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[2012] 4 R.C.F. 31

A-425-09

2011 CAF 39

Pierino Divito (appelant)

c.

Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (intimé)

et

Association canadienne des libertés civiles (intervenante)

Répertorié : Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Trudel et Mainville, J.C.A.—Montréal, 14 octobre 2010; Ottawa, 3 février 2011.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté de circulation et d’établissement — Appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle l’intimé a refusé la demande de transfèrement que l’appelant a présentée sous le régime de la Loi sur le transfèrement international des délinquants — L’appelant est un citoyen canadien incarcéré aux É.‑U. pour trafic de drogue — Il a contesté la constitutionnalité des art. 8(1), 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi — La Cour fédérale a conclu que c’est le transfert de la surveillance de l’exécution d’une peine, et non la liberté de circulation et d’établissement, qui est en cause dans une demande de transfèrement — Subsidiairement, les dispositions contestées de la Loi constituent des limites raisonnables selon l’article premier de la Charte — Il s’agissait de savoir si les art. 8(1), 10(1)a) et 10(2)a) violent l’art. 6(1) de la Charte, et si ces dispositions sont justifiées au sens de l’article premier de la Charte — Le juge Mainville, J.C.A. (motifs concourants) : La Loi porte atteinte au droit d’entrer au Canada et d’y demeurer garanti par l’art. 6(1) de la Charte — Les délinquants emprisonnés dans des pays étrangers ne sont pas en mesure d’exercer ce droit parce qu’ils sont assujettis à la contrainte du pays étranger — Le droit garanti par l’art. 6(1) entre en jeu dès qu’une demande de transfèrement est approuvée par le pays étranger — Cela dit, les art. 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sont justifiés au sens de l’article premier de la Charte — Le juge Nadon, J.C.A. (la juge Trudel, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le Canada ne refuse pas de laisser entrer l’appelant, mais refuse plutôt de prendre en charge l’exécution de la peine de celui-ci — Ce refus ne porte pas atteinte au droit garanti par l’art. 6(1) — Il n’y a pas de lien de causalité entre le refus et l’impossibilité pour l’appelant d’entrer au Canada — Rien dans le libellé de l’art. 6(1) ne laisse croire que celui-ci donne à un citoyen le droit de purger au Canada une peine d’emprisonnement infligée à l’étranger — Appel rejeté.

Il s’agissait d’un appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle l’intimé a refusé la demande de transfèrement au Canada que l’appelant a présentée sous le régime de la Loi sur le transfèrement international des délinquants (la Loi).

L’appelant, un citoyen canadien, a été condamné par un tribunal américain à une peine d’emprisonnement aux États‑Unis après avoir plaidé coupable à des accusations de distribution de cocaïne. L’intimé a refusé la demande de transfèrement de l’appelant au motif qu’il était un membre du crime organisé et que son retour au Canada constituerait une menace pour la sécurité du Canada et la sûreté des Canadiens. L’appelant a contesté la constitutionnalité du paragraphe 8(1) et des alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi qui habilitent l’intimé à refuser le transfèrement d’un délinquant canadien incarcéré à l’étranger. La Cour fédérale a conclu qu’une demande de transfèrement présentée en vertu de la Loi mettait en cause le transfert de la surveillance de l’exécution d’une peine, et non la liberté de circulation et d’établissement. Subsidiairement, la Cour fédérale a conclu que les dispositions contestées de la Loi constituaient des limites raisonnables dont la justification pouvait se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Après avoir confirmé la constitutionnalité des dispositions législatives, la Cour fédérale a ensuite conclu qu’il n’était pas déraisonnable pour l’intimé d’exprimer l’avis que l’appelant renouerait avec les membres du crime organisé après son transfèrement au Canada.

Il s’agissait de savoir si le paragraphe 8(1) et les alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi violent le paragraphe 6(1) de la Charte et, dans l’affirmative, si ces dispositions législatives est justifiées au sens de l’article premier de la Charte.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Le juge Mainville, J.C.A. (motifs concourants) : Un certain nombre de dispositions législatives, d’instruments internationaux et de décisions des tribunaux ont mené à la conclusion que la Loi porte atteinte au droit d’entrer au Canada et d’y demeurer garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte. De plus, la prétention selon laquelle le paragraphe 6(1) n’est pas mis en jeu par les dispositions contestées de la Loi ne pouvait être acceptée. Les délinquants emprisonnés dans des pays étrangers ne peuvent exercer leur droit d’entrer au Canada et d’y demeurer parce qu’ils sont assujettis à la contrainte du pays étranger, et non parce qu’ils ont perdu leur droit. L’objet de la Loi et du régime prévu par le traité y afférent consiste à faciliter le rapatriement des délinquants et l’exercice de leur droit d’entrer au Canada et d’y demeurer. Dès que le pays étranger consent à un transfèrement, la seule autre restriction légale est liée au consentement requis de la part de l’intimé. Par conséquent, le droit constitutionnel du délinquant d’entrer au Canada et d’y demeurer entre en jeu dès qu’une demande de transfèrement au Canada est approuvée par le pays étranger. Il n’y a aucune raison pour laquelle le paragraphe 6(1) ne devrait pas s’appliquer dans le contexte d’un transfert d’un citoyen canadien par une juridiction étrangère de la même façon qu’il s’applique lorsqu’un citoyen canadien est déporté vers le Canada par une juridiction étrangère.

Les dispositions des alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi restreignent le droit garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte dans des limites raisonnables dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte. En appliquant à l’espèce le critère de l’arrêt La Reine c. Oakes, il a notamment été déterminé que la sécurité du Canada et la prévention des infractions liées au terrorisme ou au crime organisé constituent des objectifs urgents et réels, que le cadre législatif dans lequel l’intimé exerce son pouvoir discrétionnaire est raisonnable et présente un lien rationnel avec les objectifs urgents et réels en cause, que la restriction porte une atteinte minimale au droit de demeurer au Canada et que les dispositions législatives sont proportionnées dans leur effet parce qu’aucune autre mesure raisonnable ne pourrait être élaborée pour qu’il soit porté atteinte dans une moindre mesure au droit du délinquant.

En conclusion, dans sa décision à l’égard d’une demande de transfèrement présentée en vertu de la Loi, l’intimé doit être sensible non seulement aux dispositions de la législation en cause, mais aussi au droit que le paragraphe 6(1) de la Charte garantit au délinquant. Il doit subsumer l’examen de ce droit dans son appréciation des facteurs énoncés dans la législation.

Le juge Nadon, J.C.A. (la juge Trudel, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le Canada n’a pas refusé de laisser entrer l’appelant, mais a plutôt refusé de devenir responsable de l’exécution de la peine de celui-ci, de sorte que l’appelant n’a pas pu entrer au Canada parce que les États‑Unis n’ont pas voulu le libérer. Le refus du Canada de prendre en charge l’exécution de la peine de l’appelant ne portait pas atteinte au droit garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte parce qu’il n’existait pas de lien de causalité suffisant entre le refus du Canada et l’impossibilité pour l’appelant d’entrer au Canada. Le rôle du Canada dans l’interdiction imposée à l’appelant d’entrer au Canada était indirect et secondaire. Les causes directes de l’impossibilité de l’appelant d’entrer au Canada sont ses actes criminels, sa déclaration de culpabilité et la peine qui lui a été infligée. L’appelant sollicitait un jugement déclarant que le paragraphe 6(1) lui donne le droit constitutionnel de purger au Canada une peine d’emprisonnement infligée à l’étranger une fois que le pays étranger a accepté son transfèrement. Rien dans le libellé du paragraphe 6(1) ne laisse croire que celui-ci donne à un citoyen le droit de purger au Canada une peine d’emprisonnement infligée à l’étranger.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 6(1), 32(1)a), 33.

Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III, art. 2a).

Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29.

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 2(1) « peine » (édicté par L.C. 1995, ch. 42, art. 1; 2004, ch. 21, art. 39).

Loi sur le transfèrement des délinquants, L.C. 1977-78, ch. 9, art. 6(1).

Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21, art. 3, 7, 8(1), 10(1)a),(2)a), 11, 13.

Loi sur l’immigration, S.R.C. 1952 (Supp.), ch. 325, art. 3.

Loi sur l’immigration, S.R.C. 1970, ch. I-2, art. 3.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 19(1).

Magna Carta (1215).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Déclaration universelle des droits de l’homme, Rés. AG 217 A (III), Doc. NU A/810, à la p. 71 (1948), art. 13(2).

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47, art. 12(4).

Traité entre le Canada et les États-Unis d’Amérique sur l’exécution des peines imposées aux termes du droit criminel, 2 mars 1977, [1978] R.T. Can. no 12.

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307.

décisions examinées :

DiVito c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 983; Kozarov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, [2008] 2 R.C.F. 377; Getkate c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 965, [2009] 3 R.C.F. 26; États-Unis c. Cotroni; États-Unis c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Big M Drug Mart Ltd. et al., [1985] 1 R.C.S. 295; Kamel c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 R.C.F. 449, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2009] 2 R.C.S. vii; Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391.

décisions citées :

Divito c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CanLII 39111 (C.A. Qué); Divito c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CanLII 46681 (C.A. Qué.); R. c. Gauvin (E.) et autres (1987), 187 R.N.-B. (2e) 262 (C.A.); R. v. Rumbaut, 1998 CanLII 9816 (B.R.N.-B.); États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, 195 D.L.R. (4th) 1, [2001] 3 W.W.R. 193; Co-Operative Committee on Japanese Canadians and Another v. Attorney-General for Canada and Another, [1947] A.C. 87; Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761; Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46, [2009] 3 R.C.S. 170; Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 R.C.S. 281; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Curtis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 943; R. c. D. B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292.

DOCTRINE CITÉE

Bibliothèque du Parlement. Direction de la recherche parlementaire. Résumé législatif LS-459F. Projet de loi C-33 : Loi sur le transfèrement international des délinquants, Robin MacKay, Division du droit et du gouvernement, 29 juillet 2003, en ligne : <http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/LegislativeSummaries/37/2/c33-f.pdf>

APPEL à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle l’intimé a refusé la demande de transfèrement au Canada que l’appelant a présentée sous le régime de la Loi sur le transfèrement international des délinquants. Appel rejeté.

ONT COMPARU

Maire-Hélène Giroux et Clément Monterosso pour l’appelant.

Éric Lafrenière et Marc Ribeiro pour l’intimé.

Lorne Waldman pour l’intervenante.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Monterosso Giroux S.E.N.C., Montréal, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Waldman & Associates, Toronto, pour l’intervenante.

  Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Mainville, J.C.A. (motifs concourants) : L’appel dont notre Cour est saisie porte, pour la première fois, sur le lien entre le droit d’entrer au Canada et d’y demeurer — que garantit à tout citoyen le paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte) — et le pouvoir que la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21, confère au Ministre de la sécurité publique et de la protection civile (le ministre) de refuser le transfèrement au Canada d’un délinquant qui est un citoyen canadien incarcéré à l’étranger.

[2]        L’appelant en l’espèce, qui bénéficie de l’appui de l’intervenante, l’Association canadienne des libertés civiles, demande que soient déclarés inconstitutionnels le paragraphe 8(1) et les alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants qui habilitent le ministre à refuser le transfèrement d’un délinquant canadien incarcéré à l’étranger lorsque son retour au Canada peut constituer une menace pour la sécurité du Canada ou lorsque, de l’avis du ministre, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d’organisation criminelle.

[3]        Pour les motifs plus amplement exposés ci‑après, je suis d’avis que le paragraphe 8(1) et les alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants constituent des atteintes prima facie au droit des citoyens canadiens d’entrer au Canada et d’y demeurer, prévu au paragraphe 6(1) de la Charte, mais que ces dispositions législatives restreignent ce droit dans des limites néanmoins raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte.

Le contexte de l’appel

[4]        L’appelant, né en 1937, a immigré au Canada à l’âge de 16 ans et a obtenu la citoyenneté canadienne en 1980. Le dossier indique qu’il a eu des démêlés avec la justice depuis plusieurs années : il a déjà été déclaré coupable pour tentative d’escroquerie en 1962, pour possession d’une arme à autorisation restreinte à l’extérieur d’une maison d’habitation en 1963, pour avoir vécu des produits de la prostitution en 1963, pour possession d’un alambic en 1966, pour possession de biens volés en 1976 et pour voies de fait en 1987.

[5]        En mars 1995, un tribunal canadien a déclaré l’appelant coupable d’infractions graves liées à la drogue, soit l’importation de 5 400 kilogrammes de cocaïne ayant une valeur de revente dépassant les 500 millions de dollars, et l’a condamné à une peine d’emprisonnement prolongée.

[6]        Pendant qu’il purgeait sa peine au Canada, les autorités américaines ont demandé son extradition pour qu’il réponde d’accusations graves relatives à la possession et à la distribution de 300 kilogrammes de cocaïne dans l’État de la Floride. Après avoir purgé sa peine d’emprisonnement au Canada, l’appelant a été extradé aux États-Unis en juin 2005. Il a plaidé coupable à des accusations de distribution de cocaïne et il a été condamné à 90 mois d’emprisonnement par un tribunal américain. Dans la détermination de la peine, le tribunal américain a tenu compte du temps purgé au Canada et réduit sa peine de 145 mois.

[7]        Il convient de souligner que les divers tribunaux canadiens chargés de rendre des décisions à l’égard d’accusations criminelles portées contre les complices de l’appelant ou à l’égard de procédures d’extradition les visant ont conclu que l’appelant était le chef d’une organisation criminelle très bien implantée dans le trafic de la drogue : Divito c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CanLII 39111 (C.A. Qué.), aux paragraphes 34 et 50; Divito c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CanLII 46681 (C.A. Qué.), au paragraphe 5; R. c. Gauvin (E.) et autres (1987), 187 R.N.‑B. (2e) 262 (C.A.); R. v. Rumbaut, 1998 CanLII 9816 (B.R.N.-B.).

[8]        En décembre 2006, l’appelant a présenté une première demande de transfèrement, sous le régime de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, laquelle a été approuvée par les autorités du ministère de la Justice des États‑Unis mais refusée par le ministre en octobre 2007. L’appelant n’a pas contesté ce refus.

[9]        Toutefois, peu de temps après ce premier refus, l’appelant a présenté une deuxième demande de transfèrement en vertu de la Loi. Le ministre a refusé la seconde demande de transfèrement au Canada pour les motifs suivants :

Le détenu a été identifié comme étant un membre du crime organisé condamné pour un délit comprenant une quantité importante de drogues. La nature du délit ainsi que les affiliations du détenu suggèrent que le retour du délinquant au Canada, pourrait constituer une menace pour la sécurité du Canada et la sureté des Canadiens.

Le jugement de la Cour fédérale

[10]      L’appelant a contesté ce deuxième refus au moyen d’une demande de contrôle judiciaire présentée devant la Cour fédérale. La demande a été instruite par le juge Harrington en même temps que la contestation engagée par le fils de l’appelant à l’égard d’un refus similaire du ministre. En fait, le fils de l’appelant avait également été incarcéré aux États‑Unis et avait également demandé un transfèrement au Canada en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants. Le juge Harrington a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelant et la contestation constitutionnelle des dispositions législatives en cause dans des motifs brefs qui renvoient aux motifs plus longuement exposés dans la décision rendue à l’égard du fils de l’appelant et répertoriée à 2009 CF 983 [DiVito c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile)]. Les motifs de la décision concernant l’appelant se trouvent donc dans la décision rendue à l’endroit de son fils, et ils sont brièvement résumés ci‑dessous.

[11]      Le juge Harrington s’est appuyé sur les motifs qu’il avait prononcés dans la décision Kozarov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, [2008] 2 R.C.F. 377 (Kozarov), pour conclure que la Loi sur le transfèrement international des délinquants ne portait pas atteinte à la protection garantie par le paragraphe 6(1) de la Charte. Suivant son raisonnement dans la décision Kozarov, le juge Harrington a conclu que les limites imposées à la liberté de circulation et d’établissement des délinquants qui demandent un transfèrement au Canada découlent de leurs propres actions et activités criminelles. Par conséquent, une demande de transfèrement présentée en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants ne met pas en cause la liberté de circulation et d’établissement, mais plutôt le « transfert de la surveillance de l’exécution d’une peine » (Kozarov, au paragraphe 32).

[12]      Dans l’éventualité où sa conclusion sur ce point serait jugée erronée, le juge Harrington a également conclu, pour les motifs exposés par le juge Kelen dans la décision Getkate c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 965, [2009] 3 R.C.F. 26 (Getkate), que les dispositions législatives contestées de la Loi sur le transfèrement international des délinquants constituaient des limites raisonnables dont la justification pouvait se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte, « puisque ladite liberté du demandeur a déjà été restreinte par l’effet de ses propres actes illégaux » (Getkate, au paragraphe 27).

[13]      Après avoir confirmé la constitutionnalité des dispositions législatives, le juge Harrington a examiné la décision du ministre en fonction des principes du droit administratif. En appliquant la norme de contrôle de la raisonnabilité, il a conclu que, compte tenu du casier judiciaire de l’appelant, il n’était pas déraisonnable pour le ministre d’exprimer l’avis que l’appelant renouerait avec les membres du crime organisé après son transfèrement au Canada pour purger sa peine. Par conséquent, le refus du transfèrement fondé sur cette opinion était raisonnable.

Les thèses des parties en appel

[14]      La thèse de l’appelant devant la Cour se limite strictement aux motifs constitutionnels. Par conséquent, l’appelant ne soulève aucun argument de droit administratif pour contester la décision du ministre de refuser son transfèrement.

[15]      L’appelant et l’intervenante avancent que le droit d’entrer au Canada et d’y demeurer, garanti à tout citoyen canadien au paragraphe 6(1) de la Charte, est particulièrement fondamental compte tenu notamment du fait que le Parlement ne peut y déroger en vertu de l’article 33 de la Charte. Ils ajoutent que le droit de retourner dans son pays de citoyenneté est confirmé dans nombre d’instruments internationaux auxquels le Canada est partie, cette confirmation faisant ainsi ressortir l’importance et la valeur fondamentale de ce droit. Ils renforcent leur argument en invoquant par analogie les arrêts États-Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469 (Etats-Unis c. Cotroni), et Etats-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, dans lesquels la Cour suprême du Canada a conclu que l’extradition d’un citoyen du Canada porte atteinte au droit de demeurer au Canada énoncé au paragraphe 6(1) de la Charte.

[16]      L’appelant et l’intervenante avancent également que les atteintes au droit d’entrer au Canada et d’y demeurer qui résultent de la Loi sur le transfèrement international des délinquants ne peuvent être justifiées au sens de l’article premier de la Charte puisqu’il n’existe aucun lien rationnel entre, d’une part, la sécurité des Canadiens et du Canada et, d’autre part, les objectifs de réadaptation et de réinsertion sociale qui sont à la base du régime de transfèrement des délinquants et qui sont clairement énoncés à l’article 3 de cette loi. L’appelant et l’intervenante énoncent que la sécurité des Canadiens et du Canada seraient mieux servis en permettant à tous les délinquants canadiens emprisonnés à l’étranger de bénéficier d’un transfèrement au Canada, de sorte qu’ils soient pris en charge directement par les autorités canadiennes sous le régime du système correctionnel du Canada, qui prévoit notamment la libération conditionnelle sous surveillance.

[17]      Le ministre, pour sa part, s’appuie sur le raisonnement de la décision Kozarov pour conclure que le paragraphe 6(1) de la Charte n’entre pas en jeu en l’espèce. La Loi sur le transfèrement international des délinquants prévoit simplement des modalités particulières pour l’exécution d’une peine infligée à l’étranger à un citoyen canadien en autorisant, dans les cas indiqués, le citoyen à purger sa peine au Canada. La liberté de circulation et d’établissement n’est pas en jeu puisque le délinquant incarcéré à l’étranger ne serait pas physiquement en mesure de se prévaloir du droit d’entrer au Canada, n’eût été l’existence de cette loi. La liberté de circulation et d’établissement du délinquant est déjà restreinte par la peine d’emprisonnement et elle continuera de l’être, que le ministre consente ou non au transfèrement.

[18]      Le ministre ajoute que, si la Cour conclut que le paragraphe 6(1) de la Charte entre néanmoins en jeu, les dispositions contestées de la Loi sur le transfèrement international des délinquants sont justifiées au sens de l’article premier de la Charte. Ces dispositions visent à assurer la sécurité du Canada et des citoyens canadiens, et ces objectifs sont incontestablement urgents et réels et les moyens prévus dans la Loi pour atteindre ces objectifs satisfont au test de l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

Les questions en litige

[19]      Le présent appel soulève les deux questions suivantes :

a. Le paragraphe 8(1) et les alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants violent‑ils le paragraphe 6(1) de la Charte?

b. Dans l’affirmative, ces dispositions législatives sont‑elles justifiées au sens de l’article premier de la Charte?

L’analyse

a)         La norme de contrôle

[20]      Le présent appel porte sur la constitutionnalité du paragraphe 8(1) et des alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants au regard du paragraphe 6(1) et de l’article premier de la Charte. En l’occurrence, la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision correcte. Le rôle d’une cour d’appel, lorsqu’elle est saisie d’un appel interjeté suite à une demande de contrôle judiciaire, est de s’assurer que la cour de révision a identifiée la norme de contrôle appropriée et qu’elle l’a correctement appliquée.

b)         Le régime législatif

[21]      En 1977, le Canada et les États‑Unis d’Amérique ont signé le Traité entre le Canada et les États-Unis d’Amérique sur l’exécution des peines imposées aux termes du droit criminel, 2 mars 1977, [1978] R.T. Can. no 12. En vertu de ce traité, les délinquants condamnés à l’emprisonnement dans l’un des pays signataires peuvent être transférés dans l’autre pays si le pays d’origine, le pays d’accueil et le délinquant visé sont d’accord pour que le transfert ait lieu et si le délinquant est un citoyen du pays d’accueil. Les deux parties au traité s’engagent à instituer par législation ou règlementation les procédures nécessaires et appropriées pour donner, sur leur territoire respectif, un effet juridique aux condamnations prononcées par les tribunaux de l’autre partie, et chacune s’engage à apporter sa collaboration à l’autre partie dans ces procédures. De plus, suivant les conditions prévues par le traité, sauf exception, l’exécution de la peine d’un délinquant transféré doit être effectuée selon les lois et règles du pays d’accueil, y compris toutes dispositions de réduction de la durée d’emprisonnement par une libération conditionnelle, une libération sous condition ou autrement.

[22]      Le Parlement a adopté la Loi sur le transfèrement des délinquants, S.C. 1977-78, ch. 9 en grande partie pour assurer la mise en œuvre de ce traité et d’un traité semblable avec le Mexique, et d’autres traités qui pourraient éventuellement être signés avec d’autres pays. En vertu du paragraphe 6(1) de cette loi, le ministre responsable était investi d’un pouvoir discrétionnaire qui n’était pas restreint afin d’accepter ou de refuser le transfèrement d’un citoyen canadien déclaré coupable d’une infraction dans un État étranger avec lequel le Canada avait signé un traité concernant le transfèrement des délinquants :

6. (1) Lorsque le Ministre est avisé par un État étranger qu’un délinquant canadien demande son transfèrement au Canada et que l’autorité compétente de cet État l’a approuvé, il informe l’État étranger de son acceptation ou de son refus de ce transfèrement et, en cas d’acceptation, il prend les mesures nécessaires à ce transfèrement.

Transfèrement

[23]      Le Canada a depuis conclu nombre de traités bilatéraux et multilatéraux concernant le transfèrement des délinquants. Même si la Cour n’a pas été saisie de données statistiques plus récentes, le dossier révèle par ailleurs que, entre 1978 et 2003, un total de 118 délinquants ont été transférés du Canada vers un pays étranger, pour la plupart vers les États‑Unis (106 transfèrements), tandis que, au cours de la même période, 1 066 délinquants ont été transférés au Canada depuis divers pays étrangers, principalement des États‑Unis (836 délinquants) : Résumé législatif [LS-459F], Projet de loi C‑33 : Loi sur le transfèrement international des délinquants (Direction de la recherche parlementaire, le 29 juillet 2003), à la page 4 (page 95 du dossier d’appel).

[24]      Des modifications importantes ont été toutefois apportées au régime de transfèrement des délinquants en 2004 avec l’adoption de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21, qui modernisait et remplaçait la Loi sur le transfèrement des délinquants. Pour les fins de cet appel, les changements les plus importants apportés en 2004 concernent les nouvelles dispositions établissant l’objet et les principes de la loi ainsi que les nouveaux critères particuliers dont le ministre doit tenir compte pour déterminer s’il consent au transfèrement des délinquants canadiens et étrangers. On a aussi ajouté au régime l’exigence selon laquelle le refus de consentement de la part du ministre doit être motivé par écrit. Voici les dispositions pertinentes de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, adoptée en 2004, visées par le présent appel :

3. La présente loi a pour objet de faciliter l'administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux.

[…]

Objet

7. Le transfèrement d'une personne en vertu d'un traité ou d'une entente administrative conclue en vertu des articles 31 ou 32 est subordonné à la présentation d'une demande écrite au ministre.

Demande de transfèrement

8. (1) Le transfèrement nécessite le consentement des trois parties en cause, soit le délinquant, l'entité étrangère et le Canada.

[…]

Consentement des trois parties

10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien :

a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada;

b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l'étranger avec l'intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;

c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;

d) l'entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne.

Facteurs à prendre en compte : délinquant canadien

(2) Il tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien ou étranger :

a) à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d'organisation criminelle, au sens de l’article 2 du Code criminel;

b) le délinquant a déjà été transféré en vertu de la présente loi ou de la Loi sur le transfèrement des délinquants, chapitre T-15 des Lois révisées du Canada (1985).

[…]

Facteurs à prendre en compte : délinquant canadien ou étranger

11. (1) Le consentement au transfèrement, le refus de consentement et le retrait de consentement se font par écrit.

Documents écrits

(2) Le ministre est tenu de motiver tout refus de consentement.

[…]

Refus du ministre

13. La peine imposée au délinquant canadien transféré continue de s'appliquer en conformité avec le droit canadien, comme si la condamnation et la peine avaient été prononcées au Canada.

Application continue

c)         Le paragraphe 8(1) et les alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants portent-ils atteinte au paragraphe 6(1) de la Charte?

[25]      Comme nous l’avons vu précédemment, pour être transféré d’un lieu d’incarcération situé dans un pays étranger vers un lieu d’incarcération situé au Canada, la Loi sur le transfèrement international des délinquants exige qu’un délinquant, qui est citoyen canadien, présente une demande à cet effet au ministre. Cette demande peut être refusée par le ministre pour certains motifs précis, notamment pour des motifs liés à la sécurité du Canada, à la menace de terrorisme ou à la menace d’activités liées à la criminalité organisée.

[26]      La première question dont la Cour est saisie est de savoir si ces dispositions législatives portent atteinte au paragraphe 6(1) de la Charte, lequel garantit à tout citoyen canadien « le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir ».

[27]      L’analyse téléologique est utile pour interpréter le droit d’entrer au Canada et d’y demeurer prévu au paragraphe 6(1) de la Charte. Les propos souvent cités du juge Dickson (tel était alors son titre) dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295, à la page 344, précisent l’analyse à effectuer :

Cette Cour a déjà, dans une certaine mesure, énoncé la façon fondamentale d’aborder l’interprétation de la Charte. Dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, la Cour a exprimé l’avis que la façon d’aborder la définition des droits et des libertés garantis par la Charte consiste à examiner l’objet visé. Le sens d’un droit ou d’une liberté garantis par la Charte doit être vérifié au moyen d’une analyse de l’objet d’une telle garantie; en d’autres termes, ils doivent s’interpréter en fonction des intérêts qu’ils visent à protéger.

À mon avis, il faut faire cette analyse et l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l’arrêt Southam, l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l’illustre l’arrêt de Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés. [Souligné dans l’original.]

[28]      Le droit d’un citoyen canadien d’entrer au Canada et d’y demeurer est l’un des droits les plus fondamentaux liés à la citoyenneté. La nature fondamentale de ce droit se reflète clairement dans la législation nationale et dans les instruments internationaux, et a été réitérée à maintes reprises par la magistrature canadienne, notamment par la Cour suprême du Canada.

[29]      La Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, établit un cadre détaillé et strict pour l’obtention de la citoyenneté. Le paragraphe 19(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, prévoit plus particulièrement que tout citoyen canadien, au sens de la Loi sur la citoyenneté, a le droit d’entrer au Canada et d’y séjourner et que l’agent doit le laisser entrer sur preuve de sa qualité. L’historique législatif de cette disposition permet d’établir qu’il s’agit d’un droit antérieur à l’entrée en vigueur de la Charte. L’article 3 de la Loi sur l’immigration, S.R.C. 1952 (Supp.), ch. 325 et S.R.C. 1970, ch. I-2, par exemple, prévoyait le droit pour un citoyen canadien « d’entrer au Canada ».

[30]      Le droit des citoyens britanniques d’entrer et de demeurer dans le royaume est un droit fondamental reconnu depuis au moins l’époque de la Magna Carta (1215), laquelle interdisait l’exil d’un homme libre si ce n’est en vertu d’un jugement légal. On trouve une interdiction semblable empêchant l’exil arbitraire à l’alinéa 2a) de la Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III. Toutefois, avant son intégration à la Charte, ce droit pouvait faire l’objet d’une dérogation législative : Co-Operative Committee on Japanese Canadians and Another v. Attorney-General for Canada and Another, [1947] A.C. 87. L’origine de ce droit remonte probablement aux principes féodaux d’allégeance à un seigneur, et ultimement au monarque régnant, et de la protection offerte par ceux-ci.

[31]      Le droit d’entrer dans son pays de citoyenneté et d’y demeurer est également réaffirmé dans de nombreux instruments internationaux dont le Canada est signataire, dont la Déclaration universelle des droits de l’homme, Rés. AG 217 A (III), Doc. NU A/810, à la p. 71 (1948), dans laquelle le paragraphe 13(2) prévoit que « [t]oute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays », et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47, dans lequel le paragraphe 12(4) prévoit de la même manière que « [n]ul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays ».

[32]      Qui plus est, la Cour suprême du Canada a réitéré à maintes reprises que le droit prévu au paragraphe 6(1) de la Charte entre en jeu dans le contexte des procédures d’extradition visant un citoyen canadien, plus particulièrement dans Etats-Unis c. Cotroni, précité, aux pages 1480 et 1481; Etats-Unis c. Burns, précité, au paragraphe 41; et Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, aux paragraphes 28 et 42. Notre Cour a également confirmé dans l’arrêt Kamel c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 R.C.F. 449, au paragraphe 15 (autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée [[2009] 2 R.C.S. vii], que le paragraphe 6(1) de la Charte entre également en jeu lorsqu’une demande de passeport est refusée.

[33]      Si le droit d’un citoyen canadien de demeurer au Canada, prévu au paragraphe 6(1) de la Charte, entre en jeu lorsque les autorités canadiennes veulent l’extrader pour qu’il réponde d’accusations dans un pays étranger et qu’il y soit éventuellement emprisonné, il semble logique que le droit d’entrer au Canada et d’y demeurer entre également en jeu lorsque le même pays étranger consent à transférer ce citoyen canadien au Canada pour qu’il y purge sa peine.

[34]      Ces dispositions législatives, instruments internationaux et décisions des tribunaux sont de forts indices que les dispositions contestées de la Loi sur le transfèrement international des délinquants touchent la protection garantie par le paragraphe 6(1) de la Charte.

[35]      Néanmoins, le ministre nous invite à conclure que ces dispositions législatives ne font pas entrer en jeu le droit d’entrer au Canada et d’y demeurer. Le ministre appuie sa conclusion sur trois prétentions : 1) les délinquants visés sont déjà emprisonnés et les dispositions législatives prévoient simplement la gestion par le Canada des peines que les délinquants se sont vu infliger à l’étranger; 2) les délinquants n’auraient aucun droit d’entrer au Canada, n’eût été l’existence des dispositions législatives; 3) le régime fondé sur le traité international mis en œuvre par l’adoption des dispositions législatives confère aux États participants le droit absolu de refuser le transfèrement d’un délinquant. J’estime qu’aucune de ces prétentions n’est convaincante.

[36]      J’examinerai ces prétentions dans l’ordre inverse. Le fait pour le Traité entre le Canada et les États-Unis d’Amérique sur l’exécution des peines imposées aux termes du droit criminel de 1977 de n’assujettir à aucune condition le consentement que le Canada doit fournir pour le transfèrement d’un délinquant n’a absolument rien à voir avec les droits constitutionnels des délinquants visés. Premièrement, le traité a été signé avant l’entrée en vigueur de la Charte et il serait pour le moins curieux que les droits garantis par la Charte soient d’une façon ou d’une autre subordonnés à des instruments internationaux antérieurs. Le ministre n’a présenté aucune jurisprudence ou doctrine à l’appui de cette prétention. Deuxièmement, même si le traité lui‑même exige le consentement du Canada sans imposer de conditions à ce consentement, il n’empêche pas pour autant le Canada d’adopter des dispositions législatives qui assujettissent ce consentement à certaines conditions. En fait, par l’adoption de la Loi sur le transfèrement international des délinquants en 2004, le Parlement a considérablement restreint le pouvoir discrétionnaire du ministre de consentir au transfèrement d’un délinquant. Je ne vois pas pourquoi la Charte ne pourrait pas également restreindre ce pouvoir discrétionnaire.

[37]      Je rejette également la prétention selon laquelle les dispositions législatives ne mettent pas en jeu le paragraphe 6(1) de la Charte puisque les délinquants n’auraient aucun droit d’entrer au Canada n’eût été l’existence de ces dispositions législatives. Certes il est vrai que les délinquants emprisonnés dans des pays étrangers ne peuvent concrètement exercer leur droit d’entrer au Canada et d’y demeurer, mais cette situation résulte du fait que les délinquants sont assujettis à la contrainte du pays étranger, et non de la perte de leur droit. L’objet même de la Loi sur le transfèrement international des délinquants et du régime prévu par le traité y afférent consiste à faciliter le rapatriement des délinquants dans leur pays de citoyenneté et à faciliter, par conséquent, dans le cas des citoyens canadiens, l’exercice de leur droit d’entrer au Canada et d’y demeurer.

[38]      Enfin, j’en arrive à la prétention selon laquelle une demande de transfèrement présentée en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants ne met pas en cause la liberté de circulation et d’établissement, mais bien le transfert de la surveillance de l’exécution d’une peine.

[39]      À l’évidence, l’emprisonnement au Canada limite la liberté de circulation et d’établissement des délinquants au Canada. Toutefois, la question qui nous intéresse en l’espèce n’est pas la restriction de la liberté de circulation et d’établissement d’un délinquant qui s’est vu infliger une peine au Canada, mais plutôt celle de la liberté de circulation et d’établissement d’un citoyen canadien incarcéré dans un pays étranger.

[40]      Dans le cas d’un délinquant incarcéré dans un pays étranger, la restriction à sa liberté de circulation et d’établissement garantie par la Charte résultant de sa peine étrangère est considérée pour l’application de la Charte seulement après le transfèrement du délinquant au Canada sous le régime de la Loi sur le transfèrement international des délinquants : voir l’article 13. La définition du mot « peine » [au paragraphe 2(1) (édicté par L.C. 1995, ch. 42, art. 1; 2004, ch. 21, art. 39)] dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (modifiée par la Loi sur le transfèrement international des délinquants) nous renseigne à cet égard (non souligné dans l’original) :

2. (1) […]

Définitions

« peine » ou « peine d’emprisonnement » S’entend notamment […] d’une peine imposée par une entité étrangère à un Canadien qui a été transféré au Canada sous le régime de la Loi sur le transfèrement international des délinquants.

« peine » ou « peine d’emprison-nement »

sentence

[41]      Pour les fins de la Charte, les autorités canadiennes ne reconnaissent aucune peine d’emprisonnement restreignant la liberté de circulation et d’établissement avant le transfèrement des délinquants au Canada sous le régime de la législation en cause. Le fait que le citoyen canadien ait commis une infraction dans un pays étranger et le fait qu’il soit détenu dans un pays étranger ne constituent pas une restriction de jure de ce droit. Par conséquent, aucune restriction légale au droit garanti par la Charte ne découle de l’emprisonnement dans un pays étranger, même si, bien entendu, l’emprisonnement à l’étranger crée un empêchement d’ordre pratique à l’exercice de ce droit.

[42]      Toutefois, dès que le pays étranger donne son consentement au transfèrement d’un délinquant au Canada, cet empêchement d’ordre pratique est levé. Par la suite, la seule restriction légale au droit du délinquant d’entrer au Canada et d’y demeurer, que lui garantit le paragraphe 6(1) de la Charte, est liée au consentement requis de la part du ministre en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants.

[43]      Par conséquent, le droit constitutionnel du délinquant d’entrer au Canada et d’y demeurer entre en jeu dès qu’une demande de transfèrement au Canada est approuvée par le pays étranger. Cela découle entre autres du fait que la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ne s’applique pas à ce citoyen canadien avant que le consentement du ministre soit donné sous le régime de la Loi sur le transfèrement international des délinquants.

[44]      Le ministre reconnaît que si les autorités américaines déportaient l’appelant vers le Canada, le paragraphe 6(1) de la Charte s’appliquerait alors à lui. Si cette disposition de la Charte s’applique lorsqu’un citoyen canadien est déporté vers le Canada par une juridiction étrangère, je ne vois pas en quoi cette même disposition ne trouverait plus application dans le contexte d’un transfert d’un citoyen canadien par une juridiction étrangère. Le raisonnement du ministre a pour effet d’imposer un exil à un citoyen canadien incarcéré à l’étranger lorsque la juridiction étrangère consent à son transfert au Canada aux fins d’y purger sa peine. Selon moi, cela est non seulement contraire à la Charte, mais aussi contraire à la Déclaration canadienne des droits qui restreint l’exil arbitraire.

[45]      Ma conclusion est donc que la Loi sur le transfèrement international des délinquants porte atteinte au droit d’entrer au Canada et d’y demeurer.

[46]      En terminant l’analyse de l’atteinte, j’ajoute que le droit en question garanti par la Charte ne devrait pas être écarté à la légère. Comme nous le verrons plus loin, l’analyse fondée sur la Charte en l’espèce permet de conclure que le régime législatif en cause est justifié au sens de l’article premier de la Charte. Toutefois, ce régime législatif n’était pas celui en vigueur avant 2004, et il est fort possible qu’on le modifie éventuellement. Refuser l’application de la Charte à l’égard de tous les transfèrements au Canada serait, par conséquent, comme je le crois fermement, contraire à l’objet même qui a mené à l’incorporation dans la Charte du droit de tous les citoyens, même les mauvais citoyens, d’entrer au Canada et d’y demeurer. L’objet noble à l’origine de la Charte serait abandonné si la législation en vertu de laquelle les transfèrements sont refusés ne faisait pas l’objet d’un examen approfondi en vertu de l’article premier.

[47]      La mise en œuvre de la Charte dans ce cas ci sert aussi des objectifs importants même si les dispositions contestées de la Loi sur le transfèrement international des délinquants sont justifiées sous l’article premier. En effet, le pouvoir du ministre de consentir ou de refuser un transfèrement doit être exercé non seulement en conformité avec les dispositions de la législation en cause, mais aussi en conformité avec les dispositions de la Charte. Puisqu’un droit issu de la Charte entre en jeu dans de tels cas, le ministre doit donc tenir compte des droits du délinquant sous la Charte, y compris ses droits en vertu du paragraphe 6(1), lorsqu’il rend une décision : voir par analogie avec l’extradition Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46, [2009] 3 R.C.S. 170, aux paragraphes 36, 38 et 39; Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 R.C.S. 281, au paragraphe 65.

d)         Les dispositions législatives en cause sont‑elles justifiées au sens de l’article premier de la Charte?

[48]      Après avoir conclu que le paragraphe 8(1) et les alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants portent atteinte au droit d’entrer au Canada et d’y demeurer garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte, je dois maintenant décider si ces dispositions législatives sont justifiées au sens de son article premier.

[49]      La méthode d’analyse prescrite en pareil cas est celle qui a été établie dans l’arrêt bien connu La Reine c. Oakes, précité. Cette analyse a récemment été résumée comme suit dans l’arrêt Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, aux paragraphes 138 et 139 :

L’arrêt Oakes a établi la méthode d’analyse qui permet de déterminer si une loi contraire à la Charte peut se justifier comme limite raisonnable au sens de l’article premier. La restriction des droits garantis par la Charte doit être imposée par une règle de droit pour être justifiée au sens de l’article premier. Si tel est le cas, il faut alors vérifier la présence des quatre éléments que comporte la méthode d’analyse de l’arrêt Oakes pour établir qu’elle constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique (Oakes, p. 138–140). En premier lieu, l’objectif de la loi doit être urgent et réel. Ensuite, il doit exister un lien rationnel entre l’objectif urgent et réel et les moyens choisis par le législateur pour atteindre cet objectif. Puis, la loi contestée ne doit porter qu’une atteinte minimale au droit garanti. Enfin, il doit y avoir proportionnalité entre l’objectif et les mesures adoptées dans la loi et, plus particulièrement, entre les effets bénéfiques de la loi et ses effets préjudiciables (Oakes, p. 140; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 889).

L’analyse fondée sur l’article premier est axée sur le contexte de la règle de droit en cause. Parmi les facteurs contextuels à considérer figurent la nature du préjudice visé, la vulnérabilité du groupe protégé, les mesures d’amélioration envisagées pour remédier au préjudice, ainsi que la nature et l’importance de l’activité protégée : Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, et Harper c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 827, 2004 CSC 33. Cela dit, le modèle de base de Oakes demeure applicable, et il faut satisfaire à chacune des exigences de cette méthode d’analyse. Le gouvernement a le fardeau d’établir chacun des éléments que prévoit l’arrêt Oakes pour réussir à démontrer qu’une règle de droit constitue, selon la prépondérance des probabilités, une restriction raisonnable des droits garantis par la Charte (voir Oakes, p. 136–137).

                        i)          La restriction est‑elle prescrite par une règle de droit?

[50]      Nul ne conteste en l’espèce que les restrictions au droit d’entrer au Canada et d’y demeurer énoncées dans les dispositions contestées de la Loi sur le transfèrement international des délinquants sont prescrites par une règle de droit.

ii)         L’objectif visé par la restriction est‑il urgent et réel?

[51]      L’appelant et l’intervenante ont tous deux reconnu, à bon droit, que la sécurité du Canada et la prévention des infractions liées au terrorisme ou au crime organisé constituent des objectifs urgents et réels (au paragraphe 23 du mémoire de l’appelant et au paragraphe 42 du mémoire de l’intervenante).

[52]      Ce raisonnement concorde avec les enseignements des tribunaux, notamment de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, aux paragraphes 85 et 89 à 92, dans le contexte des mesures d’expulsion, et de notre Cour dans la décision Kamel c. Canada (Procureur général), précitée.

iii)        Existe‑t‑il un lien rationnel entre la restriction et l’objectif?

[53]      Il semble également exister un lien rationnel prima facie entre, d’une part, la sécurité du Canada et la prévention des infractions liées au terrorisme et au crime organisé et, d’autre part, le pouvoir du ministre de refuser le transfèrement d’un délinquant en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants. La logique, la raison et le bon sens semblent permettre d’établir sans difficulté l’existence d’un lien causal entre les objectifs urgents et réels en cause et le refus du transfèrement d’un délinquant dont le retour au Canada constituerait une menace à la réalisation de ces objectifs. Qui plus est, le lien rationnel semble clairement établi lorsque, comme en l’espèce, le délinquant a été déclaré coupable d’infractions graves en lien avec la criminalité organisée.

[54]      Pourtant, l’appelant et l’intervenante soutiennent que ce lien rationnel n’est pas évident. Ils soutiennent plutôt que la sécurité du public et la sécurité du Canada seraient mieux servies si l’on permettait à tous les délinquants canadiens emprisonnés à l’étranger d’être transférés au Canada, y compris les délinquants qui présentent une menace pour la sécurité du Canada ou qui sont susceptibles de commettre des infractions de terrorisme ou des infractions liées à la criminalité organisée, les autorités canadiennes pouvant ainsi prendre ces délinquants directement en charge dans le système correctionnel canadien. Leur prétention, ajoutent‑ils, est compatible avec les objectifs de réadaptation et de réinsertion sociale énoncés à l’article 3 de la Loi sur le transfèrement international des délinquants. Ils soutiennent par conséquent que le législateur a agi de manière irrationnelle et contraire à la Charte en accordant au ministre le pouvoir de refuser les transfèrements sur le fondement de la menace pour la sécurité du Canada ou du risque de perpétration d’infractions de terrorisme ou de criminalité organisée.

[55]      Je ne souscris pas à ces arguments. Je ne conteste pas le fait que le système correctionnel du Canada est généralement en mesure de protéger adéquatement les citoyens canadiens des terroristes, des membres du crime organisé ou des criminels qui constituent une menace pour la sécurité du Canada, mais le Parlement a décidé qu’il était peut‑être préférable, dans certaines circonstances, de ne pas permettre aux délinquants déclarés coupables qui présentent une telle menace de purger leur peine au Canada. Je ne puis conclure que ce choix législatif est en soi irrationnel.

[56]      Je ne crois pas qu’il soit irrationnel pour le Parlement d’autoriser le ministre à refuser le transfèrement d’un terroriste reconnu coupable s’il est raisonnable de croire que l’incarcération de ce terroriste au Canada pourrait se traduire par des attaques terroristes de représailles visant les citoyens canadiens. De même, je ne crois pas qu’il soit irrationnel pour le Parlement d’autoriser le ministre à refuser le transfèrement d’un baron de la drogue opérant dans le cadre de cartels internationaux s’il est raisonnable de croire que ce transfèrement pourrait se traduire par des attaques à l’endroit de gardiens de prison au Canada ou faciliter les activités criminelles de ce délinquant ou de son organisation criminelle. Il m’apparaît qu’en pareils cas, le ministre pourrait à bon droit refuser le transfèrement au Canada.

[57]      Bien entendu, il s’agit là de cas extrêmes, et les délinquants reconnus coupables d’infractions liées à la sécurité ou d’infractions connexes, ou encore d’infractions liées au terrorisme ou au crime organisé, ne représenteraient pas tous une menace pour le Canada ou les Canadiens s’ils devaient purger leur peine au Canada. Le refus d’un transfèrement pour les motifs prévus par le législateur est clairement justifié dans certains cas alors que dans d’autres cas, le refus serait tout à fait inapproprié et contraire au droit de la Charte visé en l’espèce. Bon nombre de cas se situeront toutefois entre ces deux extrêmes. C’est précisément pour cette raison que le législateur a autorisé le ministre à décider chaque cas en fonction des faits en cause et en tenant compte des circonstances pertinentes et des facteurs prescrits.

[58]      Le cadre législatif dans lequel le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire est par conséquent raisonnable et il présente manifestement un lien rationnel avec les objectifs urgents et réels en cause. Premièrement, le pouvoir discrétionnaire du ministre est largement restreint par les facteurs précis devant être pris en compte, y compris la question de savoir si le retour du délinquant au Canada constituera une menace pour la sécurité du Canada (alinéa 10(1)a) de la Loi) ou si le délinquant commettra, après son transfèrement au Canada, une infraction de terrorisme ou d’organisation criminelle (alinéa 10(2)a) de la Loi). Il s’agit de limites importantes au pouvoir discrétionnaire du ministre. Deuxièmement, le régime législatif permet au délinquant de faire des représentations préalables au ministre au moyen d’une demande écrite dans laquelle tous les facteurs et faits importants peuvent être abordés (article 7 de la Loi). Troisièmement, le ministre doit motiver par écrit son refus de consentir au transfèrement (article 11 de la Loi). Enfin, la décision du ministre est susceptible de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, notre Cour peut ensuite être saisie de l’appel de la décision de la Cour fédérale et, en dernier ressort, dans les cas appropriés, notre jugement pourra être porté devant la Cour suprême du Canada.

iv)        La restriction porte‑t‑elle une atteinte minimale au droit garanti?

[59]      L’atteinte minimale doit être interprétée et analysée en tenant compte du fait que le délinquant visé a été déclaré coupable d’une infraction dans un pays étranger — en l’occurrence les États-Unis — et qu’il y est actuellement incarcéré. La loi en cause prévoit l’application au Canada de la peine infligée au délinquant en conformité avec le droit canadien. Par conséquent, un refus sous le régime de la loi fondé sur les objectifs urgents et réels qui y sont énoncés signifie que le délinquant purgera sa peine à l’étranger en conformité avec les lois du pays dans lequel il a commis l’infraction, plutôt qu’au Canada.

[60]      Les principales conséquences pratiques du refus sont donc de deux ordres : premièrement, le délinquant ne sera pas incarcéré au Canada, ce qui limite le nombre de visites de la part des membres de la famille et de ses amis dans un établissement plus facilement accessible pour eux, et deuxièmement, le délinquant ne pourra bénéficier des avantages du système correctionnel du Canada, dont la libération d’office, la libération conditionnelle ou les autres modes de mise en liberté sous condition, prévus par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, laquelle peut, dans certains cas, permettre une libération plus hâtive, quoique sous surveillance, que celle dont pourrait bénéficier le délinquant dans le pays étranger.

[61]      S’agissant de la première conséquence d’ordre pratique, il ne faut pas oublier que, même si la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition tient compte de la facilité d’accès du délinquant à la collectivité à laquelle il appartient et à sa famille dans les décisions relatives au choix du pénitencier dans lequel il sera incarcéré, cela ne garantit pas aux délinquants du Canada une incarcération dans un pénitencier qui répond à ces critères. Quoiqu’il soit préférable que le délinquant condamné au Canada soit incarcéré dans un établissement facilement accessible aux membres de sa famille, cela n’est pas toujours possible et, dans certains cas, pas toujours souhaitable. Par conséquent, le fait que le refus du ministre de consentir à un transfèrement en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants peut signifier que le délinquant restera incarcéré à l’étranger, rendant ainsi les visites des membres de la famille et des amis plus difficiles, n’est pas en soi suffisant pour rendre inconstitutionnelles les dispositions contestées de la Loi.

[62]      J’examinerai maintenant la deuxième conséquence d’ordre pratique. Bien que, pour certains délinquants, la perte de l’« avantage » apparent d’une mise en liberté sous condition anticipée dans le cadre du système correctionnel canadien puisse sembler injuste, je ne suis pas convaincu que cette conséquence du refus du transfèrement soit injuste ou qu’elle porte atteinte aux droits des délinquants au point de rendre inconstitutionnelles les dispositions législatives contestées dans le contexte où le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada ou si le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d’organisation criminelle.

[63]      Ces délinquants ont commis des infractions dans un pays étranger. À moins de circonstances exceptionnelles, le fait que ces délinquants soient assujettis au régime d’incarcération du pays dans lequel ils ont commis les infractions n’a rien d’injuste ou de déraisonnable. Le régime canadien d’extradition dans son entier est en fait fondé sur ce principe.

[64]      La Cour suprême du Canada a déjà conclu que les procédures d’extradition susceptibles d’entraîner la condamnation et l’incarcération d’un citoyen canadien dans une juridiction étrangère portent une atteinte minimale au droit de demeurer au Canada. La même logique s’applique en l’espèce. Comme le juge La Forest l’a mentionné dans États‑Unis c. Cotroni, précité, aux pages 1488 et 1489 :

L’attaque la plus sérieuse des intimés est fondée sur le deuxième élément du critère de proportionnalité. Dans l’arrêt R. c. Oakes, précité, le juge en chef Dickson fait observer que, « même à supposer qu’il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter « le moins possible » atteinte au droit ou à la liberté en question ». L’objectif de répression des crimes transnationaux, affirment les intimés, peut, dans les circonstances des présentes affaires, être atteint sans violer le droit garanti au par. 6(1) de la Charte, si on les poursuit au Canada. 

La difficulté que je vois dans ce point de vue est qu’on cherche à appliquer le critère de l’arrêt R. c. Oakes d’une manière trop rigide, sans égard au contexte dans lequel il doit être appliqué. Il faut se rappeler que le langage de la Charte qui permet des « limites raisonnables » favorise une certaine souplesse.

[65]      De même, en l’espèce, la prévention des menaces pour la sécurité du Canada ou des infractions de terrorisme ou de criminalité organisée favorise une certaine souplesse dans l’analyse.

v)         Les dispositions législatives sont‑elles proportionnées dans leur effet?

[66]      Le fait qu’un délinquant condamné aurait à purger sa peine dans un pays étranger pour des crimes commis dans ce pays est une question qui doit être appréciée en tenant compte de l’importance des objectifs urgents et réels reflétés dans les alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants. Cela est d’autant plus vrai qu’il semble n’exister aucune autre méthode raisonnable pour atteindre ces objectifs urgents et réels dans le cas des délinquants condamnés et incarcérés dans un pays étranger.

[67]      Dans une situation où le transfèrement « peut constituer une menace pour la sécurité du Canada » ou dans une situation où, de l’avis du ministre, « le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d’organisation criminelle », on peut difficilement imaginer quelle autre mesure raisonnable pourrait être élaborée pour qu’il soit porté atteinte dans une moindre mesure au droit du délinquant.

e)         Conclusions

[68]      J’ai conclu que les dispositions des alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants constituent des atteintes prima facie au droit garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte, mais qu’elles restreignent néanmoins ce droit dans des limites raisonnables dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte.

[69]      Dans sa décision à l’égard d’une demande de transfèrement présentée en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, le ministre doit donc être sensible non seulement aux dispositions de la législation en cause, mais aussi au droit que le paragraphe 6(1) de la Charte garantit au délinquant. Dans la plupart des cas, le ministre subsumera l’examen de ce droit dans son appréciation des facteurs énoncés dans la législation.

[70]      Ainsi, la décision du ministre est susceptible de contrôle judiciaire non seulement pour des motifs relevant du droit administratif, mais aussi pour des motifs fondés sur la Charte compte tenu du fait que la décision met en jeu un droit prévu par la Charte. Le rôle de la cour de révision consiste à déterminer si le ministre a examiné les faits pertinents et les facteurs pertinents défendables sur le plan constitutionnel énoncés dans la législation et s’il est parvenu à une conclusion défendable en tenant compte de ces faits et de ces facteurs. Il s’agit principalement d’une forme de contrôle judiciaire qui doit être mené en conformité avec les normes applicables du droit administratif qui, bien entendu, tiennent toujours compte de la Charte. Cette démarche ne change toutefois pas la norme de contrôle applicable qui demeure celle de la raisonnabilité. Cette norme de contrôle ne diminue pas la protection offerte par la Charte. Cette approche signifie plutôt que, dans le cas du transfèrement international d’un délinquant, l’analyse appropriée fondée sur le paragraphe 6(1) de la Charte suppose des pondérations essentiellement dépendantes de l’appréciation des faits en cause : voir, par analogie avec l’extradition, Lake c. Canada (Ministre de la Justice), précité, aux paragraphes 34 à 41.

[71]      Dans le présent appel, l’appelant ne conteste pas le caractère raisonnable de la décision du ministre. Le seul moyen soulevé devant notre Cour porte sur la constitutionnalité des dispositions législatives contestées. Comme je l’ai déjà indiqué, les dispositions législatives contestées sont constitutionnelles. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens en faveur de l’intimé.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[72]      Le juge Nadon, J.C.A. : J’ai pris connaissance des motifs rédigés par mon collègue, le juge Mainville, pour rejeter l’appel. Certes, je souscris à sa décision, mais pour des motifs différents. Plus particulièrement, je suis d’accord avec son analyse de la justification selon l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), mais je ne souscris pas à sa conclusion portant que la Loi sur le transfèrement international des délinquants (la Loi) porte atteinte au droit de l’appelant d’entrer au Canada, lequel est garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte.

[73]      Il n’est pas nécessaire que je répète les faits ou les observations au soutien des thèses respectives des parties étant donné qu’elles ont été soigneusement et attentivement examinées par le juge Mainville.

[74]      Avant d’exposer les motifs pour lesquels je rejette l’appel, il est important de souligner que l’appelant conteste la décision du ministre uniquement au motif que les dispositions sur lesquelles il s’est appuyé pour rendre sa décision sont inconstitutionnelles. En d’autres termes, l’appelant ne conteste pas la conclusion du ministre selon laquelle son transfèrement au Canada pour purger le reste de sa peine « pourrait constituer une menace pour la sécurité des Canadiens et la sécurité du Canada ». Il affirme plutôt que le paragraphe 8(1) et les alinéas 10(1)a) et 10(2)b) de la Loi — qui permettent au ministre de déterminer si le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada ou si, à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d’organisation criminelle — portent atteinte à son droit d’entrer au Canada, lequel est garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte, et que la décision du ministre doit être annulée.

[75]      En rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelant, le juge Harrington a conclu que le paragraphe 8(1) et les alinéas 10(1)a) et 10(2)b) de la Loi étaient constitutionnels. Pour tirer cette conclusion, il s’est appuyé sur les motifs exposés dans la décision DiVito c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 983 pour rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par le fils de l’appelant à l’égard de la décision du ministre de refuser son transfèrement au Canada pour purger le reste de la peine qui lui avait été infligée aux États-Unis. Aux paragraphes 12, 13 et 17 de ses motifs, le juge Harrington s’est exprimé comme suit :

Comme je l’ai indiqué dans Kosarov c. Canada (ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, [2008] 2 R.C.F. No. 377 aux paragraphes 27 et 28 : « les limites actuelles imposées à la liberté de circulation et d’établissement » de monsieur DiVito, dans ce dossier, « découlent de ses propres actions et activités criminelles. Une conséquence prévisible et naturelle d’une déclaration de culpabilité […] »

Les autorités américaines ont toutefois prévu une condition au transfèrement de M. Kozarov, c’est-à-dire qu’il purge sa peine au Canada. Après son transfèrement, M. Kozarov ne pourrait pas invoquer immédiatement le droit que garantit la Charte à chaque citoyen de quitter le pays. Sa liberté serait à juste titre restreinte en application de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. J’en arrive donc à la conclusion que ni l’article 8 de la Loi sur le transfèrement international des délinquants qui exige le consentement du délinquant, de l’entité étrangère et du Canada, ni les alinéas 10(1) b) et c) qui prévoient que le ministre doit examiner si M. Kozarov a des liens sociaux ou familiaux au Canada ou s’il a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente, ne portent atteinte à la liberté de circulation et d’établissement que la Charte garantit au demandeur.

En conséquence, je conclus que la Loi ne viole pas la liberté de circulation et d’établissement de M. DiVito. Dans le cas contraire, je trouve, comme le juge Kelen l’a fait dans l’arrêt Getkate c. Canada (ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 965, que la Loi constitue une limite raisonnable dont la justification peut être démontrée dans le cadre d’une société libre et démocratique (article 1 de la Charte).

[…]

Le cas de M. Kozarov illustre les limites de la liberté de circulation. M. Kozarov a fait appel de la décision, mais avant que l’appel soit entendu les autorités américaines l’ont libéré. La Cour d’appel a refusé d’entendre la cause en raison de sa nature théorique : Kozarov v. Minister of Public Safety and Emergency Preparedness, 2008 FCA 185.De même, si les autorités américaines graciaient M. DiVito demain, il aurait un droit absolu de rentrer au Canada. Il serait même expulsé vers le Canada.

[76]      Pour compléter le raisonnement du savant juge, je reproduis le paragraphe 27 de ses motifs dans la décision Kozarov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, [2008] 2 R.C.F. 377 (Kozarov) :

Les limites actuelles imposées à la liberté de circulation et d’établissement de M. Kozarov découlent de ses propres actions et activités criminelles. Une conséquence prévisible et naturelle d’une déclaration de culpabilité est que l’État où l’infraction est commise et où le délinquant est arrêté peut incarcérer ce dernier. Une fois qu’il aura purgé sa peine, M. Kozarov aura le droit absolu comme tout autre citoyen de rentrer au pays. Il en serait de même si sa peine actuelle était commuée ou s’il obtenait un pardon. Chaque citoyen, contrairement à l’étranger et au résident permanent, bénéficie d’un droit constitutionnel lui garantissant la liberté de circulation et d’établissement (voir Catenacci c. Canada (Procureur général), 2006 CF 539, 144 C.R.R. (2d) 128).

[77]      Par conséquent, le juge Harrington a statué que les dispositions contestées ne portaient pas atteinte au droit conféré à l’appelant par le paragraphe 6(1) de la Charte et que, quoi qu’il en soit, ces dispositions constituaient une limite raisonnable à son droit d’entrer au Canada au sens de l’article premier de la Charte.

[78]      Je souscris pour l’essentiel à l’opinion du juge Harrington, mais j’ajouterais ce qui suit.

[79]      Tout d’abord, je tiens à dire au départ que je suis d’accord avec le juge Mainville qu’un agent d’immigration doit permettre à une personne d’entrer au Canada s’il est convaincu que cette personne est un citoyen canadien. Par conséquent, si l’appelant avait été emmené à la frontière canadienne et que sa libération inconditionnelle avait été ordonnée par les autorités américaines, il aurait sans aucun doute été autorisé à entrer au Canada. Dans l’arrêt États-Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469, la Cour suprême du Canada a conclu, à la page 1482, qu’un « accusé peut revenir au Canada suite à son procès et à son acquittement ou, s’il a été reconnu coupable, après avoir purgé sa peine ».

[80]      Dans la décision Kozarov, précitée, le juge Harrington s’exprime de façon similaire au paragraphe 27 de ses motifs, où il affirme qu’une fois que M. Kozarov aura purgé sa peine aux États-Unis, il aura le droit absolu de rentrer au Canada (voir également : Getkate c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 965, [2009] 3 R.C.F. 26; Curtis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 943, au paragraphe 30).

[81]      Toutefois, l’appelant ne fait pas simplement valoir que le Canada doit le laisser entrer, mais prétend plutôt que le Canada doit le laisser entrer afin qu’il puisse y purger sa peine. Il soutient qu’étant donné que les États-Unis ne lui ont pas octroyé une réhabilitation et que sa peine n’a pas été commuée, son transfèrement dépend de la décision du Canada de prendre en charge l’exécution de sa peine.

[82]      Je ne peux souscrire à la proposition selon laquelle le Canada refuse de permettre à l’appelant d’entrer au Canada. Bien qu’il soit incontestable que le Canada ne peut empêcher l’un de ses citoyens d’entrer au pays, telle n’est pas la situation en l’espèce. Le Canada refuse plutôt de devenir responsable de l’exécution de la peine de l’appelant et, compte tenu de ce refus, l’appelant ne peut entrer au Canada parce que les États-Unis ne veulent pas le libérer. Essentiellement, le refus du Canada de prendre en charge l’exécution de la peine de l’appelant ne porte pas atteinte au droit d’entrer au Canada, lequel est garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte, parce qu’il n’existe pas de lien de causalité suffisant entre le refus du Canada et l’impossibilité pour l’appelant d’entrer au Canada.

[83]      Dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.F. 307 (Blencoe), la Cour suprême a statué qu’il doit y avoir un « lien de causalité suffisant » entre les actes du gouvernement et le préjudice subi par le plaignant pour déclencher l’application de la Charte (au paragraphe 60) (voir aussi : R. c. D. B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3). Je ne vois aucun lien de cette sorte en l’espèce. L’incapacité de l’appelant d’entrer au Canada découle de sa décision de se livrer au trafic de cocaïne en Floride, de sa déclaration de culpabilité subséquente et de la peine qui lui a été infligée aux États‑Unis ainsi que de la demande de transfèrement au Canada formulée par les États‑Unis. Aucun de ces actes ne représente, à mon avis, un acte du gouvernement étant donné qu’ils ne constituent pas des « domaines relevant du Parlement », conformément à l’alinéa 32(1)a) de la Charte (voir : R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, au paragraphe 103). Par conséquent, aucun de ces actes n’est susceptible d’entraîner une violation de la Charte.

[84]      En d’autres termes, le rôle du Canada dans l’interdiction imposée à l’appelant d’entrer au Canada est indirect et secondaire. Les causes directes sont ses actes criminels, sa déclaration de culpabilité et la peine qui lui a été infligée, et le fait que les États-Unis exigent que le Canada prenne en charge l’exécution de sa peine. Si l’appelant ne s’était pas livré au trafic de cocaïne, il aurait assurément été en mesure d’entrer au Canada en tout temps. Si les États-Unis ne demandaient pas au Canada de prendre en charge l’exécution de sa peine, il pourrait également entrer au Canada en tout temps. Par conséquent, ces événements sont directement responsables de son incapacité d’entrer au Canada.

[85]      Avec égard, la décision du ministre de refuser le transfèrement de l’appelant pourrait uniquement constituer un lien de causalité suffisant par rapport à la violation du droit de l’appelant d’entrer au Canada si elle était considérée indépendamment du contexte. Une telle approche, toutefois, serait incompatible avec l’approche de la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe, où les événements ayant poussé l’appelant à déposer une plainte en matière de droits de la personne ont été jugés essentiels dans l’analyse de la Cour.

[86]      Dans l’arrêt Blencoe, la Cour suprême a majoritairement conclu qu’il n’y avait pas de lien de causalité suffisant entre les actes du gouvernement et le préjudice subit par le plaignant; les droits de ce dernier garantis par la Charte n’ont donc pas été violés. Dans cette affaire, le plaignant faisait valoir que le retard dans le traitement de sa plainte par la Human Rights Commission de la Colombie-Britannique avait porté atteinte à sa réputation. La Cour a rejeté cette thèse, même si, considéré isolément, ce retard a causé préjudice au plaignant. De l’avis des juges majoritaires, l’effet le plus préjudiciable sur le plaignant résultait des allégations qui ont entraîné son expulsion du Cabinet et du comportement des médias. Ces événements étaient antérieurs aux actes du gouvernement en cause, c’est-à-dire qu’ils ont eu lieu avant que la Commission soit saisie de la plainte. Par conséquent, les événements ayant mené à la plainte en matière de droits de la personne étaient au cœur de la conclusion de la Cour, qui a jugé qu’il n’y avait pas de lien de causalité suffisant entre le retard attribuable à la Commission et le préjudice subi par le plaignant.

[87]      De même, les actes illégaux de l’appelant, sa déclaration de culpabilité aux États-Unis et l’exigence des autorités américaines que le Canada prenne en charge l’exécution de sa peine sont tous des événements qui ont eu lieu avant la décision du ministre de refuser à l’appelant d’entrer au Canada. Le raisonnement de l’arrêt Blencoe s’applique donc en l’espèce parce que l’appelant est dans une position similaire.

[88]      Ce que l’appelant sollicite dans la présente affaire est, avec égard, un jugement déclarant que le paragraphe 6(1) de la Charte lui donne le droit constitutionnel de purger au Canada une peine d’emprisonnement infligée à l’étranger une fois que le pays étranger a accepté son transfèrement. Il n’existe aucun tel droit en vertu du paragraphe 6(1). Je répète que l’appelant ne revendique pas le droit d’entrer au Canada, mais fait plutôt valoir que le Canada doit l’autoriser à entrer au pays afin qu’il puisse y purger le reste de sa peine d’emprisonnement. Rien dans le libellé du paragraphe 6(1) de la Charte, ou dans la jurisprudence portant sur cette disposition, ne laisse croire que le paragraphe 6(1) donne à un citoyen le droit de purger au Canada une peine d’emprisonnement infligée à l’étranger.

[89]      Je conclus donc que la décision du ministre de refuser le transfèrement de l’appelant au Canada afin qu’il puisse purger le reste de la peine d’emprisonnement qui lui a été infligée aux États-Unis ne porte pas atteinte à son droit d’entrer au pays, lequel est garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte. Pour cette raison, je rejetterais l’appel avec dépens.

La juge Trudel, J.C.A. : Je suis d’accord.

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