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[2012] 4 R.C.F. 572

A-314-10

2011 CAF 137

C.B. Powell Limited (appelante)

c.

Le président de l’Agence des services frontaliers du Canada (intimé)

Répertorié : C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers)

Cour d’appel fédérale, juges Evans, Dawson et Stratas, J.C.A.—Toronto, 11 avril; Ottawa, 15 avril 2011.

Douanes et Accise — Loi sur les douanes — Appel d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur qui a refusé d’examiner l’appel de l’appelante concernant les droits imposés sur certaines marchandises importées — L’appelante avait choisi un classement tarifaire erroné et avait également commis une erreur dans sa déclaration de l’origine et du classement tarifaire des marchandises — L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a uniquement corrigé le numéro de classement tarifaire — Le président de l’ASFC a conclu qu’il n’avait pas le pouvoir aux termes de l’art. 60(1) de la Loi sur les douanes de « réviser » ou de « réexaminer » l’origine et le classement tarifaire des marchandises — Le tribunal a conclu que seuls les « révisions » ou les « réexamens » par le président aux termes de l’art. 60(1) de la Loi constituaient des « décisions » au sens de l’art. 67(1) de la Loi — Puisque la conclusion du président n’était pas une décision, le Tribunal ne pouvait entendre l’appel en l’espèce — Il s’agissait de savoir si l’interprétation du Tribunal de l’art. 67(1), et son application aux faits de l’affaire étaient raisonnables — L’interprétation du Tribunal du terme « décision » était raisonnable et conforme au sens ordinaire de la Loi — Il est légitime de requérir des importateurs qu’ils assument les conséquences de leurs déclarations et de restreindre leur capacité de former des appels — La décision implicite de l’ASFC ou du président de corriger un autre élément constituerait une « révision » ou un « réexamen » en application des art. 59(1) et 60(1) de la Loi et serait donc une « décision » aux termes de l’art. 67(1) — Il appartient au Tribunal de juger selon chaque cas s’il y a eu une décision implicite — L’interprétation de l’art. 67(1) par le Tribunal était raisonnablement justifiée étant donné le cadre législatif adopté par le Parlement — Le Tribunal était attentif à la question de savoir si l’ASFC avait rendu une décision implicite sur l’origine et le traitement tarifaire — Aucune preuve n’a été apportée qu’il s’agissait en l’espèce d’une décision implicite — Appel rejeté.

Il s’agissait de l’appel d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur qui a refusé d’examiner l’appel de l’appelante de la décision d’imposer des droits sur certaines marchandises importées.

Après une vérification par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), l’appelante a reconnu qu’elle avait choisi un classement tarifaire erroné et qu’elle avait commis une erreur dans sa déclaration de l’origine et du classement tarifaire des marchandises importées. L’ASFC a effectué un réexamen conformément au paragraphe 59(1) de la Loi sur les douanes, corrigeant le numéro de classement tarifaire, mais ne changeant pas le traitement tarifaire. Le président de l’ASFC a rejeté l’appel de l’appelante sur le traitement tarifaire, concluant qu’il n’avait pas le pouvoir aux termes du paragraphe 60(1) de la Loi de réviser ou de réexaminer l’origine et le classement tarifaire des marchandises. Le Tribunal a décidé que la conclusion du président n’était pas une « décision » aux termes du paragraphe 67(1) de la Loi parce que seuls les « révisions » ou les « réexamens » prononcés par le président en application du paragraphe 60(1) sont considérés comme des « décisions ». Puisque la conclusion du président n’était pas une « décision », le Tribunal a conclu qu’il ne pouvait pas entendre l’appel de l’appelante.

La question en litige consistait à déterminer si l’interprétation par le Tribunal du paragraphe 67(1) de la Loi et son application aux faits de l’espèce étaient raisonnables.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

L’interprétation du Tribunal du terme « décision » au paragraphe 67(1) était raisonnable. Le Tribunal a choisi une interprétation qui était conforme au sens ordinaire de la Loi : une décision du président aux termes du paragraphe 60(1) doit être une « révision » ou un « réexamen » d’une décision rendue par l’ASFC aux termes du paragraphe 59(1). L’appelante faisait valoir que la décision du Tribunal créait une injustice considérable, rendant le régime administratif insuffisamment indulgent lorsque l’importateur faisait des erreurs dans sa déclaration. Toutefois, dans un régime administratif conçu pour traiter un tel afflux, il peut être légitime de requérir des importateurs qu’ils assument les conséquences de leurs déclarations et de restreindre leur capacité de former des appels. Le texte des articles 58, 59, 60 et 67 de la Loi n’accorde pas aux importateurs des droits d’appel illimités. Une décision implicite de l’ASFC ou du président de corriger un autre élément constitue une révision ou un réexamen aux termes des paragraphes 59(1) et 60(1), et donc une décision, pour les besoins du paragraphe 67(1), qui est susceptible d’appel devant le Tribunal. La reconnaissance par le Tribunal du fait qu’une décision implicite a été rendue fournit à l’importateur des recours selon les circonstances. Il appartient au Tribunal de juger dans chaque cas si une décision implicite a été rendue. La capacité de l’importateur de soutenir qu’une décision implicite a été rendue diminue le risque d’injustice que soulève l’appelante. L’interprétation du paragraphe 67(1) par le Tribunal — qui tient compte de la possibilité de décisions implicites — était raisonnablement justifiée étant donné le cadre législatif adopté par le Parlement pour l’établissement de ce régime administratif. Le Tribunal était attentif à la question de savoir si l’ASFC avait rendu une décision implicite sur l’origine et le traitement tarifaire lorsqu’elle avait révisé le classement tarifaire. Les éléments de preuve présentés au Tribunal permettaient de conclure qu’il n’y a pas eu de décision implicite.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, art. 32.2 (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 82; 1997, ch. 14, art. 36; ch. 36, art. 152; 2001, ch. 25, art. 22; 2002, ch. 22, art. 333), 42 (mod. par L.C. 2001, ch. 25, art. 32; 2005, ch. 38, art. 68), 42.01 (édicté par L.C. 1997, ch. 36, art. 160; 2005, ch. 38, art. 69), 42.1 (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 86; 1997, ch. 14, art. 38; ch. 36, art. 161; 2005, ch. 38, art. 70; 2009, ch. 6, art. 24), 58 (mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166; 2005, ch. 38, art. 73), 59 (mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166; 2001, ch. 25, art. 41; 2005, ch. 38, art. 74), 60 (mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166; 2001, ch. 25, art. 42; 2005, ch. 38, art. 85), 67 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 47, art. 52; L.C. 1997, ch. 36, art. 169; 2001, ch. 25, art. 48(F); 2005, ch. 38, art. 85), 74 (mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 98; 1996, ch. 33, art. 36; 1997, ch. 14, art. 43; ch. 36, art. 175; 1999, ch. 31, art. 71(F); 2001, ch. 25, art. 51; 2002, ch. 22, art. 337; 2009, ch. 16, art. 56).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2.

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

Alliance de la Fonction publique du Canada c. Assoc. des pilotes fédéraux du Canada, 2009 CAF 223, [2010] 3 R.C.F. 219.

décisions examinées :

C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485.

décisions citées :

C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2009 CF 528; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427.

APPEL d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur (AP-2010-007 et AP-2010-008) qui a refusé d’examiner l’appel de l’appelante concernant les droits imposés sur certaines marchandises importées. Appel rejeté.

ONT COMPARU

Michael Kaylor pour l’appelante.

Derek Rasmussen pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Lapointe Rosenstein Marchand Mélançon, S.E.N.C.R.L., Montréal, pour l’appelante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

  Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Stratas, J.C.A. : Il s’agit d’un appel de la décision du 11 août 2010 du Tribunal canadien du commerce extérieur (appels numéros AP‑2010-007 et AP-2010-008) [C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers)].

[2]        Devant le Tribunal, l’appelante a interjeté appel de la décision d’imposer des droits sur certaines marchandises, des bocaux de miettes de bacon. Le Tribunal a refusé d’examiner l’appel. Il a jugé qu’il n’avait pas compétence pour le faire. Il est parvenu à cette décision en interprétant la disposition qui définit les appels dont il peut être saisi : le paragraphe 67(1) [mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 169; 2001, ch. 25, art. 48(F); 2005, ch. 38, art. 85] de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1. Il a ensuite interprété le paragraphe 67(1) de la Loi en l’appliquant aux faits de l’espèce.

[3]        Pour les motifs exposés ci-dessous, l’interprétation donnée par le Tribunal au paragraphe 67(1) de la Loi et son application aux faits de l’espèce sont toutes deux raisonnables. Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.

A.        L’établissement des droits exigibles en vertu de la Loi

[4]        Lorsque des importateurs importent des marchandises au Canada, des droits peuvent être exigés en vertu de la Loi. Dans la partie III [art. 44 à 72.1] de la Loi et dans un certain nombre de règlements connexes, le législateur a établi un régime administratif exhaustif applicable aux droits.

[5]        Suivant ce régime administratif, l’obligation de payer des droits et le montant des droits exigibles dépendent de trois éléments : 1) l’origine des marchandises et le traitement tarifaire, 2) le classement tarifaire, et 3) la valeur en douane des marchandises importées. Au moment de l’importation des marchandises, l’importateur fait les déclarations exigées relativement à ces trois éléments. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) peut contester les déclarations de l’importateur. S’il y a contestation, des procédures d’examen administratif sont prévues jusqu’à l’appel devant le Tribunal : voir les articles 58 [mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166; 2005, ch. 38, art. 73], 59 [mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166; 2001, ch. 25, art. 41; 2005, ch. 38, art. 74], 60 [mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166; 2001, ch. 25, art. 42; 2005, ch. 38, art. 85] et 67 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 47, art. 52; L.C. 1997, ch. 36, art. 169; 2001, ch. 25, art. 48(F); 2005, ch. 38, art. 85] de la Loi.

B.        Les faits de l’espèce

[6]        En 2005, l’appelante a importé certains bocaux de miettes de bacon des États‑Unis. Elle a fait les déclarations voulues à l’ASFC concernant l’origine et le traitement tarifaire ainsi que le classement tarifaire et la valeur en douane des miettes de bacon. Plus particulièrement, en ce qui concerne l’origine et le traitement tarifaire, elle a revendiqué le traitement tarifaire de « la nation la plus favorisée ».

[7]        Au moment où l’appelante a soumis la déclaration, l’ASFC ne l’a pas contestée. Dans de telles circonstances, selon le paragraphe 58(2) de la Loi, les trois éléments énoncés dans la déclaration de l’appelante sont considérés comme ayant été « déterminés » aux fins du régime administratif.

[8]        Cependant, conformément aux articles 42 [mod. par L.C. 2001, ch. 25, art. 32; 2005, ch. 38, art. 68], 42.01 [édicté par L.C. 1997, ch. 36, art. 160; 2005, ch. 38, art. 69] et 42.1 [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 86; 1997, ch. 14, art. 38; ch. 36, art. 161; 2005, ch. 38, art. 70; 2009, ch. 6, art. 24] de la Loi, l’ASFC peut par la suite faire la vérification des déclarations faites par l’importateur. À la suite de ces vérifications, l’ASFC peut « réviser » ou « réexaminer » ces trois éléments dans le calcul des droits exigibles. Ce pouvoir de « réviser » ou de « réexaminer » est prévu à l’article 59, lequel est rédigé comme suit :

59. (1) L’agent chargé par le président, individuellement ou au titre de son appartenance à une catégorie d’agents, de l’application du présent article peut :

a) dans le cas d’une décision prévue à l’article 57.01 ou d’une détermination prévue à l’article 58, réviser l’origine, le classement tarifaire ou la valeur en douane des marchandises importées […]

[…]

b) réexaminer l’origine, le classement tarifaire ou la valeur en douane […] d’après les résultats de la vérification ou de l’examen visé à l’article 42 […]

Révision et examen

(2) L’agent qui procède à la décision ou à la détermination en vertu des paragraphes 57.01(1) ou 58(1) respectivement ou à la révision ou au réexamen en vertu du paragraphe (1) donne sans délai avis de ses conclusions, motifs à l’appui, aux personnes visées par règlement.

Avis de la détermination

[9]        En l’espèce, l’ASFC a effectué une vérification et a conclu que l’appelante avait choisi un classement tarifaire erroné pour les bocaux importés de miettes de bacon. Avant de faire le réexamen prévu à l’article 59 de la Loi, l’ASFC s’est enquise du point de vue de l’appelante.

[10]      L’appelante a reconnu son erreur, mais a informé l’ASFC qu’elle avait également commis une erreur dans sa déclaration de l’origine et du classement tarifaire des marchandises. À son avis, les bocaux de miettes de bacon étaient admissibles au traitement tarifaire en franchise de droits en vertu de l’Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2 [ALÉNA], plutôt que d’être assujettis aux droits de 12,5 p. 100 exigibles en conséquence du reclassement des marchandises selon le traitement tarifaire de la nation la plus favorisée.

[11]      L’ASFC a effectué un réexamen conformément au paragraphe 59(1) de la Loi et a corrigé le numéro de classement tarifaire, mais n’a pas changé le traitement tarifaire. L’ASFC a reçu les observations de l’appelante ayant trait à l’origine et au traitement des marchandises, mais elle a fait remarquer qu’elle ne réviserait pas cet élément.

[12]      L’appelante a interjeté appel du traitement tarifaire au président de l’ASFC conformément au paragraphe 60(1) de la Loi. Selon ce paragraphe, le président n’est habilité à entendre que les appels portant sur des révisions ou des réexamens :

60. (1) Toute personne avisée en application du paragraphe 59(2) peut, dans les quatre-vingt-dix jours suivant la notification de l’avis et après avoir versé tous droits et intérêts dus sur des marchandises ou avoir donné la garantie, jugée satisfaisante par le ministre, du versement du montant de ces droits et intérêts, demander la révision ou le réexamen de l’origine, du classement tarifaire ou de la valeur en douane, ou d’une décision sur la conformité des marques.

Demande de révision ou de réexamen

[13]      Le président a rejeté l’appel de l’appelante, statuant qu’il n’avait pas le pouvoir de l’entendre. À son avis, comme l’ASFC n’avait pas « révisé » ou « réexaminé » l’origine et le traitement tarifaire conformément au paragraphe 59(1), le paragraphe 60(1) ne lui conférait pas le pouvoir de le faire.

[14]      Le dernier recours prévu dans le processus d’appel administratif dont l’appelante pouvait se prévaloir était celui de l’appel devant le Tribunal en vertu du paragraphe 67(1). Ce paragraphe permet à la partie qui s’estime lésée d’interjeter appel d’une « décision » rendue par le président conformément au paragraphe 60(1) :

67. (1) Toute personne qui s’estime lésée par une décision du président rendue conformément aux articles 60 ou 61 peut en interjeter appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur en déposant par écrit un avis d’appel auprès du président et du secrétaire de ce Tribunal dans les quatre-vingt-dix jours suivant la notification de l’avis de décision.

Appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur

[15]      Le président a-t-il rendu une « décision » en l’instance? L’ASFC a estimé que non. Par conséquent, l’appelante a demandé à la Cour fédérale de déclarer qu’une « décision » avait été rendue pour les besoins du paragraphe 67(1) de la Loi : [C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers)] 2009 CF 528. Notre Cour a ensuite été saisie d’un appel.

[16]      La Cour a statué que le recours devant les Cours fédérales était prématuré : l’appelante aurait dû interjeter appel devant le Tribunal et laisser celui-ci trancher la question de savoir si une « décision » avait été rendue pour les besoins du paragraphe 67(1) de la Loi (C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332). L’appelante a en conséquence formé un appel devant le Tribunal en vertu du paragraphe 67(1) de la Loi.

C.        La décision du Tribunal

[17]      Le Tribunal a conclu que la conclusion du président n’était pas une « décision » au sens du paragraphe 67(1) de la Loi et qu’il ne pouvait pas entendre l’appel de l’appelante.

[18]      Le Tribunal a essentiellement tiré deux conclusions distinctes. Il a interprété le terme « décision » figurant au paragraphe 67(1) de la Loi et a ensuite appliqué son interprétation aux faits de l’affaire.

D.        Analyse

1)         La norme de contrôle

[19]      À mon avis, la norme de contrôle applicable aux deux décisions du Tribunal est la norme déférente de la raisonnabilité.

[20]      S’agissant de la question de l’interprétation du terme « décision » figurant au paragraphe 67(1) de la Loi, l’appelante fait valoir que la norme de contrôle est celle de la décision correcte. Elle soutient que l’interprétation du paragraphe 67(1) de la Loi est une [traduction] « question de compétence » et que la Cour suprême du Canada a statué que la norme de contrôle à l’égard de telles questions était celle de la décision correcte : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 59. Elle s’appuie dans une certaine mesure sur la décision même du Tribunal, dans laquelle le Tribunal a maintes fois utilisé le syntagme « de compétence » pour définir la question dont il était saisi.

[21]      L’argument de l’appelante ne saurait être retenu. Il est contraire à l’arrêt de principe Alliance de la Fonction publique du Canada c. Assoc. des pilotes fédéraux du Canada, 2009 CAF 223, [2010] 3 R.C.F. 219, de notre Cour, aux paragraphes 41 à 50. Dans cette affaire, la Cour s’est penchée sur la remarque de la Cour suprême portant qu’une « véritable question de compétence ou de constitutionnalité » commande l’application de la norme de la décision correcte. Elle a fait observer que la Cour suprême, bien qu’elle n’ait pas défini expressément ce syntagme, a renvoyé à l’arrêt United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485, le seul exemple cité. La question en litige dans l’arrêt United Taxi était celle de savoir si une loi accordait à la municipalité le droit de prendre un règlement précis. Il s’agissait d’une question fondamentale de constitutionnalité. En revanche, l’arrêt Alliance de la Fonction publique concernait l’interprétation et l’application par le tribunal d’une disposition de sa loi constitutive. La Cour a statué que cette question ne constituait pas une « véritable question de compétence ou de constitutionnalité ».

[22]      La même conclusion s’applique à l’espèce. L’interprétation par le Tribunal du terme « décision » figurant au paragraphe 67(1) de la Loi n’est pas l’une de ces questions qui commande l’application de la norme de décision correcte. Il s’agit plutôt d’un exercice d’interprétation législative d’une loi que le Tribunal interprète fréquemment — une loi qui peut être considérée comme l’une de ses [traduction] « lois constitutives ». Une telle question est présumée emporter l’application de la norme de la raisonnabilité : Dunsmuir, précité, aux paragraphes 54 et 56. Voir aussi l’arrêt récent Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, au paragraphe 36, de la Cour suprême du Canada.

2)         Les deux conclusions du Tribunal étaient-elles raisonnables?

[23]      Il convient de rappeler que le Tribunal a tiré deux conclusions distinctes. Il a interprété le terme « décision » figurant au paragraphe 67(1) de la Loi et il a appliqué son interprétation aux faits de l’affaire dont il était saisi.

[24]      Selon la norme déférente de la décision raisonnable, nous devons nous demander si ces deux conclusions n’appartiennent pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47. Nous ne pouvons modifier la décision du Tribunal que si celui-ci a rendu une décision fondée sur une interprétation ou une application injustifiée d’une loi fédérale.

a)         L’interprétation par le Tribunal du terme « décision » figurant au paragraphe 67(1) de la Loi

[25]      À mon avis, l’interprétation par le Tribunal du terme « décision » figurant au paragraphe 67(1) de la Loi appartient aux issues possibles ou acceptables. Elle est raisonnable.

[26]      Le Tribunal a conclu que seuls les « révisions » ou les « réexamens » prononcés par le président en application du paragraphe 60(1) à l’égard de l’un des trois éléments dans le calcul des droits sont considérés comme des « décisions ».

[27]      Le Tribunal a examiné la question de savoir si son interprétation était « contraire au cadre global prévu par la loi et notamment à la compétence législative qui lui est accordée par le législateur » (au paragraphe 27). Il a opté pour une interprétation qui était conforme au sens ordinaire de la Loi : la décision que rend le président en application du paragraphe 60(1) ne peut être que la « révision » ou le « réexamen » d’une décision rendue par l’ASFC en application du paragraphe 59(1). Le Tribunal a également pris en compte l’alinéa 74(1)c.1) [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 98; 1997, ch. 14, art. 43; 1999, ch. 31, art. 71(F)], qui permet un traitement conforme à l’ALÉNA lorsque la situation l’exige, par exemple lorsque l’importateur omet de demander ce traitement dans sa déclaration initiale.

[28]      L’appelante laisse entendre devant notre Cour que la décision du Tribunal crée une injustice considérable et qu’elle transforme ce régime administratif en un piège pour ceux qui ne se méfient pas. Elle soutient que la décision rend ce régime administratif insuffisamment indulgent lorsque l’importateur fait des erreurs dans sa déclaration. L’appelante donne en exemple la présente affaire où l’ASFC a modifié en vertu du paragraphe 59(1) le classement tarifaire, mais non l’origine et le traitement tarifaire, même si ceux-ci auraient dû être modifiés, ce qui a donné lieu au paiement de droits excédentaires. La décision du Tribunal, soutient-elle, rend l’importateur incapable d’en appeler du paiement excédentaire devant le président parce que celui-ci ne se livre pas à une révision ou à un réexamen. Selon l’appelante, cette situation signifie qu’il n’est pas possible d’interjeter appel devant le Tribunal car, selon l’interprétation du Tribunal, il n’examine pas une « décision » visée au paragraphe 67(1). L’appelante dit que cette interprétation est contraire à l’objet de la partie III de la Loi (le « CALCUL DES DROITS ») ainsi qu’au régime administratif — qui vise à s’assurer que les importateurs paient le bon montant des droits, et non davantage.

[29]      Je conviens qu’une interprétation législative dont les résultats sont contraires à l’objet de la Loi tend à indiquer que la décision est déraisonnable (Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427, au paragraphe 42), mais le présent régime administratif peut avoir d’autres objectifs — par exemple celui d’assurer l’efficacité administrative pour traiter l’afflux des marchandises importées qui arrivent à nos frontières quotidiennement. Dans un régime administratif conçu pour traiter un tel afflux, il peut être légitime de requérir des importateurs qu’ils assument les conséquences de leurs déclarations et de restreindre leur capacité de former des appels pour tenter d’obtenir un traitement fiscal qu’ils auraient pu réclamer antérieurement. Je tiens à souligner que le texte des articles 58, 59, 60 et 67 de la Loi n’accorde pas aux importateurs des droits d’appel illimités. Le régime administratif pourrait donc avoir plus d’objectifs que ne le laisse entendre l’appelante.

[30]      Cependant, je n’ai pas à arrêter les objets précis du régime administratif. Même s’il a accepté l’observation de l’appelante selon laquelle l’objet de la partie III de la Loi était d’assurer que les importateurs paient le bon montant de droits et non un montant excédentaire, le Tribunal a fait une remarque dans ses motifs qui diminuait de beaucoup la possibilité d’un paiement excédentaire. Compte tenu de cette remarque, je ne puis accepter l’observation de l’appelante selon laquelle l’interprétation du paragraphe 67(1) donnée par le Tribunal est contraire aux objets de la Loi.

[31]      La remarque du Tribunal concernait les situations dans lesquelles l’ASFC — conformément au paragraphe 59(1) de la Loi — ou le président de l’ASFC — conformément au paragraphe 60(1) de la Loi — corrige un élément du calcul, mais dans lesquelles le contexte factuel indique qu’il y a eu une décision implicite de corriger un autre élément. Le Tribunal a conclu que de telles décisions implicites constituent des « révisions » ou des « réexamens » en application des paragraphes 59(1) et 60(1) et donc des « décisions » pour les besoins du paragraphe 67(1) susceptibles d’appel devant le Tribunal. La remarque du Tribunal à cet égard se trouve au paragraphe 31 de ses motifs :

Le Tribunal conclut que, dans les présents appels, il n’y a eu en fait aucune révision par un agent des douanes aux termes du paragraphe 59(1) de la Loi de la détermination présumée aux termes du paragraphe 58(2) à l’égard de l’origine. Toutefois, on peut concevoir qu’une telle décision puisse exister par implication nécessaire en conséquence d’autres décisions rendues, ce qui formerait ainsi la base d’une demande au président de l’ASFC en vertu du paragraphe 60(1).

[32]      La reconnaissance par le Tribunal du fait qu’une décision implicite a été rendue fournit à l’importateur des recours selon les circonstances. Par exemple, supposons que l’ASFC fait une vérification et qu’elle corrige, en vertu du paragraphe 59(1), l’un des trois éléments sans apporter les modifications conséquentes nécessaires aux autres éléments. Dans un tel cas, le président de l’ASFC pourrait, dans le cadre d’un appel sur le fondement du paragraphe 60(1), conclure que l’ASFC avait implicitement décidé qu’il n’y avait pas lieu d’apporter aux autres éléments de modifications conséquentes nécessaires. Dans de telles circonstances, le président, en se penchant sur ces autres éléments, « réviserait » la question. Le président rendrait ainsi une « décision » au sens du paragraphe 67(1) de la Loi, laquelle pourrait être portée en appel devant le Tribunal.

[33]      Il ne fait aucun doute qu’il peut y avoir d’autres situations dans lesquelles le Tribunal conclura que des décisions implicites ont été rendues. Bien entendu, il appartiendra au Tribunal de le juger selon chaque espèce. Dans les décisions qu’il rendra sur ce point, le Tribunal devra examiner les objectifs de la partie III de la Loi et le régime administratif.

[34]      La capacité de l’importateur de soutenir qu’une décision implicite a été rendue diminue de beaucoup le risque d’injustice que soulève l’appelante. L’interprétation du paragraphe 67(1) par le Tribunal — qui tient compte de la possibilité de décisions implicites — est raisonnablement justifiée étant donné le cadre législatif adopté par le Parlement pour l’établissement de ce régime administratif. Suivant la norme déférente de la décision raisonnable qui doit être appliquée à l’espèce, l’interprétation donnée par le Tribunal au paragraphe 67(1) est valable.

b)         L’application de l’interprétation du Tribunal aux faits de l’espèce

[35]      Le Tribunal a conclu que le président n’avait pas « révisé » ou « réexaminé » la question de l’origine et du traitement tarifaire en application du paragraphe 60(1). De plus, il a indiqué (au paragraphe 39) que le président a refusé à raison de considérer la question de l’origine et du traitement tarifaire, vu que l’ASFC n’avait pas révisé l’origine et le traitement tarifaire conformément au paragraphe 59(1) de la Loi :

Au vu de l’absence de révision par un agent des douanes aux termes du paragraphe 59(1) de la Loi de la détermination d’origine présumée du paragraphe 58(2) et du fait qu’une telle révision ne peut exister par implication nécessaire de la révision du classement tarifaire qui a été faite, le Tribunal conclut que le président de l’ASFC avait raison de conclure qu’il n’avait pas compétence aux termes du paragraphe 60(1) pour rendre une décision (c’est-à-dire un réexamen) sur la question de l’origine.

[36]      Sur ce point, nous ne discernons aucune erreur susceptible de contrôle. Le passage précédent montre que le Tribunal était attentif à la question de savoir si l’ASFC avait rendu une décision implicite sur l’origine et le traitement tarifaire lorsqu’elle avait révisé le classement tarifaire. L’appelante n’a rien fait ressortir dans le dossier qui donnerait à penser que cette conclusion, de nature essentiellement factuelle, ne pouvait pas se justifier au regard de la norme de contrôle déférente de la décision raisonnable que nous somme tenus d’appliquer. Des éléments de preuve susceptibles d'étayer la conclusion qu’il n’y a pas eu de décision implicite ont été présentés au Tribunal, dont certains sont résumés au paragraphe 38 de sa décision. Suivant la norme de la décision raisonnable, cette conclusion suffit pour rejeter l’appel.

[37]      Enfin, l’appelante fait valoir que la conclusion générale du Tribunal est déraisonnable : l’appelante doit quand même payer des droits de 12,5 p. 100 sur les marchandises importées, alors que, dans les faits, elle aurait dû ne rien payer. Il s’agit effectivement de la situation dans laquelle l’appelante se trouve. Mais c’est l’appelante, et elle seule, qui en est responsable. Dans sa déclaration initiale, l’appelante a indiqué une origine et un traitement tarifaire précis pour les marchandises (traitement de la nation la plus favorisée), mais elle a par la suite reconnu qu’il y avait un meilleur traitement tarifaire (l’ALÉNA). Elle a tenté de modifier le traitement tarifaire en se prévalant du régime d’appel administratif prévu à la partie III de la Loi. Mais le sens ordinaire du texte des articles 58, 59, 60 et 67 de la Loi, suivant l’interprétation raisonnable qu’en a donnée le Tribunal, ne le permet pas. De plus, le Parlement a prévu que les importateurs disposent d’un délai précis pour corriger leurs déclarations ou se prévaloir d’autres recours dans certaines circonstances : voir, par exemple, les articles 32.2 [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 82; 1997, ch. 14, art. 36; ch. 36, art. 152; 2001, ch. 25, art. 22; 2002, ch. 22, art. 333] et 74 [mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 98; 1996, ch. 33, art. 36; 1997, ch. 14, art. 43; ch. 36, art. 175; 1999, ch. 31, art. 71(F); 2001, ch. 25, art. 51; 2002, ch. 22, art. 337; 2009, ch. 16, art. 56] de la Loi. Mais l’appelante ne s’est pas prévalue de ces possibilités. Par conséquent, compte tenu de la conclusion générale du Tribunal, je ne puis conclure que sa décision n’appartient pas aux issues acceptables ou justifiables.

[38]      Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.

Le juge Evans, J.C.A. : Je suis d’accord.

La juge Dawson, J.C.A. : Je suis d’accord.

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