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IMM-5363-00

2001 CFPI 828

Damir Zdjelar, Sanja Gredelj et Natasa Zdjelar (demandeurs)

c.

La Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défenderesse)

Répertorié : Zdjelar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Gibson—Toronto, 18 juillet; Ottawa, 26 juillet 2001.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Contrôle judiciaire d’une décision de la SSR pour qui le demandeur ne pouvait être considéré comme un réfugié, en vertu de l’art. 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés — Les demandeurs adultes étaient des citoyens croates de nationalité serbe — La SSR a jugé que leurs témoignages étaient « confus et imprécis » — Elle a conclu que le demandeur avait fait partie d’un groupe paramilitaire connu pour avoir commis des crimes de guerre — Subsidiairement, elle a jugé que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention, en raison du changement de situation — Il incombait à la ministre de prouver que l’exclusion était fondée — En se retirant de l’affaire après examen de la preuve, le représentant de la ministre a semblé avoir abandonné sa préoccupation sur ce point — La SSR a, de sa propre initiative, mis en doute la fiabilité du document des « autorités militaires » — La SSR a commis une erreur sujette à révision en se livrant à force conjectures pour finalement statuer à l’encontre du demandeur — L’arrêt Yusuf c. Canada (MEI) (1995), 179 N.R. 11 (C.A.F.) ne dispense pas d’apprécier l’importance, la réalité et la durabilité de la preuve d’un changement de situation — La SSR n’a pas effectué une bonne appréciation de la preuve dont elle disposait, qu’il s’agisse d’une preuve attestant ou niant un changement de situation dans les pays concernés.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la section du statut de réfugié (SSR) selon laquelle les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. Les demandeurs adultes étaient des citoyens croates de nationalité serbe. Ils sont les parents de la demanderesse mineure qui est née en République fédérale de Yougoslavie (RFY). Les demandeurs ont allégué une crainte fondée de persécution s’ils devaient retourner en Croatie ou en RFY, et cela en raison de leur religion et de leur nationalité. En 1991, le demandeur vivait dans la région de la Krajina serbe, près de l’endroit où la violence a éclaté après la déclaration de sécession de la Croatie. Il a été recruté dans les forces de Défense territoriale de l’Armée nationale yougoslave (la JNA) et il a affirmé que son service militaire se limitait aux tâches d’un mécanicien automobile et qu’il n’a reçu aucune formation militaire ni n’a obtenu aucun grade. La guerre a pris fin officiellement en janvier 1992, mais les hostilités n’ont pas cessé. Le demandeur a tenté de fuir en 1993, mais sans succès. En 1995, l’armée croate a renvoyé de force de la Croatie toute la population de la Krajina serbe. À leur arrivée en RFY, les demandeurs ont obtenu le statut de réfugiés, sans avoir le droit d’obtenir la citoyenneté, de travailler ou de voter. En 1998, le gouvernement de la RFY a commencé d’appliquer une politique de rapatriement afin de faciliter le retour des réfugiés vers la Croatie. Les demandeurs craignaient pour leur sécurité, et le demandeur craignait d’être recruté dans l’armée de la RFY, vu l’intensification des opérations militaires au Kosovo. Il s’est enfui au Canada, suivi par son épouse et sa fille. Après examen de la preuve documentaire et des témoignages, le représentant de la ministre s’est retiré de l’affaire, estimant que la preuve ne satisfaisait pas aux six critères établis par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration). La SSR avait jugé que le demandeur principal était exclu de la qualité de réfugié au sens de la Convention, en vertu de la section Fa) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, qui prévoit que la Convention n’est pas applicable aux personnes dont on a des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. Elle a jugé que la déposition du demandeur principal sur ses activités militaires avait été « confuse et imprécise », et elle a conclu qu’il s’était joint à un groupe paramilitaire connu pour avoir commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Subsidiairement, elle a jugé qu’aucun des demandeurs n’était un réfugié au sens de la Convention, en raison du changement de situation dans le pays, faisant observer que les Serbes de Croatie se heurtent à une discrimination systématique, mais que la situation était « particulièrement prometteuse, étant donné l’élection du nouveau président. S’agissant de la Serbie, elle a déclaré que les demandeurs avaient obtenu des passeports et qu’il n’était pas établi que les droits fondamentaux de la personne leur aient été refusés parce qu’ils ne détenaient pas la citoyenneté de ce pays.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La charge de la preuve concernant l’exclusion incombait à la ministre, qui a semblé avoir abandonné sa préoccupation sur ce point. En décidant de se retirer, le représentant de la ministre a estimé que la preuve concernant le demandeur n’était pas suffisante pour justifier un examen plus poussé de la question de l’exclusion. L’avocat de la ministre n’a exprimé aucune réserve concernant la validité du document présenté par le demandeur principal et délivré par les « autorités militaires », mais la SSR a jugé bon, de sa propre initiative, de mettre en question la fiabilité du document et d’émettre aussi des doutes sur le témoignage du demandeur principal concernant son service militaire, témoignage qu’elle a trouvé évasif, avant de conclure que le demandeur était exclu du statut de réfugié au sens de la Convention. En se livrant à force conjectures pour finalement statuer à l’encontre du demandeur, la SSR a commis une erreur sujette à révision.

Elle a aussi commis une erreur en affirmant que les demandeurs n’avaient pas, à cause du changement de situation, une crainte fondée de persécution dans leur pays d’origine ou en RFY. L’arrêt Yusuf c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) ne dispense pas d’apprécier l’importance, la réalité et la durabilité de la preuve d’un changement de situation, lorsqu’il existe une preuve contraire. Sans doute la preuve permettait-elle à la SSR de dire que les demandeurs ne seraient exposés à aucun risque de persécution s’ils étaient renvoyés en RFY ou en Croatie, mais la SSR avait manifestement devant elle une preuve disant le contraire. La SSR n’a pas effectué une bonne appréciation de la preuve dont elle disposait, qu’il s’agisse d’une preuve attestant ou niant un changement de situation. Elle a parlé d’une situation « particulièrement prometteuse » en Croatie, sans accorder un poids suffisant à l’instabilité historique de la région géographique en question, ni à la désillusion récurrente lorsque des éléments « particulièrement prometteurs » ne conduisent pas à l’harmonie ethnique. Au vu de la preuve dont disposait la SSR, les conditions réservées aux Serbes en Croatie ne s’étaient pas stabilisées pour le mieux au moment de la décision de la SSR. Les demandeurs avaient droit à quelque chose de plus qu’une « promesse spéciale » avant d’être priés de retourner dans leur pays pour « tenter leur chance de nouveau ».

L’observation de la SSR selon laquelle les demandeurs étaient « détenteurs de passeports » était erronée ou hors de propos. La preuve dont disposait la SSR indiquait que les demandeurs détenaient des passeports croates sous les auspices des Nations Unies et n’avaient pas de passeports de la RFY. Ils étaient des réfugiés en RFY, et leurs droits continuaient d’être restreints. La question même de savoir s’ils pouvaient être renvoyés en RFY était d’ailleurs douteuse, puisqu’ils n’avaient pas de passeports de ce pays et qu’ils n’étaient pas des ressortissants de ce pays.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1Fa).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) « réfugié au sens de la Convention » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), ann. (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 34).

JURISPRUDENCE

décisions appliquées :

Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (1993), 107 D.L.R. (4th) 424; 21 Imm. L.R. (2d) 221; 159 N.R. 210 (C.A.); Cardenas c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 74 F.T.R. 214; 23 Imm. L.R. (2d) 244 (C.F. 1re inst.).

décision examinée :

Yusuf c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1995), 179 N.R. 11 (C.A.F.).

décision citée :

Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (1992), 89 D.L.R. (4th) 173; 135 N.R. 390 (C.A.).

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la SSR selon laquelle les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention, au motif que le demandeur principal était soupçonné d’avoir participé, comme membre d’un groupe paramilitaire, à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité, ou au motif que la situation du pays s’était modifiée. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Dorothy E. Fox, pour les demandeurs.

David W. Tyndale, pour la défenderesse.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dorothy E. Fox, Toronto, pour les demandeurs.

Le sous-procureur général du Canada, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Gibson :

INTRODUCTION

[1]        Les présents motifs font suite à une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la section du statut de réfugié (la SSR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SSR a jugé que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention, selon le sens donné à cette expression dans le paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration[1]. La décision de la SSR porte la date du 20 septembre 2000.

CONTEXTE

[2]        Damir Zdjelar (le demandeur) est un citoyen croate de nationalité serbe. Il est né en Allemagne, mais il a déménagé avec sa famille en Croatie lorsqu’il avait sept ans. Sanja Gredelj est elle aussi ressortissante de Croatie, où elle est née, et elle aussi est de nationalité serbe. Elle et le demandeur sont mari et femme. Natasa Zdjelar est la fille du demandeur et de son épouse. Elle est née en République fédérale de Yougoslavie (la RFY).

[3]        Les demandeurs fondent leur revendication du statut de réfugiés au sens de la Convention sur une présumée crainte fondée de persécution pour le cas où ils devraient retourner en Croatie ou en RFY, en raison de leur religion et de leur nationalité. Outre les raisons qu’ils ont de craindre la persécution, il y a le fait qu’ils n’ont, en RFY, que le statut de réfugiés, et non la citoyenneté de ce pays. Le demandeur affirme aussi qu’il demeure un homme d’âge militaire qui s’est dérobé à ses obligations militaires.

[4]        Le demandeur a terminé un cours de mécanique automobile en juin 1991 lorsque la Croatie et la Slovénie venaient d’entreprendre leur sécession de la RFY. À l’époque, le demandeur vivait dans la région de la Krajina serbe, très proche de l’endroit où la violence éclata après la déclaration de sécession de la Croatie. Il a reçu un avis d’incorporation dans les forces de Défense territoriale de l’Armée nationale yougoslave (la JNA) en août 1991. Le demandeur affirme que, durant le conflit en tant que tel dans la région où il vivait, son service militaire se limitait aux tâches d’un mécanicien automobile. Il dit qu’il n’a reçu aucune formation militaire et qu’il n’a obtenu aucun grade. La SSR s’est exprimée ainsi dans ses motifs :

Il n’a pas été établi avec un minimum de fondement dans sa déposition s’il a servi dans la JNA, les forces de la Défense territoriale ou dans un des groupes paramilitaires qui se battaient du côté de l’Armée de la Krajina serbe […]

[5]        Après la fin officielle de la guerre entre la Croatie et la JNA en janvier 1992, les hostilités n’ont pas cessé. Le demandeur a témoigné qu’il a tenté de fuir la Krajina serbe en avril 1993. Il n’a pas réussi. Il a traversé une période de difficultés, notamment une incarcération, un autre service militaire « sous d’intenses bombardements au front » et une conscription forcée. Après la signature de l’accord de Dayton en 1995, il a retrouvé sa famille.

[6]        Le 4 août 1995, l’armée croate a lancé l’« Opération Tempête », durant laquelle toute la population de la Krajina serbe fut déracinée et renvoyée de force de la Croatie. Le demandeur, alors auprès de son épouse qui était enceinte de deux mois, comptait parmi les réfugiés qui ont quitté la Krajina serbe pour la Yougoslavie. Durant leur exode, ils ont été menacés et harcelés par l’armée croate et les civils de Croatie. À leur arrivée en RFY, ils ont obtenu le statut de réfugiés. Ils affirment que, en tant que réfugiés en RFY, ils n’avaient pas le droit d’obtenir la citoyenneté ou de gagner leur vie, et aucun droit de vote, et ils devaient vivre dans une zone désignée pour les réfugiés.

[7]        En 1998, le gouvernement de la RFY a commencé d’appliquer une politique de rapatriement afin de faciliter le retour des réfugiés verse la Croatie. Les demandeurs craignaient pour leur sécurité et ne voulaient pas retourner en Croatie. Le demandeur craignait aussi d’être recruté dans l’armée de la RFY, vu l’intensification des activités militaires au Kosovo. Finalement, le demandeur s’est enfui au Canada en octobre 1998 à l’aide d’un faux passeport. Son épouse et sa fille l’ont suivi en mai 1999.

DÉCISION DE LA SSR

[8]        La SSR a estimé que le demandeur principal ne pouvait prétendre au statut de réfugié au sens de la Convention et qu’aucun des demandeurs n’était un réfugié au sens de la Convention, en raison de l’évolution de la situation à la fois dans la RFY et en Croatie.

[9]        Quant à l’exclusion du demandeur principal, la SSR s’est exprimée ainsi :

Le tribunal soupçonne que le revendicateur n’a pas servi dans l’armée régulière et qu’il a peut-être fait partie des volontaires ou des irréguliers dans l’armée de la Krajina serbe. Par conséquent, il n’a pas rempli [dans son Formulaire de renseignements personnels] la section relative au service militaire. La déposition confuse et imprécise du revendicateur soulève également des doutes sérieux quant à la nature de ses activités militaires et de ses liens avec la VSK entre 1991 et 1995.

Le tribunal remarque que, pendant la période en question, diverses factions de la VSK de Krajina ont commis des violations déplorables des droits de la personne. Le tribunal est d’avis qu’il existe des raisons sérieuses de croire que, en tant que membre de la VSK, le revendicateur a été complice de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité à l’endroit de la population non serbe de Krajina. Le tribunal arrive à cette conclusion à la lumière de la déclaration initiale du revendicateur dans son FRP, selon laquelle il a été mobilisé dans la VSK en 1991. Le tribunal n’accepte pas l’allégation du revendicateur voulant qu’il ait été mobilisé de force par la VSK. La preuve documentaire montre que, au printemps 1990, par suite d’une propagande nationaliste constante en provenance de Belgrade, les Serbes de la Croatie ont été incités à s’opposer aux autorités de Zagreb. Ce document ne confirme aucune mobilisation forcée; il établit plutôt que les Serbes de Krajina se sont armés et se sont joints à différents groupes paramilitaires opérant dans les environs. En outre, le certificat du Poste militaire Numéro 9104 Petrova, Gora confirme que le revendicateur a servi comme membre de la brigade arrière de la 11e infanterie du 01.08.1991 au 06.08.95. Le certificat en question prouve que le revendicateur a participé au conflit armée à Krajina. Il ne porte aucune en-tête, ne précise pas à quelle armée ou à quel gouvernement appartient la 11e unité d’infanterie ni à quelles autorités elle répondait. Cette tentative d’anonymat ajoute à la crainte du tribunal que le revendicateur ait fait partie d’un groupe paramilitaire associé à la VSK.

Il est déclaré dans ce document susmentionné que « Les Serbes qui vivent dans le territoire de la « République de la Krajina serbe » autoproclamée entretiennent une armée relativement importante appelé VSK ». Le document mentionne qu’« environ 6 000 hommes en groupes paramilitaires opèrent dans le territoire de la Krajina serbe. Les unités de volontaires comprennent les « Loups de Wolftown », les « Tigres » d’Arkan et les Chetniks de Seslej ».

Conjuguée à la nature obscure du certificat militaire, la déposition trompeuse et confuse du revendicateur concernant ses activités militaires porte le tribunal à conclure qu’il a été associé à l’un ou l’autre des groupes paramilitaires susmentionnés, qui sont reconnus pour avoir commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. [Je souligne; citations omises.]

[10]      Quant à la non-inclusion par suite de l’évolution de la situation, la SSR s’est exprimée ainsi :

Subsidiairement, si nous devions accepter que l’intéressé n’a pas participé à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité (ce que nous n’acceptons pas), le revendicateur peut retourner en Croatie ou en Yougoslavie.

La preuve documentaire montre que, entre la fin de 1995 et juillet 1999, selon les chiffres du gouvernement, 62 500 Serbes croates sont retournés à l’endroit où ils demeuraient avant la guerre. En outre, le bureau de la RFY au Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés mentionne que quelque 47 000 Serbes croates sont revenus de la Croatie depuis la fin de 1995.

Le document établit que, malgré quelques tensions ethniques occasionnelles dans certains villages, la situation en matière de sécurité en Krajina est, dans l’ensemble, calme et stable. Il ne fait aucun doute que les Serbes font l’objet de discrimination systémique en Croatie et que, dans certains cas, ils sont traités comme des citoyens de deuxième ordre. Il se peut aussi qu’à l’occasion ils soient harcelés et intimidés par leurs voisins croates. Toutefois, les allégations selon lesquelles les Serbes en Croatie risquent d’être persécutés ne sont pas appuyées par la prépondérance de la preuve documentaire. La situation est particulièrement prometteuse en raison de l’élection du nouveau président Stipe Mesic et de la fin du nationalisme autocratique de Frano Tudjman, l’ancien président, maintenant décédé. Le président élu a promis d’accepter le retour de 300 000 Serbes et de mettre fin aux politiques nationalistes de l’ancien gouvernement. Il a également déclaré qu’il montrerait qu’il est « le président de tous les citoyens, quelle que soit leur nationalité. Je suis prêt à prendre les mesures qui aideront à mettre fin aux accusations collectives [contre les Serbes], même s’ils ne prennent aucune mesure eux-mêmes à ce sujet ». Compte tenu de ce qui précède, le tribunal n’est pas convaincu que les revendicateurs ont de bons motifs de craindre d’être persécutés en Croatie.

Pour ce qui est de la Serbie, la preuve établit que les revendicateurs ont obtenu le statut de réfugié dans ce pays. La preuve documentaire montre que la situation des réfugiés est loin d’être idéale. Il y a une pénurie du logement et de l’emploi. Cependant, rien ne prouve que les réfugiés serbes venant de la Croatie soient persécutés par la population ou les autorités serbes. Dans leurs dépositions, les revendicateurs n’ont pas établi qu’ils craignaient d’être persécutés en Serbie. Ils sont détenteurs d’un passeport et il n’existe aucun élément de preuve montrant que les droits fondamentaux de la personne leur aient été refusés parce qu’ils ne détiennent pas la citoyenneté du pays. L’affirmation du revendicateur selon laquelle il serait conscrit de force dans l’armée serbe n’est plus fondée dans les conditions actuelles du pays. Le tribunal remarque que la guerre au Kosovo, qui était une source de frustration pour le revendicateur en raison de la possibilité d’être conscrit de force, est maintenant terminée. Il n’y avait aucun élément de preuve, comme un avis de conscription en suspens ou une sommation, pouvant causer un problème pour le revendicateur à son retour en Serbie. [Je souligne; citations omises.]

Dans l’extrait qui précède, la SSR utilise indistinctement Yougoslavie, RFY et Serbie.

ANALYSE

Exclusion

[11]      La SSR a jugé que le demandeur principal était exclu en vertu de la section Fa) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [[1969] R.T. Can. no 6], y compris son protocole signé à New York le 31 janvier 1967. La partie applicable de la section Fa) de l’article premier de la Convention, qui fait partie intégrante d’une annexe de la Loi sur l’immigration [édictée par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 34], est rédigée ainsi :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes; [Je souligne.]

[12]      Dans l’arrêt Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[2], le juge Robertson, s’exprimant pour la Cour, écrivait ce qui suit, aux pages 308 et 309 :

Il est universellement reconnu que l’applicabilité de la disposition d’exclusion ne repose pas sur la question de savoir si le demandeur a été accusé ou déclaré coupable des actes prévus dans la Convention. Le ministre doit seulement se conformer à la norme de preuve comprise dans l’expression « raisons sérieuses de penser ». Dans l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) […], cette Cour a examiné minutieusement cet aspect du droit relatif aux réfugiés avant de conclure que la norme était bien inférieure à celle qui est requise dans le cadre du droit criminel (« hors de tout doute raisonnable ») ou du droit civil (« selon la prépondérance des probabilité » ou « prépondérance de preuve »).

[…]

La norme de preuve inférieure à celle prévue en droit civil invoquée dans l’affaire Ramirez est conforme à l’intention des signataires de la Convention qui tenaient fermement à ce qu’aucune protection internationale ne soit offerte aux criminels de guerre; […] Toutefois, il se peut fort bien qu’en théorie stricte de droit, il faille considérer que la disposition d’exclusion établit un critère préliminaire que le ministre doit respecter plutôt qu’elle ne prescrit une norme de preuve en soi. [Je souligne; références omises.]

Je mets en relief les mentions « le ministre doit » et « critère préliminaire que le ministre doit respecter ». Le rôle restreint de la ministre à l’audition de cette affaire devant la SSR est reconnu de la manière suivante par la SSR dans ses motifs :

Dans une lettre datée du 10 août 1999, […] le représentant du ministre a présenté un Avis d’intention de participer conformément au sous-alinéa 69.1(5)a)(ii) de la Loi sur l’immigration. Il était indiqué dans l’avis que, compte tenu du rôle joué par le revendicateur dans les forces armées, il y avait des raisons sérieuses de croire qu’il a été complice de crimes contre l’humanité commis par les forces serbes dans la région de Krajina, en Croatie. […] Après avoir entendu une partie de la déposition du revendicateur principal pendant l’interrogatoire principal de l’avocat, le ministre a fait inscrire au dossier qu’il souhaitait se retirer de cette cause. Malgré le retrait du ministre, l’exclusion demeurait une question à examiner dans l’affaire du revendicateur.

[13]      Aux pages 1882 et 1883 du dossier du tribunal, apparaît la déclaration suivante du représentant de la défenderesse devant la SSR :

[traduction] Durant la pause, l’avocat de la ministre a eu l’occasion de revoir l’ensemble de la preuve, la preuve documentaire et la preuve orale du revendicateur, et la possibilité d’examiner minutieusement tous les documents qui étaient déposés—les documents personnels produits par le revendicateur, ainsi que d’autres documents en la possession de Citoyenneté et Immigration Canada.

La ministre est d’avis à ce stade que la preuve est insuffisante pour satisfaire aux six critères énoncés dans l’affaire Ramirez et se rapportant à l’exclusion selon l’article 1Fa) de la Convention.

Le revendicateur a présenté un document des autorités militaires qui mentionne qu’il était membre de la 11e Brigade de la Fajena (ph). À ce stade, aucune preuve documentaire ne corrobore la participation de cette unité en particulier à des crimes contre l’humanité ou à des crimes de guerre, dans cette région, et le ministre n’est en possession d’aucun document réfutant ce document particulier délivré par les autorités militaires.

La ministre se retire donc de cette cause, sous réserve que, s’il survient durant le reste de cette audition un événement qui se rapporte à l’exclusion, alors son cabinet en soit informé en conséquence.

Et, pour mémoire, le cabinet de la ministre poursuit son enquête sur les antécédents de ce revendicateur et sur son rôle dans l’Armée de la République de la Krajina serbe. Si de nouveaux renseignements apparaissent ou deviennent connus au cours d’une période raisonnable, le cabinet de la ministre s’efforcera de les communiquer à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

Et, finalement, je voulais simplement remercier la Commission de m’avoir donné l’occasion de participer à cette audience, et je voulais qu’il soit parfaitement clair que le rôle de l’avocat du ministre n’est pas de s’engager dans des litiges ou poursuites frivoles ou vexatoires concernant les affaires de ce genre, et nous n’avons pas l’intention de continuer de participer à cette affaire ni d’effectuer une enquête à l’aveuglette[3].

[14]      Aucune preuve n’a été produite selon laquelle la défenderesse est intervenue de nouveau devant la SSR. L’avocat de la défenderesse a d’ailleurs estimé qu’une nouvelle participation ne serait rien de plus qu’une « enquête à l’aveuglette », que la preuve concernant le demandeur n’était pas suffisante pour justifier un examen plus poussé de la question de l’exclusion. L’avocat de la ministre n’a exprimé aucune réserve concernant la validité du document présenté par le demandeur principal et délivré par les autorités militaires, selon lequel il (le demandeur principal) était membre de la 11e Brigade de la Fajena (ph). Néanmoins, la SSR a jugé bon, apparemment de sa propre initiative, de mettre en question la fiabilité du « document des autorités militaires » et d’émettre aussi des doutes sur le « caractère évasif » du témoignage du demandeur principal concernant son service militaire, en concluant que le demandeur principal était exclu du statut de réfugié au sens de la Convention.

[15]      Je rappelle que la charge de la preuve concernant l’exclusion incombait à la ministre, et la ministre semblerait avoir abandonné sa préoccupation sur ce point. La SSR a néanmoins relevé le gant et s’est livrée à force conjectures pour finalement statuer à l’encontre du demandeur. Je suis persuadé que, ce faisant, elle a commis une erreur sujette à révision. Dans l’affaire Cardenas c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[4], le juge en chef adjoint Jerome écrivait, à la page 220 :

La Commission a, en réalité, conclu à la culpabilité du requérant du simple fait de son adhésion au Front. La conclusion à laquelle elle est parvenue est fondée sur cette « culpabilité du fait même de ses fréquentations » contre laquelle la Cour d’appel a mis en garde dans les arrêt Ramirez, Moreno et Sivakumar. Pour décider qu’un demandeur de statut a participé, à titre de complice, à la perpétration de crimes internationaux, la Commission doit être persuadée que le demandeur était au courant de la perpétration de crime internationaux et qu’il partageait le but visé par l’organisation lors de la perpétration de ces crimes. Dans le cas de M. Poblete, la simple adhésion à l’organisation ne permet pas de retenir sa culpabilité.

La Commission doit être extrêmement prudente dans son application de la clause d’exclusion, et particulièrement dans des situations telles que celle-ci où elle admet que le demandeur de statut craint avec raison d’être persécuté dans son pays d’origine.

Hormis la dernière portion de la dernière phrase, on pourrait affirmer la même chose en l’espèce.

CHANGEMENT DE SITUATION

[16]      La SSR a conclu que les demandeurs n’avaient pas une crainte fondée de persécution dans leur pays d’origine ou en RFY, en raison du changement de situation, mais j’arrive à la conclusion que cet élément de la décision de la SSR est erroné, comme l’était celui de l’exclusion.

[17]      Dans l’arrêt Yusuf c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[5], le juge Hugessen, à l’époque juge de la Cour d’appel, écrivait, à la page 12 :

Nous ajouterions que la question du « changement de situation » risque, semble-t-il, d’être élevée, erronément à notre avis, au rang de question de droit, alors qu’elle est, au fond, simplement une question de fait. Un changement dans la situation politique du pays d’origine du demandeur n’est pertinent que dans la mesure où il peut aider à déterminer s’il y a, au moment de l’audience, une possibilité raisonnable et objectivement prévisible que le demandeur soit persécuté dans l’éventualité de son retour au pays. Il s’agit donc d’établir les faits, et il n’existe aucun « critère » juridique distinct permettant de jauger les allégations de changement de situation. L’emploi de termes comme « important », « réel » et « durable » n’est utile que si l’on garde bien à l’esprit que la seule question à résoudre, et par conséquent le seul critère à appliquer, est celle qui découle de la définition de réfugié au sens de la Convention donnée par l’art. 2 de la Loi : le demandeur du statut a-t-il actuellement raison de craindre d’être persécuté? Étant donné qu’en l’espèce il existe des éléments de preuve appuyant la décision défavorable de la Commission, nous n’interviendrons pas.

[18]      En l’espèce, comme dans l’affaire Yusuf, on pourrait affirmer que la preuve autorisait la SSR à conclure que les demandeurs ne risqueraient pas d’être persécutés s’ils étaient retournés en RFY ou en Croatie, mais la SSR disposait certainement de preuves autorisant la conclusion contraire, et je ne suis pas persuadé que l’arrêt Yusuf de la Cour d’appel constitue une directive de ne pas apprécier l’«importance », la « réalité » et la « durabilité » de la preuve du changement de situation, en présence d’une preuve contraire. Encore une fois, vu les faits de la présente espèce, je ne suis pas persuadé que la SSR a fait une bonne appréciation de la preuve dont elle disposait à la date de cette audience, qu’il s’agisse d’une preuve attestant ou niant un changement de situation. Dans l’extrait précédent des motifs de la SSR se rapportant au changement de situation, la SSR parle d’une « situation particulièrement prometteuse » en Croatie, sans accorder ce que j’estimerais être une attention légitime à l’instabilité historique de la région géographique en question et à la désillusion récurrente lorsque des éléments « particulièrement prometteurs » ne conduisent pas à l’harmonie ethnique. On pourrait dire la même chose des références de la SSR aux promesses, aux intentions et aux gestes futurs. L’expérience des deux demandeurs adultes en Croatie a été, j’en suis sûr, terrifiante. On ne saurait dire, j’en suis persuadé, au vu de la preuve dont disposait la SSR, que les conditions réservées aux Serbes dans ce pays s’étaient stabilisées pour le mieux au moment de la décision de la SSR. Il a pu y avoir des développements « particulièrement prometteurs». Les demandeurs avaient, j’en suis persuadé, droit à quelque chose de plus qu’une « promesse spéciale » et autres choses du genre avant d’être priés de retourner dans leur pays pour « tenter leur chance » de nouveau.

[19]      Quant au changement de situation en RFY au moment de la décision de la SSR, le commentaire sur ce changement, dans l’extrait précédent des motifs de la SSR, commentaire selon lequel les demandeurs étaient « détenteurs d’un passeport » est manifestement erroné ou simplement hors de propos. La preuve dont disposait la SSR indiquait manifestement que les demandeurs détenaient des passeports croates sous les auspices des Nations Unies et n’avaient pas de passeports de la RFY. Dans ce pays, même s’ils avaient le statut de réfugiés, leurs droits continuaient d’être restreints. Au moment de la décision de la SSR, ils n’avaient pas droit à la citoyenneté. Ils ne pouvaient pas voter. Ils ne pouvaient pas gagner leur vie comme ils le voulaient et ils ne pouvaient pas vivre où ils le voulaient. En bref, si l’on pouvait dire qu’ils étaient un tant soit peu des « citoyens », ils auraient été, en cas de renvoi, des citoyens de seconde classe. La question même de savoir s’ils pouvaient être renvoyés en RFY était d’ailleurs douteuse, puisqu’ils n’avaient pas de passeports de ce pays et qu’ils n’étaient pas des ressortissants de ce pays.

[20]      J’arrive à la conclusion que la SSR a commis une erreur sujette à révision en affirmant que les demandeurs avaient cessé de pouvoir revendiquer le statut de réfugiés au sens de la Convention à l’encontre de la Croatie et de la RFY par suite du changement de situation dans ces pays.

CONCLUSION

[21]      Vu l’analyse qui précède, je conclus que cette demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, que la décision de la SSR doit être annulée et que la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention présentée par les demandeurs doit être renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour être entendue et décidée de nouveau par une autre formation de la Commission. Une ordonnance sera délivrée en conséquence.

CERTIFICATION D’UNE QUESTION

[22]      À la fin de l’audition de cette demande de contrôle judiciaire, j’ai entrepris de distribuer mes motifs avant la délivrance d’une ordonnance, et de donner aux avocats la possibilité de présenter des arguments sur la certification d’une question. Les présents motifs seront distribués en conformité avec cet engagement. Les avocats auront dix jours à compter de la date des présents motifs pour présenter des arguments sur la certification d’une question, et des arguments additionnels quant à la forme que pourrait prendre mon ordonnance. Les arguments en question devraient naturellement être échangés aussitôt que faire se pourra afin de permettre la production de réponses dans le délai prévu.



[1] L.R.C. (1985), ch. I-2 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1].

[2] [1994] 1 C.F. 298 (C.A.).

[3] Dossier du tribunal, vol. 5, aux p. 1882 et 1883. La référence de l’affaire Ramirez est Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.).

[4] (1994), 74 F.T.R. 214 (C.F. 1re inst.).

[5] (1995), 179 N.R. 11 (C.A.F.).

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