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[2012] 3 R.C.F. 575

IMM-6862-10

2010 CF 1314

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (demandeur)

c.

B157 (défendeur)

Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. B157

Cour fédérale, juge de Montigny—Toronto, 15 décembre; Ottawa, 20 décembre 2010.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SI) d’ordonner la mise en liberté du défendeur — Le défendeur est un Sri Lankais arrivé illégalement au Canada — Il avait des liens avec les Tigres de Libération de l’Eelam tamoul, et a fait l’objet du rapport prévu à l’art. 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés après avoir été déclaré interdit de territoire en vertu de l’art. 34(1)f) — La SI n’a pas été convaincue que le défendeur se soustrairait vraisemblablement à l’enquête, et elle a écarté les critères énoncés aux art. 245f) et g) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés — Il s’agissait de savoir si la SI a omis de tenir compte de l’art. 245 et a omis erronément d’évaluer la probabilité que le défendeur se présente à toutes les étapes du processus d’immigration — La SI a mal évalué les facteurs énoncés aux art. 245f) et g) — Le défendeur était toujours endetté envers les passeurs, il n’a pas fourni de preuve contradictoire pouvant justifier sa mise en liberté en dépit de l’art. 245f) — La franchise et l’honnêteté n’entrent pas en ligne de compte pour l’application de l’art. 58 de la Loi — La SI devait procéder à une analyse plus étoffée au sujet du critère prévu à l’art. 245g) — S’agissant de la probabilité que le défendeur se présente à toutes les étapes du processus d’immigration, l’art. 58(1)b) n’oblige pas la SI à examiner chacune des étapes qui y sont mentionnées — Il est suffisant qu’elle examine l’instance procédurale pertinente — La SI a mal apprécié les conditions de mise en liberté — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SI) ordonnant la mise en liberté du défendeur.

Le défendeur, un citoyen sri lankais, est arrivé illégalement au Canada à bord du Sun Sea et il a été placé en détention par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). Lors d’une entrevue avec l’ASFC, il a indiqué qu’il avait des liens avec les Tigres de Libération de l’Eelam tamoul. Un agent d’immigration a établi que le défendeur était interdit de territoire pour des raisons de sécurité en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, et le rapport prévu à l’article 44 a été transmis à la SI pour enquête. Le défendeur a demandé et obtenu sa mise en liberté moyennant le versement d’une garantie par un parent éloigné. La SI n’était pas convaincue que le défendeur se soustrairait vraisemblablement à l’enquête et, se reportant aux alinéas 245f) et g) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, elle a conclu que l’allégation que le défendeur était susceptible d’être incité ou forcé à se soustraire en raison de sa dette à l’endroit des passeurs relevait de la conjecture, et qu’un parent éloigné ainsi que la communauté tamoule seraient capables de lui venir en aide.

Les principales questions à trancher étaient de savoir si la SI a omis de tenir compte de l’article 245 du Règlement et si elle a omis erronément d’évaluer la probabilité que le défendeur se présente à toutes les étapes du processus d’immigration.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La SI a commis une erreur dans l’appréciation des critères énumérés aux alinéas 245f) et g) du Règlement. Le demandeur a établi prima facie que la détention devait se poursuivre, sur le fondement de faits non contestés, dont l’existence d’une dette du défendeur envers les passeurs. Le défendeur n’a pas fourni d’éléments de preuve contradictoire pour convaincre la SI qu’il ne devait pas être maintenu en détention malgré l’alinéa 245f). Nulle part dans son analyse la SI ne s’est demandé pourquoi les passeurs ne tenteraient pas d’influencer le demandeur ou d’exercer de la coercition, et elle a présumé qu’il ne s’enfuirait pas parce qu’il s’était montré franc et coopératif. Toutefois, la franchise et l’honnêteté n’entrent pas en ligne de compte dans l’application de l’article 58 de la Loi, qui a trait à la mise en liberté par la SI d’un résident permanent ou d’un étranger. Étant donné que le défendeur n’était pas un demandeur d’asile « ordinaire », la SI devait étoffer son analyse des raisons pour lesquelles le critère énoncé à l’alinéa 245g) ne militait pas en faveur de la poursuite de la détention.

L’omission de la SI de procéder à une analyse préliminaire de la probabilité que le défendeur se présente pour le renvoi plutôt qu’à une analyse de la probabilité qu’il comparaisse à l’enquête n’entachait pas sa décision d’un vice fatal. L’alinéa 58(1)b) de la Loi ne fait pas obligation à la SI d’examiner chacune des instances procédurales qui y sont mentionnées. Il suffit qu’elle examine celle qui est pertinente dans les circonstances.

Enfin, la SI a fait erreur en n’évaluant pas correctement les conditions de la mise en liberté, notamment si la caution avait la capacité d’exercer un contrôle sur les actes du défendeur et si le montant de la garantie était suffisant pour assurer le respect des conditions de mise en liberté.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 34(1)f),(2), 44(1), 55, 58, 101(1).

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 244, 245.

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zhang, 2001 CFPI 521, [2001] 4 R.C.F. 173.

décision différenciée :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Gill, 2003 CF 1398.

décisions citées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2004 CAF 4, [2004] 3 R.C.F. 572; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Torres Vargas, 2009 CF 1005; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Achkar, 2010 CF 744.

DEMANDe de contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ordonnant la mise en liberté du défendeur. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Banafsheh Sokhansanj pour le demandeur.

Shepherd Moss pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Shepherd Moss, Vancouver, pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge de Montigny : La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision de mise en liberté du défendeur, détenu en vertu de la législation sur l’immigration, rendue le 19 novembre 2010 par le commissaire Tessler de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le commissaire).

[2]        Le défendeur, âgé de 30 ans, est un citoyen sri‑lankais célibataire. Il est arrivé au Canada à bord du navire M.V. Sun Sea le 13 août 2010, en compagnie d’environ 490 autres immigrants illégaux d’origine tamoule. Après l’arraisonnement du navire par la Gendarmerie royale du Canada, le défendeur et les autres immigrants ont été placés en détention par les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), afin d’être interrogés pour établir leur identité et leur admissibilité au Canada.

[3]        Lors du dernier contrôle des motifs de la détention du défendeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a requis le maintien en détention pour le motif prévu à l’alinéa 58(1)b) de la LIPR, soutenant que l’intéressé se soustrairait vraisemblablement au processus de l’immigration, notamment l’enquête visant à déterminer s’il est interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité et si, par suite, il lui est impossible de présenter une demande d’asile.

[4]        Le 6 décembre 2010, après la tenue d’une audience, notre Cour a rendu une ordonnance autorisant le contrôle judiciaire de la décision de mise en liberté, sursoyant à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire ou jusqu’au prochain contrôle des motifs de la détention selon l’échéance la plus rapprochée, et fixant l’audition du contrôle judiciaire au 15 décembre 2010. Après avoir entendu l’argumentation des deux avocats au sujet de la décision en cause, j’estime, pour les motifs exposés ci‑dessous, qu’elle est entachée d’un vice fondamental en justifiant l’annulation.

I.          Les faits

[5]        Comme je l’ai indiqué, le défendeur fait partie des 492 immigrants sri lankais qui étaient à bord du M.V. Sun Sea, récemment arrivé dans les eaux canadiennes, au large de la côte ouest de l’Île de Vancouver, en Colombie‑Britannique. Le bâtiment n’était pas autorisé à naviguer dans les eaux canadiennes ni à venir au Canada. Conformément à la LIPR, l’ASFC a immédiatement placé le défendeur et les autres immigrants en détention pour qu’ils soient interrogés afin d’établir leur identité et leur admissibilité au Canada.

[6]        Lors des quatre premiers contrôles des motifs de la détention, tenus respectivement les 20 et 26 août, le 21 septembre et le 20 octobre 2010, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a ordonné le maintien en détention en vertu de l’alinéa 58(1)d) de la LIPR, pour des raisons tenant à l’identification.

[7]        Le défendeur a été interrogé par des agents de l’ASFC les 9, 19 et 29 septembre et les 16 et 29 octobre 2010 (bien qu’on ne sache pas avec certitude si une entrevue a bien eu lieu le 29 octobre 2010). Un agent du Service canadien du renseignement de sécurité a également rencontré le défendeur au cours de l’entrevue du 9 septembre 2010. Pendant ces entrevues, le défendeur a fait des déclarations concernant ses liens avec les TLET [Tigres de libération de l’Eelam tamoul] et ses rapports avec les passeurs qui avaient organisé son voyage au Canada; il a notamment déclaré ce qui suit :

a. Il adhère à la cause des TLET.

b. Deux de ses frères ont combattu dans l’armée des TLET, sont morts au combat et sont reconnus comme « grands martyrs ». Au cours de l’entrevue du 9 septembre, il avait d’abord parlé d’un seul frère soldat des TLET; il a ensuite nommé un autre frère et reconnu que les deux étaient considérés comme « grands martyrs ».

c. Au cours de l’entrevue du 9 septembre, il s’est d’abord présenté comme « pêcheur ». Plus tard, quand on lui a demandé de but en blanc s’il avait déjà fait du cinéma, il a reconnu qu’il avait tenu le rôle d’un tigre noir (un membre du corps d’élite de l’armée des TLET) dans un film de propagande pour les TLET. Dans une entrevue subséquente, il a aussi reconnu que son rôle dans ce film était un rôle principal, qu’au nombre des autres acteurs figurait une membre des Tigres noirs qui avait plus tard été tuée au combat, que le film était financé et produit par les TLET, que des dirigeants des TLET ont assisté aux fêtes de fin de tournage et remis un prix au défendeur et que le film a été tourné dans des camps des TLET.

d. Au cours de l’entrevue du 9 septembre, il a déclaré que, de 2006 à 2009, il avait travaillé comme instructeur de karaté mais qu’il n’était pas employé par les TLET. Lors d’une entrevue subséquente, il a admis qu’il avait été embauché et payé par les TLET pour enseigner le karaté, que l’instructeur qui l’avait formé aux arts martiaux appartenait aux TLET et que c’est lui qui l’avait recruté pour enseigner.

e. Il avait déclaré, le 9 septembre, que sa mère et lui avaient payé les passeurs pour organiser le voyage au Canada, qu’il ne savait pas quelle somme elle avait versée et qu’elle ne lui avait pas dit qu’ils devaient quoi que ce soit d’autre aux passeurs. Il a reconnu dans une entrevue subséquente que sa mère et son frère lui avaient dit que les passeurs n’avaient pas été payés en entier. Dans la même entrevue, il a également admis qu’il avait payé 400 000 LKR [Sri Lanka, roupie] à l’un des passeurs (au Sri Lanka) et 600 $ à un autre (en Thaïlande).

f. Au début de l’entrevue du 9 septembre, le défendeur a été interrogé au sujet de ses nombreuses cicatrices. Il a fourni des explications vagues et peu plausibles, et indiqué qu’il ignorait l’existence de certaines d’entre elles jusqu’à ce que l’agent de l’ASFC les lui indique. Il a également déclaré qu’elles provenaient de sa pratique du sport appelé « kabaddi », sans mentionner qu’il s’adonnait aux arts martiaux.

g. Le défendeur a d’abord nié s’être inscrit auprès de l’ONU [Organisation des Nations Unies] en Thaïlande. Du fait d’une telle inscription, l’ONU aurait pu détenir des preuves concernant le passé du défendeur. Lors d’une entrevue subséquente, il a admis qu’il avait fait une telle demande.

[8]        Le 28 octobre 2010, un agent d’immigration a établi le rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR, selon lequel le défendeur était interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité, en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Cette disposition énonce, notamment, qu’est interdit de territoire l’étranger qui est ou a été membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est l’auteur d’actes de terrorisme. Dans le cas du défendeur, le rapport établi en vertu de l’article 44 découle de ses liens avec les TLET. Le 19 novembre 2010, un délégué du ministre a examiné le rapport et a déféré l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête. Aux termes de la LIPR, la demande d’asile d’un étranger déclaré interdit de territoire pour raison de sécurité est irrecevable (LIPR, paragraphe 101(1)).

[9]        Le 19 novembre 2010, la Section de l’immigration a procédé au cinquième contrôle des motifs de détention du défendeur. Le ministre a soutenu à l’audience que, compte tenu des circonstances, il était vraisemblable que le défendeur se soustraie à l’enquête et aux autres exigences du processus d’immigration; il a demandé le maintien du défendeur en détention en application de l’alinéa 58(1)b) de la LIPR et expliqué que la Section de l’immigration devait fixer la date de l’enquête dans les deux semaines suivantes. Il a également fait valoir que le recours du défendeur à des passeurs et l’argent qu’il devait encore à ces derniers pouvaient également l’inciter à ne pas se présenter à une enquête pouvant déboucher sur son renvoi du Canada, lequel pourrait le rendre incapable de rembourser les passeurs.

[10]      Le défendeur, quant à lui, a demandé d’être mis en liberté moyennant le versement d’une garantie par le frère du mari de sa sœur au Canada. Il appert de la preuve présentée au commissaire que la caution n’avait jamais rencontré le défendeur, ne savait rien de lui et ignorait qu’il se trouvait au Canada jusqu’à ce qu’il voie son nom dans une liste des immigrants se trouvant à bord du navire.

[11]      À la fin de l’audience, le commissaire a rendu une ordonnance de mise en liberté, assortie notamment de l’usuelle exigence que le défendeur se présente aux autorités et subordonnée au versement d’une garantie en espèces de 1 000 $ par le frère du mari de la sœur du défendeur. Le demandeur a immédiatement présenté une demande d’autorisation de contrôle judiciaire de cette décision ainsi qu’une demande d’injonction interlocutoire sursoyant à l’exécution de l’ordonnance jusqu’à l’issue du contrôle judiciaire.

[12]      Le 6 décembre 2010, j’ai autorisé le contrôle judiciaire et ordonné qu’il soit sursis à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté jusqu’à la décision sur le contrôle judiciaire ou jusqu’au prochain contrôle des motifs de la détention selon l’échéance la plus rapprochée. Reconnaissant que la décision de notre Cour relative au contrôle judiciaire serait de peu d’utilité si elle était postérieure au prochain contrôle des motifs de détention, j’ai également ordonné que l’instruction de la demande de contrôle judiciaire se tienne le 15 décembre 2010.

[13]      Le 17 décembre 2010, la Cour a informé les parties que la demande de contrôle judiciaire serait accueillie et que les motifs seraient rendus le 20 décembre suivant; voici en conséquence les motifs.

II.         La décision contestée

[14]      Le commissaire a ordonné la mise en liberté du défendeur parce qu’il n’était pas convaincu que ce dernier se soustrairait vraisemblablement à la procédure de renvoi ou à l’enquête pouvant entraîner son renvoi et l’impossibilité de se prévaloir de la procédure de demande d’asile. Signalant que l’article 58 de la LIPR lui faisait obligation de prononcer la mise en liberté du défendeur à moins qu’il soit prouvé qu’il se soustrairait vraisemblablement au processus d’immigration, il a accepté l’argument de l’avocat du défendeur selon lequel son client avait tout intérêt à réfuter l’allégation du ministre qu’il était interdit de territoire en raison de son appartenance à une organisation se livrant à des actes de terrorisme afin que sa demande d’asile puisse être entendue. Qui plus est, même déclaré interdit de territoire, le défendeur pourrait toujours soumettre une demande au ministre afin de démontrer que sa présence au Canada ne serait pas préjudiciable à l’intérêt national, en application du paragraphe 34(2) de la LIPR, et il pourrait se prévaloir de la procédure d’évaluation des risques avant renvoi. Selon le commissaire, tous ces mécanismes pouvaient puissamment inciter le défendeur à ne pas s’enfuir.

[15]      Avant d’analyser les facteurs prévus à l’article 245 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), le commissaire a formulé les commentaires suivants au sujet du défendeur :

En ce qui concerne les critères réglementaires établis à l’article 245 du Règlement, rien ne prouve qu’il est un fugitif à l’égard de la justice ou qu’il ne s’est pas conformé à l’obligation de comparaître à une procédure d’immigration ou à une instance criminelle. Rien ne prouve non plus qu’il ait tenté de s’évader d’un lieu de détention ou qu’il ne s’est pas conformé aux conditions imposées à l’égard de son entrée, de sa mise en liberté ou du sursis à son renvoi. En fait, il a été très franc et direct avec l’ASFC en ce qui concerne sa vie au Sri Lanka et notamment pourquoi il sympathisait avec les Tigres. Il n’a pas tenté de cacher quoi que ce soit. Il a fait preuve de beaucoup de collaboration.

[16]      Se reportant aux facteurs prévus à l’article 245 du Règlement et, plus particulièrement aux alinéas 245f) et g), le commissaire a estimé que l’allégation que le défendeur pourrait être incité ou forcé de se soustraire parce qu’il devait encore probablement de l’argent aux passeurs relevait de la conjecture. Il a indiqué, à cet égard :

Encore une fois, un grand nombre de personnes, sinon la totalité des personnes qui viennent au Canada pour demander l’asile sont également impliqués dans des opérations de passage de clandestins et peuvent s’être endettés. Compte tenu du fait que [le défendeur] a fait preuve de collaboration, il serait excessif de le maintenir en détention parce qu’il doit peut‑être de l’argent à des gens non recommandables. Ce n’est rien — d’autre qu’une spéculation que de suggérer qu’il ne continuerait pas à collaborer dans le but ultime de pouvoir rester au Canada en permanence.

[17]      Le commissaire n’a pas accordé de poids à la faiblesse des liens du défendeur avec une collectivité, parce qu’il y avait à Toronto une communauté tamoule importante ainsi que des organismes communautaires venant en aide aux demandeurs d’asile. Il a considéré aussi que l’existence d’un parent éloigné (le frère du mari de sa sœur) disposé à accueillir le défendeur « est une mesure extraordinaire; c’est mieux que de n’avoir aucun parent pour agir comme caution et lieu d’accueil ». Il a jugé :

Les demandeurs d’asile sont souvent remis en liberté sans connaître personne au Canada, mais en l’espèce, une personne connaît l’intéressé, même si elle ne le connaît pas personnellement; elle est prête à l’accueillir, à l’héberger, à le nourrir pendant qu’il se défend contre les allégations formulées contre lui et qu’il prend d’autres recours. À Toronto, M. Elias constitue un lien suffisant dans la collectivité, si ce n’est pas la caution idéale. Ce n’est pas tout le monde qui a des frères et sœurs, des parents, des oncles ou des tantes au Canada, et cela ne devrait pas être un critère pour refuser la mise en liberté. Il ne faut pas minimiser l’importance de la disponibilité d’un lieu d’accueil.

[18]      Le commissaire a donc ordonné que le demandeur soit mis en liberté sous réserve de l’obligation de se présenter aux autorités et du versement d’une garantie en espèces de 1 000 $ par un parent éloigné. En dépit des objections de l’avocate du demandeur, qui voulait qu’il soit enjoint au défendeur de demeurer dans la région de Vancouver où devait se tenir l’enquête, le commissaire a ordonné que le défendeur habite à Toronto, où vivait le parent éloigné. Le commissaire a fait le commentaire bizarre suivant à ce sujet :

Aux termes des Règles, il [le ministre] peut demander un changement de lieu [pour l’enquête], mais je vais être très franc. Ce qui va se passer, c’est que vous allez vous présenter devant la Cour fédérale et obtenir un sursis, et [le défendeur] ne sera pas libéré de toute façon. Selon moi, il y a 99 pour cent de chances que les choses vont se produire ainsi.

III.        Les questions en litige

[19]      Dans la demande de contrôle judiciaire, l’avocate du demandeur a soulevé trois questions qui peuvent se résumer ainsi :

a. Le commissaire a‑t‑il omis de tenir compte de l’article 245 du Règlement, en particulier les alinéas 245f) et g), et fondé plutôt sa décision sur sa supposition que le défendeur avait intérêt à continuer la procédure de demande d’asile?

b. Le commissaire a‑t‑il erronément omis d’évaluer si le défendeur se présenterait probablement à toutes les étapes du processus d’immigration au Canada, y compris le renvoi?

c. Les conditions auxquelles était assujettie la mise en liberté étaient‑elles déraisonnables?

IV.       Analyse

A. Le cadre législatif et réglementaire

[20]      La LIPR prévoit l’arrestation et la détention ainsi que le maintien en détention, dans le cadre du processus d’immigration, des étrangers dont on craint qu’ils se soustraient au reste du processus et, notamment, à la procédure de renvoi. L’article 58 énonce ce qui suit :

58. (1) La section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf sur preuve, compte tenu des critères réglementaires, de tel des faits suivants :

a) le résident permanent ou l’étranger constitue un danger pour la sécurité publique;

b) le résident permanent ou l’étranger se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

c) le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que le résident permanent ou l’étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux;

d) dans le cas où le ministre estime que l’identité de l’étranger n’a pas été prouvée mais peut l’être, soit l’étranger n’a pas raisonnablement coopéré en fournissant au ministre des renseignements utiles à cette fin, soit ce dernier fait des efforts valables pour établir l’identité de l’étranger.

Mise en liberté par la Section de l’immigration

(2) La section peut ordonner la mise en détention du résident permanent ou de l’étranger sur preuve qu’il fait l’objet d’un contrôle, d’une enquête ou d’une mesure de renvoi et soit qu’il constitue un danger pour la sécurité publique, soit qu’il se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi.

Mise en détention par la Section de l’immigration

[21]      Le Règlement énumère les facteurs à prendre en compte dans l’évaluation du risque que l’intéressé se soustraie au processus, lequel risque peut justifier le maintien en détention en vertu de l’alinéa 58(1)b). Ces facteurs comprennent l’implication dans des opérations de passage de clandestins et l’absence d’appartenance à une collectivité au Canada.

244. Pour l’application de la section 6 de la partie 1 de la Loi, les critères prévus à la présente partie doivent être pris en compte lors de l’appréciation :

a) du risque que l’intéressé se soustraie vraisemblablement au contrôle, à l’enquête, au renvoi ou à une procédure pouvant mener à la prise, par le ministre, d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi;

b) du danger que constitue l’intéressé pour la sécurité publique;

c) de la question de savoir si l’intéressé est un étranger dont l’identité n’a pas été prouvée.

Critères

245. Pour l’application de l’alinéa 244a), les critères sont les suivants :

a) la qualité de fugitif à l’égard de la justice d’un pays étranger quant à une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale;

b) le fait de s’être conformé librement à une mesure d’interdiction de séjour;

c) le fait de s’être conformé librement à l’obligation de comparaître lors d’une instance en immigration ou d’une instance criminelle;

d) le fait de s’être conformé aux conditions imposées à l’égard de son entrée, de sa mise en liberté ou du sursis à son renvoi;

e) le fait de s’être dérobé au contrôle ou de s’être évadé d’un lieu de détention, ou toute tentative à cet égard;

f) l’implication dans des opérations de passage de clandestins ou de trafic de personnes qui mènerait vraisemblablement l’intéressé à se soustraire aux mesures visées à l’alinéa 244a) ou le rendrait susceptible d’être incité ou forcé de s’y soustraire par une organisation se livrant à de telles opérations;

g) l’appartenance réelle à une collectivité au Canada

Risque de fuite

B. La norme de contrôle

[22]      Le demandeur formule les deux premières questions comme des questions de droit mettant en cause le bien‑fondé de l’application par le commissaire de l’article 58 de la LIPR et de l’article 245 du Règlement, et il estime en conséquence qu’elles doivent être examinées suivant la norme de la décision correcte : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47. Le défendeur, quant à lui, y voit des questions de fait (c.-à-d. le défendeur se soustrairait‑il vraisemblablement au processus ?) dont l’examen exige le recours à la norme de la raisonnabilité, suivant l’arrêt Dunsmuir. Les deux parties paraissent convenir que la norme de contrôle applicable à la troisième question, relative aux conditions de la mise en liberté, est celle de la raisonnabilité.

[23]      Je suis d’avis que c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique aux trois questions. Contrairement à ce qui s’était passé dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Gill, 2003 CF 1398, citée par le demandeur, le commissaire n’a pas fait défaut d’examiner les facteurs prévus aux alinéas 245f) et g). Au contraire, il était bien conscient de leur existence; non seulement les a‑t‑il mentionnés expressément dans ses motifs, mais il en a également fait un résumé exact. Il se peut qu’il n’en ait pas tiré les conclusions souhaitées par le demandeur, mais on ne saurait dire qu’il a erronément omis de tenir compte de ces dispositions. Par conséquent, si erreur il y a, elle réside dans l’application de ces facteurs aux faits de l’espèce, en sorte que c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique.

[24]      On peut tenir le même raisonnement concernant la deuxième question. Le commissaire savait manifestement que l’alinéa 245f) vise notamment le risque qu’un intéressé se soustraie au processus pour éviter une mesure de renvoi. Il se peut fort bien qu’il se soit trompé en mettant l’accent sur le risque que le défendeur ne se présente pas à son enquête mais, encore une fois, il s’agirait là d’une erreur dans l’application de cette disposition aux faits de l’espèce.

[25]      Il s’ensuit que la décision du commissaire doit être examinée en fonction de la norme de la raisonnabilité, de sorte que le demandeur doit démontrer qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47.

1)    Le commissaire a‑t‑il effectivement omis de tenir compte des alinéas 245f) et g) du Règlement?

[26]      Les alinéas 245a) à g) du Règlement établissent une liste de facteurs que les décideurs doivent prendre en compte lorsqu’ils apprécient, pour l’application de l’alinéa 58(1)b) de la LIPR, le risque qu’une personne se soustraie au processus d’immigration. Les alinéas 245a) à e) ne sont pas particulièrement pertinents en l’espèce puisque le défendeur est détenu depuis son arrivée au Canada. Les seuls facteurs applicables sont donc ceux qui sont mentionnés aux alinéas 245f) (l’implication du détenu avec des passeurs et/ou le risque d’incitation ou de coercition de leur part) et 245g) (l’appartenance réelle du détenu à une collectivité au Canada).

[27]      Aux termes de l’article 58 [de la LIPR], il incombe clairement au ministre de démontrer que le maintien en détention est fondé, mais une fois qu’il a établi prima facie les motifs justifiant que la détention se poursuive, le fardeau de preuve passe à l’intéressé, qui doit présenter des éléments de preuve contrant l’effet des facteurs énoncés à l’article 245 du Règlement : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2004 CAF 4, [2004] 3 R.C.F. 572, au paragraphe 16.

[28]      En l’espèce, je suis d’avis que le ministre a établi prima facie que les facteurs prévus aux alinéas 245f) et g) du Règlement justifient le maintien en détention. L’avocate du ministre a fait valoir que le défendeur risquait vraisemblablement de se soustraire au processus d’immigration en raison de son implication avec des passeurs, qui le rendait susceptible d’y être incité ou forcé par ceux‑ci, et elle a étayé cette affirmation par des faits non contestés. Le défendeur ou, à tout le moins, sa famille, doit encore une partie des frais de passage. Le ministre a également expliqué que le défendeur ferait l’objet d’une mesure d’expulsion s’il était déclaré interdit de territoire, ce qui contrarierait les plans des passeurs en faisant en sorte que le défendeur ne pourrait rembourser sa dette.

[29]      Le commissaire n’a pas véritablement soupesé ces arguments. Il a fait abstraction de la dette du défendeur, s’en remettant simplement au fait que ce n’était pas la première fois que des demandeurs d’asile venaient au Canada munis de faux documents ou en ayant recours à des passeurs. Il a également émis l’hypothèse que le défendeur avait intérêt à se présenter pour son enquête puisqu’il cherchait en bout de ligne à être reconnu comme demandeur d’asile pour pouvoir demeurer au Canada. Les grandes lignes de son raisonnement sont exposées dans le paragraphe suivant de ses motifs :

[Le défendeur] doit faire valoir son cas. Il ne fait pas de doute qu’il sera peut‑être déclaré interdit de territoire et que l’accès au processus d’octroi de l’asile lui sera refusé, mais il est aussi possible qu’il ne soit pas déclaré interdit de territoire. Il a grandement intérêt à réfuter l’allégation pour qu’il puisse avoir accès au processus d’octroi de l’asile. C’est pour cette raison qu’il est venu au Canada. Si l’issue de l’enquête ne lui est pas favorable, il aurait accès à d’autres processus, particulièrement l’examen des risques avant renvoi où l’on évaluerait le risque auquel il serait exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka.

[30]      Son affirmation que le défendeur a une cause à faire valoir et qu’il a intérêt à se présenter à son enquête pour pouvoir être admis au processus de demande d’asile relève de l’évidence. Si le défendeur n’avait pas eu recours à des passeurs pour entrer au Canada, un tel argument aurait pu suffire pour établir qu’il n’y avait pas de risque de fuite dans son cas mais, en l’espèce, il ne tient pas compte du facteur énoncé à l’alinéa 245f), à savoir que son implication avec une organisation de passeurs pourrait le rendre susceptible d’être incité ou forcé par celle‑ci de se soustraire à l’enquête ou à la mesure de renvoi. Nulle part dans ses motifs le commissaire ne se demande pourquoi les gens envers qui le défendeur est encore endetté ne tenteraient pas de l’influencer ou d’exercer de la coercition, quel que soit son avis sur ce qui est dans son intérêt. Après tout, on ne saurait présumer que le défendeur sera jugé admissible ou même qu’une demande au ministre fondée sur le paragraphe 34(2) de la LIPR serait accueillie. L’organisation de passeurs pourrait encourir une perte importante si le défendeur était renvoyé du Canada puisque, de toute évidence, il pourrait gagner beaucoup moins au Sri Lanka. Il se pourrait donc qu’on fasse pression sur le défendeur pour qu’il disparaisse afin d’échapper complètement à l’enquête, ou même qu’on l’y force. Il pourrait de toute manière se prévaloir de l’examen des risques avant renvoi (ERAR) s’il était arrêté par les autorités de l’immigration et faisait l’objet d’une mesure de renvoi.

[31]      Le ministre ayant établi que des passeurs avaient fait entrer le défendeur au Canada et que ce dernier leur devait encore de l’argent, le facteur prévu à l’alinéa 245f) du Règlement entrait en jeu et, pour convaincre le commissaire qu’il ne devait pas être maintenu en détention malgré l’existence de ce facteur, le défendeur devait fournir des éléments de preuve contradictoires. Cette preuve n’a pas été soumise au commissaire, qui n’a pu que supposer que le défendeur ne s’enfuirait pas, sans jamais vraiment appliquer l’alinéa 245f).

[32]      Le commissaire présume aussi que le défendeur ne vivra pas dans la clandestinité parce qu’il s’est montré « très franc et direct » dans ses déclarations à l’ASFC au sujet de son appui aux TLET et a fait preuve de « beaucoup de collaboration ». Cette conclusion, toutefois, pose problème à deux égards. Premièrement, la franchise et l’honnêteté ne font pas partie des facteurs entrant en ligne de compte dans l’application de l’article 58 de la LIPR. Qui plus est, le commissaire s’est montré, à tout le moins, généreux dans son appréciation du comportement du défendeur, car elle ne reposait pas sur la preuve qui lui avait été présentée. Il ressort des entrevues effectuées par les agents de l’ASFC que le défendeur est resté évasif à l’égard d’aspects cruciaux de son récit (la façon dont les passeurs ont opéré, la somme qu’il leur devait, la cause de ses cicatrices, etc.) et qu’il a souvent été nécessaire d’insister pour qu’il admette des faits. J’ajouterais que le commissaire a considéré que les liens du défendeur avec les TLET se bornaient au tournage d’un film essentiellement produit par eux, alors que la preuve indique que le défendeur a travaillé pour eux comme instructeur de karaté de 2006 à 2009.

[33]      L’avocat du défendeur s’est opposé à ce que le ministre soulève la question de la crédibilité de son client devant la Cour, au motif qu’elle n’avait pas été soulevée devant le commissaire. Il est vrai que le ministre n’a pas directement présenté au commissaire de preuves tendant à attaquer la crédibilité du défendeur, néanmoins le commissaire avait en main le dossier du défendeur et il est présumé en avoir eu connaissance. En outre, le commissaire lui‑même a abordé la question de la crédibilité du défendeur, et il a même invoqué cette crédibilité à l’appui de son opinion que le défendeur se plierait vraisemblablement à la suite de la procédure d’immigration. Dans ces circonstances, il était tout à fait légitime que cette question figure dans l’argumentation présentée à la Cour.

[34]      Pour ce qui est de l’alinéa 245g) du Règlement, le ministre a souligné que le défendeur n’était pas marié, n’avait pas d’enfant, n’avait ni résidence ni travail au Canada et que son seul parent ici était le frère du mari de sa sœur, qu’il n’avait jamais vu.

[35]      Le commissaire a bien reconnu que le défendeur n’avait qu’un « parent éloigné » au Canada, mais il n’a pas accordé suffisamment de poids à cette disposition législative lorsqu’il a dit qu’« [i]l y a à Toronto une importante communauté tamoule » et qu’il n’était « pas très inquiet qu’il [le défendeur] ait l’intention de se cacher ». Il s’agit encore là d’un raisonnement fautif parce qu’il est entièrement conjectural et détaché des faits présentés. Certes, des « demandeurs d’asile sont souvent remis en liberté sans connaître personne au Canada », mais le commissaire a négligé le fait qu’il n’avait pas devant lui un demandeur d’asile « ordinaire ». En effet, le défendeur était arrivé au Canada avec 491 autres individus à la suite d’une opération criminelle complexe et bien organisée de passage de clandestins. De nombreux éléments de preuve indiquaient qu’il avait depuis longtemps des liens avec les TLET, et il avait fait l’objet d’un rapport mentionnant le motif énoncé à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Compte tenu de ces circonstances spéciales et du peu d’appartenance du demandeur à une collectivité au Canada, il s’imposait au commissaire d’étoffer son analyse des raisons pour lesquelles ce facteur ne militait pas en faveur du maintien de la détention et de la fonder sur des faits plutôt que de simples suppositions.

[36]      Pour ces motifs, j’estime que le commissaire a mal apprécié les facteurs servant à déterminer s’il y a lieu d’ordonner le maintien en détention, énumérés à l’article 245 du Règlement. Cela ne veut pas dire que le défendeur ne devrait pas être mis en liberté; c’est à la Section de l’immigration que le législateur a confié le soin de prendre cette décision. Les membres de cette section ont beaucoup plus d’expérience que la Cour pour juger de ces questions, sur lesquelles ils se prononcent quotidiennement. Leurs décisions, toutefois, doivent être conformes à la Loi et au Règlement, et elles ne peuvent avoir pour assise des considérations étrangères à l’esprit ou à la lettre de la loi.

[37]      Ce motif à lui seul permettrait de statuer sur la demande de contrôle judiciaire, mais comme les mêmes questions vont se poser de nouveau lors de prochains contrôles des motifs de détention, je crois indiqué d’examiner les deux autres raisons qu’invoque l’avocate du ministre pour demander l’annulation de la décision du commissaire Tessler.

2)    Le commissaire a‑t‑il erronément omis d’évaluer si le défendeur se présenterait à la procédure de renvoi?

[38]      L’avocate du demandeur soutient que le commissaire a commis une erreur en n’examinant pas la question de savoir si le défendeur se présenterait à toutes les étapes du processus d’immigration, y compris la procédure de renvoi. Selon elle, le commissaire s’est demandé à tort si le défendeur ferait vraisemblablement l’objet d’une mesure de renvoi au lieu de se demander s’il se plierait vraisemblablement à la mesure de renvoi si elle était ordonnée.

[39]      Il est clair que l’analyse du commissaire a porté sur la question de savoir si le défendeur se présenterait vraisemblablement à l’enquête, condition essentielle pour ne pas se voir refuser l’accès au processus de demande d’asile. Parce qu’il estimait qu’il était dans l’intérêt du défendeur de se présenter à l’enquête quelle qu’en soit l’issue (en raison de la possibilité de se prévaloir de l’évaluation des risques avant renvoi), le commissaire n’a pas évalué le risque que le défendeur se soustraie à la procédure de renvoi. Toutefois, il a expressément indiqué, en conclusion, qu’il n’était pas « convaincu que [le défendeur] se soustraira vraisemblablement à son renvoi ».

[40]      Cette omission ne me paraît pas fatale dans les circonstances. Premièrement, l’avocate du ministre n’avait pas soulevé devant le commissaire la question de la présence du défendeur à la procédure de renvoi si cette mesure était ordonnée. Suivant la transcription de l’instance devant la Section de l’immigration, la représentante du ministre a formulé ainsi son allégation :

Le ministre demande le maintien en détention au motif que l’intéressé se soustraira vraisemblablement à une enquête et peut‑être à la procédure du délégué du ministre quand il examinera la mesure d’interdiction de séjour conditionnelle.

[41]      C’est précisément ainsi que le commissaire a compris la demande du ministre, comme l’indique le paragraphe introductif de ses motifs :

Le ministre demande le maintien de la détention au motif que l’intéressé se soustraira vraisemblablement à d’autres procédures d’immigration, précisément à une enquête au cours de laquelle le ministre a l’intention d’alléguer que l’intéressé était membre d’une organisation terroriste aux termes de l’alinéa 34(1)f).

[42]      Le demandeur n’a pas contesté la conclusion du commissaire selon laquelle les allégations du ministre concernant la procédure devant le délégué du ministre n’avaient pas de fondement discernable car, comme le commissaire l’a indiqué, « il s’agit simplement de formalités accomplies avant que la personne soit, apparemment, mise en liberté dans ces circonstances ». Pour ce qui est de l’allégation du ministre que le défendeur se soustrairait vraisemblablement à l’enquête, elle est au cœur de la décision du commissaire.

[43]      Le défendeur a raison de dire que le demandeur n’ayant pas soulevé la question de la présence du défendeur à la procédure de renvoi lors du contrôle des motifs de la détention il ne peut la soulever dans le cadre du contrôle judiciaire. Bien qu’on ne voie pas trop quels éléments de preuve supplémentaires le défendeur aurait pu soumettre pour contrer cet argument, cela reste quand même une question d’équité procédurale importante. Le contrôle judiciaire ne permet pas à la Cour de statuer sur un point qui n’a pas été soumis au décideur, et l’on ne saurait certainement pas reprocher au commissaire de ne pas s’être prononcé sur cet argument.

[44]      De plus, contrairement au demandeur, je ne suis pas d’avis que le commissaire était tenu d’examiner la question de la présence du défendeur à la procédure de renvoi même si le point n’avait pas été soulevé. L’emploi de la conjonction « or » dans la version anglaise et « ou » dans la version française de l’alinéa 58(1)b) suggère que le commissaire n’a pas à examiner chacune des instances procédurales qui y sont mentionnées, et qu’il suffit plutôt qu’il examine celle qui est pertinente dans les circonstances.

[45]      Le commissaire était justifié de mettre l’accent sur la prochaine étape du processus d’immigration plutôt que sur le renvoi. Un agent peut toujours arrêter de nouveau le défendeur, avec ou sans mandat, s’il a des motifs raisonnables de croire qu’il est interdit de territoire (une condition facilement réalisable si la Section de l’immigration formule une telle conclusion) et qu’il se soustraira vraisemblablement au renvoi : article 55 de la LIPR.

[46]      Il peut être utile, pour cette question, d’examiner la procédure appliquée par le ministre pour donner avis des décisions d’ERAR. Pour communiquer les résultats d’un ERAR, il convoque l’intéressé à une entrevue avec un agent d’exécution au bureau de l’ASFC, au cours de laquelle il l’informe de la décision. Pendant l’entrevue, l’agent d’exécution interroge l’intéressé pour déterminer s’il est susceptible de se soustraire à la procédure de renvoi et, de façon générale, s’il n’est pas convaincu que l’intéressé s’y conformera volontairement, il l’arrête dans le but d’exécuter la mesure de renvoi. Lorsque le renvoi doit s’effectuer dans un délai de plus de 48 heures, l’intéressé est conduit devant un commissaire de la Section de l’immigration pour un contrôle des motifs de la détention. C’est lors de tels contrôles que le commissaire examine la probabilité que l’intéressé se présente pour le renvoi.

[47]      Compte tenu de ces mesures procédurales intervenant avant le renvoi et de la possibilité d’arrêter de nouveau le défendeur, l’omission du commissaire de procéder à une analyse préliminaire de la probabilité que ce dernier se présente pour le renvoi plutôt qu’à une analyse de la probabilité qu’il comparaisse à l’enquête n’entache pas sa décision d’un vice fatal.

3)    Le commissaire a-t-il imposé erronément des conditions déraisonnables?

[48]      Devant le commissaire, le ministre s’est opposé à ce que le frère du mari de la sœur du défendeur soit accepté comme caution, a demandé qu’il soit enjoint au défendeur de demeurer à Vancouver pendant toute la durée de l’enquête et a demandé l’ajout d’une condition interdisant au défendeur tout lien avec une organisation criminelle. Le commissaire a rejeté toutes ces demandes pour des motifs qui laissent beaucoup à désirer.

[49]      Premièrement, on ne trouve nulle part dans sa décision d’évaluation de la capacité de la caution proposée d’exercer un contrôle sur les actes du détenu, alors que la raison d’être du recours à une caution est de s’assurer que l’intéressé se conformera aux conditions de sa mise en liberté et obtempérera aux avis de comparution qui lui sont adressés. Pour qu’une telle garantie remplisse véritablement son office, la caution doit être motivée à exercer un contrôle sur la personne libérée et être en mesure de le faire. C’est dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zhang, 2001 CFPI 521, [2001] 4 R.C.F. 173, qu’on trouve la formulation la plus explicite de ce rôle (aux paragraphes 19 et 22) :

Il semble que l’exigence relative à la fourniture d’un cautionnement ou d’une garantie de bonne exécution est fondée sur l’idée selon laquelle la personne qui fournit le cautionnement ou la garantie court un risque suffisant pour avoir intérêt à faire en sorte que l’individu en cause observe les conditions de la mise en liberté et notamment qu’il obtempère à la mesure de renvoi. L’obligation personnelle que l’individu qui doit être mis en liberté a envers la caution devrait inciter celui-ci à observer les conditions. Cela est peut-être vrai en général, mais il n’en va pas nécessairement de même dans le cas d’une opération organisée de trafic mettant en cause d’importantes sommes d’argent. On peut inférer du fait que des personnes versent de grosses sommes d’argent pour être introduites en fraude en Amérique du Nord que les chances de gagner de l’argent sont meilleures ici que dans leur pays d’origine. Les passeurs ne sont payés que lorsque leurs clients ont la chance de gagner plus d’argent. Ils ont donc intérêt à faire en sorte que leur client reste en Amérique du Nord. Dans ces conditions, il est logique qu’un passeur avance l’argent nécessaire aux fins du cautionnement de façon à aider ou à contraindre le client à vivre dans la clandestinité et à commencer à rembourser la dette. Le risque de perte financière, en pareil cas, ne découle pas de la confiscation du cautionnement, mais de la possibilité que le client soit renvoyé chez lui. Le fait que le client estime avoir une obligation envers le passeur ne l’incite pas à observer les conditions de la mise en liberté. C’est en fait le contraire qui se produit.

[…]

À mon avis, il doit être tenu compte de l’effet du cautionnement dans le cadre de l’examen de la question de savoir si l’individu qui est sous garde obtempérera vraisemblablement à la mesure de renvoi. Il faut d’autre part tenir compte aussi des qualités de la caution puisqu’il est possible que la fourniture d’un cautionnement par certains éléments de la société réduise les chances que l’individu en question obtempère à la mesure de renvoi. Par conséquent, il était déraisonnable pour l’arbitre de dire que, dans ce cas-ci, le cautionnement pouvait être fourni par n’importe quelle personne. S’il croyait que la fourniture d’une garantie était nécessaire pour que les défendeurs obtempèrent à la mesure de renvoi, l’arbitre était tenu d’examiner la situation de la caution et les relations que celle-ci entretenait avec les défendeurs.

[50]      Cette décision est d’autant plus pertinente qu’elle concernait 2 personnes faisant partie d’un groupe de 36 passagers clandestins découverts dans un conteneur à bord d’un navire, à Vancouver. En l’espèce, le commissaire n’a pas non plus véritablement évalué si la caution avait la capacité d’exercer un contrôle sur le défendeur, si tant est qu’il s’est posé la question. Au contraire, la preuve dont il disposait indiquait que non seulement la caution n’avait jamais rencontré le défendeur, mais qu’elle ne savait à peu près rien de lui.

[51]      Le commissaire ne s’est pas demandé non plus si 1 000 $ était une somme propre à inciter la caution à faire en sorte que le défendeur se conforme aux conditions de sa mise en liberté. Du reste, il a lui-même reconnu que M. Elias n’était pas « la caution idéale » et semble avoir porté davantage intérêt à la question de savoir s’il constituerait un « lieu d’accueil » convenable qu’à celle de savoir s’il remplirait véritablement son rôle de caution aux fins de l’application de la LIPR.

[52]      À l’audience, l’avocat du défendeur a fait valoir que le commissaire avait choisi l’une de plusieurs cautions possibles, après avoir conclu que le défendeur ne présentait pas de risque de fuite et que c’est pour cette raison qu’il n’avait pas jugé nécessaire d’évaluer son aptitude à cautionner.

[53]      Cette explication ne figure pas, toutefois, dans les motifs du commissaire, pas plus qu’on y trouve d’indication de son opinion que le défendeur ne risquait absolument pas de s’enfuir. Il serait exagéré de considérer que le commissaire a exigé une garantie par pure convenance. Il est plus probable que la nomination d’une caution avait pour but de neutraliser le risque — qui était manifestement un risque calculé dans l’esprit du commissaire — que le défendeur s’enfuirait s’il était mis en liberté. Si tel est le cas (et je ne vois pas d’autre raison de nommer une caution), le commissaire devait s’assurer que la caution proposée et le montant de la garantie pouvaient réaliser la fonction sous‑jacente de cette mesure. L’omission de le faire constitue une erreur donnant ouverture à contrôle judiciaire : voir Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Torres Vargas, 2009 CF 1005, aux paragraphes 56 à 59; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Achkar, 2010 CF 744, au paragraphe 49.

[54]      Pour ce qui est du rejet de la demande du Ministre qu’il soit enjoint au défendeur de demeurer à Vancouver pour la durée de l’enquête (qui était imminente), il procède d’un raisonnement tout à fait inacceptable et déraisonnable. Au lieu de mettre en balance l’intérêt du défendeur à habiter avec un parent éloigné à Toronto et celui du ministre de tenir l’enquête aussi rapidement que possible, le commissaire s’est contenté de conjecturer qu’il y avait à peu près « 99 pour cent de chances » que le ministre s’adresse à la Cour fédérale pour obtenir un sursis d’exécution et que « [le défendeur] ne sera pas libéré de toute façon ». Bien qu’au plan personnel, une telle manifestation de contrariété se comprenne compte tenu de la lourde charge de travail que représentait pour les commissaires de la Section de l’immigration l’arrivée des 492 immigrants sri lankais du M.V. Sun Sea, elle n’a pas sa place dans l’exercice de fonctions quasi-judiciaires et elle ne saurait être considérée comme raisonnable.

[55]      Pour toutes ces raisons, je suis d’avis que le commissaire a ordonné à tort la mise en liberté du défendeur. Je m’empresse de souligner encore une fois que cela ne veut pas dire que le défendeur n’a pas droit à une ordonnance de mise en liberté. Toutefois, s’il convient de rendre une telle ordonnance, elle doit reposer sur une appréciation des facteurs prescrits par les articles 58 de la LIPR et 245 du Règlement qui résiste au contrôle judiciaire.

JUGEMENT

LA COUR STATUE QUE la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

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