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Référence :

Harkat (Re), 2009 CF 659, [2010] 3 R.C.F. 169

DES-5-08

DES-5-08

2009 CF 659

AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR);

ET le dépôt d’un certificat à la Cour fédérale en vertu du paragraphe 77(1) de la LIPR;

ET MOHAMED HARKAT

Répertorié : Harkat (Re) (C.F.)

Cour fédérale, juge Noël—Ottawa, 2, 3 et 23 juin 2009.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Fouilles, perquisitions ou saisies abusives — Requête sollicitant une ordonnance obligeant l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) à restituer, sans délai, l’ensemble des objets et des dossiers saisis dans la résidence de M. Harkat — M. Harkat, déclaré dans un certificat de sécurité interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité nationale, a été mis en liberté sous des conditions strictes — Le par. 16 des conditions dispose que M. Harkat doit donner accès à son domicile aux employés de l’ASFC pour qu’ils puissent s’assurer que M. Harkat se trouvait chez lui et qu’il respectait les conditions de la mise en liberté — L’ASFC s’est livrée à une perquisition d’une durée de près de six heures dans le domicile des Harkat — Il s’agissait de savoir si les mesures prises par l’ASFC constituaient une perquisition et une saisie abusives contrairement à l’art. 8 de la Charte — M. Harkat a consenti à ce que des perquisitions soient effectuées chez lui pour que l’ASFC s’assure qu’il respectait les conditions de sa mise en liberté — Bien que le consentement puisse limiter ou faire disparaître l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée, le consentement devrait être interprété de façon stricte — M. Harkat n’a pas consenti à des perquisitions visant l’obtention d’informations relatives au renseignement; il gardait une attente raisonnable en matière de vie privée — La perquisition et la saisie ont été effectuées par l’ASFC sans mandat — Cette perquisition était abusive en l’espèce — Une ordonnance exigeant la restitution de l’ensemble des documents, de l’équipement et des dossiers saisis ainsi que la destruction de toute copie de ces objets constituait la réparation appropriée — Requête accueillie.

Il s’agissait d’une requête sollicitant une ordonnance obligeant l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) à restituer, sans délai, l’ensemble des objets et des dossiers saisis dans la résidence de M. Harkat le 12 mai 2009. M. Harkat, déclaré dans un certificat de sécurité interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité nationale, a été mis en liberté sous des conditions strictes. Le paragraphe 16 des conditions (l’ordonnance) dispose que M. Harkat devait donner accès à son domicile aux employés de l’ASFC pour qu’ils puissent s’assurer que M. Harkat se trouvait chez lui et que ce dernier et tout autre occupant respectaient les conditions de la mise en liberté. Après avoir eu accès au domicile, les employés de l’ASFC pouvaient perquisitionner dans le domicile et en retirer tout objet. La présente requête portait sur l’exercice de ce pouvoir.

Le 12 mai 2009, l’ASFC a effectué une perquisition chez M. Harkat. La perquisition n’a pas été effectuée d’une façon limitée et précise, mais a plutôt été considérée comme une occasion pour obtenir des renseignements qui n’auraient pas été accessibles autrement. Les questions à trancher étaient celles de savoir si les mesures prises par l’ASFC constituaient une perquisition et une saisie abusives, représentant ainsi une violation des droits de M. Harkat garantis par l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et, dans l’affirmative, si une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte était justifiée.

Jugement : la requête doit être accueillie.

M. Harkat a consenti à ce que des perquisitions soient effectuées chez lui pour que l’ASFC s’assure qu’il respectait les conditions de sa mise en liberté. Bien que le consentement à une perquisition puisse limiter ou faire disparaître l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée, lorsque le droit d’une personne garanti par la Charte d’être protégée contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives est en litige, le consentement à une telle fouille ou perquisition devrait être interprété de façon stricte. En l’espèce, M. Harkat n’a pas consenti à ce qu’il y ait, dans son domicile, des perquisitions visant l’obtention d’informations relatives au renseignement et permettant des saisies de dossiers, d’objets et de documents qui soient effectuées tous azimuts. Il gardait une attente raisonnable en matière de vie privée.

Le paragraphe 16 de l’ordonnance, que l’ASFC a invoqué pour se livrer à la perquisition et la saisie, ne mentionnait aucun moment particulier, il ne précisait ni l’infraction, ni la preuve recherchée et il n’exigeait pas que des motifs raisonnables de croire aient été établis avant que la perquisition soit effectuée. En tant que tel, il ne respectait pas la définition de mandat, c.-à-d. que la fouille et la perquisition ont été effectuées sans mandat. Trois facteurs doivent être respectés pour qu’une perquisition sans mandat soit considérée non abusive : la perquisition doit être autorisée par la loi, la loi, en soi, ne doit pas être abusive et la perquisition doit avoir été effectuée d’une manière non abusive. L’interprétation large et libérale donnée au paragraphe 16 par l’ASFC était inacceptable lorsqu’il est question du droit à la vie privée. La saisie d’objets ne pouvant être que peu utiles, sinon inutiles, dans la vérification quant à savoir si les Harkat respectaient les conditions de la mise en liberté et l’utilisation d’un chien détecteur d’argent liquide alors qu’il n’y avait aucune interdiction visant la possession d’argent liquide révélaient que la perquisition avait grandement outrepassé la simple vérification du respect des conditions de l’ordonnance. Cette vérification n’était que secondaire par rapport aux objectifs principaux de la perquisition. La perquisition était abusive dans la mesure où elle a outrepassé l’autorisation accordée au paragraphe 16.

Même si l’ordonnance autorisait la perquisition du 12 mai 2009, la preuve menait à la conclusion que la perquisition avait été effectuée de façon abusive. La participation de seize agents et de trois chiens détecteurs, la durée de la perquisition, près de six heures, et la saisie d’anciens agendas, de vidéocassettes, de CD et tout document comportant de l’écriture arabe étaient excessives. L’utilisation d’hommes pour perquisitionner dans les tiroirs privés de Mme Harkat était abusive. Bien que ces mesures aient pu être prises de bonne foi par l’ASFC, le fragile équilibre entre le préjudice causé par l’exercice d’un pouvoir envahissant de l’État et l’objectif valable et raisonnable de l’intrusion a été brisé. L’ASFC n’a nullement tenu compte des conséquences que pourraient subir les Harkat en raison de la présence d’une telle armada d’agents de la paix devant leur domicile et peu d’égard a été accordé à la dignité des Harkat, qui ont été obligés d’être témoins d’une perquisition très envahissante couvrant même les éléments les plus intimes de leur vie privée.

Une ordonnance exigeant la restitution de l’ensemble des documents, de l’équipement et des dossiers saisis chez les Harkat ainsi que la destruction de toute copie de ces objets constituait la réparation appropriée compte tenu de la violation du droit de M. Harkat d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. L’ASFC n’a pas tenu compte des conditions établies par l’ordonnance ni des exigences fixées par l’article 8 de la Charte. M. Harkat ait pu avoir une attente limitée en matière de vie privée, mais il ne s’ensuivait pas que l’État avait carte blanche et pouvait, de façon abusive, porter atteinte au peu de vie privée qui lui restait.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n44], art. 8, 24(1).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; Procureur général de la Nouvelle-Écosse et autres c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; Lagiorgia c. Canada, [1987] 3 C.F. 28 (C.A.).

décisions examinées :

Harkat (Re), 2009 CF 241; R. c. Law, 2002 CSC 10, [2002] 1 R.C.S. 227; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; R. v. Wills (1992), 7 O.R. (3d) 337, 70 C.C.C. (3d) 529, 12 C.R. (4th) 58; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Jaballah, 2009 CF 33; R. v. Smith (1998), 219 A.R. 109, 161 D.L.R (4th) 331, [1998] 8 W.W.R. 620 (C.A. Alb.).

DOCTRINE CITÉE

Fontana, James A. et David Keeshan. The Law of Search and Seizure in Canada, 7e éd. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2007.

REQUÊTE sollicitant une ordonnance obligeant l’Agence des services frontaliers du Canada à restituer, sans délai, l’ensemble des objets et des dossiers saisis dans la résidence de M. Harkat le 12 mai 2009. Requête accueillie.

ONT COMPARU

David W. Tyndale et André Séguin pour le demandeur.

Matthew C. Webber et Norman D. Boxall pour les défendeurs.

Paul D. Copeland en qualité d’avocat spécial.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Webber Schroeder Goldstein Abergel, Ottawa, et Bayne, Seller, Boxall, Ottawa, pour les défendeurs.

Paul Copeland, Toronto, en qualité d’avocat spécial.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et l’ordonnance rendus par

[1] Le juge Noël : Le 10 décembre 2002, M. Mohamed Harkat a été déclaré, dans un certificat de sécurité, interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité nationale. Il a été détenu dans un établissement correctionnel jusqu’à ce qu’il soit mis en liberté, sous des conditions strictes, par la Cour en 2006.

[2] Le paragraphe 16 des conditions dispose que M. Harkat doit donner accès à son domicile aux employés de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) pour qu’ils puissent s’assurer qu’il se trouve chez lui et qu’il respecte les conditions de sa mise en liberté. L’ordonnance précise qu’après avoir eu accès au domicile, les employés de l’ASFC peuvent perquisitionner dans le domicile et en retirer tout objet. La présente requête porte sur l’exercice de ce pouvoir.

[3]  Le 25 mars 2009, la Cour a modifié les conditions de mise en liberté applicable à M. Harkat (ci‑après nommée l’ancienne ordonnance). Ces conditions ont de nouveau été modifiées le 14 mai 2009 : l’ASFC doit désormais obtenir une autorisation judiciaire avant d’exercer les pouvoirs d’entrer dans le domicile, de perquisitionner et de saisir des objets (ci‑après, nommée l’ordonnance modifiée).

La perquisition et la saisie du 12 mai 2009

[4] L’ASFC a effectué une perquisition chez M. Harkat le 12 mai 2009, soit 19 jours avant le début de l’audience portant sur le caractère raisonnable du certificat de sécurité. La perquisition a débuté à 9 h et s’est terminée à 14 h 45.

[5] Seize agents de la paix et trois chiens de la brigade canine ont participé à la perquisition. Plusieurs véhicules des agents de la paix étaient stationnés devant le domicile de M. Harkat pendant la perquisition. Un compte‑rendu exhaustif rédigé par l’agente de supervision, Mme Jasmine Richard, a été déposé en tant que pièce A de l’affidavit de Mme Alana Homeward.

[6] À leur arrivée au domicile de M. Harkat, l’agente de supervision et un policier du service de police d’Ottawa sont entrés chez M. Harkat et lui ont expliqué que l’ASFC venait effectuer une perquisition chez lui afin de vérifier s’il respectait les conditions de sa mise en liberté. Ils se sont fondés sur le paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance pour établir qu’ils avaient le droit d’entrer dans le domicile, de perquisitionner et de saisir des objets.

[7] M. Harkat a demandé s’il pouvait téléphoner à ses avocats, ce qui lui a été accordé. Il a été incapable de joindre M. Webber et M. Boxall, mais il a laissé un message les informant que l’ASFC effectuait une perquisition chez lui. Plus tard, les avocats ont communiqué avec l’agente de supervision, qui leur a dit que la perquisition était effectuée suivant le pouvoir accordé par le paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance.

[8] Mme Harkat était sous la douche lorsque la perquisition a débuté. Lorsque M. Harkat lui a dit que les employés de l’ASFC effectuaient une perquisition dans le domicile, Mme Harkat est sortie de la douche. Elle était de toute évidence fâchée lorsqu’elle a parlé avec Mme Richard, mais elle lui a donné les clés de la porte donnant accès à la salle d’ordinateur qui se trouve au sous‑sol.

[9] À ce moment‑là, Mme Richard a expliqué qu’un chien de la GRC détecteur d’explosifs serait amené dans le domicile, et elle a demandé à M. Harkat s’il souhaitait rester à l’intérieur. Selon le témoignage de Mme Richard, M. Harkat a consenti à ce que le chien entre chez lui s’il ne l’approchait pas. Le maître-chien de la GRC a fait faire le tour de la maison au chien détecteur, qui n’a détecté aucune substance explosive.

[10] À 9 h 31, un chien de l’ASFC détecteur d’armes est entré dans le domicile. Après que les deux chiens eurent terminé leur recherche, Mme Richard a fait entrer dans le domicile les équipes de recherches et l’agent de contrôle des éléments de preuve.

[11] À 12 h 43, un chien de l’ASFC détecteur d’argent liquide est entré dans le domicile.

[12] Les trois chiens utilisés pour fouiller le domicile n’ont détecté aucun élément qui aurait violé les conditions de la mise en liberté prévues dans l’ancienne ordonnance.

[13] Les agents qui ont effectué la perquisition ont saisi un certain nombre de documents, de dossiers et d’objets dans le domicile de M. Harkat. Tout document comportant de l’écriture arabe de même que les ordinateurs et plusieurs boîtes de disquettes, de disques compacts et de bandes vidéos ont été saisis. Parmi les objets saisis, il y avait des documents et des dossiers renfermant des renseignements protégés par le secret professionnel de l’avocat et le privilège relatif au litige.

[14] Deux hommes ont été chargés de perquisitionner dans la chambre des Harkat. Ils ont fouillé dans la commode de Mme Harkat, où, dans un tiroir renfermant des effets personnels de Mme Harkat, ils ont trouvé un trousseau de clés supplémentaire permettant d’avoir accès à la salle d’ordinateur au sous‑sol.

[15] Les agents de l’ASFC ont également constaté que la porte du garage pouvait s’ouvrir d’environ un pied au moyen d’une poignée qui se trouvait à l’intérieur.

[16] La perquisition a pris fin à 14 h 45.

[17] La liste complète des objets saisis au domicile des Harkat a été déposée auprès de la Cour. Les objets considérés comme étant protégés par le secret professionnel de l’avocat ou par le privilège relatif au litige ont en grande partie été rendus aux Harkat suivant les ordonnances décernées les 14 et 20 mai 2009 par la protonotaire Tabib.

Les faits ayant mené à la perquisition du 12 mai 2009

[18] La possibilité d’effectuer une perquisition chez les Harkat a fait l’objet de discussions dès septembre 2008 (témoignage de Mme Bessy Agrianotis, le 3 juin 2009). L’ASFC a obtenu un avis juridique selon lequel, si elle n’utilisait pas les pouvoirs qui lui avaient été donnés dans les conditions de la mise en liberté, ces pouvoirs lui seraient vraisemblablement retirés par la Cour. La possibilité d’effectuer une perquisition a également fait l’objet de discussions lorsque Mme Richard a remplacé M. Peter Foley comme agent de supervision au sein de l’ASFC en décembre 2008.

[19] Le 6 mars 2009, la Cour a prononcé les motifs d’une ordonnance portant sur une requête en modification des conditions de la mise en liberté de M. Harkat [2009 CF 241]. Au paragraphe 139, la Cour exigeait que l’ASFC rédige et dépose une évaluation des risques afin de l’aider à déterminer de quelle façon l’agente de supervision de l’ASFC devait exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui avait été donné.

[20] Le 16 avril 2009, Mme Bessy Agrianotis (conseillère principale par intérim en matière de programmes responsable de la coordination nationale entre les régions et de la section de la gestion des instances portant sur les certificats de sécurité) a demandé par courriel si le domicile des Harkat avait déjà fait l’objet d’une perquisition et, dans la négative, s’il était possible de commencer la planification d’une telle perquisition. Après avoir été mise au courant que le bureau régional responsable (le BRNO) n’avait jamais effectué de perquisition chez les Harkat, Mme Agrianotis a demandé que le BRNO commence, le 21 avril 2009, la planification d’une telle perquisition. Dans son courriel, Mme Agrianotis a écrit ce qui suit [traduction] : « Il faut que vous commenciez la planification de la perquisition. Nous sommes en train de préparer la rédaction de l’évaluation des risques et nous avons besoin de tous les renseignements que nous pouvons obtenir mdr ». Par suite de cette demande, l’agente de supervision au BRNO, Mme Richard, a commencé la planification de la perquisition.

[21] Mme Richard s’est appliquée à la tâche et a demandé de l’information et des conseils concernant le plan des opérations envisagé, qu’elle avait conçu de façon à ce qu’il soit aussi efficace que possible. Lorsqu’elle a posé des questions concernant les limites acceptables de la perquisition, on lui a répondu que ces limites relevaient de son pouvoir discrétionnaire (Mme Bessy Agrianotis, le 3 juin 2009, 14 h, aux pages 4 et 5). Le service antiterroriste a également fourni des conseils à Mme Richard sur la façon d’effectuer la perquisition et quant aux objets qui devraient être saisis. 

[22] Lors des discussions de Mme Richard avec sa coordinatrice et ses supérieurs, la question de la légalité de la perquisition et du plan des opérations envisagé n’a jamais été sérieusement remise en question malgré son caractère envahissant. L’ASFC s’est fondée sur le libellé du paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance pour inférer qu’elle avait les pouvoirs requis. Le plan des opérations a été approuvé par les supérieurs de Mme Richard avant le 12 mai 2009.

[23] Des éléments de preuve présentés à la Cour, soit la pièce MS‑2 et le témoignage de Mme Bessy Agrianotis, mènent à la conclusion que la perquisition a été organisée pour deux raisons : d’une part, l’ASFC voulait exercer le pouvoir de perquisition accordé par l’ordonnance établissant les conditions de la mise en liberté de M. Harkat afin que ce pouvoir ne lui soit pas retiré pour non‑utilisation et, d’autre part, elle voulait obtenir des renseignements utiles à l’évaluation des risques qu’elle préparait par suite du paragraphe 139 des motifs de l’ordonnance rendue le 6 mars 2009 par la Cour.

[24] Le paragraphe 16 révèle deux objectifs : vérifier la présence de M. Harkat à son domicile et s’assurer que M. Harkat et tout autre occupant respectent les conditions de sa mise en liberté. 

[traduction] 16. M. Harkat devra permettre aux employés de l’ASFC, à toute personne désignée par l’ASFC et à tout agent de la paix l’accès au domicile en tout temps (après identification) aux fins de vérifier la présence de M. Harkat au domicile et de s’assurer que M. Harkat ou toute autre personne se conforme aux conditions de la présente ordonnance. Il est entendu que M. Harkat devra permettre à cette ou à ces personnes de perquisitionner dans son domicile, d’en retirer tout objet ou d’y installer ou entretenir le matériel requis pour la télésurveillance. Avant la mise en liberté de M. Harkat, tous les autres occupants du domicile devront signer un document, d’une teneur jugée acceptable par les avocats des ministres, par lequel ils conviendront de se conformer à la présente condition. Avant d’occuper le domicile, tout nouvel occupant devra également convenir de se conformer à la présente condition. [Non souligné dans l’original.]

[25] Lors de son témoignage, Mme Richard a fait remarquer que la perquisition avait été effectuée afin que l’ASFC s’assure du respect de certaines conditions précises; en particulier, elle a mentionné les paragraphes 7(x), 12, 13, 17 et 19, qui interdisent à M. Harkat :

[traduction]

• d’avoir accès à un ordinateur lorsqu’il est seul à la maison;

• de s’associer ou de communiquer avec des personnes prônant le jihad armé ou le terrorisme, ou bien possédant un casier judiciaire;

• de posséder un appareil de communication capable de se connecter à Internet ou un téléphone cellulaire, ou bien d’y avoir accès, ou encore d’utiliser un téléphone public, etc.;

• de détenir un passeport ou d’autres titres de voyage;

• d’acheter ou d’obtenir des billets de train, d’avion ou d’autobus;

• d’être en possession d’une arme, d’une imitation d’arme, de substances nocives ou d’explosifs ou de quelque composant de ceux-ci.

[26] Mme Richard a également interprété le paragraphe 12 de l’ancienne ordonnance comme lui donnant aussi le droit d’effectuer une perquisition afin d’essayer de trouver de l’argent liquide. Elle a fondé son interprétation sur sa connaissance du contexte, à savoir sur les allégations faites par les ministres, selon lesquelles M. Harkat avait en sa possession de l’argent pour des groupes terroristes. En raison de cette interprétation, Mme Richard a demandé l’aide d’un chien détecteur d’argent liquide et de son maître-chien.

[27] Dans son témoignage en interrogatoire principal, Mme Richard a reconnu qu’il n’y avait aucune disposition dans l’ancienne ordonnance qui interdisait expressément à M. Harkat de posséder de l’argent liquide. Elle s’est exprimé ainsi :

[traduction]

Q. Je vous pose la même question en ce qui concerne le chien détecteur d’argent liquide : Pourquoi avez-vous utilisé ce chien?

R. L’argent liquide — encore une fois je me suis fondée sur ma connaissance du contexte de l’affaire, sur l’accès à une grosse somme d’argent et sur la condition qui se trouve dans l’ordonnance de la Cour. J’ai essayé d’établir s’il y avait eu des activités criminelles et de trouver une grosse somme d’argent, étant donné que je savais que les personnes visées bénéficiaient de l’aide sociale. Il aurait été raisonnable de croire qu’une grosse somme d’argent aurait constitué des produits de la criminalité. C’est pourquoi j’ai utilisé le chien détecteur d’argent liquide le jour de la perquisition.

Lors du contre‑interrogatoire, Mme Richard a dit ce qui suit :

[traduction]

Q. Une dernière question au sujet du chien détecteur d’argent liquide : vous gardez la même réponse? Vous n’avez pas à la répéter. Ce serait votre réponse, n’est‑ce pas?

R. Oui.

Q. Sauf que nous convenons, bien sûr, qu’il n’y a aucune condition dans sa mise en liberté qui lui interdisait de posséder de l’argent liquide, en fait une grande somme d’argent liquide, n’est-ce pas?

R. C’est vrai, ce n’était pas écrit dans les conditions.

Q. Ce n’était écrit nulle part, n’est‑ce pas?

R. Non.

Q. D’accord.

R. Mais la disposition sur laquelle je me suis fondée quand j’ai pris cette décision était celle dont nous avons parlé un peu plus tôt, celle sur l’association directe ou indirecte dans des affaires criminelles et —

Q. O.K., vous en êtes donc arrivée à croire que, malgré qu’il n’y ait aucun fondement à la perquisition visant à trouver de l’argent liquide, vous aviez le pouvoir d’en chercher parce que cet argent pourrait être lié d’une certaine façon à la condition selon laquelle il ne pouvait pas se lier directement ou indirectement avec des criminels ou des jihadistes, c’est bien ça?

R. C’est exact.

[28] Mme Richard avait seulement le droit de vérifier que les conditions de l’ancienne ordonnance étaient respectées. L’utilisation du chien détecteur d’argent liquide révèle que la perquisition n’a pas été effectuée d’une façon limitée et précise, mais a plutôt été considérée comme une occasion pour l’ASFC d’obtenir des renseignements qui n’auraient pas été accessibles autrement.

[29] L’examen des témoignages des témoins de l’ASFC mène à la conclusion que l’agente de supervision a dû s’acquitter d’une mission importante, à savoir s’assurer du respect de l’ordonnance de la Cour, et ce, sans appui ni coordination suffisante de la part de la gestion ou de la direction générale. Cela préoccupe grandement la Cour qui, à ce jour, a accordé passablement de pouvoir discrétionnaire au personnel de première ligne de l’ASFC.

La position des parties

[30] Lors de l’audience tenue les 2 et 3 juin 2009, M. Harkat a affirmé que la perquisition dans son domicile avait été effectuée sans mandat et équivalait à une [traduction] « violation flagrante » de son droit d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives garanti par l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte).

[31] Sur le fondement de l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2. R.C.S. 145, M. Harkat allègue que l’absence d’un tel mandat de perquisition inverse le fardeau de la preuve et qu’il incombe alors à l’État d’établir le caractère non abusif de la perquisition suivant les trois critères établis dans l’arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265.

[32] Même si M. Harkat admet en l’espèce que le paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance, qui donnait le droit à l’ASFC de perquisitionner chez lui, n’est pas déraisonnable ni illégal, il plaide que la perquisition effectuée le 12 mai 2009 a outrepassé le pouvoir conféré par le paragraphe 16. En particulier, M. Harkat soutient que le paragraphe 16 dispose que la perquisition doit être effectuée avec comme dessein que l’ASFC [traduction] « s’assure ponctuellement du respect des conditions de la mise en liberté ». Il soutient que la perquisition du 12 mai 2009, par son ampleur, a outrepassé l’autorisation de la Cour parce qu’elle a été utilisée pour l’obtention des renseignements de sécurité. De façon semblable, l’autorisation ne serait pas raisonnable si elle était interprétée comme permettant la saisie d’objets pour lesquels il n’y avait aucun motif raisonnable de croire qu’ils pourraient établir une violation des conditions.

[33] En résumé, M. Harkat qualifie la perquisition du 12 mai 2009 [traduction] « de recherche à l’aveuglette de grande envergure » qui a eu d’importantes conséquences sur son attente raisonnable en matière de vie privée.

[34] M. Harkat allègue également que la façon dont la perquisition a été effectuée a violé son droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. Il demande que l’ASFC lui restitue sans délai l’ensemble des objets saisis (voir le paragraphe 3 des observations écrites de M. Harkat datées du 22 mai 2009).

[35] Les ministres se fondent sur le paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance et plaident qu’une telle perquisition, effectuée avec le consentement de la personne visée, ne viole pas l’article 8 de la Charte. Rien dans l’ancienne ordonnance — laquelle, selon l’ASFC, constitue une autorisation judiciaire valide — n’exige que l’ASFC établisse qu’elle avait des motifs raisonnables de croire qu’une des conditions avait été violée avant d’effectuer une perquisition.

[36] Les ministres font remarquer que l’objectif principal poursuivi par l’ASFC lors de la perquisition était de s’assurer du respect des conditions de la mise en liberté; ils ont admis qu’un objectif secondaire de la perquisition était d’obtenir des renseignements aux fins de la rédaction de l’évaluation des risques ordonnée par la Cour. Ils prétendent également que la perquisition n’a pas été effectuée de façon abusive et qu’elle était liée à un [traduction] « objectif licite, à savoir l’évaluation par l’ASFC du respect des conditions de la mise en liberté », évaluation qui, selon les observations des ministres, comprend la rédaction de l’évaluation des risques.

[37] Par conséquent, les ministres plaident que la saisie ne devrait pas être déclarée illégale. Cependant, ils font remarquer que, même si la perquisition avait violé les droits de M. Harkat garantis par l’article 8, la réparation appropriée serait de permettre à l’ASFC de mener son enquête, de faire des copies des renseignements pertinents saisis et de restituer les objets saisis aux Harkat.

Les questions en litige dont est saisie la Cour

[38] La Cour est saisie de deux questions. Les mesures prises par l’ASFC le 12 mai 2009 constituent‑elles une perquisition et une saisie abusives, ce qui représenterait une violation des droits de M. Harkat garantis par l’article 8 de la Charte? Dans l’affirmative, la Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire et accorder une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte? 

Analyse

[39] L’article 8 de la Charte garantit aux personnes le droit d’être protégées contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives.

[40] Au paragraphe 15 de l’arrêt R. c. Law, 2002 CSC 10, [2002] 1 R.C.S. 227, le juge Bastarache, au nom de la Cour suprême, a fait l’observation suivante :

Il est établi depuis longtemps que l’art. 8 de la Charte a pour objet principal la protection du droit à la vie privée de l’accusé contre l’ingérence abusive de l’État. Par conséquent, la conduite policière portant atteinte à une « attente raisonnable en matière de vie privée » est considérée comme une « fouille » ou « perquisition » au sens de cette disposition […] On peut également qualifier une telle conduite de « saisie », qui se produit essentiellement « lorsque les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement ».

[41] La Cour suprême du Canada a conclu que, dans le cadre de toute analyse effectuée au regard de l’article 8, il faut répondre à deux questions : la personne visée par la fouille ou la perquisition avait‑elle une attente raisonnable en matière de vie privée? Dans l’affirmative, la fouille ou la perquisition portait‑elle atteinte de façon abusive au droit à la vie privée (R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, au paragraphe 33)?

L’attente raisonnable de M. Harkat en matière de vie privée

[42] Au paragraphe 45 de l’arrêt Edwards, le juge Cory a fait remarquer que « [l]’existence d’une attente raisonnable en matière de vie privée doit être déterminée eu égard à l’ensemble des circonstances ».

[43] Le 12 mai 2009, la perquisition a été effectuée chez M. Harkat. À l’exception de l’intégrité corporelle, l’attente subjective et objective d’une personne en matière de vie privée n’est jamais aussi grande que celle concernant sa maison (R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, au paragraphe 21). Comme l’a fait remarquer le juge Binnie au paragraphe 22 de l’arrêt Tessling :

La notion initiale de la vie privée qui a trait aux lieux ([traduction] « la maison de chacun est pour lui son château et sa forteresse » : Semayne’s Case […]) a évolué pour faire place à une hiérarchie plus nuancée visant d’abord la vie privée dans la résidence, le lieu où nos activités les plus intimes et privées sont le plus susceptibles de se dérouler […] « [i]l n’existe aucun endroit au monde où une personne possède une attente plus grande en matière de vie privée que dans sa “maison d’habitation” ».

[44] Dans l’arrêt R. c. Tessling, le juge Binnie a conclu ainsi [au paragraphe 38] :

[…] je suis d’avis qu’on peut présumer, jusqu’à preuve du contraire, que les occupants d’une résidence considèrent comme privés les renseignements concernant ce qui se passe à l’intérieur de la résidence. Cette attente remonte aux anciennes règles de droit relatives à la violation de la propriété et trouve sa justification moderne dans le caractère intime que revêtent la vie personnelle et la vie de famille.

[45] Les ministres notent que les conditions prévues au paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance disposent que M. Harkat et tout autre occupant devaient donner accès au domicile des Harkat à l’ASFC pour qu’elle s’assure qu’ils respectaient les conditions de l’ordonnance. M. Harkat a consenti à cette condition de sa mise en liberté. Ce consentement a clairement une incidence sur l’attente subjective en matière de vie privée.

[46] Le consentement à une perquisition peut limiter ou faire disparaître l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée. Les éléments qui doivent être établis afin qu’un consentement constitue effectivement une renonciation aux droits garantis par l’article 8 de la Charte ont été énoncés dans l’arrêt R. v. Wills (1992), 7 O.R. (3d) 337, rendu par la Cour d’appel de l’Ontario. La juge Mactavish a résumé ces conditions comme suit au paragraphe 76 de la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Jaballah, 2009 CF 33 :

[traduction]

i) il y a eu consentement exprès ou implicite;

ii) la personne qui a donné le consentement avait le pouvoir de le faire;

iii) le consentement était volontaire […] et ne découlait pas de mesures d’oppression ou de coercition ou de quelque autre conduite externe de la part des policiers, niant à l’individu visé la liberté de décider ou non de permettre aux policiers de donner suite à leur demande;

iv) la personne qui a donné le consentement était consciente de la nature de la conduite des policiers à laquelle on lui demandait de consentir;

v) la personne qui a donné le consentement était au fait de son droit de refuser de permettre aux policiers de faire ce qu’ils demandaient;

vi) la personne qui a donné le consentement connaissait les conséquences susceptibles de découler de sa décision de donner son consentement. (Wills, au paragraphe 69.)

[47] Dans l’arrêt Jaballah, la juge Mactavish a conclu que l’utilisation des renseignements obtenus par l’ASFC au moyen de la lecture du courrier de M. Jaballah ne serait pas autorisée et violerait les droits de M. Jaballah garantis par l’article 8 de la Charte s’ils étaient utilisés à des fins « autres que la surveillance de la menace qu’[il] représent[e] pour la sécurité nationale et la vérification qu’[il] se conform[e] aux conditions de [sa] mise en liberté » (Jaballah, au paragraphe 88).

[48] La conclusion de la juge Mactavish est conforme aux observations selon lesquelles la jurisprudence [traduction] « a établi que les allégations de consentement à une perquisition [faites par les autorités publiques] doivent recevoir une interprétation stricte » (voir James A. Fontana et David Keeshan, The Law of Search and Seizure in Canada, 7e éd. (Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2007), à la page 527). Lorsque le droit d’une personne garanti par la Constitution d’être protégée contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives est en litige, le consentement à une telle fouille ou perquisition devrait être interprété de façon stricte.

[49] Il s’ensuit que l’application d’une interprétation stricte peut faire en sorte qu’un consentement puisse être valide pour un objectif et ne pas l’être pour un autre objectif (voir R. v. Smith (1998), 219 A.R. 109 (C.A. Alb.)). Dans l’arrêt R. v. Smith, l’accusé avait invité des agents à entrer dans sa maison pour s’assurer qu’une personne qui avait composé le 911 se portait bien. La Cour d’appel de l’Alberta a conclu que le consentement ne s’étendait pas à la perquisition dans les autres pièces de la maison à des fins d’enquête. La Cour d’appel a affirmé ce qui suit au paragraphe 8 :

[traduction] Même si l’entrée dans les lieux était légale, le consentement donné ne visait qu’une fin limitée, soit à s’assurer que la personne qui avait appelé était en sécurité. Il ne s’ensuit pas qu’il était permis de perquisitionner dans les lieux en question à d’autres fins. Personne n’a consenti à ce que les agents se rendent au sous‑sol où la marijuana a été trouvée, mais l’agent Leggatt s’y est tout de même rendu. Ce faisant, il effectuait une perquisition, et ses actions ont outrepassé ce à quoi avait consenti M. Smith en invitant les agents à entrer chez lui.

[50] Lorsqu’il a accepté les conditions de sa mise en liberté, M. Harkat a consenti à ce que des perquisitions soient effectuées chez lui pour que l’ASFC s’assure qu’il respecte ces conditions. Il a consenti aux conditions précises de l’autorisation judiciaire visant la fouille, la perquisition et la saisie. Il n’est pas plaidé en l’espèce que le consentement de M. Harkat était non volontaire ou non éclairé. Cela étant dit, les conditions de l’ordonnance, et le consentement de M. Harkat à ces conditions, doivent être interprétées de façon stricte. M. Harkat n’a pas consenti à ce qu’il y ait, dans son domicile, des perquisitions visant l’obtention d’informations relatives au renseignement et permettant des saisies de dossiers, d’objets et de documents qui soient effectuées tous azimuts.

[51] Je conclus que M. Harkat gardait une attente raisonnable en matière de vie privée, laquelle avait été limitée par son consentement à l’intrusion autorisée par le paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance.

La perquisition effectuée par l’ASFC était‑elle abusive?

[52] Si une personne établit qu’elle avait une attente raisonnable en matière de vie privée, la perquisition sans mandat sera alors présumée abusive. La Cour suprême a conclu que le fardeau d’établir qu’une perquisition sans mandat n’est pas abusive incombe à l’État (Hunter et autres c. Southam Inc., à la page 146).

[53] Les ministres n’admettent pas que la perquisition du 12 mai 2009 a été effectuée sans mandat ou était abusive.

[54] Dans l’arrêt Procureur général de la Nouvelle‑ Écosse et autres c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, la Cour suprême a défini le mandat de perquisition de la façon suivante [à la page 179] :

[…] un ordre délivré par un juge de paix, en vertu de pouvoirs accordés par la loi, autorisant une personne désignée à pénétrer dans un lieu déterminé, pour y chercher et saisir des objets déterminés qui fournissent la preuve de la perpétration réelle d’une infraction ou de l’intention d’en perpétrer une.

[55] Dans l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., précité, le juge Dickson a énuméré plusieurs conditions devant être remplies pour que l’on puisse conclure que le mandat respecte l’article 8 : il doit y avoir eu préalablement une autorisation accordée par un décideur neutre et impartial capable d’agir de façon judiciaire et qui a été convaincu, sur le fondement de témoignages faits sous serment, qu’il y a des « motifs raisonnables et probables, […] de croire qu’une infraction a été commise et que des éléments de preuve se trouvent à l’endroit de la perquisition » (aux pages 161, 162 et 168).

[56] Le paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance ne respecte pas la définition de mandat donnée dans l’arrêt MacIntyre ni les conditions établies dans l’arrêt Hunter. Ce paragraphe ne mentionne aucun moment particulier, il ne précise ni l’infraction, ni la preuve recherchée et il n’exige pas que des « motifs raisonnables de croire » aient été établis avant que la perquisition soit effectuée. Bien qu’il fournisse une autorisation judiciaire d’entrer chez les Harkat et de vérifier le respect des conditions de la mise en liberté établies dans l’ancienne ordonnance, ce paragraphe ne respecte pas les conditions fixées par l’arrêt Hunter, précité. Je conclus donc que la perquisition et la saisie de l’ASFC ont été effectuées sans mandat. Par conséquent, il incombe aux ministres d’établir que la perquisition n’était pas abusive.

[57] À la page 278 de l’arrêt R. c. Collins, la Cour suprême du Canada a établi trois facteurs devant être respectés pour qu’une perquisition sans mandat soit considérée non abusive :

• la perquisition doit être autorisée par la loi;

• la loi, en soi, ne doit pas être abusive;

• la perquisition doit avoir été effectuée d’une manière non abusive.

[58] En l’espèce, les avocats de M. Harkat ont admis que le paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance, qui donne le droit à l’ASFC d’entrer et de perquisitionner chez M. Harkat, n’est pas déraisonnable s’il est interprété de façon à ce qu’il respecte les exigences de l’article 8 de la Charte. Malgré cette admission, ils sont d’avis que la perquisition et la saisie du 12 mai 2009 n’étaient pas autorisées par le paragraphe 16 et ont été effectuées de façon abusive. Si M. Harkat avait contesté le caractère raisonnable du pouvoir donné à l’ASFC au paragraphe 16, il aurait été nécessaire de déterminer si le contexte entourant la rédaction de ce paragraphe respecte l’ensemble des conditions établies dans l’arrêt Hunter, précité. Vu que M. Harkat a admis que l’ordonnance en soi n’était pas déraisonnable, je n’ai pas à trancher la présente question en l’espèce.

[59] Après examen de la preuve dont dispose la Cour, je conclus que le paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance n’autorisait pas une perquisition et une saisie de nature aussi envahissante et de portée aussi large que celle effectuée par l’ASFC le 12 mai 2009. L’autorisation judiciaire d’effectuer une perquisition doit être interprétée de façon raisonnable, suivant le bon sens et à la lumière de l’obligation qui incombe à tous les représentants de l’État de respecter la Charte. L’interprétation large et libérale donnée au paragraphe 16 par l’ASFC, comme en font foi les témoignages, est inacceptable lorsqu’il est question du droit à la vie privée des personnes vivant au Canada.

[60] La preuve révèle que l’objectif principal de la perquisition du 12 mai 2009 comportait deux volets : d’une part, l’utilisation du pouvoir de perquisitionner pour prouver à la Cour que l’ASFC n’avait pas renoncé à s’en prévaloir et, d’autre part, l’obtention d’informations relatives au renseignement devant être utilisées dans l’ébauche de l’évaluation des risques ordonnée par la Cour le 6 mars 2009. Ni l’un ni l’autre de ces objectifs n’est prévu au paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance, qui se limite à accorder à l’ASFC le pouvoir d’entrer chez les Harkat pour vérifier s’ils [traduction] « se conforment » aux conditions de la mise en liberté.

[61] Par conséquent, je conclus que les mesures prises par l’ASFC le 12 mai 2009 ont outrepassé l’autorisation qui lui avait été accordée au paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance. La preuve révèle que la saisie de documents a été effectuée suivant la liste des objets pertinents que la section antiterroriste avait fournie à Mme Richard. L’ASFC a saisi des objets ne pouvant être que peu utiles, sinon inutiles, dans la vérification quant à savoir si les Harkat respectaient les conditions de la mise en liberté (par exemple, des CD, des disquettes et de vieux agendas ont été saisis), et l’ASFC a utilisé le chien détecteur d’argent liquide alors qu’il n’y avait aucune interdiction visant la possession d’argent liquide. Tous ces éléments révèlent que la perquisition a grandement outrepassé la simple vérification du respect des conditions de l’ordonnance. Je conclus donc que la vérification du respect par les Harkat des conditions de l’ancienne ordonnance n’était que secondaire par rapport aux objectifs principaux de la perquisition.

[62] La perquisition était abusive dans la mesure où elle a outrepassé l’autorisation accordée au paragraphe 16.

[63] Même si l’ancienne ordonnance autorisait la perquisition du 12 mai 2009, la Cour doit déterminer si la perquisition a été effectuée de manière abusive. Il s’agit du troisième facteur établi à la page 278 de l’arrêt Collins, précité.

[64] La preuve déposée portant sur la manière dont la perquisition a été faite mène inévitablement à la conclusion que la perquisition a été effectuée de façon abusive. La participation de 16 agents de la paix et de trois chiens détecteurs était excessive. La durée de la perquisition, près de six heures, était excessive. La saisie d’anciens agendas, de vidéocassettes, de CD et tout document comportant de l’écriture arabe était excessive. L’utilisation d’hommes pour perquisitionner dans les tiroirs privés de Mme Harkat était abusive et certainement pas peu envahissante.

[65] Bien que ces mesures aient pu être prises de bonne foi par l’ASFC, le fragile équilibre entre le préjudice causé par l’exercice d’un pouvoir envahissant de l’État et l’objectif valable et raisonnable de l’intrusion a été brisé. L’ASFC n’a nullement tenu compte des conséquences que pourraient subir les Harkat en raison de la présence d’une telle armada d’agents de la paix devant leur domicile pendant presque six heures. De fait, par suite de la perquisition de l’ASFC, les résidants de l’immeuble en question ont reçu une lettre de l’avocat du conseil d’administration de l’immeuble en copropriété qui les menaçait de poursuite judiciaire s’il s’avérait qu’ils étaient impliqués dans des activités illégales (voir l’affidavit de Mme Clare McKennirey, le 22 mai 2009, pièce B). Peu d’égard a été accordé à la dignité des Harkat, qui ont été obligés d’être témoins d’une perquisition très envahissante couvrant même les éléments les plus intimes de leur vie privée.

[66] Ayant conclu que le domicile de M. Harkat a fait l’objet d’une perquisition abusive, la Cour doit déterminer la réparation appropriée dans les circonstances, le cas échéant.

La réparation

[67] Lorsque les droits d’une personne ont été violés ou niés, le paragraphe 24(1) de la Charte donne au tribunal compétent le pouvoir discrétionnaire d’établir la réparation appropriée et d’écarter des éléments de preuve obtenus par suite de la violation si l’utilisation de ces éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice :

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[68] La Cour doit déterminer la réparation à laquelle M. Harkat a droit, le cas échéant, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

La modification du paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance établissant les conditions de la mise en liberté de M. Harkat

[69] Vu la nature de la perquisition dont il est question ci‑dessus, la Cour a conclu, le 14 mai 2009, que le paragraphe 16 de l’ancienne ordonnance devait être modifié sur‑le‑champ. La première mesure prise par suite des faits du 12 mai 2009 a donc été de modifier le paragraphe 16 et d’ajouter le paragraphe 16.1. Les conditions modifiées se lisent maintenant comme suit :

[traduction]

16. Harkat devra permettre aux employés de l’ASFC, à

toute personne désignée par l’ASFC et à tout agent de la paix l’accès au domicile en tout temps (après identification) aux fins de :

a. vérifier la présence de M. Harkat au domicile;

b. installer ou entretenir le matériel requis pour la télésurveillance;

c. s’assurer que M. Harkat ou toute autre personne se conforme aux conditions de la présente ordonnance. 

Avant la mise en liberté de M. Harkat, tous les autres occupants du domicile devront signer un document, d’une teneur jugée acceptable par les avocats des ministres, par lequel ils conviendront de se conformer à la présente condition. Avant d’occuper le domicile, tout nouvel occupant devra également convenir de se conformer à la présente condition.

16.1  Avant d’entrer dans le domicile afin d’exercer le pouvoir

accordé par le paragraphe 16c) de la présente ordonnance, l’ASFC doit aviser la Cour et obtenir une autorisation judiciaire.

[70] Le paragraphe 16.1, entré en vigueur le 14 mai 2009, exige que l’ASFC présente une demande à la Cour avant de procéder à toute perquisition chez les Harkat. À l’avenir, toute perquisition sera autorisée, limitée et supervisée par un juge désigné de la Cour fédérale après audition à huis clos des observations de l’ASFC et des avocats spéciaux nommés pour protéger les intérêts de M. Harkat.

La restitution des objets saisis par l’ASFC

[71] M. Harkat sollicite une ordonnance de la Cour obligeant l’ASFC à restituer, sans délai, l’ensemble des objets et des dossiers saisis le 12 mai 2009.

[72] Lors de l’audition de la requête le 3 juin 2009, les avocats des ministres ont sollicité une ordonnance permettant à l’ASFC de procéder aux enquêtes liées aux documents saisis le 12 mai 2009 avant de les restituer ou, subsidiairement, de pouvoir faire des copies des documents non visés par le secret professionnel ou le privilège relatif au litige pour ensuite restituer les originaux dès que possible.

[73] Dans l’arrêt Lagiorgia c. Canada, [1987] 3 C.F. 28 (C.A.), une affaire lors de laquelle des documents avaient été saisis en violation de l’article 8 de la Charte, le juge Hugessen, alors juge à la Cour d’appel fédérale, a énoncé ce qui suit au nom de la Cour d’appel (aux pages 32 et 33) :

À notre sens, il serait difficile d’imaginer réparation plus appropriée de la saisie abusive et donc illégale de biens que d’ordonner la remise immédiate de ceux-ci à leur propriétaire légitime et à leur possesseur légal. Moins que cela serait nier le droit de la personne dépossédée et lui refuser la réparation prévue. La seule circonstance à laquelle nous songeons qui justifierait un tribunal de refuser une telle ordonnance serait l’illégalité de la possession initiale des biens saisis par la personne qui en a été dépossédée, comme par exemple dans le cas de drogues ou d’armes prohibées. Bien que cette éventualité puisse ne pas être la seule, il ne fait aucun doute pour nous que lorsque la Couronne tente, comme c’est le cas en l’espèce, de tirer profit d’une saisie interdite par la Charte, elle assume un fardeau très lourd (voir les arrêts Re Chapman and the Queen (1984), 46 O.R. (2d) 65; 9 D.L.R. (4th) 244; [1984] 12 C.C.C. (3d) 1 (C.A.); Lefebvre c. Morin, n200‑10‑000-174-83, C.A. de la province de Québec, en date du 4 février 1985, résumé à J.E. 85-366). En toute déférence pour les arrêts qui semblent exposer le point de vue opposé (Re Dobney Foundry Ltd. v. A.G. Can., [1985] 3 W.W.R. 626; [1985] 19 C.C.C. (3d) 465 (C.A.B.-C.); Re Mandel et al. and The Queen, [1986] 25 C.C.C. (3d) 461 (H.C. Ont.)), nous ne croyons pas qu’il puisse être actuellement satisfait à ce fardeau par la simple assertion que les biens saisis sont nécessaires à une poursuite.

Il n’est pas contesté en l’espèce que la Charte, loi suprême du pays, a été violée. Nous ne pouvons interpréter le paragraphe 24(1) comme s’il accordait le pouvoir discrétionnaire de statuer qu’il peut être passé outre à une telle violation pour faciliter une simple poursuite pour fraude fiscale ou pour fixation du prix de revente.

Nous soulignons de nouveau que la décision que nous rendons aujourd’hui ne vise que le redressement civil approprié à la violation reconnue de droits garantis par la Charte. Rien de ce que nous disons ne doit s’interpréter comme ayant trait de quelque manière à la question de savoir si la Couronne peut ou devrait pouvoir saisir de nouveau les documents en cause ou les utiliser, ou les renseignements qu’ils contiennent, à titre d’éléments de preuve.

[74] Je suis d’accord. Une ordonnance exigeant la restitution de l’ensemble des documents, de l’équipement et des dossiers saisis chez les Harkat ainsi que la destruction de toute copie de ces objets constitue la réparation appropriée compte tenu de la violation du droit de M. Harkat d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives.

[75] Il s’agit d’une importante violation des droits de M. Harkat garantis par la Charte. Bien que l’ASFC n’ait sans doute pas agi de mauvaise foi, les mesures prises n’ont pas tenu compte des conditions établies par l’ancienne ordonnance ni des exigences fixées par l’article 8 de la Charte.

[76] La Cour ne peut tolérer le type de perquisition envahissante effectuée par l’ASFC. Bien que M. Harkat puisse avoir une attente limitée en matière de vie privée, il ne s’ensuit pas que l’État a carte blanche et peut, de façon abusive, porter atteinte au peu de vie privée qui lui reste.

[77] Si l’ASFC a des doutes légitimes quant au respect par M. Harkat des conditions de sa mise en liberté (vu, par exemple, le rapport qui révèle que M. Harkat a omis d’armer le système d’alarme alors qu’il était seul chez lui), elle doit s’adresser à la Cour pour pouvoir effectuer une perquisition autorisée et aussi peu envahissante que possible.

[78] Vu certains éléments de preuve déposés au sujet du respect par les Harkat des conditions de la mise en liberté de M. Harkat, la Cour doute que l’ensemble de ces conditions soit respecté. La Cour souhaite rappeler à M. et Mme Harkat la gravité de leur situation. Les conditions de la mise en liberté doivent être respectées en tout temps. Nous sommes tous humains, mais lorsqu’une personne s’est engagée à respecter les conditions d’une ordonnance de la Cour, elle doit toujours rester vigilante afin d’éviter qu’une erreur d’inattention ne mène à une violation de ces conditions.

[79] Enfin, la Cour recommande que l’ASFC examine attentivement le pouvoir discrétionnaire qui lui a été accordé par la Cour et qu’elle veille à ce que toute interprétation qu’elle en fait soit fondée sur le bon sens ainsi que sur le droit à la vie privée, aussi limité qu’il puisse être, de M. Harkat.

POUR CES MOTIFS, LA COUR ORDONNE que :

• Tout document, objet et dossier saisi par l’Agence des services frontaliers du Canada soit restitué à M. Harkat sans délai.

• Toute copie de tels documents, objets ou dossiers soit détruite par l’ASFC sur‑le‑champ.

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