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[2012] 2 R.C.F. 459

A-435-10

2011 CAF 328

Le procureur général du Canada et le commissaire aux brevets (appelants)

c.

Amazon.com, Inc. (intimée)

et

L’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes Inc. et l’Association des banquiers canadiens (intervenantes)

Répertorié : Amazon.com, Inc. c. Canada (Procureur général)

Cour d’appel fédérale, juges Sharlow, Trudel et Stratas, J.C.A.—Toronto, 21 juin; Ottawa, 24 novembre 2011.

Brevets — Appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a cassé la décision de la commissaire aux brevets refusant d’accorder un brevet à l’intimée parce que l’invention revendiquée n’était pas une « réalisation » ou un « procédé » au sens de l’art. 2 de la Loi sur les brevets — L’invention revendiquée a pour objet de faciliter le magasinage en ligne grâce à un procédé utilisant un seul clic — La Cour fédérale a rejeté les critères de la commissaire et a adopté une interprétation littérale — Elle a conclu que l’utilisation d’un ordinateur satisfaisait à l’exigence de l’existence physique implicite dans la définition d’« invention » — Il s’agissait de savoir s’il convient de faire droit à une demande de brevet lorsqu’il n’existe pas d’objet brevetable — L’identification de l’invention doit être fondée sur une interprétation téléologique des revendications du brevet — En déterminant l’objet sur le fondement de l’idée originale, la commissaire a adopté une analyse incorrecte — Il y a une possibilité qu’une nouvelle pratique commerciale constitue un élément essentiel d’une revendication de brevet valide — Un objet brevetable doit être une chose dotée d’une existence physique; il n’est pas possible de satisfaire au troisième critère en invoquant le simple fait que l’invention revendiquée a une application pratique — Il n’était pas approprié que la Cour fédérale procède à sa propre interprétation téléologique des revendications de brevet sur le fondement du dossier disponible en l’espèce puisque quiconque procède à cette interprétation doit le faire en s’appuyant sur le fondement des connaissances ayant trait à la réalisation en cause et avec l’assistance d’experts — La Cour était incapable de déterminer ce que la commissaire aurait conclu sur la brevetabilité des revendications en cause en se fondant sur les principes corrects — Appel accueilli.

Il s’agissait d’un appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a cassé la décision de la commissaire aux brevets refusant d’accorder un brevet à l’intimée parce que l’invention revendiquée n’était pas une « réalisation » ou un « procédé » au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets.

L’invention revendiquée de l’intimée a pour objet de faciliter le magasinage en ligne grâce à un procédé utilisant un seul clic. Essentiellement, un identificateur unique (un témoin) est stocké dans l’ordinateur du marchand et il associe la commande du client aux renseignements personnels du client, empêchant ainsi de procéder une seconde fois au processus d’achat et permettant la réalisation rapide et sécuritaire des transactions. La commissaire avait statué que l’invention revendiquée ne satisfaisait pas à trois critères qui sont implicites au sens du terme « réalisation » pour l’application de la Loi sur les brevets, c.-à-d. que l’invention 1) n’ajoute rien à la connaissance humaine qui soit de nature technologique, 2) constitue simplement une pratique commerciale non brevetable, et 3) n’entraîne aucun changement de la nature ou de l’état d’un objet physique. La Cour fédérale a rejeté les trois critères de la commissaire. Elle a adopté une interprétation littérale en se fondant sur sa conclusion qu’il avait été satisfait à l’exigence de l’existence ou manifestation physique d’un effet ou changement discernable, implicite dans la définition d’« invention » parce que l’utilisation d’un ordinateur est un élément essentiel de la revendication.

La question à trancher était celle de savoir s’il convient de faire droit à une demande de brevet lorsqu’il n’existe pas d’objet brevetable.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

L’identification de l’invention doit être fondée sur une interprétation téléologique des revendications du brevet. Cette identification ne peut reposer seulement sur l’interprétation littérale des revendications du brevet ou sur la détermination de « l’essentiel de l’invention ». En déterminant l’objet sur le seul fondement de l’idée originale, la commissaire a adopté une analyse incorrecte en droit.

Le premier critère conçu par la commissaire n’était pas clair et créait de la confusion; il s’agissait donc d’un principe hautement subjectif d’application imprévisible. Ce critère ne devrait pas être utilisé isolément pour distinguer un objet brevetable d’un objet non brevetable. S’agissant du deuxième critère de la commissaire, il ne s’ensuit pas nécessairement, comme la Cour fédérale semble l’indiquer, qu’une pratique commerciale qui ne constitue pas elle‑même un objet brevetable parce qu’elle est une idée abstraite devienne un objet brevetable du simple fait qu’elle est une concrétisation pratique ou qu’elle présente une application pratique. Cela ne peut pas constituer un critère de distinction parce qu’il est évident qu’une pratique commerciale présente toujours une application pratique. La commissaire devrait en l’espèce procéder de nouveau à l’interprétation téléologique des revendications, en gardant à l’esprit la possibilité qu’une nouvelle pratique commerciale constitue un élément essentiel d’une revendication de brevet valide. Enfin, puisqu’un brevet ne peut être accordé pour une idée abstraite, il est implicite dans la définition d’« invention » qu’un objet brevetable doit être une chose dotée d’une existence physique ou une chose qui manifeste un effet ou changement discernable. Cependant, il n’est pas possible de satisfaire à cette « exigence du caractère matériel » en invoquant le simple fait que l’invention revendiquée a une application pratique.

Il n’était pas approprié que la Cour fédérale procède à sa propre interprétation téléologique des revendications de brevet sur le fondement du dossier disponible dans la présente affaire. Quiconque procède à l’interprétation téléologique d’un brevet doit le faire en s’appuyant sur le fondement des connaissances ayant trait à la réalisation en cause et, en particulier, à l’état de la réalisation en cause au moment pertinent. Une revendication de brevet interprétée par une cour sans l’assistance d’experts donnera lieu à une interprétation littérale des revendications. En l’espèce, la Cour fédérale n’a pas bénéficié du témoignage d’experts sur la façon dont les ordinateurs fonctionnent et dont ils sont utilisés pour mettre une idée abstraite en pratique. La Cour était incapable de déterminer à partir du dossier ce que la commissaire aurait conclu sur la brevetabilité des revendications en cause en se fondant sur les principes corrects.

Pour ces raisons, le jugement de la Cour fédérale a été remplacé par un jugement accueillant l’appel formé par l’intimée à l’encontre de la décision de la commissaire et enjoignant à la commissaire de réexaminer la demande de brevet en conformité avec les présents motifs.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 2 « invention » (mod. par L.C. 1993, ch. 2, art. 2), 27(1) (mod., idem, ch. 15, art. 31), (3) (mod., idem), (4) (mod., idem), (8) (mod., idem), 28.2 (édicté, idem, art. 33), 28.3 (édicté, idem), 40, 41 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 16).

JURSIPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024; Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067.

décisions examinées :

Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), 2002 CSC 76, [2002] 4 R.C.S. 45; Shell Oil Co. c. Commissaire des brevets, [1982] 2 R.C.S. 536; Schlumberger Canada Ltd. c. Commissaire des brevets, [1982] 1 C.F. 845 (C.A.); Commissioner of Patents v. Farbwerke Hoechst Aktiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning, [1964] R.C.S. 49, (1963), 41 C.P.R. 9; Lawson v. Commissioner of Patents (1970), 62 C.P.R. 101 (C. de l’É.).

décisions citées :

Progressive Games, Inc. c. Canada (Commissaire aux brevets), 1999 CanLII 8921 (C.F. 1re inst.), conf. par 2000 CanLII 16577 (C.A.F.); Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504.

  APPEL à l’encontre de la décision (2010 CF 1011, [2010] 4 R.C.F. 541) par laquelle la Cour fédérale a cassé la décision (décision no 1290) de la commissaire aux brevets refusant d’accorder un brevet à l’intimée. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Frederick B. Woyiwada et Sharon K. Johnston pour les appelants.

Steven B. Garland, Colin B. Ingram et John R. Morrissey pour l’intimée.

Brian W. Gray, Allyson Whyte Nowak et Adam Haller pour les intervenantes.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour les appelants.

Smart & Biggar, Ottawa, pour l’intimée.

Norton Rose Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l., Toronto, pour les intervenantes.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        La juge Sharlow, J.C.A. : La commissaire aux brevets a refusé d’accorder un brevet à l’intimée Amazon.com, Inc. pour son procédé de magasinage sur Internet au moyen d’un seul clic, parce que l’invention revendiquée n’est pas une « réalisation » ou un « procédé » au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, qui utilise ces termes dans la définition d’« invention » [mod. par L.C. 1993, ch. 2, art. 2]. Amazon a interjeté appel de la décision de la commissaire devant la Cour fédérale conformément à l’article 41 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 16] de la Loi sur les brevets. Le juge Phelan a accueilli l’appel d’Amazon, a cassé la décision de la commissaire et a ordonné qu’« un nouvel examen soit rapidement effectué en application de la directive suivante : les revendications décrivent un objet brevetable et doivent être examinées en conformité avec les présents motifs ». Étant donné son interprétation des revendications du brevet, les directives du juge Phelan reviennent à ordonner à la commissaire d’accorder le brevet. Les motifs du juge Phelan sont publiés sous l’intitulé Amazon.com, Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1011, [2010] 4 R.C.F. 541.

[2]        La commissaire n’a pas accordé le brevet et a interjeté appel du jugement de la Cour fédérale. L’autorisation d’intervenir a été accordée à l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes inc. et à l’Association des banquiers canadiens, qui ont présenté des observations écrites à l’appui de la thèse du procureur général du Canada.

[3]        Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’appel devrait être accueilli, mais seulement pour modifier la directive de manière à ce qu’elle prescrive au commissaire de réexaminer rapidement le brevet en conformité avec les présents motifs.

Le contexte

[4]        Le 11 septembre 1998, Amazon a déposé une demande de brevet relativement à une invention intitulée « Méthode et système de commande d’articles sur un réseau de télécommunication » (demande de brevet canadien no 2246933). Les inventeurs nommés sont Shel Kaphan, Joel Spiegel, Jeffrey P. Bezos et Peri Hartman. La priorité est revendiquée relativement à deux demandes de brevets présentées aux États‑Unis (08/928,951, déposée le 12 septembre 1997, et 009/046,503, déposée le 23 mars 1998).

[5]        Le syntagme « réseau de télécommunication » qui figure dans le titre de la demande de brevet signifie (ou du moins vise notamment) Internet. Internet permet de relier des ordinateurs situés partout dans le monde, qui peuvent ainsi partager des renseignements sous forme électronique.

[6]        Le magasinage sur Internet, courant aujourd’hui, était relativement nouveau en 1998. Selon les renseignements généraux figurant dans la demande de brevet, le magasinage sur Internet en 1998 présentait des problèmes qui étaient causés par le nombre des interactions requises entre l’ordinateur du client et celui du marchand.

[7]        Considérons, par exemple, le cas d’une personne désireuse de faire un second achat en ligne auprès d’un marchand, après en avoir fait un premier. Pour effectuer le deuxième achat, le client doit répéter un certain nombre d’étapes accomplies pour le premier achat. Cela peut exiger que le client entre à nouveau dans son ordinateur les mêmes renseignements personnels qu’il avait entrés pour le premier achat (généralement, son nom, son adresse et les renseignements relatifs à sa carte de crédit) et qu’il les envoie une seconde fois à l’ordinateur du marchand. Le temps requis pour procéder une seconde fois à ces étapes peut causer de la frustration chez le client et le décourager et peut aussi augmenter le risque d’interception non autorisée des renseignements personnels du client.

[8]        La solution d’Amazon à ce problème est le magasinage sur Internet au moyen d’un seul clic. Lors d’un premier contact en ligne avec un marchand, le client donne les renseignements personnels nécessaires, qui sont stockés dans l’ordinateur du marchand. L’ordinateur du marchand assigne à ces renseignements un identificateur unique (un témoin) et envoie l’identificateur à l’ordinateur du client, où il est stocké. Si le même client fait par la suite une visite en ligne chez le même marchand, l’ordinateur du marchand identifie le client au moyen du témoin stocké dans l’ordinateur du client. Si le client sélectionne un ou des articles dans le but de les acheter, il est invité à effectuer une opération unique, soit généralement à cliquer à l’aide d’une souris sur un bouton affiché sur l’écran de son ordinateur selon les instructions de l’ordinateur du marchand, pour parachever la transaction d’achat.

[9]        Le système informatique du marchand est programmé de manière à répondre à ce clic unique en procédant à un certain nombre d’étapes automatiquement. À l’aide du témoin du client, l’ordinateur du marchand associe la commande du client aux renseignements personnels du client stockés dans l’ordinateur du marchand, émet la commande, procède au paiement par carte de crédit et émet des instructions concernant la livraison. Selon les renseignements divulgués dans la demande de brevet, il résulte de ce processus automatique de récupération de données et d’émission d’instructions de vente et de livraison que le client n’a pas à prendre du temps pour renvoyer ses renseignements personnels à l’ordinateur du marchand et que le risque auquel il s’expose n’augmente pas.

[10]      La demande de brevet d’Amazon contient 75 revendications. Les revendications 1 à 43 et 51 à 75 portent sur le « procédé », et les revendications 44 à 50 portent sur le « système ». Les parties ont convenu que la décision rendue relativement au présent appel devrait reposer sur la revendication 1, laquelle représente bien les revendications relatives au procédé, et sur la revendication 44, qui représente bien les revendications relatives au système. Les revendications sont similaires, car elles décrivent les étapes dans le paragraphe précédent, ainsi que les étapes que le client doit accomplir pour changer ses renseignements personnels stockés dans l’ordinateur du marchand. Les revendications 1 et 44 sont rédigées comme suit :

[traduction]

REVENDICATIONS

1.       Un procédé dans un système-client pour commander un article, le procédé comprenant les éléments suivants :

la réception en provenance d’un système serveur d’un identificateur du client du système-client;

le stockage continu de l’identificateur du client dans le système-client;

quand un article doit être commandé,

l’affichage des renseignements permettant de trouver l’article, ainsi que d’un message sur l’opération unique à effectuer pour commander l’article en cause;

en réponse à l’exécution de l’opération unique, l’envoi au système serveur d’une demande visant à commander l’article en cause, avec l’identificateur du client, lequel trouve les renseignements sur le compte antérieurement fournis par un utilisateur du système-client, ce qui évite à l’utilisateur d’avoir à ouvrir une session sur le système serveur; quand il commande l’article

quand les renseignements sur le compte doivent être modifiés,

la coordination de l’ouverture de la session par l’utilisateur sur le système serveur;

la réception des renseignements sur le compte mis à jour;

l’envoi des renseignements sur le compte mis à jour au système serveur

évitant ainsi à l’utilisateur d’avoir à ouvrir une session dans le système serveur quand il commande l’article, mais lui imposant d’ouvrir une session sur le système serveur s’il veut modifier les renseignements sur le compte antérieurement fournis.

[…]

44. Un système-client pour commander un article et comprenant les éléments suivants :

une composante qui reçoit d’un système serveur un identificateur du client du système-client et qui stocke continuellement l’identificateur du client;

une composante qui commande un article par l’affichage des renseignements qui le caractérisent, ainsi que d’un message sur l’opération unique à effectuer pour commander l’article en cause, et par l’envoi au système serveur d’une demande visant à commander l’article en cause, avec l’identificateur du client, lequel trouve les renseignements sur le compte antérieurement fournis par un utilisateur du système-client, ce qui évite à l’utilisateur d’avoir à ouvrir une session sur le système serveur quand il commande l’article;

une composante qui met à jour les renseignements sur le compte par la coordination de l’ouverture de la session par l’utilisateur sur le système serveur, la réception des renseignements sur le compte mis à jour de la part de l’utilisateur et l’envoi des renseignements sur le compte mis à jour au système serveur.

[11]      Le terme « système-client » utilisé dans ces revendications renvoie à l’ordinateur du client, le terme « système serveur », à l’ordinateur du marchand et le terme « identificateur du client », à l’identificateur unique, ou témoin, qui fonctionne comme une clé permettant au marchand d’accéder aux renseignements personnels du client stockés dans l’ordinateur du marchand.

[12]      Le 1er juin 2004, une examinatrice de brevets a rendu une « décision finale » dans laquelle elle a rejeté les 75 revendications pour deux motifs, l’évidence et ce que je désignerai comme « l’absence d’objet brevetable », ce qui constitue une expression abrégée pour la conclusion que la demande ne divulgue aucune « invention » au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets. Cette définition est rédigée comme suit :

2. Sauf disposition contraire, les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

[…]

Définitions

« invention » Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

« invention » “invention

 

[13]      Amazon a contesté la décision de l’examinatrice, ce qui a donné lieu à la tenue d’une audience devant la Commission d’appel des brevets le 16 novembre 2005. Deux membres de la Commission assignés à cette audience ont pris leur retraite de la fonction publique avant que soit arrêtée une recommandation. Une nouvelle audience devant un nouveau tribunal de la Commission a été prévue pour le 18 septembre 2008.

[14]      Le tribunal nouvellement constitué de la Commission a recommandé que la commissaire infirme l’objection de l’examinatrice fondée sur l’évidence, confirme l’objection de l’examinatrice fondée sur l’inexistence d’un objet brevetable et rejette la demande pour le seul motif qu’il n’existait pas d’objet brevetable. Le 5 mars 2009, la commissaire a rendu une décision conforme aux conclusions et recommandations de la Commission et a refusé d’accorder le brevet. Les motifs de la Commission et la décision de la commissaire sont publiés sous l’intitulé Amazon.com Inc., Re, D.C. 1290 (2009).

[15]      La principale question dont la Cour fédérale était saisie était celle de savoir si la commissaire avait commis une erreur de droit en refusant d’accorder le brevet faute d’objet brevetable. Comme je l’ai mentionné précédemment, le juge Phelan a accueilli l’appel et a renvoyé la demande de brevet à la commissaire, afin qu’elle soit réexaminée, en donnant effectivement à la commissaire la directive d’accorder le brevet. La commissaire a interjeté appel devant notre Cour.

Antécédents en matière de brevet dans d’autres pays

[16]      Amazon a déposé des demandes de brevet dans d’autres pays pour son procédé de magasinage sur Internet au moyen d’un seul clic, dans lesquelles elle a énoncé des revendications qui sont apparemment similaires à celles énoncées en l’espèce. Elle a réussi à obtenir des brevets aux États‑Unis, en Australie et en Nouvelle‑Zélande, mais non en Europe. À mon avis, il ne serait pas utile pour statuer sur le présent appel de tenter d’expliquer les résultats des demandes de brevets d’Amazon dans d’autres pays. Il suffit de dire que chaque pays a ses propres lois et pratiques administratives en matière de brevets et que celles‑ci ne concordent pas les unes avec les autres à certains égards importants. Le fait qu’un brevet est accordé pour une invention particulière dans un ou plusieurs pays ne permet pas de trancher la question de savoir si l’invention constitue un objet brevetable au Canada.

La norme de contrôle

[17]      La question dont la commissaire était saisie était celle de savoir si l’invention revendiquée répondait à la définition d’« invention » figurant à l’article 2 de la Loi sur les brevets. La réponse à cette question requérait de la commissaire qu’elle interprète la définition d’« invention » et, en particulier, des termes « réalisation » et « procédé » employés dans cette définition. Il s’agit de questions de droit. Les parties conviennent, de même que moi, que les conclusions de la commissaire sur ces questions sont susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte : Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), 2002 CSC 76, [2002] 4 R.C.S. 45, jugement majoritaire rédigé par le juge Bastarache, aux paragraphes 148 et 149. Je note que le juge Binnie, qui a écrit les motifs dissidents dans l’arrêt Harvard College, n’a pas fait de commentaires sur la norme de contrôle mais semble avoir appliqué la norme de la décision correcte (voir au paragraphe 5).

[18]      La décision de la commissaire exige aussi une interprétation des revendications du brevet. L’interprétation d’un brevet est une question de droit, susceptible de révision selon la norme de la décision correcte. Cependant, toute conclusion factuelle à laquelle la commissaire parvient relativement à l’interprétation du brevet doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (voir Harvard College, le juge Bastarache, au paragraphe 151).

[19]      Le juge Phelan a traité de la norme de contrôle aux paragraphes 28 à 30 de ses motifs. Selon mon interprétation de ces paragraphes, il a également convenu que, dans la présente affaire, les questions de droit sont susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte et les questions de fait, selon la norme de la décision raisonnable. Il n’a pas été allégué que le juge Phelan a commis une erreur dans sa détermination de la norme de contrôle.

Les questions soulevées en appel

[20]      Les parties ont proposé différentes formulations des questions en appel. Le procureur général du Canada, l’appelant en l’espèce, affirme que la question centrale que soulève l’appel est de savoir si le juge Phelan a commis une erreur en concluant que l’invention revendiquée constitue un objet brevetable au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets. Le procureur général du Canada soutient que pour trancher cette question la Cour doit répondre à deux questions : 1) Eu égard à la portée des revendications, qu’est‑ce que les inventeurs ont réellement inventé? 2) L’invention répond‑elle à la définition légale du terme « invention »?

[21]      Amazon soutient que l’appel soulève deux questions : 1) le juge Phelan a‑t‑il commis une erreur en retenant et en appliquant les règles de droit de l’interprétation téléologique pour déterminer si les revendications portent sur des objets brevetables? 2) le juge Phelan a‑t‑il commis une erreur en retenant et en appliquant le critère de la « réalisation » brevetable énoncé dans l’arrêt Shell Oil Co. c. Commissaire des brevets, [1982] 2 R.C.S. 536, et dans la décision Progressive Games, Inc. c. Commissaire aux brevets, 1999 CanLII 8921 (C.F. 1re inst.), confirmé par 2000 CanLII 16577 (C.A.F.)?

[22]      Les formulations par les parties des questions en litige dans l’appel révèlent un désaccord fondamental quant au cadre analytique à utiliser pour déterminer s’il convient de faire droit à une demande de brevet lorsqu’il n’existe pas d’objet brevetable (ou, en d’autres mots, quant à la question de savoir s’il existe une « invention » au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets).

[23]      Le procureur général du Canada soutient que le commissaire doit dans tous les cas déterminer si l’invention revendiquée répond à la définition légale du terme « invention », de sorte que le commissaire a l’obligation d’identifier, indépendamment de l’interprétation des revendications du brevet, ce que l’inventeur prétend avoir inventé — « l’invention réelle » — et de déterminer si l’invention réelle appartient à l’une des catégories énumérées dans la définition de la Loi du terme « invention ».

[24]      Amazon soutient que la première étape dans l’analyse de la commissaire doit être d’interpréter les revendications de brevet et que toute tentative d’identifier « l’invention réelle » comme une question indépendante est erronée en principe parce cela [traduction] « requiert de la Cour qu’elle procède à une interprétation en plusieurs étapes et qu’elle parvienne à diverses interprétations, en appliquant différents principes, selon la question à trancher ». Je comprends que l’argument d’Amazon sur ce point constitue une contestation du paragraphe 125 des motifs de la commissaire, qui est rédigé comme suit :

En résumé, pour qu’une revendication soit brevetable, la forme de la revendication (la revendication, à sa face même) doit se rapporter à l’une des cinq catégories d’invention brevetable (réalisation, procédé, machine, fabrication ou composition de matières). De plus, la forme de la revendication ne doit porter ni sur un objet exclu, ni sur un objet non technologique. Dans le même ordre d’idées, la substance de l’invention revendiquée, ou « ce qui a été ajouté à la connaissance humaine », doit relever de l’une des cinq catégories d’invention brevetable, et ce qui a été ajouté à la connaissance humaine dans l’invention revendiquée ne doit porter ni sur un objet exclu, ni sur un objet non technologique.

[25]      Je résumerai l’argument d’Amazon comme ceci. La Cour suprême du Canada a statué que l’analyse de la validité ou de la contrefaçon d’un brevet devait débuter par une interprétation téléologique du brevet : Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024 et Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S 1067. La décision de la commissaire est incompatible avec ces principes, car elle repose sur une détermination de « l’invention réelle » qui n’est pas fondée sur une interprétation téléologique des revendications. De plus, l’importance donnée par la commissaire à la « forme » de la revendication et à la « substance de l’invention revendiquée » représente une tentative inadmissible de réactualiser la grille analytique discréditée dans l’arrêt Free World Trust, qui consiste à interpréter une revendication de brevet, selon deux étapes, en déterminant d’abord la signification textuelle des revendications, puis la substance de l’invention.

[26]      Dans l’analyse qui suit, je traiterai d’abord de la question du cadre analytique, puis de quelques questions subsidiaires sur lesquelles les parties ne s’entendent pas.

Analyse

1) Le cadre analytique

[27]      Il est fondamental que « [l]a protection assurée par un brevet se fonde sur la notion d’un marché conclu entre l’inventeur et le public » (motifs du juge Binnie, au paragraphe 13, Free World Trust). Il est accordé à l’inventeur, pour un certain laps de temps, le droit exclusif d’exploiter son invention. En contrepartie, l’inventeur doit divulguer l’invention au public de façon que, à l’expiration du brevet, l’invention puisse être exploitée par quiconque. Selon sa conception la plus large possible, l’objet de l’examen de la demande de brevet par le commissaire est de déterminer si les conditions du marché sont remplies. Pour trancher cette question, le commissaire doit interpréter et appliquer la Loi sur les brevets.

[28]      Aux termes du paragraphe 27(1) [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 31] de la Loi sur les brevets, le commissaire doit accorder un brevet pour une invention si la demande de brevet satisfait aux conditions prévues par la loi. Le paragraphe 27(1) est rédigé comme suit :

27. (1) Le commissaire accorde un brevet d’invention à l’inventeur ou à son représentant légal si la demande de brevet est déposée conformément à la présente loi et si les autres conditions de celle‑ci sont remplies.

Délivrance de brevet

[29]      Comme un brevet ne peut être accordé que pour une « invention », le demandeur de brevet doit revendiquer quelque chose qui réponde à la définition d’« invention » figurant à l’article 2 de la Loi sur les brevets. Par conséquent, l’invention revendiquée doit être :

2. […]

Définitions

[…] Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

« invention » “invention

[30]      S’il est convaincu que le demandeur de brevet n’est pas fondé en droit à obtenir la concession du brevet, le commissaire doit, en application de l’article 40 de la Loi sur les brevets, rejeter la demande. L’article 40 est rédigé comme suit :

40. Chaque fois que le commissaire s’est assuré que le demandeur n’est pas fondé en droit à obtenir la concession d’un brevet, il rejette la demande et, par courrier recommandé adressé au demandeur ou à son agent enregistré, notifie à ce demandeur le rejet de la demande, ainsi que les motifs ou raisons du rejet.

Le commissaire peut refuser le brevet

 

[31]      La décision du commissaire d’accueillir ou de rejeter une demande de brevet n’est pas discrétionnaire. En vertu du paragraphe 27(1) et de l’article 40, le commissaire doit accueillir la demande s’il est satisfait aux conditions légales et il doit la rejeter si ces conditions ne sont pas remplies (voir Harvard College : jugement de la majorité rédigé par le juge Bastarache, au paragraphe 144; les motifs de la minorité rédigés par le juge Binnie, au paragraphe 11). Si la demande est rejetée, le demandeur a droit à une explication.

[32]      Le libellé du paragraphe 27(1) indique que le commissaire, lorsqu’il examine une demande de brevet, doit trancher un certain nombre de questions. Certaines sont de nature procédurale (par exemple, voir si la demande « est déposée conformément à la présente loi » — aucune question procédurale n’est soulevée dans la présente affaire). D’autres sont des questions de droit et des questions mixtes de fait et de droit, visées par les termes « les autres conditions de celle‑ci sont remplies ».

[33]      D’une certaine façon, lorsqu’il évalue une demande de brevet en vertu du paragraphe 27(1) afin de déterminer s’il est satisfait à toutes les conditions prévues dans la loi pour l’obtention du brevet, le commissaire détermine la validité. En d’autres termes, le commissaire se demande essentiellement si, dans l’hypothèse où la demande de brevet est accordée pour les revendications énoncées dans la demande de brevet, le brevet résultant sera valide.

[34]      Lorsqu’il examine la validité du brevet s’il est accordé, le commissaire doit tenir compte de la définition d’« invention » à l’article 2 ainsi que de l’article 27 et de toute disposition à laquelle l’article 27 renvoie expressément ou par déduction nécessaire (y compris les articles 28.2 [édicté, idem, art. 33] et 28.3 [édicté, idem]). Les questions clés sont celles de la nouveauté, de l’utilité, de l’évidence et de l’objet brevetable.

[35]      Les parties de l’article 27 qui sont les plus pertinentes relativement aux questions soulevées en l’espèce sont les paragraphes 27(3) [mod., idem, art. 31], (4) [mod., idem] et (8) [mod., idem], rédigés comme suit :

27. […]

(3) Le mémoire descriptif doit :

a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur;

b) exposer clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention;

c) s’il s’agit d’une machine, en expliquer clairement le principe et la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application;

d) s’il s’agit d’un procédé, expliquer la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention en cause d’autres inventions.

Mémoire descriptif

(4) Le mémoire descriptif se termine par une ou plusieurs revendications définissant distinctement et en des termes explicites l’objet de l’invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif.

[…]

Revendications

(8) Il ne peut être octroyé de brevet pour de simples principes scientifiques ou conceptions théoriques.

Ce qui n’est pas brevetable

[36]      Les paragraphes 27(3) et (4) sont l’expression législative des deux côtés du marché qui sous-tend la Loi sur les brevets. Les renseignements que l’inventeur communique dans la demande de brevet en vertu du paragraphe 27(3) constituent la divulgation — la contrepartie offerte par l’inventeur pour les droits de brevet demandés. Aux termes de l’alinéa 27(3)a), la divulgation doit (entre autres choses) « décrire d’une façon […] complète l’invention ».

[37]      Les renseignements que l’inventeur communique dans la demande de brevet en vertu du paragraphe 27(4) sont la ou les revendications — l’étendue du monopole revendiqué par l’inventeur. Si la demande est accueillie, la divulgation renseigne le public sur l’invention et les revendications informent le public sur ce qui constituerait une atteinte au brevet durant sa période de validité.

[38]      Je n’ai pas l’intention d’essayer d’énumérer toutes les questions implicites dans les paragraphes 27(3), (4) et (8) dans la définition légale du terme « invention » qui doivent être examinées par le commissaire, mais il me semble qu’elles devraient comprendre au moins les suivantes (qu’il n’est pas nécessaire d’examiner dans un quelconque ordre particulier).

a) L’objet brevetable : Quel est l’objet défini par la revendication? L’objet que définit la revendication est‑il i) une réalisation, ii) le perfectionnement d’une réalisation, iii) un procédé, iv) le perfectionnement d’un procédé, v) une machine, vi) le perfectionnement d’une machine, vii) un objet manufacturé, viii) le perfectionnement d’un objet manufacturé, ix) un composé de matières, ou x) le perfectionnement d’un composé de matières? Si l’objet défini par la revendication n’est aucun de ces éléments, la demande doit être rejetée au motif qu’il n’existe pas d’objet brevetable.

b) La nouveauté : L’invention est‑elle nouvelle, en ce sens que l’objet que définit la revendication n’a pas été divulgué conformément aux dispositions des alinéas 28.2(1)a), b), c) ou d)? Si la réponse est négative, la demande doit être rejetée.

c) L’utilité : L’invention a‑t‑elle une utilité, en ce sens que l’objet que définit la revendication est utile? Si la réponse est négative, la demande doit être rejetée.

d) L’évidence : L’invention est‑elle évidente, en ce sens que l’objet que définit la revendication aurait été évident à la date de la revendication pour une personne versée dans l’art ou la science qui s’y rapporte, eu égard aux renseignements visés à l’alinéa 28.3a) ou b)? Dans l’affirmative, la demande doit être rejetée.

e) L’interdiction législative : L’objet que définit la revendication constitue‑t‑il de « simples principes scientifiques ou conceptions théoriques » au sens du paragraphe 27(8)? Dans l’affirmative, la demande doit être rejetée.

[39]      L’objet de chacune des questions énoncées ci‑dessus est « l’objet que définit la revendication » plutôt que l’« invention » ou « ce que l’inventeur prétend avoir inventé ». Ce choix a été fait pour les motifs suivants.

[40]      Les questions ayant trait à la nouveauté et à l’évidence (les éléments b) et d)) doivent refléter les articles 28.2 et 28.3 de la Loi sur les brevets, qui précisent comment déterminer la nouveauté et l’évidence. L’objet des articles 28.2 et 28.3 est « l’objet que définit la revendication ». Ce n’est pas « l’invention » ou « ce que l’inventeur prétend avoir inventé ». En formulant les éléments b) et d), l’objet a été choisi de manière à correspondre au sujet grammatical des articles 28.2 et 28.3.

[41]      En ce qui concerne les questions ayant trait à l’objet brevetable, à l’utilité et à l’interdiction d’accorder un brevet pour de simples principes scientifiques ou conceptions théoriques (éléments a), c) et e)), aucune disposition correspondant aux articles 28.2 ou 28.3 ne prévoit expressément un critère. Cependant, je ne vois aucune raison pour laquelle l’objet des éléments a), c) et e) ne devrait pas être le même que l’objet des éléments b) et d). Pour ce motif, l’objet des questions a), c) et e) est aussi « l’objet que définit la revendication ».

[42]      Cette formulation des questions à examiner ne signifie pas que la commissaire ne peut pas demander ou déterminer ce que l’inventeur a réellement inventé ou ce que l’inventeur prétend avoir inventé. Au contraire, ce sont là des questions pertinentes et nécessaires dans un certain nombre de contextes, dont la nouveauté, l’évidence et l’objet brevetable. Elles peuvent également être soulevées relativement à d’autres questions, par exemple, la détermination de l’identité de l’inventeur.

[43]      Cependant, il me semble que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, en particulier dans les arrêts Free World Trust et Whirlpool, requiert que l’identification de l’invention réelle par le commissaire soit fondée sur une interprétation téléologique des revendications du brevet. Cette identification ne peut reposer seulement sur l’interprétation littérale des revendications du brevet ou sur la détermination de « l’essentiel de l’invention » au sens où le juge Binnie utilise ces termes dans les motifs qu’il a rédigés pour la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Free World Trust, au paragraphe 46.

[44]      Une interprétation téléologique nécessite que le commissaire soit attentif à la possibilité qu’une revendication du brevet puisse être exprimée dans un langage qui soit trompeur, de manière délibérée ou par inadvertance. Par exemple, ce qui à première vue semble être la revendication d’une « réalisation » ou d’un « procédé » peut, dans le cadre d’une interprétation appropriée, constituer la revendication d’une formule mathématique et, par conséquent, ne pas constituer un objet brevetable. C’était le cas dans l’arrêt Schlumberger Canada Ltd. c. Commissaire des brevets, [1982] 1 C.F. 845 (C.A.).

[45]      Le procureur général du Canada fait valoir que, si le commissaire ne peut pas examiner la question de l’objet brevetable comme une question indépendante de l’interprétation du brevet, le bien‑fondé de décisions rendues avant les arrêts Free World Trust et Whirlpool pourrait être mis en doute. Il cite, par exemple, l’arrêt Commissioner of Patents v. Farbwerke Hoechst Aktiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning, [1964] R.C.S. 49. À mon avis, la préoccupation du procureur général est sans fondement. Il me semble que la décision rendue dans Farbwerke serait la même aujourd’hui qu’en 1964. Selon mon interprétation de cet arrêt, la demande de brevet en cause a été rejetée faute de nouveauté (voir à la page 53) et en raison de l’évidence (selon le juge Dickson [tel était alors son titre], qui a rédigé les motifs de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, à la page 536).

[46]      Le procureur général du Canada cite également l’arrêt Shell Oil à titre d’exemple d’affaire où un brevet a été accordé pour des revendications qui dans la forme constituaient des revendications pour une substance consistant en une combinaison d’éléments connus et non brevetables, mais qui, selon la Cour, concernaient un usage nouveau, utile et non évident des composés revendiqués comme régulateur de croissance végétale. Je n’interprète pas Shell Oil comme un arrêt dans lequel la substance des revendications l’emportait sur leur forme. Selon mon interprétation de l’arrêt Shell Oil, la juge Wilson (qui a rédigé les motifs de la Cour) a adopté une approche compatible avec les arrêts Free World Trust et Whirlpool, rendus plusieurs années plus tard. Elle a interprété de manière téléologique les revendications et, sur le fondement de cette interprétation, a conclu que l’objet des revendications constituait une réalisation nouvelle et utile. Elle écrit aux pages 548 et 549 :

Ce n’est pas le procédé par lequel on mélange des composés déjà connus à des adjuvants connus qui serait nouveau. C’est l’idée de donner aux composés déjà connus un usage nouveau qu’est la régulation de la croissance végétale; la nature des adjuvants s’ensuit inévitablement une fois que l’on a découvert leur utilité à cette fin. En quoi consiste l’«invention» selon l’art. 2? Je crois que c’est l’application de cette nouvelle connaissance afin d’obtenir un résultat, qui a une valeur commerciale indéniable et qui répond à la définition de l’expression «toute réalisation … présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité». Je crois qu’il faut donner au mot «réalisation» de la définition son sens général de «science» ou «connaissance». Dans ce cas, la découverte de l’appelante a augmenté le bagage de connaissances au sujet de ces composés en leur trouvant des propriétés jusqu’alors inconnues et elle a établi la méthode par laquelle on peut leur donner une application pratique. À mon sens, cela constitue une «réalisation … présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité» et les compositions sont la réalisation pratique de la nouvelle connaissance.

Si j’ai raison de dire que la découverte d’un usage nouveau et réalisable en pratique de ces composés constitue une « invention » au sens de la définition, je ne vois rien dans la Loi qui interdise une revendication visant ces compositions. L’article 36 ne semble pas constituer un obstacle parce que l’activité inventive se trouve ici dans l’usage nouveau de composés déjà connus et non dans les composés eux‑mêmes. Après avoir découvert l’usage, l’appelante a mélangé les composés à des supports appropriés pour les appliquer aux plantes. À mon avis, il n’est pas nécessaire dans le cas de la découverte d’un nouvel usage pour un composé déjà connu que le mélange du composé à l’adjuvant soit lui‑même nouveau, sauf dans la mesure où cela est nécessaire pour réaliser cet usage particulier du composé. En l’espèce, on ne prétend pas que l’activité inventive dépend de la combinaison; celle‑ci est seulement le moyen de réaliser les possibilités nouvellement découvertes qu’offrent les composés. En l’espèce, l’activité inventive se trouve dans la découverte du nouvel usage et point n’est besoin d’autre activité inventive pour appliquer les composés à cet usage, c.‑à‑d. préparer les compositions appropriées.

[47]      À mon avis, rien dans les décisions citées par le procureur général du Canada ne permet de remettre en question la proposition selon laquelle la détermination de l’objet par le commissaire doit reposer sur une interprétation téléologique des revendications du brevet. Par conséquent, en ce qui concerne la question du cadre analytique, je suis d’accord avec le juge Phelan que, en déterminant l’objet sur le seul fondement de l’idée originale, la commissaire a adopté une analyse incorrecte en droit.

[48]      Cependant, il ne s’ensuit pas nécessairement que le résultat auquel la commissaire est parvenue est erroné. À mon avis, la question demeure de savoir si l’objet que définit les revendications de brevet est une « invention » au sens de la définition de la Loi. Cette question sera traitée dans la prochaine partie des présents motifs.

2) La détermination de l’objet brevetable

[49]      Tout rejet d’une demande de brevet, qui repose sur l’absence d’un objet brevetable, doit se fonder sur la Loi sur les brevets. Une demande de brevet doit être rejetée si la revendication, interprétée de manière téléologique, décrit quelque chose qui n’appartient pas aux catégories énumérées dans la définition légale du terme « invention ». En l’espèce, les parties ne sont pas d’accord sur la question de savoir si les termes « réalisation » et « procédé » dans cette définition comprennent a) quelque chose qui n’est pas de nature scientifique ou technologique, b) quelque chose qui est simplement une pratique commerciale, ou c) quelque chose qui n’entraîne aucun changement de la nature ou de l’état d’un objet physique.

[50]      Le juge Phelan, aux paragraphes 48 à 52 de ses motifs, a résumé les décisions de principe de la jurisprudence canadienne sur la signification des termes « réalisation » et « procédé ». Je souscris pour l’essentiel à son analyse, que je reproduis ci‑dessous :

Il convient tout d’abord de noter qu’il importe peu que la commissaire ait seulement analysé la définition de « réalisation » de façon générale sans examiner séparément la définition de « procédé ». Il est généralement accepté que « méthode » et « procédé » constituent une seule et même chose et que « réalisation » peut comprendre l’une ou l’autre de ces choses : voir la décision Lawson [v. Commissioner of Patents (1970), 62 C.P.R. 101 (C. de l’É.)], précitée, à la page 110, citant l’arrêt Refrigerating Equipment Ltd. v. Waltham System Inc. et al., [1930] R.C.É. 154, à la page 166. En effet, nombre de précédents portant sur ce qu’est une réalisation concernaient en fait des procédés, l’exemple parfait étant l’arrêt Shell Oil. La question est de savoir si la commissaire, dans son analyse sur la réalisation, a adopté la définition juridique applicable, laquelle comprend l’interprétation que les tribunaux ont donnée aux procédés brevetables.

L’appelante [Amazon] allègue que la commissaire a adopté une définition de « réalisation » trop étroite en ne tenant pas compte de l’arrêt Shell Oil et en employant l’ancien critère de « manipulation physique » établi dans la décision Lawson. Je note, cependant, que la commissaire a expressément examiné l’arrêt Shell Oil; le renvoi à la décision Lawson a été fait dans le contexte de cet arrêt. Le cœur du débat est l’interprétation de la commissaire selon laquelle l’arrêt Shell Oil établit que l’« application pratique » suppose nécessairement un changement dans la nature ou l’état d’un objet physique. Je souligne également qu’elle a ajouté une condition selon laquelle la « nouvelle connaissance » dont il est question dans l’arrêt Shell Oil doit être de nature technologique ou scientifique.

L’arrêt Shell Oil constitue sans contredit l’origine de la définition de « réalisation » brevetable. La Cour suprême, dans cet arrêt, a mis l’accent sur la question de savoir si la découverte ou l’idée a une application pratique (à la page 549) :

En quoi consiste l’«invention» selon l’art. 2? Je crois que c’est l’application de cette nouvelle connaissance afin d’obtenir un résultat, qui a une valeur commerciale indéniable et qui répond à la définition de l’expression «toute réalisation … présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité». Je crois qu’il faut donner au mot «réalisation» de la définition son sens général de «science» ou «connaissance». Dans ce cas, la découverte de l’appelante a augmenté le bagage de connaissances au sujet de ces composés en leur trouvant des propriétés jusqu’alors inconnues et elle a établi la méthode par laquelle on peut leur donner une application pratique. À mon sens, cela constitue une «réalisation … présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité» et les compositions sont la réalisation pratique de la nouvelle connaissance.

La décision Lawson date de 40 ans et elle a constitué un point de départ utile pour l’analyse de la juge Wilson dans l’arrêt Shell Oil, dans laquelle cette dernière a donné à la définition de réalisation une [traduction] « plus grande portée ». Cependant, il ne s’agit pas d’un précédent quant à la question de savoir ce qu’est une réalisation brevetable. La juge Wilson n’a pas rejeté la décision Lawson, mais elle a affirmé que cette décision faisait partie de l’effort soutenu visant à établir une définition plus large qui va expressément au delà de la fabrication de produits et même des techniques de fabrication (aux pages 554 et 555) :

   Dans l’arrêt Tennessee Eastman Co. c. Commissaire des brevets [[1974] R.C.S. 111] […] La Cour a cependant affirmé que « réalisation » est un mot très général et qu’il ne faut pas le restreindre aux nouveaux procédés, produits ou techniques de fabrication mais qu’il faut l’appliquer aussi aux méthodes nouvelles et innovatrices qui servent à appliquer des connaissances ou des compétences pourvu qu’elles produisent des effets ou des résultats utiles pour le public de façon commerciale.

   Dans Lawson c. Commissaire des brevets (1970), 62 C.P.R. 101, le juge Cattanach a tenté de mieux cerner ce concept général de «réalisation». Dans cette affaire‑là, on demandait un brevet pour une nouvelle méthode servant à décrire les limites d’une parcelle de terre. La demande a été rejetée non pas, encore une fois, parce que l’objet de la demande n’était pas une «réalisation» au sens de la définition que donne la Loi, mais parce que, comme le nouvel usage de la substance comme adhésif dans l’affaire Tennessee Eastman, la demande avait trait à des compétences professionnelles plutôt qu’au commerce ou à l’industrie. Dans ses motifs de jugement, le juge Cattanach dit aux pp. 109 et 110 :

Une réalisation ou une exploitation consiste en un acte ou une série d’actes effectués sur un objet matériel au moyen d’un agent physique et qui produisent dans cet objet un changement de nature ou d’état. Il s’agit d’une chose abstraite en ce sens que l’esprit peut l’imaginer. Il s’agit d’une chose concrète en ce sens qu’on applique des agents physiques à des objets matériels et que les sens peuvent alors percevoir un objet ou un instrument tangible.

Au cours de l’évolution des principes juridiques relatifs aux brevets, on a déjà considéré qu’une invention doit consister en une substance que l’on peut vendre et que, sauf si on inventait une nouvelle substance par un nouveau procédé, l’invention ne pouvait pas donner lieu à un brevet, mais que si on inventait une nouvelle substance, par un nouveau procédé, l’invention qui pouvait être brevetée était la substance et non pas le procédé. On confondait alors la fin et les moyens. Cependant il est maintenant reconnu que si l’invention est un moyen et non pas une fin, l’inventeur a droit à un brevet sur ce moyen.

Le critère lié à la réalisation établi par la juge Wilson comprend donc trois éléments importants : i) la réalisation ne doit pas être pas une idée désincarnée, mais comporter une méthode d’application pratique; ii) elle doit constituer une façon nouvelle et innovatrice d’appliquer des compétences ou des connaissances; et iii) elle doit produire des résultats ou des effets utiles de façon commerciale : Progressive Games, 1999 CanLII 8921 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 16, conf. par 2000 CanLII 16577 (C.A.F.). [Souligné dans l’original.]

[51]      En termes généraux, chacun des trois éléments d’une « réalisation » énoncés au paragraphe 52 des motifs du juge Phelan reposent sur les dispositions de la Loi sur les brevets en ce sens qu’ils reflètent les exigences législatives de la nouveauté, de l’utilité, de la non‑évidence et de l’interdiction d’accorder un brevet pour de simples principes scientifiques ou conceptions théoriques.

[52]      Selon les motifs de la commissaire pour rejeter la demande de brevet d’Amazon pour un procédé de magasinage sur Internet au moyen d’un seul clic, l’invention ne satisfait pas à trois critères qui, selon la commissaire, sont implicites selon le sens du terme « réalisation » aux fins d’application de la Loi sur les brevets : 1) elle n’ajoute rien à la connaissance humaine qui soit de nature technologique; 2) elle constitue simplement une pratique commerciale et une pratique commerciale n’est pas brevetable; et 3) elle n’entraîne aucun changement de la nature ou de l’état d’un objet physique.

[53]      Avec respect, la commissaire devrait être prudente lorsqu’elle conçoit des critères comme ceux énoncés au paragraphe précédent ou s’appuie sur de tels critères, même s’ils visent seulement à résumer des principes découlant de l’interprétation dans la jurisprudence de certains aspects de la définition légale du terme « invention ». Le but principal devrait demeurer la détermination des principes qui découlent de la jurisprudence. Les phrases accrocheuses, les expressions et les généralisations peuvent acquérir leur propre vie et détourner l’attention des principes directeurs.

[54]      Bien entendu, le commissaire doit considérer toute la jurisprudence pertinente, mais il doit aussi reconnaître que chaque cause pour laquelle une décision a été rendue comporte ses propres faits et est soulevée dans le contexte de l’état des connaissances à un moment particulier, avec l’objectif de résoudre un différend particulier entre les parties au litige. De tels facteurs contextuels signifient nécessairement qu’il convient de faire preuve de prudence en formulant un principe découlant d’une cause particulière pour laquelle une décision a été rendue. Par exemple, il faut prendre garde d’appliquer un principe jurisprudentiel de manière à exclure la possibilité qu’une nouvelle connaissance ait rendu des idées courantes obsolètes.

[55]      Gardant à l’esprit ces considérations, je me pencherai maintenant sur les trois critères que la commissaire a appliqués pour trancher la question de l’objet brevetable.

a) L’objet brevetable doit‑il être de nature scientifique ou technologique?

[56]      Le juge Phelan a estimé que cette question n’était pas claire et qu’elle créait de la confusion. Je suis d’accord et je ne trouve guère d’éléments dans les motifs de la commissaire pour m’aider à comprendre. Je ne suis pas certain de comprendre ce que la commissaire entend par le terme « technologique ». Je ne saisis pas non plus pourquoi la commissaire a conclu que le procédé de magasinage sur Internet au moyen d’un seul clic d’Amazon, qui me semble être une solution technologique à un problème pratique, n’est pas de nature « technologique ». Il s’agit là d’un exemple où l’utilisation d’une expression peut constituer une distraction inutile.

[57]      Je suis également d’accord avec le juge Phelan pour dire que, si la portée de ce principe est aussi vague qu’il semble, il s’agit vraisemblablement d’un principe hautement subjectif d’application imprévisible. À mon avis, ce critère ne devrait pas être utilisé isolément pour distinguer un objet brevetable d’un objet non brevetable.

[58]      Le procureur général fait valoir que le syntagme « de nature scientifique ou technologique » a été utilisé par la commissaire pour décrire les catégories bien comprises d’objets brevetables afin de les distinguer des beaux‑arts ou des œuvres d’art qui ne sont originales que dans un sens artistique ou esthétique et qui ne constituent donc pas des objets brevetables. Si c’est ce que la commissaire avait à l’esprit, alors elle avait raison. Cependant, ce point aurait pu être expliqué plus clairement.

b) Une pratique commerciale pourrait‑elle constituer un objet brevetable?

[59]      La commissaire a répondu à cette question négativement, mais le juge Phelan n’était pas d’accord. Il a fait remarquer (au paragraphe 67 de ses motifs) que, bien qu’un simple projet commercial qui n’aurait pas de concrétisation pratique serait considéré comme une idée abstraite ou une théorie et serait par conséquent un objet non brevetable, les revendications de brevet en cause décrivent une pratique commerciale qui a une application pratique.

[60]      Le juge Phelan a également dit, au paragraphe 61 de ses motifs, qu’il n’y a aucun « fondement à l’hypothèse de la commissaire comme quoi il existe une “tradition” selon laquelle les pratiques commerciales ne sont pas brevetables parce qu’elles sont visées par une exclusion ». Je conviens qu’il n’est nulle part arrêté dans la jurisprudence canadienne qu’une pratique commerciale ne peut pas constituer un objet brevetable. Le procureur général du Canada n’a pas soutenu le contraire et il n’a pas nié que la commissaire a accordé des brevets pour des revendications similaires à celles qui font l’objet de la présente instance.

[61]      Cependant, il ne s’ensuit pas nécessairement, comme le juge Phelan semble l’indiquer, qu’une pratique commerciale qui ne constitue pas elle‑même un objet brevetable parce qu’elle est une idée abstraite devienne un objet brevetable du simple fait qu’elle est une concrétisation pratique ou qu’elle présente une application pratique. À mon avis, cela ne peut pas constituer un critère de distinction parce qu’il est évident qu’une pratique commerciale présente toujours une application pratique ou vise à en présenter une. Et en l’espèce, la difficulté que pose le critère d’une simple « application pratique » pour distinguer les pratiques commerciales brevetables de celles qui ne le sont pas est mise en relief du fait que la pratique commerciale particulière — elle‑même une idée abstraite — est réalisée par sa programmation dans l’ordinateur au moyen d’une formule ou d’un algorithme, ce qui constitue aussi une idée abstraite.

[62]      L’arrêt Schlumberger constitue un exemple d’une tentative infructueuse de breveter un procédé visant à recueillir, enregistrer et analyser des données sismiques à l’aide d’un ordinateur programmé selon une formule mathématique. Cette utilisation de l’ordinateur était une application pratique et l’information résultante était utile. La demande de brevet a toutefois été refusée faute d’objet brevetable parce que la Cour a conclu que le seul aspect nouveau de l’invention revendiquée était la formule mathématique qui, n’étant que « de simples principes scientifiques ou conceptions théoriques », ne peut pas faire l’objet d’un brevet en raison de l’interdiction prévue au paragraphe 27(8).

[63]      On peut soutenir que les revendications du brevet qui font l’objet de la présente instance pourraient être rejetées pour les mêmes raisons, selon la réponse donnée à la question de savoir si une interprétation téléologique des revendications en cause mène à la conclusion qu’on ne peut établir une distinction entre l’arrêt Schlumberger et la présente espèce parce que le seul aspect inventif de l’invention revendiquée est l’algorithme — une formule mathématique — qui est programmé dans l’ordinateur de manière à ce qu’il accomplisse les opérations nécessaires pour effectuer un achat en ligne en un seul clic. D’un autre côté, on peut également soutenir qu’une interprétation téléologique des revendications peut conduire à la conclusion qu’on peut établir une distinction entre l’arrêt Schlumberger et la présente affaire du fait qu’un nouveau procédé pour effectuer en un seul clic un achat en ligne ne constitue pas l’invention entière, mais seulement un élément essentiel parmi d’autres dans une nouvelle combinaison. À mon avis, le commissaire devrait en l’espèce procéder de nouveau à l’interprétation téléologique des revendications, en gardant à l’esprit la possibilité qu’une nouvelle pratique commerciale constitue un élément essentiel d’une revendication de brevet valide.

c) Une « réalisation » brevetable doit‑elle entraîner un changement de nature ou d’état d’un objet physique?

[64]      La commissaire a conclu qu’une réalisation brevetable devait entraîner un changement de nature ou d’état d’un objet matériel. Cette conclusion repose sur le paragraphe 30 de la décision de la Cour de l’Échiquier Lawson v. Commissioner of Patents (1970), 62 C.P.R. 101, lequel est rédigé comme suit [à la page 109] :

[traduction] Une réalisation ou une exploitation consiste en un acte ou une série d’actes effectués sur un objet matériel au moyen d’un agent physique et qui produisent dans cet objet un changement de nature ou d’état. Il s’agit d’une chose abstraite en ce sens que l’esprit peut l’imaginer. Il s’agit d’une chose concrète en ce sens qu’on applique des agents physiques à des objets matériels et que les sens peuvent alors percevoir un objet ou un instrument tangible.

[65]      Le juge Phelan était d’accord en partie, mais il a donné à ce que j’appellerai « l’exigence du caractère matériel » une signification qui est bien différente et beaucoup plus large que celle que la commissaire avait semble‑t‑il à l’esprit.

[66]      Le juge Phelan a commencé son analyse sur ce point au paragraphe 53 de ses motifs, où il dit que la condition « d’application pratique » dans l’arrêt Shell Oil « fait en sorte qu’une chose n’étant qu’une simple idée ou découverte ne soit pas brevetée — il faut qu’elle soit concrète et tangible. Il s’ensuit qu’il doit y avoir une manifestation, un effet ou un changement de nature quelconque. » Le juge Phelan reconnaît en l’occurrence que, puisqu’un brevet ne peut être accordé pour une idée abstraite, il est implicite dans la définition d’« invention » qu’un objet brevetable doit être une chose dotée d’une existence physique ou une chose qui manifeste un effet ou changement discernable. Je suis d’accord.

[67]      Cependant, je n’accepte pas nécessairement le reste du paragraphe 53 des motifs du juge Phelan, qui est rédigé comme suit :

Cependant, il importe de mettre l’accent sur la condition d’application pratique plutôt que simplement sur le caractère physique de l’invention. Les propos tenus dans la décision Lawson ne doivent pas être interprétés comme limitant la brevetabilité d’applications pratiques qui peuvent, à la lumière de la technologie actuelle, consister en un « changement de nature » ou un effet un peu moins usuel que celui produit au moyen d’une machine telle qu’un ordinateur.

[68]      Si ces déclarations signifient que notre compréhension de la nature de « l’exigence du caractère matériel » mentionnée au paragraphe 66, ci‑dessus, peut changer en raison des progrès de nos connaissances, je serais d’accord. Rien dans la jurisprudence n’exclut cette possibilité.

[69]      Cependant, si elles signifient qu’il est possible de satisfaire à cette « exigence du caractère matériel » en invoquant le simple fait que l’invention revendiquée a une application pratique, je ne suis pas d’accord. La question en litige, à mon avis, est similaire à celle soulevée dans le contexte de la brevetabilité des pratiques commerciales dans la mesure où elle requiert de considérer l’arrêt Schlumberger. Dans Schlumberger, les revendications n’ont pas été déclarées valides en raison du fait qu’elles avaient trait à l’utilisation d’un outil matériel, un ordinateur, pour donner une application pratique à la nouvelle formule mathématique. Comme je l’ai expliqué précédemment, on peut ou non établir une distinction entre les revendications qui font l’objet du présent litige et celles de l’arrêt Schlumberger, selon l’interprétation qu’on leur donne.

3) Comment faut‑il interpréter les revendications?

[70]      Le rejet par le juge Phelan des trois critères utilisés par la commissaire pour déterminer l’existence d’une réalisation constituant un objet brevetable l’a conduit à examiner de nouveau la question de l’interprétation du brevet. Il a formulé son interprétation des revendications de brevet aux paragraphes 73 à 76 de ses motifs, qui sont rédigés comme suit :

La Cour conclut qu’une interprétation téléologique des « revendications portant sur le système » (c.‑à‑d. la revendication 44 et les revendications connexes et subordonnées) révèle clairement une machine employée pour mettre en place le système de commande en un seul clic d’Amazon.com. Les éléments décrits (c.‑à‑d. un ordinateur) constituent des éléments essentiels dans la mise en œuvre d’un processus de commande en ligne. Il ne s’agit pas d’une simple « formule mathématique » qui pourrait être appliquée sans machine ou simplement à l’aide d’un programme informatique. Une machine est brevetable en application de l’article 2 de la Loi sur les brevets. La commissaire elle‑même a conclu que, « en ce qui concerne la forme », les revendications décrivaient une telle invention; ce n’est que lorsqu’elle a appliqué la deuxième étape et a examiné subjectivement la « substance » qu’elle a conclu le contraire. Comme il a été expliqué précédemment, cette façon de faire n’a aucun fondement en droit. La Cour conclut donc que les revendications portant sur la machine décrivent un objet brevetable.

En ce qui a trait à la revendication portant sur le procédé, la commissaire a clairement commis une erreur en « séparant » les revendications selon leurs éléments nouveaux et leurs éléments évidents afin de déterminer la brevetabilité. Lorsque l’on interprète l’invention revendiquée dans son ensemble, il est clair qu’elle constitue un procédé qui a recours à des renseignements stockés et à des « témoins » pour permettre à des clients de commander des articles sur Internet simplement en « cliquant sur eux ». Il est reconnu que la méthode « en un seul clic » est nouvelle; la Cour conclut qu’un système qui rend plus facile la commande en ligne ajoute à l’état de la connaissance dans ce domaine.

La nouvelle connaissance n’est pas simplement un projet, un plan ou une idée désincarnée; il s’agit d’une application pratique de l’idée de commander « en un seul clic », mise en application grâce aux témoins, aux ordinateurs, à Internet et aux gestes mêmes du client. La question du caractère tangible n’est pas en litige. L’« effet physique », la transformation ou le changement de nature découle du fait que le client utilise son ordinateur et passe une commande. Il n’importe nullement que les « produits » commandés n’aient subi aucun changement physique.

Il n’est pas contesté que l’invention en cause ait des retombées commerciales applicables et ait trait au commerce et à l’industrie. Son utilisation dans ce domaine semble de fait être à l’origine des réserves de la commissaire.

[71]      Selon ma compréhension de son interprétation des revendications 1 et 44, le juge Phelan a adopté ce qui est essentiellement une interprétation littérale en se fondant sur sa conclusion qu’il avait été satisfait à l’exigence de l’existence ou manifestation physique d’un effet ou changement discernable, implicite dans la définition juridique d’« invention », parce que l’utilisation d’un ordinateur est un élément essentiel de la revendication.

[72]      Avec égards, il n’est pas approprié que le juge Phelan procède à sa propre interprétation téléologique des revendications de brevet sur le fondement du dossier disponible dans la présente affaire. Certes, Amazon a exhorté le juge Phelan d’annuler la décision de la commissaire et de lui ordonner d’accorder le brevet, s’il concluait que l’analyse de la commissaire était erronée en droit. Certes, le juge Phelan était tout à fait conscient, comme je le suis, que la résolution de l’affaire était attendue depuis de nombreuses années. Néanmoins, pour les motifs qui suivent, je préfère ne pas adopter l’interprétation du juge Phelan. Je renverrais plutôt la question de l’interprétation des revendications de brevet au commissaire pour qu’il procède à un nouvel examen.

[73]      Quiconque procède à l’interprétation téléologique d’un brevet doit le faire en s’appuyant sur le fondement des connaissances ayant trait à la réalisation en cause et, en particulier, à l’état de la réalisation en cause au moment pertinent. Pour la commissaire, cette assistance vient sous la forme des observations écrites du demandeur de brevet et, je le suppose, lui est donnée par le personnel du bureau des brevets ayant l’expérience appropriée. Par contre, les cours de justice exigent généralement le témoignage d’experts versés dans l’art (Whirlpool, au paragraphe 49).

[74]      Les rares fois où une cour de justice doit interpréter une revendication de brevet sans l’assistance d’experts, le résultat se limite nécessairement à une interprétation littérale des revendications, laquelle peut ne pas être bien éclairée. En l’espèce, le juge Phelan n’a pas bénéficié du témoignage d’experts sur la façon dont les ordinateurs fonctionnent et dont ils sont utilisés pour mettre une idée abstraite en pratique. Les motifs de la Commission comportent des termes qui touchent à ces questions, mais les commentaires de la Commission sont faits dans le contexte d’une vision particulière des principes juridiques pertinents, lesquels sont erronés à certains égards cruciaux. Je suis incapable de déterminer à partir du dossier ce que la commissaire aurait conclu sur la brevetabilité des revendications en cause en se fondant sur les principes corrects.

Conclusion

[75]      Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel. Je n’adjugerais pas de dépens puisque les parties n’en ont pas demandés. J’annulerais le jugement de la Cour fédérale et je le remplacerais par un jugement qui accueillerait l’appel formé par Amazon à l’encontre de la décision de la commissaire et enjoindrait au commissaire de réexaminer rapidement la demande de brevet en conformité avec les présents motifs.

La juge Trudel, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Stratas, J.C.A. : Je suis d’accord.

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