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[2001] 1 C.F. 345

T-2346-87

Valerie Joan Markesteyn (intimée) (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine (requérante) (défenderesse)

et

Dr Peter Hermanus Markesteyn, exécuteur de ladite Valerie Joan Markesteyn, décédée, au nom de la succession de Valerie Joan Markesteyn (intimés) (demandeurs)

c.

Sa Majesté la Reine (requérante) (défenderesse)

Répertorié : Markesteyn c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, protonotaire Hargrave Winnipeg, 14 avril 1999; Vancouver, 11 août 2000.

Couronne Responsabilité délictuelle Action visant à obtenir des dommages-intérêts et un jugement déclaratoire à la suite de l’érosion de la berge en amont d’un barrage en raison de la fluctuation du niveau de l’eau contrôlée par la Couronne Allégations de nuisance, de négligence et d’atteinte aux droits de riverain d’un propriétaire foncier Une perte à venir ne donne pas ouverture à l’octroi de dommages-intérêts Le moyen fondé sur la négligence n’a pas été radié parce que la défenderesse possédait suffisamment d’information pour répondre à la déclaration La cause d’action fondée sur la nuisance n’était pas futile Le moyen d’atteinte au droit de riverain à la jouissance de la rivière à l’état naturel semblait convenable Un jugement déclaratoire n’était pas exclu malgré les autres réparations possibles.

Dommages-intérêts Facteurs limitatifs Certitude Préjudice à venir Action visant à obtenir des dommages-intérêts et un jugement déclaratoire à la suite de l’érosion de la berge en amont d’un barrage en raison de la fluctuation du niveau de l’eau contrôlée par la Couronne Allégations de nuisance, de négligence et d’atteinte aux droits de riverain d’un propriétaire foncier Acte fautif continu La perte à venir ne donnait pas ouverture à l’octroi de dommages-intérêts car de nombreux facteurs pouvaient interrompre la destruction de la grève de la demanderesse à l’avenir.

La demanderesse était propriétaire et occupante d’un bien-fonds situé à Winnipeg, sur le bord de la rivière Rouge. L’exploitation du barrage St. Andrews, construit en aval par le gouvernement fédéral entre 1903 et 1910 a causé l’érosion graduelle de la berge de la rivière et a forcé la demanderesse à abandonner sa maison et à en construire une nouvelle plus éloignée de la rivière, en 1986. La demanderesse dans l’action, intentée initialement sous forme de recours collectif, a réclamé des dommages-intérêts pour un préjudice passé. Elle a aussi invoqué la nuisance pour demander un jugement déclaratoire portant qu’il existait une nuisance continue concernant un manquement à une obligation et une atteinte à des droits de riverain, et réclamer des dommages-intérêts pour un préjudice à venir.

La défenderesse a présenté les requêtes en radiation en soulevant la question de savoir si la demanderesse pouvait faire valoir une demande fondée sur la négligence ou la nuisance, sans identifier les préposés de la Couronne qu’elle prétendait responsables. La défenderesse a plaidé qu’aucune atteinte, en droit, n’avait été portée à des droits de riverain et que les événements susceptibles de se produire à l’avenir ne peuvent fonder aucune cause d’action.

Au début des deux jours d’audition de la requête, dont la date avait été fixée 5 mois auparavant, les demandeurs ont demandé un ajournement pour étudier la jurisprudence et pour obtenir des instructions d’un nouveau groupe d’éventuels demandeurs. Compte tenu du coût qu’un ajournement entraînerait pour les contribuables et du fait qu’il faut un jour mettre un terme à l’ajout de nouveaux demandeurs, la demande d’ajournement a été rejetée.

Les dommages-intérêts pour préjudice à venir. Sur ce point, la Cour s’est reportée à une affirmation faite dans McGregor on Damages, selon laquelle, lorsqu’un acte unique constitue un acte fautif continu, la common law ne permet l’octroi de dommages-intérêts que pour le préjudice survenu avant l’introduction de l’action : Battishill v. Reed (1856), 18 C.B. 696; 139 E.R. 1544. En l’espèce, la demanderesse alléguait un acte fautif continu l’érosion continuelle du bien-fonds de la demanderesse et les nouvelles causes d’action demeuraient futures. Il ne s’agissait pas d’une affaire dans laquelle un préjudice a été causé une fois pour toutes et une indemnisation accordée une fois pour toutes : différents facteurs pouvaient interrompre la destruction de la grève de la demanderesse. Selon la jurisprudence anglaise ancienne et les décisions canadiennes plus récentes, il n’est pas possible d’accorder des dommages-intérêts futurs en prévision de ce qui pourrait se produire à la suite de la négligence dans l’exploitation du barrage et l’action de la demanderesse sur ce point était futile.

La cause d’action fondée sur la négligence. Dans l’arrêt Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, la Cour suprême a statué que les décisions de politique gouvernementale étaient à l’abri d’un recours en responsabilité délictuelle, mais que leur mise en œuvre entachée de négligence pouvait donner lieu à un recours en matière délictuelle. La défenderesse a fait valoir que la déclaration ne précisait pas clairement si le manquement allégué à une obligation touchait une décision de politique ou la mise en œuvre d’une telle décision. Cet argument a été rejeté : bien que la Cour puisse être appelée à faire la différence entre la politique et la mise en œuvre, cela ne constituait pas un motif justifiant la radiation selon la règle 221. La défenderesse possédait suffisamment d’information pour répondre à la déclaration. Si, après l’enquête préalable, la défenderesse pouvait encore démontrer qu’elle n’était pas suffisamment au courant des faits, une demande de précisions en vue de l’instruction pouvait être justifiée.

La cause d’action fondée sur la nuisance. Sur ce point, la Couronne a soutenu que sa responsabilité n’était pas engagée lorsque, comme en l’espèce, aucun préposé de la Couronne n’est identifié comme ayant créé la nuisance. Ce concept s’appliquait effectivement à une certaine époque, mais la Cour suprême du Canada l’a écarté dans l’arrêt The Queen v. Levy Brothers Company, Limited and the Western Assurance Company, [1961] R.C.S. 189. La Couronne a aussi fait valoir qu’elle ne pouvait être tenue responsable d’une nuisance. La Cour a examiné l’affaire Schenck et al. v. The Queen in right of Ontario (1982), 40 O.R. (2d) 410 (H.C.), qui portait sur une atteinte à un verger causée par l’utilisation de sel sur une autoroute voisine. Dans la décision Mart Steel Corporation c. La Reine, [1974] 1 C.F. 45 (1re inst.), il a été statué que la Couronne pouvait être tenue responsable d’une nuisance découlant de l’exploitation d’un élévateur à grain. Par conséquent, même si leur bien-fondé pouvait être difficile à établir, les prétentions de la demanderesse fondées sur la nuisance n’étaient pas futiles.

La cause d’action fondée sur les droits de riverain. Sur ce point, la demanderesse a invoqué l’ouvrage intitulé Water Law in Canada : The Atlantic Provinces. Son moyen fondé sur l’atteinte au droit de riverain à la jouissance de la rivière à l’état naturel était convenable.

Le jugement déclaratoire. L’avocat de la Couronne a cité l’affaire Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49 à l’appui de sa prétention que la Cour ne devrait pas accorder de jugement déclaratoire si la demanderesse peut obtenir une autre réparation, en l’occurrence des dommages-intérêts. Cette décision a un effet plus limité : il faut épuiser les autres recours (prévus par une loi) avant de s’adresser au tribunal. L’arrêt Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53, établit que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de refuser de prononcer un jugement déclaratoire lorsque d’autres recours sont possibles, et non qu’une demande de jugement déclaratoire, jointe à une autre demande de réparation, doit nécessairement être rejetée.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, ch. C-38, art. 3(1)(b), 24.

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), art. 3, 12 (mod., idem, art. 23).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, règle 419(1)(a),(d),(f).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 221.

Proceedings Against the Crown Act (The), R.S.O. 1970, ch. 365, art. 5.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Battishill v. Reed (1856), 18 C.B. 696; 139 E.R. 1544 (C.A.); Montreal Street Ry. Co. v. Boudreau (1905), 36 R.C.S. 329; 4 C.R.C. 373; Darley Main Colliery Company v. Mitchell (1886), 11 A.C. 127 (H.L.); West Leigh Colliery Company v. Tunnicliffe & Hampson, Ld., [1908] A.C. 27 (H.L.); Bjarnarson (H.R.) v. Manitoba (1990), 68 Man. R. (2d) 161 (B.R.); Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; (1989), 64 D.L.R. (4th) 689; [1990] 1 W.W.R. 385; 41 B.C.L.R. (2d) 350; 41 Admin. L.R. 161; 1 C.C.L.T. (2d) 1; 18 M.V.R. (2d) 1; 103 N.R. 1; Queen, The v. Levy Brothers Company Limited and the Western Assurance Company, [1961] R.C.S. 189; (1961), 26 D.L.R. (2d) 760; Duncan, Alastair R.C. et al. v. The Queen, [1966] R.C.É. 1080; Connery et ux. v. Government of Manitoba, [1971] 4 W.W.R. 156 (C.A. Man.); Mart Steel Corporation c. La Reine, [1974] 1 C.F. 45(1re inst.); Harelkin c. Université de Régina, [1979] 2 R.C.S. 561; (1979), 96 D.L.R. (3d) 14; [1979] 3 W.W.R. 676; 26 N.R. 364.

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Holmes v. Wilson (1839), 10 Ad. & E. 503; 113 E.R. 190; Clegg v. Dearden (1848), 12 Q.B. 576; Toronto General Trusts Corp. v. Roman, [1963] 1 O.R. 312; (1962), 37 D.L.R. (2d) 16 (C.A.); Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49; (1989), 61 D.L.R. (4th) 604; 97 N.R. 241; Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53; (1993), 102 D.L.R. (4th) 456; [1993] 4 W.W.R. 225; 78 B.C.L.R. (2d) 257; 81 C.C.C. (3d) 286; 20 C.R. (4th) 104; 14 C.R.R. (2d) 193; [1993] 1 C.T.C. 301; 93 DTC 5137; 153 N.R. 1; 45 W.A.C. 81.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Schenck et al. v. The Queen in right of Ontario (1982), 40 O.R. (2d) 410; 142 D.L.R. (3d) 261; 23 C.C.L.T. 147; 12 C.E.L.R. 43; 31 C.P.C. 89 (H.C.); Schenck et al. v. The Queen in right of Ontario (1981), 34 O.R. (2d) 595; 131 D.L.R. (3d) 310; 20 C.C.L.T. 128; 11 C.E.L.R. 1 (H.C.).

DÉCISIONS MENTIONNÉES :

Lamb v. Walker (1878), 3 Q.B.D. 389 (C.A.); Brand v. Hammersmith and City Railway Company (1867) L.R. 2 Q.B. 223; Schenck c. Ontario (Ministre des Transports et des Communications); Rokeby c. Ontario, [1987] 2 R.C.S. 289; (1987), 50 D.L.R. (4th) 384; 79 N.R. 317; 23 O.A.C. 82; Case of the Thorns (1466), Y.B. 6 Ed IV, 7a. pl. 18; Montreal Light, Heat & Power Co. v. Attorney-General of Quebec (1909), 41 R.C.S. 116; Stollmeyer v. Trinidad Lake Petroleum Company, [1918] A.C. 485.

DOCTRINE

Hogg, Peter W. Liability of the Crown, 2nd ed. Toronto : Carswell, 1989.

La Forest, Gerard. Water Law in Canada : The Atlantic Provinces. Ottawa : Information Canada, 1973.

Linden, Allen M. Canadian Tort Law, 6th ed. Toronto : Butterworths, 1997.

Linden, Allen M. La responsabilité civile délictuelle. Montréal : Éditions Yvon Blais, 1988.

McGregor, Harvey. McGregor on Damages, 16th ed. London : Sweet & Maxwell, 1997.

REQUÊTES en radiation de la déclaration dans une action intentée contre la Couronne en vue d’obtenir des dommages-intérêts et un jugement déclaratoire, fondée sur des allégations de nuisance, de négligence et d’atteinte aux droits de riverain de la demanderesse relativement à l’érosion de son bien-fonds riverain, en aval d’un barrage, résultant de la fluctuation du niveau de l’eau contrôlée par la Couronne. Requêtes accueillies en partie.

ONT COMPARU :

Kenneth S. Maclean pour l’intimée (demanderesse).

Colin S. Morrison et Marley S. Dash pour requérante (défenderesse).

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thompson Dorfman Sweatman, Winnipeg, pour l’intimée (demanderesse).

Le sous-procureur général du Canada pour requérante (défenderesse).

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]        Le protonotaire Hargrave : Les requêtes de la défenderesse [requérante], plaidées pendant une journée en décembre 1998 puis, pour terminer, en avril 1999, découlent à l’origine d’un recours collectif dans lequel les propriétaires et occupants de biens-fonds riverains, situés sur le bord des rivières Rouge et Assiniboine, entre Winnipeg, environ, et le barrage St. Andrews sur la rivière Rouge, près de l’extrémité sud du lac Winnipeg, affirmaient qu’il a été porté atteinte à leurs droits de riverains. Les demandeurs [intimés] dans le recours collectif initial réclamaient des dommages-intérêts. Ils invoquaient aussi une nuisance et demandaient à la Cour de prononcer un jugement déclaratoire portant qu’il existe une nuisance continue concernant un manquement à une obligation et une atteinte à des droits de riverains.

[2]        Le représentant de la demanderesse actuelle a conclu à juste titre, entre décembre 1998 et avril 1999, que, premièrement, l’action ne devait pas se dérouler sous la forme d’un recours collectif et que, deuxièmement, la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif [L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)] rendait irrecevables certains éléments de l’action fondés sur la construction du barrage St. Andrews au début du siècle. La succession de Valerie Joan Markesteyn, représentée par son exécuteur, en qualité d’unique demanderesse, a donc préparé une déclaration modifiée, dont j’ai autorisé le dépôt. Je considère non pas que la demanderesse s’est ainsi désistée d’une partie de la demande, mais que la défenderesse a eu gain de cause en ce qui concerne une partie de sa requête. Je reviendrai sur ce point.

[3]        La négligence, l’atteinte à des droits de riverains et la nuisance alléguées consistent en l’élévation et l’abaissement artificiels du niveau de l’eau en amont du barrage St. Andrews. Cette fluctuation du niveau de l’eau aurait causé l’érosion et le sapement de la berge sous l’action des vagues, lorsque le niveau de l’eau est élevé. Un niveau d’eau élevé maintenu pendant de longues périodes aurait aussi saturé les berges, qui se sont donc effondrées en raison du manque de support des berges saturées et sapées, au moment où le niveau de l’eau a été abaissé en hiver, lors de l’évacuation de l’eau du réseau des écluses et du barrage St. Andrews pour éviter les dommages causés par la glace. La négligence, la nuisance et l’atteinte alléguées seraient continues, de sorte que la demanderesse réclame non seulement des dommages-intérêts pour le préjudice déjà subi, mais aussi une réparation prospective sous la forme d’un jugement déclaratoire et de dommages-intérêts pour préjudice continu ou à venir.

[4]        Le fondement des requêtes en radiation était très étendu à l’origine. Je résumerai maintenant les aspects les plus importants encore en jeu. L’opportunité d’un recours collectif fondé sur la nuisance n’est plus en cause. La question de savoir si la demanderesse peut faire valoir une demande fondée sur la négligence ou sur la nuisance, sans identifier les préposés de la Couronne responsables ou présumés responsables, est toujours en litige. La défenderesse affirme aussi qu’aucune atteinte, en droit, n’a été portée à des droits de riverains. Elle soutient que des événements susceptibles de se produire à l’avenir ne peuvent fonder aucune cause d’action. J’exposerai maintenant plus en détail le contexte de l’ensemble du litige, dont les origines remontent à 1899.

LE CONTEXTE

[5]        Entre 1899 et 1909, le gouvernement fédéral a édicté diverses lois portant affectation de crédits aux fins d’un ouvrage public érigé aux rapides St. Andrews, sur la rivière Rouge. Entre 1903 et 1910, le gouvernement fédéral a construit un barrage à St. Andrews afin de rendre les rapides St. Andrews navigables en haussant le niveau de l’eau sur une base saisonnière et en installant un réseau d’écluses.

[6]        L’exploitation du barrage, que la demanderesse prétend incorrecte, a pour effet de maintenir l’eau à un niveau artificiellement élevé en amont du barrage pendant les mois de juillet à octobre, après quoi de l’eau est évacuée au début du mois de novembre afin d’abaisser l’eau à un niveau plus naturel, ce qui protège le barrage et le réseau d’écluses des dommages causés par la glace en hiver.

[7]        À toutes les époques pertinentes, la demanderesse, maintenant représentée par l’exécuteur de sa succession, était propriétaire et occupante d’un bien-fonds situé à Winnipeg, sur le bord de la rivière Rouge. En raison de la prétendue érosion anormale de la berge, la demanderesse a dû abandonner sa maison et en construire une nouvelle plus éloignée de la rivière, vers 1986. La demanderesse impute cette érosion à l’élévation artificielle du niveau de l’eau pendant l’été et l’automne, qui aurait causé l’érosion et le sapement ainsi que l’effondrement accéléré de la berge sapée et saturée lorsque l’eau est abaissée à son niveau naturel avant la formation des glaces sur la rivière.

[8]        L’action de la demanderesse a d’abord été introduite sous la forme d’un recours collectif, la demanderesse agissant en son propre nom et [traduction] « au nom de tous les autres propriétaires et occupants de biens-fonds situés sur les berges des rivières Rouge et Assiniboine […] touchés par la construction et l’exploitation du barrage St. Andrews ». Comme je l’ai déjà mentionné, la déclaration modifiée de 1999 a changé la forme de la procédure, qui ne constitue désormais plus un recours collectif.

[9]        La défenderesse a obtenu certaines précisions et a accepté la preuve de bene esse sur bande vidéo. La défenderesse a déposé deux requêtes en janvier 1995. La première visait la radiation de la déclaration en vertu de l’alinéa 419(1)a) des règles [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663] alors en vigueur, au motif que les demandeurs représentés n’avaient pas de cause d’action valable fondée sur la nuisance ou justifiant des dommages-intérêts prospectifs ni, en fait, aucune cause d’action donnant ouverture à un recours collectif. L’alinéa 419(1)a) a été remplacé par l’alinéa 221(1)a) [des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106], dont le libellé est identique. La deuxième requête sollicitait aussi une ordonnance enjoignant à la demanderesse de cesser de représenter les autres personnes décrites dans la déclaration; radiant l’action en vertu des alinéas 419(1)d) ou f) des règles alors en vigueur parce qu’elle risquait de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder ou parce qu’elle constituait autrement un abus de procédure; enjoignant à la demanderesse de fournir des précisions si l’action n’était pas radiée; et prorogeant le délai de dépôt de la défense. Ces deux requêtes ont été ajournées à une date indéterminée, mais elles ont été déposées à nouveau sous la forme du présent dossier de requête le 2 décembre 1998.

L’ANALYSE

Requête en ajournement présentée par les demandeurs

[10]      Au début des deux jours d’audition de la requête, à une date que le juge en chef adjoint avait fixée cinq mois auparavant dans une directive, les demandeurs ont cherché à obtenir un ajournement, soit à une date indéterminée, soit pour une période de 90 jours. Les demandeurs alors en cause souhaitaient obtenir cet ajournement pour examiner les requêtes de la défenderesse, étudier la jurisprudence, et avoir le temps d’aviser un nouveau groupe d’éventuels demandeurs composé des propriétaires de lots dans le cimetière Elmwood, dont un bord est grugé par la rivière Rouge, et de recevoir les instructions de ce nouveau groupe. J’ai autorisé les demandeurs à déposer un affidavit à l’appui de leur demande d’ajournement : cet affidavit ne vaut qu’à cette fin. J’ai accordé peu de poids à certains éléments contenus dans cet affidavit. Les avocats de la défenderesse n’ont pas contesté la requête en ajournement, mais je l’ai néanmoins rejetée.

[11]      Les requêtes de la défenderesse, vieilles d’environ quatre ans et entendues après un préavis de cinq mois, n’ont pris personne au dépourvu. Une volumineuse jurisprudence est invoquée à l’appui des requêtes, mais cette jurisprudence et l’argumentation écrite sont en grande partie celles auxquelles on pouvait s’attendre. Les quelques décisions judiciaires moins connues qui sont invoquées ne soulèvent pas de question inédite.

[12]      Un ajournement qui ne cause aucun préjudice à l’une ou l’autre partie est souvent approprié. Il ne fait aucun doute que les tribunaux ont été constitués pour servir les parties au litige. Toutefois, il faut aussi prendre en compte le coût qu’un ajournement entraîne pour les contribuables. De plus, dans une instance qui dure depuis dix ans, il faut un jour mettre un terme à l’ajout de nouveaux demandeurs. Ce sont des facteurs dont j’ai tenu compte pour refuser l’ajournement. Conscient de la gravité d’une demande de radiation qui risque de priver les parties de leur droit d’être entendues, j’ai autorisé les avocats des demandeurs à déposer des observations écrites après l’audition, et les avocats de la défenderesse, à y répondre par écrit. Finalement, les avocats de la défenderesse ont terminé leur plaidoirie et les avocats des demandeurs ont entamé la leur, mais n’ont pas été en mesure de la terminer à ce moment-là, d’où l’ajournement que j’ai accordé avant la fin de l’audition de la requête.

[13]      Dans l’intervalle, avant la reprise de l’audition, les demandeurs ont décidé que la succession Markesteyn poursuivrait l’instance en qualité d’unique demanderesse. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments de la défenderesse fondés sur le caractère collectif de la procédure. J’étudierai maintenant la question des dommages-intérêts pour préjudice à venir.

Les dommages-intérêts pour préjudice à venir

[14]      La déclaration modifiée de 1999 comporte, à l’alinéa 15f), une demande de réparation sous forme de dommages-intérêts pour préjudice à venir :

[traduction] Des dommages-intérêts pour préjudice à venir causé au bien-fonds de la succession de Valerie Joan Markesteyn;

La défenderesse fait valoir que les dommages ne peuvent donner lieu à réparation tels qu’ils sont plaidés, ni autrement, premièrement, d’abord parce qu’ils constituent une cause d’action continue et, deuxièmement, parce que la demanderesse n’allègue pas que la conduite délictuelle est permanente et ne peut être interrompue. La défenderesse procède par analogie, comparant ce qui s’est produit en l’espèce aux affaires mettant en cause l’affaissement du sol causé par l’excavation d’un bien-fonds contigu.

[15]      Un examen plus détaillé révèle que la demanderesse soutient, au paragraphe 12, que le barrage a constitué une nuisance par le passé et qu’il continue d’entraver déraisonnablement l’usage et la jouissance de son bien-fonds. Cela ressort aussi du paragraphe 13 dans lequel la demanderesse affirme que le barrage a été exploité de façon négligente par le passé et qu’il continue d’être exploité de la même manière négligente. Je tiens à préciser ici que l’alinéa 15a) sollicite le prononcé d’un jugement déclaratoire portant que la défenderesse a créé une nuisance continue et que l’alinéa 15c) sollicite un jugement déclaratoire portant que non seulement la défenderesse a porté atteinte aux droits de riverain de la demanderesse, mais qu’elle continue de leur porter atteinte.

[16]      Les avocats de la défenderesse mentionnent aussi que les paragraphes 5 et 8 de la déclaration comportent un aspect futur ou continu; je ne les interprète toutefois pas comme des allégations de préjudice continu, mais plutôt comme une explication du mécanisme et des effets de la négligence et de la nuisance passées.

[17]      Selon la façon traditionnelle d’aborder la question des dommages-intérêts, si la Cour accorde des dommages-intérêts résultant d’une seule cause d’action, le montant des dommages-intérêts inclut non seulement un montant en compensation du préjudice subi entre le moment où la cause d’action a pris naissance et l’introduction de l’action, mais aussi un montant au titre du préjudice futur ou à venir. On trouve un exemple de ce principe dans McGregor on Damages, 16e éd., 1997, Sweet & Maxwell, Londres, à la page 272 :

[traduction] L’exemple peut-être le plus commun de cette règle est une action pour lésions corporelles dans laquelle sont accordés quotidiennement des dommages-intérêts qui tiennent compte de la douleur et des souffrances à venir, de la perte de jouissance de la vie à venir, des frais médicaux à venir et des gains à venir.

Si l’on replace ce concept dans le présent contexte et si l’on présume que la succession Markesteyn a gain de cause, un juge de première instance pourrait très bien accorder des dommages-intérêts qui tiennent compte de la perte à venir de gains tirés du bien en raison de la perte actuelle du bien-fonds causée par l’érosion.

[18]      McGregor étudie ensuite le cas d’un acte fautif continu à venir, à la page 273 :

[traduction] Toutefois, dans le cas d’un acte fautif continu et, dans une moindre mesure, d’un acte unique causant un préjudice distinct à deux occasions différentes, les nouvelles causes d’actions demeurent futures; il est donc impossible d’intenter une action pour obtenir compensation d’une perte à venir, même si elle est prévisible. La règle alors applicable est la suivante : lorsqu’un acte unique constitue un acte fautif continu, la common law ne permet l’octroi de dommages-intérêts que pour le préjudice survenu avant l’introduction de l’action par la délivrance du bref.

McGregor appuie son hypothèse sur l’arrêt Battishill v. Reed (1856), 18 C.B. 696; 139 E.R. 1544, une affaire dans laquelle l’avant-toit et la gouttière de l’édifice du défendeur surplombaient le bien-fonds du demandeur. La Cour d’appel a alors effectivement statué que le demandeur ne pouvait obtenir réparation que pour la perte subie jusqu’à l’introduction de l’action, et non pour la perte future qui surviendrait si le défendeur continuait à déverser de l’eau sur le bien-fonds du demandeur.

[19]      En l’espèce, la Cour n’est pas saisie d’un incident unique causant un préjudice présent et futur, comme dans le cas des lésions corporelles citées en exemple par McGregor, mais plutôt d’un acte fautif continu, c’est-à-dire de la possibilité que le bien-fonds attenant à la rivière dont la demanderesse est propriétaire s’érode continuellement, année après année. Dans ce cas, les nouvelles causes d’actions fondées sur les dommages dus à l’érosion demeurent futures. La règle selon laquelle, dans le cas d’un acte fautif continu, seuls les dommages subis avant l’introduction de l’action peuvent donner lieu à réparation tient non pas à la question de savoir si le demandeur peut engager une poursuite maintenant relativement à un préjudice à venir, mais à celle de savoir s’il pourrait intenter une deuxième action relativement à un préjudice postérieur à la première action :

[traduction] Ainsi, premièrement, dans le cas d’un acte fautif continu, le corollaire de la proposition selon laquelle l’octroi de dommages-intérêts pour un préjudice à venir n’est pas possible veut qu’une nouvelle cause d’action prenne naissance chaque minute et que le préjudice futur puisse donner lieu à une poursuite aussi souvent qu’il survient. En effet, pratiquement toutes les décisions portant sur l’existence ou l’inexistence d’un acte fautif continu mettent en jeu cette dernière proposition; en d’autres termes, la question à trancher n’est pas celle de savoir si le demandeur peut engager maintenant une poursuite fondée sur un préjudice à venir, mais celle de savoir s’il pourrait intenter une deuxième action pour obtenir réparation d’un préjudice postérieur à la première action. [McGregor on Damages, précité, à la page 277.]

À titre d’exemple, McGregor mentionne l’arrêt Holmes v. Wilson (1839), 10 Ad. & E. 503; 113 E.R. 190 (en appel du Banc de la Reine) portant sur un acte fautif continu, c’est-à-dire l’empiétement continu de parties d’un édifice sur la limite d’un bien-fonds. McGregor met cette situation en contraste avec celle en cause dans Clegg v. Dearden (1848), 12 Q.B. 576, où l’atteinte consistait en l’ouverture d’une brèche dans une mine, par laquelle l’eau s’écoulait et continuait de s’écouler. Toutefois, dans ce cas, le tribunal a décidé que, l’ouverture de la brèche ne constituant pas en soi une atteinte continue, la réparation accordée dans une première action fondée sur l’ouverture de la brèche faisait obstacle à toute demande de réparation pour un préjudice ultérieur dû au fait que la brèche demeurait ouverte et que l’eau continuait de couler. Voici la distinction qu’il faut faire : dans Holmes, l’édifice aurait pu être démoli ou modifié plus tard, de sorte que l’atteinte aurait pris fin, alors que dans la deuxième affaire, le préjudice avait été causé une fois pour toutes et l’indemnisation accordée une fois pour toutes. En l’espèce, il existe on ne sait combien de facteurs en raison desquels la destruction de la grève de la demanderesse pourrait être interrompue n’importe quand à l’avenir; la cause d’action se perpétue donc, d’année en année.

[20]      La Cour d’appel de l’Ontario a fait ce type de distinction et a, de fait, appliqué de nombreuses décisions, dont Holmes v. Wilson, dans l’arrêt Toronto General Trusts Corp. v. Roman, [1963] 1 O.R. 312, qui portait sur la détention illégale de valeurs mobilières. Dans cette affaire, la Cour a essentiellement refusé d’accorder des dommages-intérêts en fonction du montant que pourrait atteindre la valeur d’une action et a plutôt tenu compte de la valeur la plus élevée atteinte au début de la procédure.

[21]      L’arrêt Montreal Street Ry. Co. v. Boudreau (1905), 36 R.C.S. 329, est aussi pertinent. Dans cette affaire, la Cour, à la majorité, a cité la jurisprudence anglaise type du 19e siècle et statué qu’on ne pouvait présumer des dommages futurs à partir de la manière dont de la machinerie lourde avait été installée dans une centrale de tramway électrique, car la nuisance pouvait être éliminée à tout moment si des améliorations étaient apportées au système ou, en fait, si les actes de négligence dont la demanderesse se plaignait, cessaient. Par conséquent, il n’était pas possible d’accorder des dommages-intérêts sous forme de somme globale pour le passé, le présent et le futur, même si cette solution pouvait logiquement éviter des instances successives, car l’action, fondée sur la responsabilité délictuelle et la négligence, visait une série d’actes fautifs auxquels le défendeur pouvait mettre fin en interrompant ou en modifiant ses activités (voir les pages 342 et 345).

[22]      Les avocats de la défenderesse invoquent, à l’appui de ce même argument, différentes causes anciennes qui ont mené à un jugement assez récent de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba : cette analyse mérite d’être mentionnée.

[23]      Les avocats mentionnent l’une des affaires les plus anciennes portant sur un cas d’affaissement, Lamb v. Walker (1878), 3 Q.B. 389 (C.A.), dans laquelle la mine de charbon du défendeur et des travaux d’excavation ont amputé le terrain du demandeur de son soutien latéral, ce qui a causé son affaissement. Le juge de première instance a ordonné la tenue d’un renvoi pour l’évaluation des dommages, y compris les dommages futurs. La Cour d’appel a confirmé cette décision; le juge en chef Cockburn, dissident, a souligné, aux pages 399 et 400, qu’il ne pouvait être d’accord pour dire qu’il convenait d’accorder réparation pour des dommages futurs qui ne surviendraient peut-être jamais. Dans l’arrêt Darley Main Colliery Company v. Mitchell (1886), 11 A.C. 127, la Chambre des lords a écarté l’arrêt Lamb, à la majorité, en exprimant explicitement sa préférence pour l’opinion dissidente du juge en chef Cockburn. La question en litige dans l’affaire Darley Main Colliery était celle de savoir si un délai de prescription de six ans pouvait être opposé à une action dirigée contre les locataires d’une mine de charbon inexploitée : la Chambre des lords a statué, à la majorité, que la cause d’action fondée sur l’affaissement n’avait pas pris naissance avant que l’affaissement ne se produise réellement et que le demandeur pouvait donc poursuivre son action, même s’il s’était écoulé plus de six ans depuis que la mine de charbon avait été exploitée pour la dernière fois.

[24]      La cause suivante de cette jurisprudence émane aussi de la Chambre des lords. Dans l’arrêt West Leigh Colliery Company v. Tunnicliffe & Hampson, Ld., [1908] A.C. 27, le lord Ashbourne a refusé, à la page 32, d’accorder réparation pour un préjudice à venir, en soulignant qu’un propriétaire pouvait intenter une nouvelle action pour le préjudice imputable à tout nouvel affaissement du sol. Lord Atkinson, qui était du même avis, a précisé qu’il n’était peut-être pas possible d’accorder des dommages-intérêts pour la dépréciation imputable à l’affaissement futur, car c’était l’affaissement et non l’enlèvement du soutien qui donnait naissance au droit d’action (à la page 33) :

[traduction] À mon avis, accorder des dommages-intérêts pour la diminution de la valeur marchande imputable à la crainte d’un préjudice futur causé par l’affaissement revient à accorder des dommages-intérêts pour un acte fautif qui n’a jamais été commis, car c’est le préjudice causé par l’affaissement et non l’enlèvement des minéraux qui donne naissance à la cause d’action.

Cette jurisprudence est sévère, car l’analyse effectuée par le lord Atkinson écarterait l’octroi de dommages-intérêts pour une diminution réelle de la valeur marchande due à la crainte d’un préjudice futur. Toutefois, il est aussi bien établi en droit que le détenteur futur d’un bien-fonds peut engager une poursuite pour chaque affaissement, à condition qu’il soit dû à l’enlèvement antérieur d’un soutien par une autre personne.

[25]      La décision Bjarnarson (H.R.) v. Manitoba (1990), 68 Man. R. (2d) 161, de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, est utile pour mettre à jour ce courant jurisprudentiel. Elle portait sur une inondation et la diminution de valeur d’un bien-fonds due à la crainte d’une inondation future. La Cour a mentionné pratiquement toutes les décisions anglaises types en matière de dommages à venir, dont les décisions Lamb v. Walker, Darley Main Colliery et West Leigh Colliery, ainsi que des décisions canadiennes plus récentes qui reflètent l’état actuel du droit au Canada, selon lequel il n’est pas possible de demander réparation pour la diminution de la valeur d’un terrain résultant de la crainte d’une inondation future : voir à la page 166.

[26]      En l’espèce, le préjudice futur ne peut donner lieu à réparation en prévision de ce qui pourrait ou ne pourrait pas se produire à la suite de négligence dans l’exploitation du barrage pour contrôler le niveau de l’eau d’année en année devant le bien-fonds de la demanderesse. Le droit est tellement bien établi à cet égard que l’action de la demanderesse, sur ce point, est futile : c’est un aspect sur lequel il est évident que la demanderesse ne peut avoir gain de cause.

La cause d’action fondée sur la négligence

[27]      La défenderesse fait valoir ensuite que, dans la mesure où la demande de la demanderesse est fondée sur la négligence, son acte de procédure est incorrect et doit être radié. La déclaration modifiée décrit le contexte en détail et soutient que la défenderesse a fait preuve de négligence et de nuisance, avant d’alléguer une atteinte au droit de riverain à la jouissance de la rivière Rouge à l’état naturel, sans préjudice au bien-fonds causé par une entrave à l’écoulement naturel de la rivière.

[28]      Le paragraphe 13 expose le moyen fondé sur la négligence :

[traduction] La défenderesse a l’obligation envers la demanderesse d’exploiter le barrage ou de veiller à ce qu’il soit exploité avec prudence, alors que le barrage a été et continue d’être exploité de la façon négligente décrite plus haut, ce qui a causé un préjudice au bien-fonds de la demanderesse.

Lorsque la requête a été plaidée, la mention initiale de la construction du barrage au paragraphe 13 est devenue litigieuse. La demanderesse avait l’intention de rayer ce concept de la déclaration modifiée. J’ai donc ordonné que les mots [traduction] « construit et » soient radiés.

[29]      L’élément pertinent pour ce qui est de la négligence est ce en quoi consiste le manquement à une obligation ou la nature de ce manquement, car la défenderesse estime ne pas être en mesure de déterminer, à partir de la déclaration, si la conduite reprochée découle d’une décision de politique ou de la mise en œuvre opérationnelle de cette politique. Le principe fondamental sur lequel repose cette distinction est énoncé dans l’arrêt Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, aux pages 1239 à 1241, et veut que les décisions de politique gouvernementale soient à l’abri d’un recours en responsabilité délictuelle, mais que la mise en œuvre de ces décisions, si elle est entachée de négligence, puisse donner lieu à un recours en matière délictuelle contre le gouvernement :

Cette présence gouvernementale accrue a donné naissance à des incidents qui auraient entraîné une responsabilité civile délictuelle s’ils étaient survenus entre particuliers. L’immunité gouvernementale initiale en matière de responsabilité délictuelle était devenue intolérable. C’est pourquoi des lois ont été adoptées pour imposer de façon générale à la Couronne la responsabilité de ses actes comme si elle était une personne. Cependant, la Couronne n’est pas une personne et elle doit pouvoir être libre de gouverner et de prendre de véritables décisions de politique sans encourir pour autant une responsabilité civile délictuelle. On ne saurait, par contre, restaurer l’immunité complète de la Couronne en qualifiant de « politique » chacune de ses décisions. D’où le dilemme qui a donné lieu à l’incessante bataille judiciaire autour de la différence entre « décision de politique » et « décision opérationnelle » […]

Il est difficile d’établir la ligne de démarcation entre le « politique » et l’« opérationnel », mais il est essentiel de le faire […]

[…]

La nécessité d’établir une distinction entre une décision de politique gouvernementale et sa mise en œuvre opérationnelle est donc évidente. Les véritables décisions de politique devraient être à l’abri de poursuites en responsabilité délictuelle, de sorte que les gouvernements soient libres de prendre leurs décisions en fonction de facteurs sociaux, politiques ou économiques. Cependant l’application de ces décisions peut fort bien engager la responsabilité.

L’argument de la défenderesse à cet égard porte que la déclaration modifiée ne précise pas avec exactitude quelle action ou omission constitue un manquement à l’obligation que la demanderesse allègue. Pour cette raison, la défenderesse se dit incapable de déterminer si la conduite reprochée découle d’une décision de politique pure, à l’égard de laquelle la responsabilité de la Couronne ne peut être retenue, ou d’un problème opérationnel dans la mise en œuvre de la politique, qui peut engager sa responsabilité. Il ressort du paragraphe 13, lu isolément, qu’il s’agit d’un argument défendable. Il faut toutefois lire l’acte de procédure comme un tout, ce qui inclut le contexte quant au sapement de la berge et à l’évacuation de l’eau en amont du barrage en prévision de l’hiver, éléments qui auraient causé la perte de soutien et, partant, l’effondrement et l’érosion accrue de la berge. La question de savoir s’il faut attribuer ces effets à une politique de la Couronne quant à la manière dont elle gère le niveau de l’eau, ou encore à une négligence opérationnelle qui peut être corrigée, pose un dilemme. Bien que la Cour puisse aussi être appelée à faire la différence entre la politique et la mise en œuvre, cela ne constitue pas un motif qui justifierait la radiation de cette disposition de la déclaration modifiée, selon les normes d’application de la règle 221. Tout compte fait, la défenderesse possède suffisamment d’information pour répondre à la déclaration. Si, à l’issue de la plaidoirie écrite et de toute enquête préalable, la défenderesse pouvait encore démontrer qu’elle n’est pas suffisamment au courant des faits, il se pourrait qu’une demande de précisions en vue de l’instruction soit justifiée. Toutefois, pour l’instant, la défenderesse possède suffisamment d’information pour pouvoir rédiger une défense et il se pourrait, en fait, que la défenderesse possède davantage d’information que la demanderesse en ce qui a trait à la politique de gestion du niveau de l’eau et à l’exploitation du barrage. J’examinerai maintenant la prétention de la défenderesse qu’il lui est difficile de répondre au moyen fondé sur la nuisance.

La cause d’action fondée sur la nuisance

[30]      La nuisance est peut-être un concept ambigu, car il a parfois renvoyé à la conduite d’une partie, à la conséquence de cette conduite, ou à la conséquence de cette conduite pouvant donner lieu à une poursuite judiciaire : voir, par exemple, le jugement du juge en chef Erle, joint à l’arrêt Brand v. Hammersmith and City Railway Company (1867) L.R. 2 Q.B. 223, à la page 247. L’ouvrage du juge Linden, intitulé La responsabilité civile délictuelle, 1988, les Éditions Yvon Blais, clarifie le droit moderne sur la question en précisant que c’est le préjudice subi qui est interdit, et non la conduite (à la page 601) :

La nuisance est un champ de responsabilité. Il s’agit d’un type de préjudice subi plutôt que d’un genre de conduite interdite. En général, une nuisance est un trouble déraisonnable de l’utilisation et de la jouissance d’un bien-fonds par son occupant ou de la jouissance d’un droit que le public a d’utiliser et de bénéficier de droits de passage. Dans la plupart des cas, il importe peu que le trouble soit la conséquence d’une conduite intentionnelle, d’une négligence ou d’un comportement innocent : il suffit que le préjudice puisse appartenir à la catégorie des nuisances.

Le juge Linden souligne que le concept sous-jacent veut que l’on soit tenu d’utiliser son bien-fonds de façon à ne pas causer de préjudice à son voisin. L’allégation modifiée de nuisance formulée par la demanderesse dans sa déclaration tient compte de ce concept :

[traduction] 12. Le barrage constitue une nuisance qui a causé et continue de causer un trouble déraisonnable de l’utilisation et de la jouissance du bien-fonds de la demanderesse.

[…]

15. La demanderesse sollicite en conséquence :

a)   un jugement déclaratoire portant que la défenderesse a, par son exploitation du barrage, créé une nuisance continue qui cause un préjudice à la demanderesse.

Selon la défenderesse, le moyen fondé sur la nuisance, telle qu’il est plaidé, pose problème à deux égards. La défenderesse affirme premièrement que la nuisance n’engage la responsabilité que lorsqu’il peut être démontré qu’un préposé de la Couronne, bien identifié, a créé la nuisance et, deuxièmement, que la responsabilité de la Couronne ne peut de toute façon être retenue relativement à une nuisance, par application de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. Pour décider s’il y a lieu de radier cette allégation, je n’accorde aucun poids à l’argument portant qu’en l’absence d’avis dans les sept jours qui ont suivi le fait générateur du litige, la demanderesse n’a pas donné l’avis prévu par l’article 12 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 23] de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, argument auquel je reviendrai brièvement en temps opportun.

[31]      Le concept voulant que la responsabilité de la Couronne ne puisse être retenue que si un préposé précis de la Couronne est identifié s’appliquait effectivement à une certaine époque. Toutefois, la Cour suprême du Canada l’a écarté dans l’arrêt Queen, The v. Levy Brothers Company Limited and the Western Assurance Company, [1961] R.C.S. 189. Le juge Ritchie, s’exprimant au nom de la Cour, a reconnu qu’un ou plusieurs fonctionnaires avaient volé un colis postal contenant des diamants et l’avaient détourné. En conséquence, la Couronne a été tenue responsable du fait d’autrui pour le délit commis par un préposé de la Couronne dont l’identité n’était pas connue. Par conséquent, bien que l’identification de l’auteur précis du délit rende le bien-fondé d’une action plus difficile à établir, cela n’est plus essentiel : voir Hogg : Liability of the Crown, 2e éd., 1989, Carswell, à la page 88. Une autre décision est également pertinente quant à l’absence d’obligation d’identifier un fonctionnaire ou préposé de la Couronne précis, coupable de négligence, pour avoir gain de cause dans une action dirigée contre la Couronne : Duncan, Alastair R.C. et al. v. The Queen, [1966] R.C.É. 1080, à la page 1107, une décision du juge Jackett qui a été suivie dans Connery et ux. v. Government of Manitoba, [1971] 4 W.W.R. 156 (C.A. Man.).

[32]      La deuxième objection, quant à la possibilité même que la Couronne puisse être tenue responsable d’une nuisance, est un peu plus complexe, mais elle peut être tranchée de façon très catégorique. L’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, précitée, dispose :

3. En matière de responsabilité civile délictuelle, l’État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour :

a) les délits civils commis par ses préposés;

b) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.

La défenderesse fait valoir à cet égard que l’obligation visée à l’alinéa 3b) ne renvoie pas à une obligation quelconque qui incomberait à la Couronne envers l’occupant d’un bien-fonds voisin en vertu du droit régissant les nuisances, mais plutôt à une obligation qui incombe aux personnes qui ont la garde d’un bien-fonds, dans une situation qui engage la responsabilité de l’occupant, envers les personnes qui y accèdent. L’avocat se reporte à la décision Schenck et al. v. The Queen in right of Ontario (1982), 40 O.R. (2d) 410 (H.C.) [ci-après Schenck (no 2)] et avance que le juge devait décider, dans cette affaire, si une disposition de The Proceedings Against the Crown Act, R.S.O. 1970, ch. 365, semblable à l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif fédérale, pouvait englober la responsabilité fondée sur la nuisance. Or, la question que devait trancher le juge Robins dans Schenck (no 2) était celle de savoir si la Couronne pouvait invoquer un délai de prescription de six mois ou de six ans. Toutefois, en l’espèce, la Couronne cite un extrait de la décision Schenck (no 2) dans lequel le juge exprime des doutes quant à savoir si la demande fondée sur la nuisance est visée par l’alinéa 5(1)c) de The Proceedings Against the Crown Act de l’Ontario, qui visait un manquement à un devoir découlant de la propriété, de l’occupation, de la possession ou de la garde d’un bien, et souligne qu’un manquement à un devoir n’est pas essentiel pour établir la cause d’action plaidée dans cette cause. Voici cet extrait, à la page 414 :

[traduction] Je devrais peut-être ajouter que je ne suis pas d’accord avec l’avocat de la Couronne pour dire que l’on peut considérer que la demande des demandeurs fondée sur la nuisance est autorisée par l’alinéa 5(1)c) relativement à un manquement à un devoir découlant de la propriété ou de l’occupation d’un bien. Un manquement à un devoir n’est pas essentiel pour établir la cause d’action que les demandeurs font valoir en l’espèce et dont j’ai tenté de décrire la nature dans mes motifs. Il semblerait que l’alinéa 5(1)c) était destiné, à l’instar de la disposition semblable de la Crown Proceedings Act, 1947 (R.-U.), ch. 44, en Angleterre, à s’appliquer aux causes qu’on peut généralement décrire comme des causes fondées sur la responsabilité de l’occupant et non aux causes semblables à la présente affaire, dans lesquelles une activité exercée par le propriétaire ou l’occupant d’un bien-fonds cause un préjudice au bien-fonds voisin.

Certes, on peut contester cet extrait comme source à l’appui de la théorie qu’une nuisance ne saurait engager la responsabilité sur le fondement qu’il s’agit d’une remarque gratuite ou incidente, mais, ce qui m’empêche réellement de retenir cette théorie, c’est que, dans la décision Schenck et al. v. The Queen in right of Ontario (1981), 34 O.R. (2d) 595 (H.C.) [ci-après Schenck (no 1)], le juge Robins de la Haute Cour de l’Ontario a effectivement tenu la Couronne responsable d’une nuisance en se reportant notamment à l’article 5 de The Proceedings Against the Crown Act de l’Ontario, quoique ce soit apparemment, selon moi, en vertu de sa disposition qui touche les délits.

[33]      L’avocat de la Couronne poursuit en soulignant que la décision Schenck (no 2) a été confirmée en appel et qu’une demande de pourvoi subséquente à la Cour suprême du Canada a été rejetée, dans Schenck c. Ontario (Ministre des Transports et des Communications); Rokeby c. Ontario, [1987] 2 R.C.S. 289. Cette argumentation ne tient pas compte du fait que la demande de pourvoi à la Cour suprême du Canada visait à la fois la décision Schenck (no 1) et la décision Schenck (no 2), et que, par conséquent, la Cour a confirmé à la fois la conclusion relative à la nuisance et celle relative à l’absence d’un délai favorable, tirées contre la Couronne. En effet, la Cour suprême du Canada a reconnu que la Couronne du chef de l’Ontario pouvait être tenue responsable d’une nuisance en vertu de The Proceedings Against the Crown Act de l’Ontario. J’ajouterais une remarque : le juge Robins affirme, dans Schenck (no 2), qu’un manquement à un devoir n’est pas essentiel pour établir une cause d’action comme celle que M. Schenck a fait valoir avec succès au sujet d’un trouble de l’utilisation et de la jouissance d’un verger, causé par l’utilisation de sel par la Couronne sur une autoroute voisine.

[34]      Le juge Walsh a traité longuement, dans l’affaire Mart Steel Corporation c. La Reine, [1974] 1 C.F. 45 (1re inst.), du concept de nuisance comme source de responsabilité de la Couronne; il a adopté une démarche savante et approfondie en débutant par le droit régissant les nuisances énoncé dans Case of the Thorns (1466), Y.B. 6 Ed. IV, 7a. pl. 18. Il a conclu en examinant l’argument de la défenderesse selon lequel la Couronne ne peut être tenue responsable en vertu de l’alinéa 3(1)b) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne [S.R.C. 1970, ch. C-38] parce qu’elle n’avait, envers les tiers, aucune obligation liée à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde d’un élévateur à grain à Montréal, dont la poussière avait causé des dommages à de l’acier entreposé à proximité. Voici comment, le juge Walsh a répondu à cet argument (à la page 68) :

Je ne pense pas que la jurisprudence en matière de nuisance corrobore ce moyen de défense. Si un particulier construit un bâtiment sur sa propriété, dans ce cas des élévateurs à grain et des galeries, et y exerce des activités licites, il a une obligation envers les occupants de la propriété voisine : la façon dont il utilise sa propriété ne doit pas leur causer de dommage.

Le juge Walsh a ensuite rejeté sans ménagement le même type d’argument fondé sur l’absence d’avis que celui invoqué par la Couronne en l’espèce et dont je n’ai pas tenu compte.

[35]      En résumé, l’argument invoqué par la défenderesse pour faire radier la moyen fondé sur la nuisance, qu’elle qualifie de futile, est peut-être un argument que l’avocat de la défenderesse pourrait abandonner, réflexion faite, parce qu’il risque de le mettre dans l’embarras.

[36]      En ce qui concerne la demanderesse, le bien-fondé de l’argument fondé sur la nuisance peut être difficile à établir, car les cas de nuisance impliquent toujours un élément de réciprocité, toute activité humaine causant, dans une certaine mesure, des désagréments à autrui. Ainsi, le fait que quelqu’un ait subi des inconvénients ou des ennuis, voire un certain préjudice, ne crée pas nécessairement une cause d’action valable. La responsabilité fondée sur la nuisance est plutôt limitée aux situations dans lesquelles le préjudice subi est plus important qu’il ne devrait l’être dans les circonstances, car n’oublions pas que chacun doit composer avec certains ennuis et désagréments pour vivre en société. Cela dit, même si leur bien-fondé peut être difficile à établir, les prétentions de la demanderesse fondées sur la nuisance ne sont pas futiles.

La cause d’action fondée sur les droits de riverain

[37]      La demanderesse invoque ses droits de riverain dans les termes suivants :

[traduction] 14. La demanderesse a, en sa qualité de riveraine, le droit à la jouissance de la rivière Rouge à l’état naturel, et la défenderesse a porté atteinte à ce droit en entravant l’écoulement de la rivière, ce qui a causé un préjudice au bien-fonds de la demanderesse.

15. La demanderesse sollicite en conséquence :

[…]

c)   un jugement déclaratoire portant que la défenderesse a porté atteinte et continue de porter atteinte aux droits de riverain de la demanderesse;

[38]      La défenderesse invoque l’ouvrage intitulé Water Law in Canada : The Atlantic Provinces, publié par Information Canada en 1973 et corédigé par Gerard La Forest (devenu par la suite juge à la Cour suprême du Canada) et d’autres auteurs. Le juge La Forest traite des droits de riverain dans le chapitre 9, aux pages 200 et suivantes. Un droit de riverain inclut des droits relatifs à l’écoulement de l’eau, sous réserveet la défenderesse insiste sur ce pointdes droits des autres propriétaires riverains d’utiliser l’eau et des droits de navigation publics [à la page 206] :

[traduction] Un propriétaire riverain jouit de certains droits relatifs à la façon dont l’eau s’écoule jusqu’à son bien-fonds et à partir de celui-ci. Il a premièrement le droit à ce que l’eau coule jusqu’à son bien-fonds, selon son cours habituel, sans diminution importante de sa quantité et de sa qualité, sous réserve des droits des autres propriétaires riverains d’utiliser l’eau et des droits publics de navigation et de flottaison. Il s’agit d’un droit naturel rattaché au bien-fonds et qui en est inséparable; il ne s’agit pas d’une servitude et ce droit ne peut être séparé définitivement de l’héritage. L’un des meilleurs énoncés de l’état actuel du droit concernant les droits d’un propriétaire riverain à la façon dont l’eau s’écoule jusqu’à son bien-fonds appartient au lord MacNaghten, dans l’arrêt John Young & Co. v. Bankier Distillery Co., [1983] A.C. 691, à la page 698. Voici ce qu’il dit :

Un propriétaire riverain a droit à ce que l’eau d’un cours d’eau sur lequel se situe son bien-fonds s’écoule comme à l’habitude jusqu’à son bien-fonds sous réserve de l’utilisation ordinaire de l’eau qui coule par les propriétaires de biens-fonds situés en amont du sien et de toute autre utilisation raisonnable dans les circonstances. Chaque propriétaire riverain a donc droit à l’écoulement naturel de son cours d’eau, sans modification importante de sa nature ou de sa qualité.

Un propriétaire riverain a aussi droit à ce que l’eau s’écoule à partir de son bien-fonds sans obstruction. De plus, les propriétaires de biens-fonds qui ne sont pas riverains sont aussi protégés contre toute utilisation de l’eau susceptible de causer un préjudice à leur vie ou à leur bien-fonds imputable notamment à une inondation.

[39]      Le juge La Forest enchaîne en mentionnant les droits d’un propriétaire riverain à la façon dont l’eau s’écoule à partir de son bien-fonds. Le juge La Forest se reporte à cet égard, notamment, à l’arrêt Montreal Light, Heat & Power Co. v. Attorney-General of Quebec (1909), 41 R.C.S. 116, une affaire classique dans laquelle la manipulation du niveau de l’eau, par l’ouverture d’un orifice de trop-plein à un barrage, en aval, avait causé à un pont, en amont, des dommages donnant ouverture à une action. En l’espèce, il semble pour l’instant que le moyen fondé sur l’atteinte au droit de riverain à la jouissance de la rivière à l’état naturel soit convenable. Toutefois, la défenderesse soutient que la demanderesse n’a pas démontré quel préposé de la Couronne a entravé l’écoulement de la rivière Rouge et porté atteinte, de ce fait, à un droit de riverain. Bien que l’arrêt Levy Brothers, précité, porte sur la perte et le détournement d’un colis postal, je ne vois pas pourquoi le principe selon lequel il n’est pas nécessaire d’identifier le préposé de la Couronne pour que celle-ci soit tenue responsable du fait d’autrui ne s’appliquerait pas. La plaidoirie de la défenderesse en l’espèce ne démontre pas que la cause d’action fondée sur les droits de riverain n’a manifestement aucune chance d’être accueillie.

Le jugement déclaratoire

[40]      La demanderesse sollicite, notamment, un jugement déclaratoire décrit au paragraphe 15 de la déclaration modifiée :

a)   un jugement déclaratoire portant que la défenderesse a, par son exploitation du barrage, créé une nuisance continue qui cause un préjudice à la demanderesse;

b)   un jugement déclaratoire portant que la défenderesse commet et a commis un manquement à son devoir allégué envers la demanderesse;

c)   un jugement déclaratoire portant que la défenderesse a porté atteinte et continue de porter atteinte aux droits de riverain de la demanderesse;

[41]      L’avocat de la défenderesse soutient que la Cour ne devrait pas accorder de jugement déclaratoire si la demanderesse peut obtenir une autre réparation, en l’occurrence des dommages-intérêts, et que la demande de jugement déclaratoire devrait donc être radiée; il s’appuie sur ce point sur les arrêts Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49 (ci-après l’affaire Petro Canada) et Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53.

[42]      Selon moi, ces deux arrêts ont un effet plus limité, c’est-à-dire qu’ils établissent qu’une personne doit épuiser les recours appropriés qui s’offrent à elle, ou les autres procédures prévues par la loi applicable, avant de s’adresser aux tribunaux. C’est la théorie énoncée dans l’arrêt Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561. En effet, dans l’arrêt Petro Canada, le juge en chef Dickson se reporte à l’arrêt Harelkin, aux pages 92 et suivantes.

[43]      L’arrêt Kourtessis est plus intéressant, mais il n’est pas plus utile à la défenderesse quant à la radiation de la demande de jugement déclaratoire au motif que cette demande est vaine. L’arrêt Kourtessis établit, notamment, que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de refuser de prononcer un jugement déclaratoire lorsque d’autres recours raisonnables et efficaces sont possibles : voir les motifs du juge La Forest, aux pages 85 et suivantes. Le juge La Forest poursuit en faisant remarquer, dans Kourtessis, qu’un bref de certiorari aurait peut-être constitué un recours possible et que, le cas échéant, « [c]ela laisserait peu de place à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de permettre une action en jugement déclaratoire » (page 90). Cela n’équivaut pas à dire qu’une demande de jugement déclaratoire, jointe à une autre demande de réparation, doit nécessairement être rejetée. Le juge Sopinka, qui a rédigé des motifs concordants dans Kourtessis, souligne qu’une cour est justifiée de refuser de rendre un jugement déclaratoire « s’il est possible de recourir à une autre procédure permettant d’obtenir un redressement plus efficace » (page 116), mais il ne va pas jusqu’à dire qu’elle ne peut jamais rendre un tel jugement. À mon avis, le Dr Markesteyn, en sa qualité d’exécuteur dans la présente action, sollicite un jugement déclaratoire afin de ne pas avoir à se présenter devant le tribunal chaque fois qu’une parcelle de sa grève est emportée par la rivière.

[44]      En l’espèce, il sera peut-être difficile pour la demanderesse d’obtenir à la fois des dommages-intérêts pour l’atteinte et les pertes passées et une réparation prospective sous la forme d’un jugement déclaratoire qui empêcherait que l’eau n’emporte la grève en imposant soit un contrôle plus judicieux du niveau d’eau, soit l’installation d’une protection relativement peu coûteuse de la grève aux endroits vulnérables. Toutefois, ces recours ne s’excluent pas totalement les uns les autres, car ils servent différentes fins. Il n’est pas manifeste, évident et absolument certain que la demande de jugement déclaratoire est une cause perdue. Les réparations traditionnellement accordées en cas d’atteinte à un droit de riverain incluent des dommages-intérêts et une injonction relativement à l’atteinte, mais si le tribunal ne prononce pas une injonction, il peut accorder un jugement déclaratoire : voir la décision Stollmeyer v. Trinidad Lake Petroleum Company, [1918] A.C. 485, du Conseil privé, aux pages 495 et 497, et la remarque aux pages 498 et suivantes.

Objections à différents moyens

[45]      La défenderesse s’oppose à différents autres aspects de la déclaration modifiée. Un seul mérite d’être mentionné et exige à peine quelques remarques.

[46]      La défenderesse mentionne l’article 24 de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, ch. C-38, et soutient que c’est la disposition qui s’applique, car la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif de 1985 n’a été sanctionnée qu’en 1987, après l’introduction de l’action. L’article 24 prévoit que la Couronne ne peut être tenue responsable d’un acte ou d’une omission survenus ou qui existaient avant le 14 mai 1953. En l’espèce, la déclaration modifiée ne s’étend plus à la construction du barrage au début du siècle. Les événements visés sont plus récents. Il est sûrement possible de faire valoir un argument fondé sur un droit acquis par prescription d’élever et d’abaisser le niveau de la rivière sans objection de la part d’un propriétaire riverain d’un bien-fonds situé en amont, mais ce n’est pas là un motif qui permettrait à la Cour de radier la déclaration en la qualifiant de manifestement futile.

Précisions

[47]      La défenderesse soutient qu’elle doit obtenir des précisions concernant certains aspects de la demande. Or, cette demande de précisions survient quelque 12 ans après l’introduction de l’action. Compte tenu des renseignements fournis dans la déclaration modifiée et de toutes les autres circonstances, y compris le fait que la défenderesse connaît peut-être beaucoup de précisions que la demanderesse ignore, je ne juge pas nécessaire d’exiger des précisions sur cet acte de procédure. Il se peut qu’à l’issue de la plaidoirie écrite et de l’enquête préalable, la défenderesse ait besoin de précisions supplémentaires en vue de l’instruction, mais une telle demande est prématurée pour l’instant.

CONCLUSION

[48]      Le résultat de l’instance, du moins en ce qui a trait aux présents motifs et à l’ordonnance qui en résulte, bien que partagé, est nettement en faveur de la demanderesse. Toutefois, la présente requête a eu pour effet d’obliger les demandeurs, et je me reporte ici au recours collectif initial, à repenser leurs prétentions et à les modifier, non seulement pour renoncer à la procédure de recours collectif, mais aussi pour tenir compte d’un argument fondé sur la Loi sur la responsabilité de la Couronne de 1970, qui était en vigueur au moment de l’introduction de l’action, et pour se désister en conséquence de toute demande de réparation remontant à la construction du barrage au début du siècle dernier. Compte tenu de cet effet qu’a eu la requête, il convient de considérer son résultat d’ensemble comme partagé. Les deux parties assumeront donc leurs propres dépens.

[49]      La défenderesse bénéficie d’un délai de 30 jours pour déposer sa défense.

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