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 [2012] 1 R.C.F. 257

A-276-09

2010 CAF 177

Jeremy Dean Hinzman, Nga Thi Nguyen et Liam Liem Nguyen Hinzman (appelants)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Hinzman c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour d’appel fédérale, juges Noël, Dawson et Trudel, J.C.A.—Toronto, 25 mai; Ottawa, 6 juillet 2010.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanent — Motifs d’ordre humanitaire — Appel à l’encontre de la décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente d’immigration a refusé la demande de résidence permanente des appelants fondée sur l’existence de motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) en vertu de l’art. 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’appelant principal est absent sans permission de l’armée américaine parce qu’il refuse de participer à la guerre — L’agente n’a pas trouvé d’éléments de preuve établissant que l’appelant serait exposé à des difficultés inhabituelles ou excessives s’il était renvoyé aux É.-U. — La Cour fédérale a statué que l’agente avait pris en considération comme il se doit les difficultés liées aux sanctions judiciaires comme aux sanctions non judiciaires — Il s’agissait de savoir si une peine en vertu d’une loi d’application générale pour désertion motivée par une objection morale, politique et/ou religieuse peut donner lieu à des difficultés inhabituelles — La Cour fédérale a commis une erreur en n’estimant pas que l’agente avait omis de tenir compte des objections de l’appelant à servir au sein de l’armée — L’agente ne s’est jamais penchée sur la question essentielle de savoir si l’appelant principal ferait face à des difficultés excessives — En abordant la question des difficultés sous l’angle des sanctions judiciaires et non judiciaires, l’agente n’a pas répondu à la question essentielle — L’agente et la Cour fédérale ont donc omis de tenir compte des facteurs CH en l’espèce — Appel accueilli.

Il s’agissait d’un appel à l’encontre de la décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente d’immigration a refusé la demande de résidence permanente présentée au Canada par les appelants et fondée sur l’existence de motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

L’appelant principal, un soldat américain, est absent sans permission de l’armée américaine parce qu’il s’oppose à toute participation à la guerre. L’agente a conclu que les facteurs de risque n’existaient pas ou n’étaient pas suffisamment graves pour justifier d’accorder une protection et que le fait que l’appelant pourrait faire l’objet de poursuites en vertu d’une loi d’application générale ne constituait pas une preuve suffisante qu’il sera exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. La Cour fédérale a statué que l’agente avait pris en considération comme il se doit les difficultés liées aux sanctions judiciaires comme aux sanctions non judiciaires. Elle a aussi certifié une question quant aux difficultés dans le contexte d’une demande CH.

Il s’agissait de savoir si une peine en vertu d’une loi d’application générale pour désertion motivée par une objection morale, politique et/ou religieuse à une guerre peut donner lieu à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives dans le cadre d’une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

La Cour fédérale a commis une erreur en n’estimant pas que l’agente avait omis de tenir compte des objections morales, politiques et religieuses sincères de l’appelant à servir au sein de l’armée en Iraq. L’analyse de l’agente n’était rien de plus qu’une évaluation des risques, qui s’arrêtait à l’appréciation de la protection offerte par l’État et de la possibilité de bénéficier des garanties d’une procédure régulière. L’agente ne s’est jamais penchée sur la question essentielle de savoir si l’appelant principal ferait face à des difficultés excessives s’il retournait aux États‑Unis indépendamment de l’existence d’une loi d’application générale et de la protection de l’État et malgré les autres conclusions tirées par l’agente sur la différence de traitement et les garanties d’une procédure régulière. En abordant la question des difficultés sous l’angle des sanctions judiciaires et non judiciaires, l’agente n’a pas répondu à la question essentielle. Par conséquent, l’agente et la Cour fédérale ont complètement omis de tenir compte d’un facteur CH crucial qui avait été soulevé par les appelants. L’agente devait tenir compte de l’ensemble de la situation des appelants avant de décider s’il existait des raisons suffisantes pour rendre une décision CH favorable, mais elle ne l’a pas fait. Si la Cour fédérale avait examiné ce que les appelants reprochaient à l’agente, elle aurait conclu que la décision CH était entachée de graves irrégularités et qu’elle était donc déraisonnable.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25(1) (mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117), 74d).

Uniform Code of Military Justice, 10 U.S.C. §§ 885, 886, 887 (2006).

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (C.F. 1re inst.).

décisions examinées :

Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129; Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89; Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 3 C.F. 540 (C.A.); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3.

décisions citées :

Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2007] 3 R.C.S. x; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385; Okoloubu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 326, [2009] 3 R.C.F. 294.

DOCTRINE CITÉE

Citoyenneté et Immigration Canada. Guide sur le traitement des demandes au Canada (IP). Chapitre IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/ip/ip05-fra.pdf>.

appEl à l’encontre de la décision (2009 CF 415) de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente d’immigration avait refusé la demande de résidence permanente présentée au Canada par les appelants et fondée sur l’existence de motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Alyssa Manning pour les appelants.

Stephen H. Gold pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

VanderVennen Lehrer, Toronto, pour les appelants.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

La juge Trudel, J.C.A. :

Introduction

[1]        M. Hinzman est un soldat américain qui s’oppose, en raison de ses profondes convictions morales et religieuses, à [traduction] « toute participation à la guerre » (affidavit de M. Hinzman, dossier d’appel, volume 1, page 143, aux paragraphes 18 et 44). Il a quitté les États‑Unis après avoir appris que son unité serait déployée en Iraq, et il est absent sans permission de l’armée américaine depuis son arrivée au Canada, le 3 janvier 2004. Il était accompagné de son épouse, Mme Nguyen, et de leur fils Liam, qui sont également des citoyens des États-Unis (les appelants).

[2]        Les appelants ont présenté sans succès une demande d’asile dans laquelle ils affirmaient qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés aux États-Unis du fait des opinions politiques de M. Hinzman (Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, [2007] 3 R.C.S. x).

[3]        Les appelants ont alors présenté, du Canada, une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) et une demande de résidence permanente en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), fondée sur l’existence de circonstances d’ordre humanitaire (la demande CH). Le paragraphe 25(1) [mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117] dispose :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative ou sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

Séjour pour motif d’ordre humanitaire

[4]        L’agente d’ERAR S. Parr (l’agente ou l’agente CH) a rendu une décision défavorable pour chacune des demandes, respectivement le 25 et le 22 juillet 2008. Les appelants n’ont pas demandé le contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue en réponse à leur demande d’ERAR, mais ils ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement à leur demande CH. Ils ont obtenu un sursis à leur renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à ce sujet.

[5]        Le présent appel vise le jugement, en date du 2 juin 2009, du juge Russell (le juge de première instance) de la Cour fédérale dans le dossier IMM-3813-08, lequel faisait suite aux motifs rendus le 24 avril 2009 (les motifs) (2009 CF 415). Le juge de première instance a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision CH par laquelle l’agente avait refusé la demande de résidence permanente présentée au Canada par les appelants.

La question certifiée

[6]        Notre Cour est saisie du présent appel en vertu de l’alinéa 74d) de la Loi parce qu’en rendant son jugement, le juge de première instance a certifié que l’affaire soulevait une question grave de portée générale, c’est-à-dire une question susceptible de permettre de trancher l’appel :

Une peine en vertu d’une loi d’application générale pour désertion peut-elle, quand celle-ci a été motivée par une sincère et profonde objection morale, politique et/ou religieuse à une guerre, donner lieu à des difficultés inhabituelles, injustifiées, ou excessives dans le cadre d’une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire?

[7]        Les appelants invitent la Cour à donner une réponse favorable à la question certifiée et à conclure que l’agente CH n’a pas tenu compte de la situation personnelle de M. Hinzman, en ne tenant notamment pas compte de ses objections morales, politiques et religieuses sincères à son service au sein de l’armée américaine en Iraq (mémoire des appelants, au paragraphe 60).

[8]        L’intimé soutient que la question certifiée ne permet pas de trancher l’appel parce que, dans ses motifs, l’agente CH n’a pas écarté la possibilité qu’une peine infligée en vertu d’une loi d’application générale justifie la prise d’une mesure spéciale pour des raisons d’ordre humanitaire au sens du paragraphe 25(1) de la Loi. Après avoir analysé attentivement les faits, l’agente CH n’a tout simplement constaté l’existence d’aucune difficulté dans le cas qui nous occupe. L’intimé soutient que l’appel devrait être rejeté pour cette raison. En tout état de cause, l’intimé ajoute que l’agente CH a tenu compte de tous les facteurs pertinents, y compris des motivations de M. Hinzman.

[9]        Nous avons expliqué, lors de l’audience publique, que la question de savoir si l’appel devait être rejeté au motif que la question comportait certaines lacunes ne serait tranchée qu’après avoir entendu tous les arguments invoqués en appel.

[10]      Il est bien établi en droit que l’affaire doit soulever une question grave qui permet de trancher l’appel, à défaut de quoi « la condition préalable à l’existence d’un droit d’appel n’est pas remplie » (Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, au paragraphe 43).

[11]      Dans le même ordre d’idées, notre Cour a jugé que (Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89 (Zazai), au paragraphe 12) :

Le corollaire de la proposition selon laquelle une question [certifiée] doit permettre de régler l’appel est qu’il doit s’agir d’une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision d’instance inférieure. Autrement, la certification de la question constitue en fait un renvoi à la Cour [d’appel] fédérale. Si une question se pose eu égard aux faits d’une affaire dont un juge qui a entendu la demande est saisi, il incombe au juge de l’examiner. Si la question ne se pose pas, ou si le juge décide qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question, il ne s’agit pas d’une question qu’il convient de certifier. [Non souligné dans l’original.]

[12]      Par ailleurs, dès lors qu’une question a été régulièrement certifiée, la Cour d’appel fédérale peut examiner tous les aspects de l’appel (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817).

[13]      Dans le cas qui nous occupe, la question certifiée découle manifestement des faits de l’espèce et elle porte sur un litige actuel entre les parties.

[14]      Tout au long de l’instance, les appelants ont répété que M. Hinzman risquait de faire face à des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives s’il retournait aux États‑Unis. Ils ont fait valoir que, s’il était traduit devant une cour martiale et accusé d’absence sans permission ou de désertion, M. Hinzman se verrait infliger une peine plus sévère que d’autres déserteurs du fait de ses opinions politiques au sujet de la guerre en Iraq et de son choix de prendre publiquement la parole à ce sujet.

[15]      Les appelants soutenaient également que toute peine supplémentaire d’incarcération qui serait infligée à M. Hinzman en raison de ses opinions politiques constituerait, même s’il ne s’agissait que d’un seul jour de prison de plus, l’application d’une loi d’application générale d’une manière qui équivaut à de la persécution, et ce, indépendamment des garanties d’une procédure régulière et de la protection de l’État dont il pourrait bénéficier (voir les arguments de l’avocat au sujet de la demande d’ERAR et de la demande CH, dossier d’appel, volume 1, aux pages 307 et 139). Les organisations internationales de défense des droits de la personne le considéreraient comme un prisonnier d’opinion s’il était renvoyé aux États-Unis et y était emprisonné pour désertion.

[16]      Quoi qu’il en soit, le juge de première instance n’a pas tenté d’examiner ces arguments et il ne les a pas abordés, laissant à notre Cour le soin de les étudier pour la première fois sous forme de question certifiée.

[17]      Dans l’affaire Zazai, précitée, la question certifiée n’avait également pas été examinée par le juge qui avait entendu la demande. Notre Cour a jugé que les parties seraient mieux servies si la question était examinée en premier lieu par la Cour fédérale, et elle a par conséquent décidé de renvoyer l’affaire pour qu’un juge de la Cour fédérale rende une décision sur ce fondement.

[18]      J’aurais été portée à faire de même en l’espèce, n’eut été le fait que, peu importe la réponse qui est donnée à la question, je suis arrivée à la conclusion que le juge de première instance a par ailleurs commis une erreur en n’estimant pas que l’agente CH avait omis de [traduction] « tenir compte des objections morales, politiques et religieuses sincères [de M. Hinzman] à servir au sein de l’armée américaine en Iraq » (mémoire des faits et du droit des appelants, au paragraphe 12).

[19]      Comme je suis d’accord avec les appelants pour dire que le juge de première instance a erronément estimé que l’agente CH n’avait pas commis d’erreur et qu’elle n’avait pas limité son examen à la question du risque, mais avait tenu compte des difficultés mentionnées par les appelants dans leur demande CH (motifs, au paragraphe 79), je me propose de faire droit au présent appel et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

Analyse

La décision d’ERAR

[20]      L’agente CH est également la personne qui a rendu la décision portant sur la demande d’ERAR des demandeurs, qu’elle a rejetée parce qu’elle n’était pas convaincue que les facteurs de risque allégués existaient ou étaient suffisamment graves pour justifier d’accorder une protection (décision d’ERAR, dossier d’appel, volume 3, aux pages 931 à 952).

[21]      Avant de rejeter la demande d’ERAR, l’agente a analysé la preuve présentée par les appelants à la lumière de [traduction] « facteurs communs qui valent tant dans le cas de l’article 96 (demande d’asile) que dans celui de l’article 97 (personnes à protéger) de [la Loi] : les lois d’application générale et la protection de l’État » (décision d’ERAR, à la page 940).

[22]      En ce qui concerne les lois d’application générale, l’agente a notamment tenu compte du Uniform Code of Military Justice (64 Stat. 108, 10 U.S.C. chapitre 47) et des sanctions qu’il prévoit en cas de désertion et d’absence sans permission (articles 85 à 87 [§§ 885, 886, 887]) pour finalement conclure (décision d’ERAR, précitée, à la page 943) :

[traduction] […] que le fait que le demandeur pourrait faire l’objet de poursuites en vertu d’une loi d’application générale n’est pas, en soi, une preuve suffisante qu’il craint avec raison d’être persécuté. Une demande CH n’est pas un moyen de se soustraire à des poursuites légales et légitimes intentées dans un pays démocratique.

[23]      S’agissant de la protection de l’État, tout en accordant un certain poids à l’affirmation d’Amnesty International suivant laquelle s’il était renvoyé et emprisonné, M. Hinzman serait considéré comme un prisonnier d’opinion, l’agente a conclu (décision d’ERAR, à la page 948) :

[traduction] […] compte tenu de mon analyse de la protection de l’État sur laquelle le demandeur principal peut compter dans le système de justice militaire, je conclus que […] il n’existe pas d’éléments de preuve convaincants que les États-Unis ne peuvent ni ne veulent assurer la protection [de M. Hinzman].

[24]      Les appelants n’ont pas cherché à obtenir l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision d’ERAR et notre Cour n’est donc pas appelée à se prononcer sur le bien‑fondé de cette décision. Toutefois, ces conclusions tirées dans le contexte de la décision d’ERAR sont importantes puisque l’agente les reprend dans sa décision CH et qu’elles constituent le fondement de cette dernière décision (décision CH, dossier d’appel, volume 1, onglet 4, à la page 59).

La décision CH

[25]      C’est en cela que la décision CH de l’agente pose problème. Pour statuer sur la demande d’ERAR, l’agente devait : a) tenir compte de tout nouvel élément de preuve crédible, pertinent et substantiel des appelants (alors demandeurs d’asile déboutés) qui aurait pu influer sur l’issue de leur demande d’asile si cet élément de preuve avait été présenté, et b) évaluer le risque en fonction du pays où les appelants seraient renvoyés (Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385).

[26]      Toutefois, lors de son examen de la demande CH des appelants, l’agente CH devait aussi tenir compte des circonstances d’ordre humanitaire ainsi que de l’intérêt public, et notamment des intérêts relatifs à la famille (Baker, précité, aux paragraphes 14 à 17 et 75; Okoloubu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 326, [2009] 3 R.C.F. 294, aux paragraphes 46, 48 et 49).

[27]      À mon avis, les appelants ont raison lorsqu’ils affirment que [traduction] « l’analyse de l’agente n’est en fait rien de plus qu’une évaluation des risques, qui s’arrête à l’appréciation de la protection offerte par l’État et de la possibilité de bénéficier des garanties d’une procédure régulière » (mémoire des appelants, au paragraphe 69).

[28]      Au début de ses motifs, l’agente déclare qu’elle a examiné la demande CH des appelants [traduction] « suivant le critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » (décision CH). Il est acquis aux débats qu’il s’agit du critère applicable.

[29]      L’agente réaffirme ensuite les conclusions qu’elle avait déjà tirées dans la décision d’ERAR au sujet des lois d’application générale et de la protection de l’État. Elle écrit (décision CH, aux pages 62 et 63; voir également les motifs du juge de première instance, au paragraphe 73) :

[traduction] Il importe de signaler que le fait que le demandeur pourrait faire l’objet de poursuites en vertu d’une loi d’application générale n’est pas, en soi, une preuve suffisante qu’il sera exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Une demande CH n’est pas un moyen de se soustraire à des poursuites légales et légitimes intentées dans un pays démocratique.

[31]                  L’agente ne s’est jamais penchée sur la question essentielle soulevée par la demande CH, celle de savoir si M. Hinzman Hinzman ferait face à des difficultés excessives s’il retournait aux États‑Unis indépendamment de l’existence d’une loi d’application générale et de la protection de l’État et malgré les autres conclusions tirées par l’agente sur la différence de traitement et les garanties d’une procédure régulière (la question essentielle) (voir les arguments formulés par l’avocat au soutien de la demande CH, dossier d’appel, volume 1, aux pages 125 et suivantes).

La décision de la Cour fédérale

[31]      Les appelants faisaient formellement grief à l’agente de ne pas avoir tenu compte des motivations de M. Hinzman. Au paragraphe 57 de ses motifs, le juge de première instance explique :

Les demandeurs font en outre valoir que l’agente a omis de prendre en considération les motifs pour lesquels le demandeur principal est venu au Canada, et le fait qu’il serait un prisonnier de conscience s’il était renvoyé aux États-Unis et y était incarcéré à son retour.

[32]      Or, le juge de première instance ne formule aucun autre commentaire au sujet de l’erreur reprochée à l’agente ou de la question essentielle sauf de façon indirecte, comme l’affirme l’avocat de l’intimé, citant les paragraphes 76 et 77 de ces motifs où le juge de première instance se dit d’avis qu’« on ne peut affirmer […] que l’analyse de l’agente s’arrête à l’évaluation des risques et à la possibilité de bénéficier de la protection de l’État et des garanties d’une procédure régulière ».

[33]      Le juge de première instance écrit, aux paragraphes 76 et 77 de ses motifs :

Il me paraît évident, dans le contexte de l’ensemble de sa décision, que l’agente examine la question des difficultés de deux points de vue :

1.Elle examine les poursuites et autres procédures militaires dont le demandeur principal fera l’objet et conclut qu’elles ne peuvent être considérées comme des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives, aux motifs qu’elles résultent simplement de lois d’application générale et que le demandeur principal pourra bénéficier des garanties d’une procédure régulière. Les poursuites légales et légitimes ne peuvent, en soi, être considérées comme des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

2.Elle estime et conclut que le recours à une procédure régulière et à la protection de l’État ne constituera pas une difficulté indue.

Autrement dit, on ne peut affirmer à mon sens que l’analyse de l’agente s’arrête à l’évaluation des risques et à la possibilité de bénéficier de la protection de l’État et des garanties d’une procédure régulière.

[34]      Au paragraphe 81 de ses motifs, le juge de première instance poursuit en concluant que l’agente :

[…] arrive à la conclusion que les difficultés liées aux lois d’application générale d’un État démocratique ne peuvent être considérées comme inhabituelles et injustifiées ou excessives en droit canadien. Elle prend en considération comme il se doit les difficultés liées aux sanctions judiciaires comme aux sanctions non judiciaires. Il ne m’a été présenté aucun précédent qui donnerait à penser que ces conclusions soient erronées ou déraisonnables.

[35]      En abordant la question des difficultés sous l’angle des sanctions judiciaires et non judiciaires, l’agente n’a pas répondu à la question essentielle. Il s’ensuit que l’agente et le juge de première instance ont tous les deux complètement omis de tenir compte d’un facteur CH crucial qui avait été soulevé par les appelants dans leur demande.

[36]      Les convictions et les motivations de M. Hinzman étaient des éléments cruciaux pour la décision finale, vu le contexte des demandes CH. Les appelants avaient par ailleurs soumis certains éléments de preuve visant à démontrer que le droit à l’objection de conscience « est une partie naissante du droit international des droits de l’homme » (Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540 (C.A.), à la page 553). L’agente avait accordé une certaine importance, dans sa décision d’ERAR, à l’opinion d’Amnesty International. Force est toutefois de constater qu’elle n’a pas examiné ces facteurs dans sa décision CH.

[37]      Les politiques et lignes de conduite judiciaires élaborées par le ministre en ce qui concerne le traitement des demandes visant à obtenir la permission de demeurer au Canada pour des raisons d’ordre humanitaire prévoient clairement que, lorsqu’ils examinent une demande, les agents doivent « indiquer que tous les facteurs ont été analysés et justifier le poids attribué à chacun » avant de procéder à « une évaluation comparée des considérations d’ordre humanitaire jugées favorables et des faits qui jouent contre l’octroi d’une dispense » (Guide sur le traitement des demandes au Canada (IP), chapitre IP5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, appendice B).

[38]      Je souscris au raisonnement suivant exposé par mon collègue le juge Evans, alors qu’il était juge à la Cour fédérale, Section de première instance (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667, au paragraphe 17) :

Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » […]

Conclusion

[39]      Ma conclusion ne devrait pas être perçue comme modifiant le pouvoir discrétionnaire conféré aux agents chargés de statuer sur les demandes fondées sur l’article 25, ou comme donnant aux appelants un « droit à un résultat précis ou à l’application d’un critère juridique particulier » (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3 [au paragraphe 27]).

[40]      Il n’en demeure pas moins que l’agente CH devait tenir compte de l’ensemble de la situation des appelants, et notamment des convictions et motivations de M. Hinzman, avant de décider s’il existait des raisons suffisantes pour rendre une décision CH favorable (Guide sur le traitement des demandes au Canada (IP), chapitre IP 5, section 11.3). Or, elle ne l’a pas fait. Je suis convaincue que s’il avait examiné ce que les appelants reprochaient à l’agente, à savoir ce qu’il a exposé au paragraphe 57 de ses motifs, le juge de première instance serait arrivé à la même conclusion que moi et aurait conclu que la décision CH était entachée de graves irrégularités et qu’elle était par conséquent déraisonnable.

[41]      En conséquence, je suis d’avis de faire droit à l’appel et, rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, j’annulerais la décision par laquelle l’agente a refusé la demande CH des appelants et je renverrais l’affaire à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs.

Le juge Noël, J.C.A. : Je suis d’accord.

La juge Dawson, J.C.A. : Je suis d’accord.

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