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Référence :

Canada (Procureur général) c. Guilde de la marine marchande du Canada, 2009 CF 344, [2010] 2 R.C.F. 282

T-1200-08

Le procureur général du Canada (demandeur)

c.

La Guilde de la Marine Marchande du Canada (défenderesse)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Guilde de la Marine Marchande du Canada (C.F.)

Cour fédérale, juge Hughes—Ottawa, 1er et 2 avril 2009.

Fonction publique — Relations du travail — Contrôle judiciaire de la décision et de l’ordonnance d’un arbitre portant sur un grief de principe présenté par la défenderesse à titre d’agente négociatrice contre le Conseil du Trésor (ministère des Pêches et des Océans) — La défenderesse représentait les officiers de navire qui travaillaient pour le gouvernement fédéral — Les intéressés étaient assujettis à une convention collective — L’employeur avait publié unilatéralement une « circulaire de la flotte » qui modifiait la façon dont les officiers étaient rémunérés pour la « familiarisation » — La défenderesse a déposé un grief en son propre nom et au nom de ses membres — Elle a demandé un dédommagement rétroactif pour les employés ayant subi des répercussions par suite de l’application de la circulaire — Le grief a été rejeté — L’arbitre a accueilli le grief et a ordonné une rémunération rétroactive — Il s’agissait de savoir si l’art. 232 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (la Loi) restreint les pouvoirs dont dispose un arbitre dans le cadre d’un grief de principe d’accorder une rémunération rétroactive — Bien que l’art. 232 restreint les pouvoirs généraux de l’arbitre qui a à connaître d’un grief de principe, cette disposition n’entre en jeu que si un grief individuel ou collectif existait déjà ou aurait pu exister — En l’espèce, le grief a été déposé très peu de temps après la publication de la circulaire, à un moment où on n’a pu mentionner un particulier ou un groupe qui aurait pu présenter un grief en son propre nom — Par conséquent, aucun grief individuel ou collectif n’« aurait pu » avoir été présenté au moment où le grief de principe a été formulé; l’art. 232 de la Loi ne s’appliquait pas compte tenu des faits — Même si l’art. 232 devait s’appliquer, l’arbitre avait le pouvoir d’attribuer une rémunération rétroactive en application des art. 232a) et b), qui disposent que l’arbitre peut, dans sa décision, donner une certaine interprétation à la convention collective ou conclure qu’il a été contrevenu à la décision arbitrale — L’emploi du mot « enjoindre » à l’art. 232c) de la Loi vise davantage que le simple pouvoir de donner une interprétation — L’expression « enjoindre à l’employeur […] d’appliquer la convention collective » à l’art. 232c) est d’assez large portée pour que soit visée une ordonnance de paiement rétroactif — En conséquence, l’arbitre a correctement exercé les pouvoirs que lui confère l’art. 232 de la Loi en rendant l’ordonnance — Demande rejetée.

Interprétation des lois — L’art. 232 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique restreint les pouvoirs dont dispose un arbitre dans le cadre d’un grief de principe — L’arbitre avait néanmoins le pouvoir d’attribuer une rémunération rétroactive en application des art. 232a) et b), qui disposent que l’arbitre peut, dans sa décision, donner une certaine interprétation à la convention collective ou conclure qu’il a été contrevenu à la décision arbitrale — L’emploi du mot « enjoindre » à l’art. 232c) de la Loi vise davantage que le simple pouvoir de donner une interprétation — L’expression « enjoindre à l’employeur […] d’appliquer la convention collective » à l’art. 232c) est d’assez large portée pour que soit visée une ordonnance de paiement rétroactif — Une personne ou un groupe de personnes dont la convention est interprétée de telle manière que des paiements rétroactifs lui sont accordés ne devrait pas avoir à présenter un deuxième grief pour obtenir ces paiements — Statuer que l’art. 232c) de la Loi interdit à l’arbitre d’attribuer une rémunération rétroactive entraînerait un résultat absurde.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art 2., art. 208 à 214, 215 à 219, 220 à 232.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Public Service Alliance of Canada v. NAV Canada (2002), 59 O.R. (3d) 284, 112 D.L.R. (4th) 68, 17 C.C.E.L. (3d) 26 (C.A.).

DOCTRINE CITÉE

Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. Markham, Ont. : LexisNexis Canada Inc., 2008.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision et de l’ordonnance (2008 CRTFP 52) d’un arbitre portant sur un grief de principe présenté par la défenderesse à titre d’agente négociatrice d’officiers de navire contre le Conseil du Trésor (ministère des Pêches et des Océans). Demande rejetée.

ONT COMPARU

Caroline E. M. Engmann pour le demandeur.

David J. Jewitt et Jodi Martin pour la défenderesse.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Jewitt McLuckie & Associates pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1] Le juge Hughes : La présente demande a trait à une question restreinte, soit celle de la portée de l’article 232 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2. Cette question découle d’une décision et d’une ordonnance rendues par un arbitre de grief (l’arbitre) qui avait à statuer sur un grief de principe présenté par la Guilde de la marine marchande du Canada, à titre d’agente négociatrice, contre le Conseil du Trésor — ministère des Pêches et des Océans. La référence de cette décision, datée du 9 juillet 2008, est [Guilde de la Marine marchande du Canada c. Conseil du Trésor (ministère des Pêches et des Océans)] 2008 CRTFP 52.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’arbitre a correctement exercé les pouvoirs que l’article 232 de la Loi lui confère en rendant l’ordonnance en cause d’une manière s’accordant avec la juste interprétation de cet article. La demande de contrôle judiciaire de cette décision est par conséquent rejetée.

[3] Notre point de départ se doit d’être la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, nouvellement édictée (2003). La Loi prévoit, en ses articles 208 et suivants, l’existence de divers types de griefs. Un grief, après être passé par les divers paliers de la procédure applicable, peut être renvoyé à un arbitre de grief, qui rendra une décision finale. Les différents types de griefs sont les suivants.

a. Le grief individuel, régi par les articles 208 à 214 de la Loi. La portée d’un tel grief est circonscrite de manière générale, comme suit, aux alinéas 208(1)a) et b) :

208. (1) Sous réserve des paragraphes (2) à (7), le fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu’il s’estime lésé :

a) par l’interprétation ou l’application à son égard :

(i) soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi,

(ii) soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

b) par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi.

b. Le grief collectif, régi par les articles 215 à 219 de la Loi. La portée d’un tel grief est circonscrite de manière générale, comme suit, au paragraphe 215(1) :

215. (1) L’agent négociateur d’une unité de négociation peut présenter un grief collectif à l’employeur au nom des fonctionnaires de cette unité qui s’estiment lésés par la même interprétation ou application à leur égard de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale.

c. Le grief de principe, régi par les articles 220 à 232 de la Loi. La portée d’un tel grief est circonscrite de manière générale, comme suit, au paragraphe 220(1) :

220. (1) Si l’employeur et l’agent négociateur sont liés par une convention collective ou une décision arbitrale, l’un peut présenter à l’autre un grief de principe portant sur l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention ou de la décision relativement à l’un ou l’autre ou à l’unité de négociation de façon générale.

[4] L’article 232 de la Loi, reproduit ci‑après, assortit de restrictions la décision d’un arbitre de grief sur un grief de principe qui porte sur une question qui a fait ou aurait pu faire l’objet d’un grief individuel ou d’un grief collectif.

232. Dans sa décision sur un grief de principe qui porte sur une question qui a fait ou aurait pu faire l’objet d’un grief individuel ou d’un grief collectif, l’arbitre de grief ne peut prendre que les mesures suivantes :

a) donner l’interprétation ou l’application exacte de la convention collective ou de la décision arbitrale;

b) conclure qu’il a été contrevenu à la convention collective ou à la décision arbitrale;

c) enjoindre à l’employeur ou à l’agent négociateur, selon le cas, d’interpréter ou d’appliquer la convention collective ou la décision arbitrale selon les modalités qu’il fixe.

[5] C’est cette disposition de la Loi, l’article 232, qui fait l’objet de l’examen actuel de la Cour. Cet article, m’a‑t‑on informé, n’a jamais été interprété par les tribunaux.

[6] Aucune des parties ne conteste le contexte factuel dans lequel s’inscrit la décision de l’arbitre. La défenderesse, la Guilde de la marine marchande du Canada, est l’agente négociatrice accréditée des officiers de navire qui travaillent pour le gouvernement fédéral, par exemple à bord de vaisseaux de la Garde côtière ou de la Défense. Ces officiers doivent travailler jusqu’à 12 heures par jour, et ce, jusqu’à 28 jours d’affilée. Leur régime de rémunération comporte des jours désignés en tant que jours « en repos » et « de service », et prévoit une banque de « jours de relâche ». Les intéressés sont assujettis à une convention collective, ce qui comprend une lettre d’accord.

[7] En janvier 2007, la direction du ministère des Pêches [et des Océans] a publié unilatéralement une « circulaire de la flotte » qui modifiait la façon dont les officiers devaient être rémunérés pour ce qu’on désignait la « familiarisation ». La défenderesse a déposé un grief en son propre nom et au nom de ses membres officiers. À l’époque, on n’avait pu mentionner un membre ou un groupe de membres en particulier qui auraient été visés par la circulaire en cause, mais on estimait qu’au moins certains officiers en subiraient les effets. On demandait notamment dans ce grief, comme suit, un jugement déclaratoire ainsi qu’un dédommagement rétroactif :

[traduction] La Guilde […] demande par les présentes un jugement déclaratoire selon lequel la circulaire de la flotte FC‑03‑2007 constitue un manquement aux obligations de l’employeur prévues dans la convention collective ainsi qu’une ordonnance de dédommagement rétroactif de tout officier touché.

[8] Le grief a été rejeté, et le redressement demandé a été refusé. La défenderesse a alors demandé l’arbitrage d’un grief de principe. Le 9 juillet 2008, l’arbitre a rendu la décision à l’examen et a ordonné ce qui suit (aux paragraphes 48 à 51) :

V. Ordonnance

Le grief de principe est accueilli.

La circulaire de la flotte FC 03‑2007 doit être modifiée par la suppression de toute mention de la familiarisation avec l’emploi sous la rubrique Application.

Les employés ayant subi des répercussions de l’application de la circulaire de la flotte FC 03‑2007 dans le cas de la familiarisation avec l’emploi doivent être rémunérés rétroactivement.

Je demeure saisi de l’affaire pour une période de 120 jours à compter de la date de la présente décision afin de me prononcer sur toutes les questions concernant son exécution.

[9] Le demandeur ne conteste pas l’ordonnance, si ce n’est son paragraphe 50 qui impose une rémunération rétroactive. Selon lui, l’article 232 de la Loi restreint les pouvoirs dont dispose un arbitre de grief dans le cadre d’un grief de principe, de telle sorte qu’une rémunération rétroactive ne puisse être accordée. On m’a informé que cette question n’avait jamais été soulevée pendant la procédure de règlement de grief ou d’arbitrage. Si ce n’est dans l’ordonnance elle‑même, la décision de l’arbitre ne traite pas de cette question.

PORTÉE DU CONTRÔLE

[10] Les avocats des parties s’entendent pour dire qu’il convient d’examiner la question de la portée du contrôle de la décision de l’arbitre en tenant compte des arrêts récents Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, de la Cour suprême du Canada. On a déclaré dans l’arrêt Dunsmuir qu’il n’y avait désormais plus que deux normes de contrôle judiciaire, soit la norme de la raisonnabilité et celle de la décision correcte. Cette dernière norme s’applique aux véritables questions de compétence, les juges de la majorité à la Cour suprême du Canada ayant déclaré ce qui suit dans l’arrêt Dunsmuir au paragraphe 59 :

Un organisme administratif doit également statuer correctement sur une question touchant véritablement à la compétence ou à la constitutionnalité. Nous mentionnons la question touchant véritablement à la constitutionnalité afin de nous distancier des définitions larges retenues avant l’arrêt SCFP. Il importe en l’espèce de considérer la compétence avec rigueur. Loin de nous l’idée de revenir à la théorie de la compétence ou de la condition préalable qui, dans ce domaine, a pesé sur la jurisprudence pendant de nombreuses années. La « compétence » s’entend au sens strict de la faculté du tribunal administratif de connaître de la question. Autrement dit, une véritable question de compétence se pose lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question. L’interprétation de ces pouvoirs doit être juste, sinon les actes seront tenus pour ultra vires ou assimilés à un refus injustifié d’exercer sa compétence : D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), p. 14‑3 et 14‑6. L’affaire United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), [2004] 1 R.C.S. 485, 2004 CSC 19, constitue un bon exemple. Il s’agissait de savoir si les dispositions municipales en cause autorisaient la ville de Calgary à limiter par règlement le nombre de permis de taxi délivrés (par. 5, le juge Bastarache). Cette affaire relative aux pouvoirs décisionnels d’une municipalité offre un exemple de véritable question de compétence ou de constitutionnalité. L’examen relatif à l’une et l’autre questions a une portée restreinte. Il convient de rappeler la mise en garde du juge Dickson selon laquelle, en cas de doute, il faut se garder de qualifier un point de question de compétence (SCFP).

[11] Cela ne veut pas dire que, même lorsqu’elle applique la norme de la décision « correcte », la Cour ne doit pas prendre en considération la manière dont un tribunal administratif a interprété ses propres lois. Une telle interprétation peut s’avérer instructive et une certaine déférence s’impose à son endroit. Les juges de la majorité ont ainsi déclaré ce qui suit dans l’arrêt Khosa au paragraphe 25 :

Je ne partage pas l’opinion du juge Rothstein selon laquelle, en l’absence d’une directive législative expresse ou nécessairement implicite, la cour de révision n’a pas à faire preuve de déférence à l’endroit d’un décideur administratif dans les affaires ayant trait au rôle, à la fonction et à l’expertise propres à ce décideur. Dans Dunsmuir, notre Cour a reconnu que, sans égard à l’existence d’une clause privative, il est maintenant admis qu’une certaine déférence s’impose lorsqu’une décision particulière a été confiée à un décideur administratif plutôt qu’aux tribunaux judiciaires. Cette déférence s’étend non seulement aux questions touchant aux faits et à la politique, mais aussi à l’interprétation, par le tribunal administratif, de sa loi constitutive et des dispositions législatives connexes étant donné « qu’une disposition législative peut donner lieu à plus d’une interprétation valable, et un litige, à plus d’une solution, et que la cour de révision doit se garder d’intervenir lorsque la décision administrative a un fondement rationnel » (Dunsmuir, par. 41). Le principe de la déférence « reconnaît que dans beaucoup de cas, les personnes qui se consacrent quotidiennement à l’application de régimes administratifs souvent complexes possèdent ou acquièrent une grande connaissance ou sensibilité à l’égard des impératifs et des subtilités des régimes législatifs en cause » (Dunsmuir, par. 49, citant le professeur David J. Mullan, « Establishing the Standard of Review: The Struggle for Complexity? » (2004), 17 C.J.A.L.P. 59, p. 93). En outre, la déférence « peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé » (Dunsmuir, par. 54).

[12] En l’espèce, je suis convaincu que la norme de contrôle appropriée est la décision correcte, étant donné que la question en jeu concerne l’interprétation de l’article 232 de la Loi et la compétence qu’aurait l’arbitre de rendre l’ordonnance en cause, et en particulier le paragraphe 50 imposant le versement rétroactif d’une rémunération.

INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE 232

[13] L’article 232, reproduit ci‑après, restreint les pouvoirs généraux de l’arbitre de grief qui a à connaître d’un grief de principe.

232. Dans sa décision sur un grief de principe qui porte sur une question qui a fait ou aurait pu faire l’objet d’un grief individuel ou d’un grief collectif, l’arbitre de grief ne peut prendre que les mesures suivantes :

a) donner l’interprétation ou l’application exacte de la convention collective ou de la décision arbitrale;

b) conclure qu’il a été contrevenu à la convention collective ou à la décision arbitrale;

c) enjoindre à l’employeur ou à l’agent négociateur, selon le cas, d’interpréter ou d’appliquer la convention collective ou la décision arbitrale selon les modalités qu’il fixe.

[14] Cette disposition n’entre en jeu que dans l’une ou l’autre des situations suivantes :

a. il y avait déjà un grief individuel ou collectif — tel n’est pas le cas en l’espèce;

b. il aurait pu y avoir un grief individuel ou collectif.

[15] Lorsqu’on examine ce que vise la disposition en disant qu’il « aurait pu » y avoir un grief individuel ou collectif, on doit se demander si, et dans quelle mesure, ces termes sont censés s’appliquer à une situation autre que celle où, par exemple, on a menacé de présenter un tel grief ou on s’est préparé à en formuler un, mais où cela ne s’est jamais véritablement produit en fin de compte. Il n’y a pas lieu de se pencher ici sur cette question, puisqu’en l’espèce le grief a été déposé très peu de temps après que la circulaire de la flotte en cause a été publiée, à un moment où l’on n’a pu mentionner un individu ou un groupe en particulier qui aurait pu présenter un grief en son propre nom. Tel qu’il est mentionné au paragraphe 3 de l’exposé conjoint des faits soumis à l’arbitre (dossier du demandeur, aux pages 253 et 254), le versement rétroactif de la rémunération a simplement été demandé en l’espèce au nom de [traduction] « tout officier touché ». Ainsi, aucun grief individuel ou collectif n’« aurait pu » avoir été présenté au moment où le grief de principe a été formulé.

[16] Je conclus donc, compte tenu des faits de l’espèce, que l’article 232 de la Loi n’est pas applicable.

[17] Quoi qu’il en soit, même si l’article 232 devait s’appliquer, je conclus que l’arbitre avait le pouvoir d’attribuer une rémunération rétroactive. Si l’on examine la structure de l’article 232, l’on peut constater que les alinéas a) et b) prévoient que, malgré la restriction prévue à l’article, l’arbitre de grief peut, dans sa décision, « donner » une certaine interprétation à la convention collective, ou « conclure » qu’il a été contrevenu à la décision arbitrale. L’article 232 est donc clair quant au sens à donner au pouvoir de donner une interprétation ou de conclure.

[18] L’alinéa 232c) recourt pour sa part à un terme différent : il s’agit d’« enjoindre » de faire quelque chose. L’on vise manifestement davantage que le simple pouvoir de donner une interprétation ou de conclure. Ce que l’arbitre de grief peut « enjoindre » à un employeur ou à un agent négociateur de faire, c’est « d’interpréter ou d’appliquer » la convention collective ou la décision arbitrale selon « les modalités qu’il fixe ». Or, l’une des façons d’appliquer la convention collective consiste à payer les personnes qu’elle régit de la manière établie par l’arbitre de grief.

[19] L’avocate du demandeur soutient que tout ce que peut faire un arbitre de grief, compte tenu des restrictions prévues à l’alinéa 232c), c’est déclarer la manière dont un paiement devrait être fait, puis laisser le soin aux parties, peut‑être au moyen d’un grief individuel ou collectif subséquent, d’obtenir le paiement s’il n’est pas fait. Cela, toutefois, rendrait le processus futile et absurde. Pourquoi en effet recourir à une seconde procédure lorsque la question a déjà été tranchée. L’expression « enjoindre à l’employeur […] d’appliquer la convention collective » est d’assez large portée pour que soit visée une ordonnance de paiement rétroactif.

[20] Je renvoie à cet égard à l’excellente analyse qu’a faite feu le juge Catzman dans ses motifs de l’arrêt Public Service Alliance of Canada v. NAV Canada (2002), 59 O.R. (3d) 284, de la Cour d’appel de l’Ontario.

[21] Aux paragraphes 27 à 35 de l’arrêt, le juge Catzman s’est penché sur l’évolution du droit, particulièrement de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada : l’on est passé d’une interprétation étroite de la loi par les tribunaux quant aux pouvoirs des arbitres à l’égard des questions de travail, pour en arriver à une attitude de respect de la part des juges envers la procédure d’arbitrage. Le juge s’est exprimé comme suit à ce sujet (au paragraphe 33) :

[traduction] Dans les arrêts subséquents, la Cour suprême a continué à reconnaître davantage de pouvoirs aux arbitres du travail. Elle a ainsi statué dans l’arrêt St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. Ltd. c. Section locale 219 du Syndicat canadien des travailleurs du papier, [1986] 1 R.C.S. 704, 28 D.L.R. (4th) 1, que les tribunaux n’avaient pas compétence pour instruire les demandes en dommages‑intérêts pour violation de droits découlant de conventions collectives, les arbitres ayant compétence exclusive en la matière. S’exprimant au nom de la Cour suprême, le juge Estey a dit constater qu’en droit canadien du travail on reconnaissait désormais de larges pouvoirs aux arbitres, et qu’il « en rest[ait] une attitude de respect de la part des juges envers la procédure d’arbitrage » (R.C.S., à la page 721).

[22] Il convient de suivre en l’espèce le même courant de pensée. Il serait absurde de statuer, vu le libellé de l’alinéa 232c), qu’une personne ou un groupe de personnes ayant obtenu qu’une convention collective soit interprétée de telle manière que des paiements rétroactifs lui soient accordés puisse avoir à présenter un deuxième grief pour obtenir ces paiements. Je renvoie à cet égard aux commentaires suivants de la professeure Sullivan, tirés de son ouvrage Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd., LexisNexis, (aux pages 300 et 301) :

[traduction] Principes s’appliquant à l’analyse des conséquences. Il se dégage de la façon moderne de comprendre la « règle d’or », ou présomption contre les absurdités, les principes qui vont suivre.

(1)  Le législateur est présumé ne pas souhaiter que sa loi ait des conséquences absurdes.

(2)  Les conséquences absurdes ne sont pas uniquement les contradictions logiques ou les incohérences internes, mais aussi les violations des normes juridiques établies, comme celle de la primauté du droit, ainsi que des normes du juste et du raisonnable largement acceptées.

(3)  Autant que possible, toute interprétation qui comporte des conséquences absurdes est rejetée en faveur d’une autre exempte d’absurdité.

(4)  Plus l’absurdité est flagrante, plus l’éloignement du sens ordinaire des termes est toléré.

[23] Statuer que l’alinéa 232c) de la Loi interdit d’attribuer une rémunération rétroactive entraînerait un résultat absurde.

CONCLUSION ET DÉPENS

[24] Je vais rejeter, par conséquent, la demande d’annulation de la décision et de l’ordonnance de l’arbitre.

[25] La défenderesse a eu gain de cause et a droit aux dépens. Compte tenu des discussions que j’ai eues avec les avocats à l’audience, je fixe le montant des dépens à 2 500 $.

JUGEMENT

POUR LES MOTIFS ÉNONCÉS,

LA COUR ORDONNE :

1. La demande est rejetée.

2. Les dépens, fixés à 2 500 $, sont attribués à la défenderesse.

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