]      Dans les présentes circonstances, je conclus que les délais qui ont entaché la présente instance sont démesurés et vraiment inconsidérés. Rien dans les circonstances de l’espèce ne les justifiait. Ces délais ne découlent pas de la complexité de l’affaire ou de manœuvres dilatoires employées par les défendeurs, mais plutôt de l’indolence bureaucratique et de l’incapacité à donner à l’affaire l’attention qu’elle méritait compte tenu des droits et des intérêts en jeu. La preuve établit clairement que les défendeurs ont admis à plusieurs reprises avoir fait les fausses déclarations et que CIC disposait déjà de toutes les informations nécessaires pour procéder à l’annulation de leur citoyenneté.

[57]      Plutôt que d’utiliser ces informations, CIC a laissé la procédure traîner, privant dans les faits les défendeurs des avantages clés de la citoyenneté, comme la possibilité de voyager. Je suis d’avis que laisser la procédure courir reviendrait à pénaliser les défendeurs deux fois : la première pendant la période de cinq ans ayant précédé le début de la présente action et une deuxième fois pendant la période qui pourrait durer encore plusieurs années avant une « possible » annulation ainsi que pendant la période de cinq années supplémentaires précédant le moment où ils pourraient présenter une nouvelle demande de citoyenneté.

[58]      Dans les circonstances, je conclus que la procédure a acquis un caractère oppressant et que l’intérêt du public à mettre fin à une procédure abusive et oppressante dépasse l’intérêt à l’exécution de la Loi, qui ne prévoit pas de privation de la citoyenneté supérieure à cinq ans dans des cas comme celui des défendeurs.

[59]      Ainsi, je suis convaincue que le critère démontrant l’existence d’un abus de procédure était observable en l’espèce (Blencoe, précité, au paragraphe 120, citant Brown et Evans [Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles (Toronto : Canvasback, 1998)] page 9-68) :

[…] [traduction] « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures. »

Je me penche maintenant sur la question de la mesure réparatrice à laquelle les défendeurs ont droit.

La mesure réparatrice

[60]      Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, la Cour suprême a renversé une suspension prononcée par la Cour fédérale, expliquant, au paragraphe 90 :

S’il appert que l’État a mené une poursuite de façon à rendre les procédures inéquitables ou qu’il a porté par ailleurs atteinte à l’intégrité du système judiciaire, il faut satisfaire à deux critères pour que la suspension constitue une réparation convenable. Les voici :

(1)  le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;

(2)  aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.

(La Cour suprême s’appuyait sur l’arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, au paragraphe 75.) En outre, « dans certains cas, lorsqu’il n’est pas sûr que l’abus justifie la suspension des procédures, l’intérêt irrésistible de la société à ce qu’il y ait un débat sur le fond pourrait faire pencher la balance en faveur de la poursuite des procédures » (Tobiass, précité, au paragraphe 92).

[61]      Je suis d’avis que ces critères ont été établis en l’espèce.

[62]      Premièrement, le dénouement de l’action perpétuera vraisemblablement les délais abusifs qui ont entaché la procédure. La délivrance du jugement déclaratoire demandé par le demandeur lui permettrait simplement de présenter un rapport au gouverneur en conseil, qui pourrait décider d’annuler ou de ne pas annuler la citoyenneté des défendeurs. L’aura d’incertitude que le demandeur a laissé planer autour des défendeurs pendant les sept dernières années persistera. Pendant ce temps, les défendeurs seront effectivement privés des avantages inhérents à la citoyenneté et la résolution de leur situation dépendra de la question de savoir si elle recevra finalement l’attention qu’elle méritait il y a déjà plusieurs années.

[63]      En outre, comme je l’ai expliqué ci-dessus, si le ministre avait agi en temps opportun pour annuler la citoyenneté des défendeurs, cela serait fait depuis si longtemps que les défendeurs seraient déjà depuis un moment admissibles à présenter une nouvelle demande de citoyenneté canadienne. Ainsi, le fait d’autoriser la poursuite de l’action privera les défendeurs de l’avantage que le législateur leur accorde à l’alinéa 22(1)f) de la Loi.

[64]      Par conséquent, je conclus que « la poursuite des procédures [à l’encontre des défendeurs] choquera le sens de la justice de la société » (Tobiass, précité, au paragraphe 91). Le demandeur laisse entendre que, si la procédure se poursuit, les défendeurs auront l’occasion de faire réparer le préjudice qu’ils ont subi, en présentant des observations au gouverneur en conseil et en demandant le contrôle judiciaire de toute décision rendue par le gouverneur en conseil. Je suis d’avis que ce serait inacceptable. Une telle situation perpétuerait l’incertitude entourant leur statut et continuerait de les priver pendant de nombreuses années des droits inhérents à la citoyenneté, dont ils sont injustement privés. En effet, cela équivaudrait à une double pénalité, privant les défendeurs de la possibilité de récupérer leur citoyenneté, pendant une période deux fois plus longue que celle prévue par le législateur dans la Loi.

[65]      Deuxièmement, il n’y a pas d’autre mesure réparatrice envisageable qui puisse parer à la nécessité d’une suspension. Dans le présent contexte, le demandeur s’appuie à tort sur l’arrêt Tobiass. Dans cette affaire, le problème était que certains juges de la Section de première instance de la Cour fédérale semblaient inspirer une crainte de partialité. La Cour suprême a résolu le problème en ordonnant que l’affaire soit réexaminée par d’autres juges. Il n’y a pas de solution semblable qui puisse remédier aux préjudices subis par les défendeurs en conséquence des lenteurs administratives dont ils ont été victimes. Quant à la seule autre mesure réparatrice véritablement proposée par le demandeur, qui consisterait à ne pas adjuger de dépens, elle ne remédierait en rien au préjudice déjà subi par les défendeurs, préjudice qu’ils continueront de subir si la procédure d’annulation se poursuit.

[66]      Les défendeurs ont consacré plus d’efforts que le demandeur à suggérer des mesures réparatrices à titre subsidiaire. Ils ont proposé que, dans le cas où la Cour rejetterait leurs arguments en faveur d’une suspension et délivrerait le jugement déclaratoire demandé par le demandeur, la Cour déclare par ailleurs que la procédure entamée contre eux constitue un abus de procédure. Ils ont en outre demandé à la Cour d’ordonner qu’une annulation de leur citoyenneté par le gouverneur en conseil soit éventuellement [traduction] « rétroactive » au mois de décembre 2004, date à laquelle le premier mémoire recommandant ladite annulation aurait dû être présenté au demandeur. Cela leur permettrait bien évidemment de présenter une nouvelle demande de citoyenneté canadienne immédiatement. Également à titre subsidiaire, ils ont demandé qu’en plus de déclarer qu’il y avait eu abus de procédure, la Cour demande au gouverneur en conseil de résoudre ce problème (ils se seraient pour cela appuyés sur l’arrêt de la Cour suprême Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44).

[67]      Le demandeur s’est opposé à l’octroi de n’importe laquelle de ces mesures réparatrices, affirmant que la Cour n’avait pas la compétence voulue, dans une action telle que celle en cause, pour les accorder. Après réflexion, je me range à l’avis du demandeur pour les raisons suivantes.

[68]      En ce qui concerne la proposition d’ordonnance aux termes de laquelle le gouverneur en conseil annulerait la citoyenneté des défendeurs « rétroactivement », je note que le gouverneur en conseil n’est pas partie à la présente instance. Je ne vois pas comment la Cour pourrait ordonner à une personne ou à une entité de faire ou ne pas faire quelque chose en conclusion d’une procédure à laquelle la personne ou l’entité en question n’a pas été partie. L’ordonnance subsidiaire demandée par les défendeurs selon laquelle le gouverneur en conseil déciderait d’une réparation adéquate pour l’abus de procédure dont ils ont été victimes, pose le même problème. En outre, l’arrêt Khadr ne fait pas jurisprudence en ce qui concerne l’affirmation selon laquelle la Cour peut rendre une telle ordonnance. Le dispositif de la Cour suprême — contrairement à ses motifs — consiste seulement en un jugement déclaratoire et n’inclut pas d’ordonnance visant le premier ministre ou qui que ce soit d’autre (voir Khadr, précité, au paragraphe 48).

[69]      Quant à un jugement déclaratoire selon lequel la présente procédure constituerait un abus de procédure, semblable à celui que la Cour suprême a effectivement accordé dans l’arrêt Khadr, je suis d’avis qu’il outrepasserait la compétence de la Cour au regard du paragraphe 18(1) de la Loi. Dans un passage cité avec approbation par la Cour suprême dans l’arrêt Tobiass, précité, au paragraphe 52, la Cour d’appel fédérale a déclaré au sujet de la décision de la Cour au regard du paragraphe 18(1) de la Loi que « [m]ême si la décision faisait suite à une audience au cours de laquelle de nombreux éléments de preuve ont été produits, il s’agissait simplement d’une conclusion de fait de la part de la Cour […] La décision n’a déterminé en fin de compte aucun droit juridique. » (Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens, [1992] A.C.F. no 319 (C.A.) (QL), au paragraphe 5). Autrement dit, la compétence de la Cour, dans une procédure engagée en application du paragraphe 18(1) de la Loi, se limite à répondre à une seule question factuelle : les défendeurs ont-ils acquis, conservé, répudié ou réintégré la citoyenneté canadienne au moyen d’une fausse déclaration, par fraude ou en dissimulant intentionnellement des faits essentiels? Le jugement déclaratoire demandé par les défendeurs ne répond pas à cette question et outrepasse par conséquent la compétence de la Cour sur le fond.

[70]      Bien évidemment, nonobstant les limites de sa compétence sur le fond dans certains types d’instances, la Cour reste maîtresse de sa propre procédure, conformément à la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)], aux Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], et à ses pouvoirs inhérents. La suspension de la procédure, l’adjudication de dépens ou le fait d’ordonner que certains juges instruisent une affaire sont autant de questions que la Cour a le pouvoir de contrôler dans ses propres procédures, et ainsi, la Cour peut ordonner de telles réparations sans outrepasser sa compétence au sens du paragraphe 18(1) de la Loi.

[71]      Par exemple, la Cour peut suspendre une procédure engagée en application du paragraphe 18(1) de la Loi en se fondant sur l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, qui prévoit qu’elle a « le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire […] lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige » (Tobiass, précité, au paragraphe 61). Elle a aussi « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer » aux termes du paragraphe 400(1) [mod. par DORS/2002-417, art. 25(F)] des Règles des Cours fédérales.

[72]      Pour résumer, poursuivre la procédure d’annulation qui vise les défendeurs ira à l’encontre du sens de la justice de la société et aucune autre mesure réparatrice qu’une suspension n’est ouverte à la Cour pour empêcher que cela n’arrive. Il ne s’agit pas non plus d’une affaire dans laquelle « l’intérêt irrésistible de la société […] pourrait faire pencher la balance en faveur de la poursuite des procédures » (Tobiass, au paragraphe 92). Même si je ne prends pas à la légère les fausses déclarations des défendeurs, l’intérêt de la société à voir la procédure d’annulation se poursuivre en l’espèce ne peut se comparer à « l’intérêt du Canada à ne pas donner refuge à ceux qui ont dissimulé leur participation en temps de guerre à des atrocités » dont il était question dans l’arrêt Tobiass, précité, au paragraphe 93.

CONCLUSION

[73]      Dissident en partie, mais pas sur le point ici en cause, le juge LeBel a parlé avec éloquence de l’importance de mener toute procédure judiciaire sans délai indu, au paragraphe 140 de l’arrêt Blencoe, précité :

Ce n’est pas d’hier que les délais inutiles dans les procédures judiciaires et les procédures administratives sont qualifiés de contraires à une société libre et équitable. Il s’agit jusqu’à un certain point d’un fléau qui touche presque tous les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs. C’est un problème qu’il faut régler pour assurer le maintien d’un système de justice efficace et digne de la confiance des Canadiens et des Canadiennes. La solution à ce problème réside non seulement dans l’application de la Charte, mais également dans celle des principes d’un régime de droit administratif souple et en évolution constante.

[74]      Ces remarques sont pertinentes en l’espèce. Les personnes responsables des lenteurs administratives en cause ont trahi la confiance tant des défendeurs, envers lesquels ils avaient l’obligation d’agir de manière juste, que du public qu’ils servent, envers lequel ils ont l’obligation de s’assurer que la loi est exécutée efficacement et en temps opportun.

[75]      La Cour conclut que la conduite du demandeur en l’espèce constitue un abus de procédure et ordonne la suspension de l’instance. Les dépens sont adjugés aux défendeurs.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’instance est suspendue et que les dépens sont adjugés aux défendeurs.

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