Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

RÉférence :

Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 R.C.F. 360

A-199-08,

A-200-08

A-199-08

Sushil Kisana, Seema Kisana et Subleen Kisana, représentée par son tuteur à l’instance, Sushil Kisana (appelants)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

A-200-08

Sushil Kisana, Seema Kisana et Lovleen Kisana, représentée par son tuteur à l’instance, Sushil Kisana (appelants)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Létourneau, Nadon et Trudel, J.C.A.—Toronto, 11 mars; Ottawa, 4 juin 2009.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Motifs d’ordre humanitaire — Appels de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté le contrôle judiciaire du refus d’une agente des visas de délivrer aux appelantes mineures des visas de résidentes permanentes pour des motifs d’ordre humanitaire — Les appelants n’ont pas inscrit leurs filles comme personnes à charge dans leur demande de résidence permanente comme l’exige l’art. 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés — La Cour fédérale a statué que l’agente avait été attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants et qu’elle n’avait pas négligé des éléments de preuve — Elle a certifié la question de savoir si l’agent procédant à une entrevue avait l’obligation d’obtenir des renseignements supplémentaires relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant s’il croit que la preuve présentée est insuffisante — Le juge Nadon, J.C.A. (le juge Létourneau, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : un demandeur ne peut s’attendre à une réponse favorable à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire simplement parce que l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur de ce résultat — L’agent doit examiner l’intérêt supérieur des enfants « avec beaucoup d’attention » et le soupeser avec les autres facteurs — La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en estimant que l’agente avait tenu dûment compte de l’intérêt supérieur des enfants et que sa décision était raisonnable — De même, elle n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a statué que, dans les circonstances de la présente affaire, il n’appartenait pas à l’agente de chercher à obtenir d’autres renseignements pour découvrir des éléments de preuve qui auraient pu être favorables à la thèse défendue par les appelants ou de leur accorder une autre possibilité de produire des documents à l’appui de leur demande — Il n’était pas possible de répondre à la question certifiée en l’espèce — Appels rejetés — La juge Trudel, J.C.A. (motifs concourants) : le fait d’être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant n’exige pas simplement que l’agent d’immigration tienne compte de l’intérêt de l’enfant lorsqu’il procède à l’évaluation finale de la preuve — Ce critère exige aussi que l’agent soit « réceptif, attentif et sensible » aux besoins et aux intérêts de l’enfant lors de l’entrevue — Cependant, l’intervention de la Cour n’était pas justifiée en l’espèce.

Il s’agissait d’appels de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté les demandes de contrôle judiciaire présentées à l’égard de la décision d’une agente des visas de refuser de délivrer aux appelantes mineures, Subleen et Lovleen Kisana, des visas de résidentes permanentes pour des motifs d’ordre humanitaire. Les appelantes mineures sont nées en Inde hors mariage; elles sont les filles jumelles de Sushil et Seema Kisana, des citoyens canadiens. Les jumelles demeurent en Inde avec leur tante. Ni l’un ni l’autre parent n’a inscrit les filles comme personnes à charge dans leur demande de résidence permanente. La demande soumise par le demandeur pour parrainer ses filles en tant que personnes appartenant à la catégorie du regroupement familial a été rejetée en vertu de l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés au motif qu’elles n’avaient pas été déclarées comme personnes à charge et qu’elles n’avaient pas fait l’objet d’un contrôle à l’époque où leur répondant avait obtenu la résidence permanente. En réponse à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par les parents pour parrainer leurs filles, une agente d’immigration a reçu les jumelles en entrevue. La demande a notamment été refusée parce que les raisons invoquées par les demandeurs adultes pour expliquer pourquoi ils n’avaient pas déclaré leurs enfants dans leur propre demande de résidence étaient insuffisantes et peu d’éléments de preuve faisaient état de leur relation avec leurs enfants. En outre, les jumelles n’avaient pas fourni de preuves de communication avec leurs parents, malgré la demande en ce sens. Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a statué que l’agente avait été attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants et qu’elle n’avait pas négligé des éléments de preuve. De plus, la Cour fédérale a certifié la question de savoir si l’équité exigeait qu’un agent procédant à une entrevue et à l’analyse relatives à une demande d’établissement au Canada d’un enfant qui vient y rejoindre ses parents a l’obligation d’obtenir des renseignements supplémentaires relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant s’il croit que la preuve présentée est insuffisante.

Outre le problème soulevé par la question certifiée, les appels soulevaient les questions suivantes, soit celles de savoir si la Cour fédérale a conclu à tort que la décision de l’agente était raisonnable et si elle a conclu à tort que l’agente avait suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants.

Arrêt : les appels doivent être rejetés.

Le juge Nadon, J.C.A. (le juge Létourneau, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Il appert de la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) qu’un demandeur ne peut s’attendre à une réponse favorable à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire simplement parce que l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur de ce résultat. La plupart du temps, il est dans l’intérêt de l’enfant de résider avec ses parents au Canada, mais ce facteur n’est qu’un de ceux dont il y a lieu de tenir compte. Cela va à l’encontre du droit de la famille où l’intérêt supérieur des enfants constitue le facteur déterminant. De plus, il n’appartient pas aux tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par l’agent chargé de se prononcer sur les motifs d’ordre humanitaire. Néanmoins, l’agent doit examiner l’intérêt supérieur des enfants « avec beaucoup d’attention » et le soupeser avec les autres facteurs applicables. Le fait que l’agente en l’espèce ait axé son examen de l’intérêt supérieur des enfants sur la question des difficultés ne permettait pas nécessairement de conclure qu’elle n’avait pas tenu compte de leur intérêt supérieur. Les difficultés que pourrait occasionner la séparation géographique des membres de la famille doivent être prises en considération dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il ne fait aucun doute que l’agente a tenu compte de la relation des filles avec leurs parents et qu’elle n’a pas écarté les déclarations que les filles ont faites lors de leur entrevue. Cependant, lorsqu’on les soupesait avec les autres facteurs pertinents, l’agente a estimé qu’elles ne constituaient pas une preuve suffisante pour justifier une exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en estimant que l’agente avait tenu dûment compte de l’intérêt supérieur des enfants et que sa décision était raisonnable.

Même si l’agente aurait pu poser davantage de questions pour recueillir de plus amples renseignements sur la situation des jumelles, elle n’était nullement tenue de le faire. En conséquence, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a statué que, dans les circonstances de la présente affaire, il n’appartenait pas à l’agente de chercher à obtenir d’autres renseignements pour découvrir des éléments de preuve qui auraient pu être favorables à la thèse défendue par les appelants ou de leur accorder une autre possibilité de produire des documents à l’appui de leur demande. Enfin, comme chaque demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est un cas d’espèce, la Cour a décidé de ne pas répondre à la question certifiée. Cependant, il peut exister des situations dans lesquelles l’équité commande que l’agent obtienne de plus amples informations.

La juge Trudel, J.C.A. (motifs concourants) : Même si l’agente d’immigration aurait pu mener une entrevue plus efficace avec les appelants, les mauvaises techniques d’entrevue en l’espèce ne justifiaient pas l’intervention de la Cour. Toutefois, dans un autre cas, les conditions dans lesquelles se déroule une entrevue peuvent constituer un manquement à l’obligation d’être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants. Ce critère n’exige pas simplement que l’agent d’immigration tienne compte de l’intérêt de l’enfant lorsqu’il procède à l’évaluation finale de la preuve; ce critère exige aussi que l’agent soit « réceptif, attentif et sensible » aux besoins et aux intérêts de l’enfant lors de l’entrevue. Bien que l’agent ne soit nullement tenu de chercher à obtenir tous les éléments de preuve susceptibles d’aider la cause de l’enfant, l’entrevue devrait se dérouler de manière à permettre à l’enfant de s’exprimer efficacement. De même, bien que la notion d’« intérêt supérieur de l’enfant » utilisée dans le contexte du droit de la famille ne doive pas être importée dans les demandes présentées en matière d’immigration, cela ne veut pas dire qu’on ne doive pas se référer au besoin et si cela est nécessaire à la compétence spécialisée des tribunaux de la famille pour en obtenir des renseignements précieux.

    LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25(1) (mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117).

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 117(9)d) (mod. par DORS/2004-167, art. 41).

    JURISPRUDENCE CITÉE

décisions non suivies :

Gill c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 613; Del Cid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 326; Bassan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 742.

décisions appliquées :

Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2002] S.C.C.A. n220 (QL); Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 C.F. 555.

décisions examinées :

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 23; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635; Mulholland c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 597, [2001] 4 C.F. 99.

décisions citées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Thandal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 489; Momcilovic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 79; Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1292; Sadeghi-Pari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 282; Maldonado c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 C.F. 302 (C.A.); Yue c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 717; Sandhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 156; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3; Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345, [2002] 2 C.F. 413; L.E.G. v. A.G., 2002 BCSC 1455 (CanLII); R. c. L.T.H., 2008 CSC 49, [2008] 2 R.C.S. 739; R. c. J. (J.T.), [1990] 2 R.C.S. 755.

    APPELS de la décision (2008 CF 307) par laquelle la Cour fédérale a rejeté les demandes de contrôle judiciaire présentées à l’égard de la décision d’une agente des visas de refuser de délivrer aux appelantes mineures, Subleen et Lovleen Kisana, des visas de résidentes permanentes pour des motifs d’ordre humanitaire. Appels rejetés.

    ONT COMPARU

Barbara L. Jackman pour les appelants.

Alexis Singer et Sharon Stewart Guthrie pour l’intimé.

    AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Jackman & Associates, Toronto, pour les appelants.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

    Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]     Le juge Nadon, J.C.A. : Il s’agit d’appels de la décision (2008 CF 307), en date du 6 mars 2008, par laquelle le juge Mosley de la Cour fédérale a rejeté les demandes de contrôle judiciaire présentées par les appelants à l’égard de la décision d’une agente des visas de refuser de délivrer aux appelantes mineures, Subleen et Lovleen Kisana, des visas de résidentes permanentes pour des raisons d’ordre humanitaire.

[2]     Après être parvenu à cette conclusion, le juge Mosley a certifié la question grave de portée générale suivante :

L’équité exige-t-elle qu’un agent procédant à une entrevue et à l’analyse relatives à une demande d’établissement au Canada d’un enfant qui vient y rejoindre ses parents ait l’obligation d’obtenir des renseignements supplémentaires relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant s’il croit que la preuve présentée est insuffisante?

Les faits

[3]     Les appelantes mineures sont les filles jumelles de Sushil et de Seema Kisana. Elles sont nées en Inde le 20 août 1991, avant que leurs parents ne se marient. Sushil a immigré au Canada le 16 février 1993 et a obtenu le droit d’établissement en tant que personne non mariée à la charge de ses parents. Il a épousé Seema à son retour en Inde en 1994 et il a par la suite parrainé la demande de résidence permanente au Canada présentée par Seema, qui a obtenu le droit d’établissement le 25 avril 1999. Sushil et Seema sont maintenant tous les deux des citoyens canadiens.

[4]     Ni Sushil ni Seema n’ont inscrit leurs filles comme personnes à charge dans leur demande de résidence permanente. Seema a d’ailleurs nié avoir des enfants lors des deux entrevues auxquelles elle a été convoquée lors du traitement de sa demande. Pour justifier cette omission, ils ont expliqué qu’ils avaient honte d’avoir eu des enfants hors mariage et ont ajouté qu’ils ont caché à leurs parents le fait qu’ils avaient des enfants. Sudesh, la tante des filles, s’occupe de celles-ci en Inde depuis le départ de Seema pour le Canada.

[5]     En 2003, Sushil a voulu parrainer la demande de résidence permanente de ses filles en tant que personnes appartenant à la catégorie du regroupement familial. Sa demande a été refusée parce que les jumelles n’étaient pas considérées comme appartenant à la catégorie du regroupement familial en vertu de l’alinéa 117(9)d) [mod. par DORS/2004-167, art. 41] du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑27 (le Règlement), étant donné qu’elles n’avaient pas été déclarées comme personnes à charge et qu’elles n’avaient pas fait l’objet d’un contrôle à l’époque où leur répondant (Sushil) avait obtenu la résidence permanente.

[6]     Sushil et Seema ont présenté en 2005 une nou-velle demande de parrainage de leurs filles, cette fois-ci avec l’aide d’un consultant en immigration. Ils ont expressément réclamé que leur demande soit examinée à la lumière des circonstances d’ordre humanitaire de l’affaire, conformément au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). Ainsi, Sushil et Seema ont demandé à l’agente des visas d’examiner les répercus-sions, sur le plan affectif, du maintien de la séparation et ont expliqué que la tante des filles n’était plus en mesure de s’occuper correctement de leurs filles étant donné que la possibilité qu’elles demeurent en permanence avec elle n’avait pas été envisagée.

[7]     Les filles ont été convoquées à une entrevue au haut-commissariat du Canada à New Delhi. Leur lettre de convocation était une lettre type qui leur enjoignait de produire leurs certificats de naissance ainsi que des preuves documentaires établissant leur relation avec leurs répondants. La lettre exigeait d’autres preuves de la relation avec les répondants dans le cas des personnes dont la demande d’immigration était parrainée par le conjoint ou par des parents adultes. Le 11 octobre 2006, les jumelles et leur tante ont été reçues en entrevue par l’agente d’immigration désignée (l’agente).

[8]     Les notes informatisées de l’agente (les notes du STIDI) indiquent qu’elle a posé des questions sur la façon dont les parents et leurs enfants communiquaient entre eux et sur la fréquence de leurs échanges ainsi que des détails sur la vie que menaient les parents au Canada, leurs projets d’avenir pour leurs filles, la façon dont on subvenait aux besoins des jumelles, les liens de ces dernières avec leur tante et les activités quotidiennes des filles à Rohini, où elles vivaient. L’agente a également signalé que les jumelles n’avaient apporté que leurs certificats de naissance et leurs passeports à l’entrevue et qu’elles n’avaient pas fourni de preuves de communications avec leurs parents malgré le courriel de suivi que les autorités de l’immigration avaient fait parvenir à leur consultant pour leur demander d’apporter [traduction] « une preuve des communications avec le répondant » à l’entrevue.

[9]     Par lettre datée du 7 novembre 2007, l’agente a refusé la demande, donnant particulièrement les motifs suivants :

1. Les raisons invoquées par les demandeurs adultes pour expliquer pourquoi ils n’avaient pas déclaré leurs enfants dans leur propre demande de résidence étaient insuffisantes.

2. Les demandeurs adultes n’avaient pas fait d’efforts suffisants pour être réunis avec leurs enfants.

3. Les éléments de preuve relatifs aux échanges réguliers auxquels on pourrait s’attendre entre les parents et leurs enfants étaient insuffisants.

4. Les éléments de preuve relatifs au soutien financier des enfants par leurs parents étaient insuffisants.

5. On n’avait pas suffisamment renseigné les filles sur le Canada et les projets concernant leur avenir dans ce pays étaient insuffisants.

6. Les éléments de preuve au dossier produits à l’audience ne faisaient pas état de difficultés excessives pour les filles causées par le fait de vivre avec leur tante en Inde.

[10]     Le père et la mère des filles ont tenté d’interjeter appel de la décision de l’agente devant la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SAI a rejeté leur appel pour défaut de compétence. Les parents ont alors introduit des demandes de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

Décision de la Cour fédérale

[11]     Le juge Mosley a contrôlé la décision de l’agente selon la norme de la décision raisonnable, ce qui l’a amené à conclure que l’agente avait été attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, qu’elle n’avait ni négligé des éléments de preuve ni tenu compte de facteurs non pertinents et qu’elle n’avait pas tiré de conclusions de fait déraisonnables. À son avis, l’agente avait suffisamment motivé sa décision et elle avait répondu à la question de savoir s’il existait des raisons d’ordre humanitaire justifiant d’accorder une dispense des exigences du Règlement.

[12]     Suivant le juge Mosley, on pouvait tenir pour acquis que les enfants voudraient rejoindre leurs parents. L’argument selon lequel l’agente n’a pas évalué la réponse émotionnelle des jumelles à la séparation d’avec leurs parents et a ainsi commis une erreur est en conséquence non fondé.

[13]     De l’avis de juge, la principale question qui était soumise à l’agente était celle de savoir si les filles éprouvaient des difficultés excessives du fait qu’elles étaient séparées de leurs parents et qu’elles devaient vivre en Inde. Comme les appelants ne lui avaient pas soumis des preuves suffisantes pour établir que les filles éprouvaient des difficultés ou démontrer l’existence de liens solides entre les filles et leurs parents, le juge a conclu que l’agente n’avait pas commis d’erreur en concluant comme elle l’a fait.

[14]     Le juge a également estimé que l’agente pouvait légitimement tenir compte des fausses déclarations faites par les parents au sujet de leurs filles pour statuer sur leur demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Le juge Mosley s’est dit d’avis que [traduction] « les fausses déclarations des parents mettent en jeu des questions d’intérêt public touchant l’intégrité du système d’immigration ». Le juge a conclu que l’alinéa 117(9)d) du Règlement [traduction] « serait dépourvu de signification si toutes ces demandes [fondées sur des raisons d’ordre humanitaire] donnaient lieu à une dispense spéciale et étaient approuvées en raison de la séparation familiale et des difficultés qui en résultent » (paragraphe 32 des motifs du juge Mosley).

[15]     Enfin, tout en reconnaissant qu’il était peu probable que les parents aient des projets d’avenir bien précis pour leurs filles autres que celui de les envoyer à l’école, le juge a estimé que la conclusion de l’agente suivant laquelle elle se serait attendue à ce que les parents aient fait davantage d’efforts pour informer de façon plus complète les enfants sur la vie au Canada ne viciait pas sa conclusion et était raisonnable.

[16]     Le juge Mosley a par conséquent rejeté les demandes de contrôle judiciaire et a certifié la question reproduite au paragraphe 2 des présents motifs.

Questions en litige

[17]     Outre le problème soulevé par la question certifiée, en l’occurrence celle de savoir si l’équité exigeait que l’agente obtienne des renseignements supplémentaires relatifs à l’intérêt supérieur des enfants si elle croyait que la preuve présentée était insuffisante, les appels soulèvent les questions suivantes :

1. Le juge Mosley a-t-il commis une erreur en concluant que la décision de l’agente était raisonnable?

2. Le juge Mosley a-t-il commis une erreur en concluant que l’agente avait suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants?

Analyse

A.      Norme de contrôle

[18]     Il n’est pas nécessaire de se lancer dans une analyse complète lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 62). Les parties conviennent que la norme applicable à une décision relative à des raisons d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable, ainsi que le confirment tant la jurisprudence antérieure que la jurisprudence postérieure à l’arrêt Dunsmuir (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Thandal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 489; Gill c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 613).

[19]     La question de savoir si le juge Mosley a choisi et appliqué la bonne norme de contrôle est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte. Comme notre Cour l’explique, sous la plume de mon collègue le juge Evans, dans l’arrêt Telfer c. Canada (Agence du Revenu), 2009 CAF 23, 28 janvier 2009, au paragraphe 18 :

Bien qu’il y ait eu confusion dans le passé, la jurisprudence actuelle permet d’affirmer que lorsqu’une décision en matière de contrôle judiciaire est portée en appel, le rôle de la juridiction d’appel consiste simplement à décider si la juridiction inférieure a employé la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement. Le rôle de la juridiction d’appel ne se limite pas à se demander si la juridiction inférieure a commis une erreur manifeste et dominante en appliquant la norme de contrôle appropriée. [Non souligné dans l’original.]

[20]     Il est indéniable que notre Cour ne peut substituer son opinion à celle du décideur initial, et ce, même si la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire pourrait s’avérer fondée (Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635, au paragraphe 12). Notre rôle consiste donc à décider si la Cour fédérale a correcte-ment appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable — essentiellement, à déterminer s’il était raisonnablement loisible à l’agente de rendre sa décision compte tenu des faits dont elle disposait et des règles de droit applicables.

B.      Cadre législatif

[21]     Comme je l’ai déjà précisé, la demande de parrainage présentée par le père en 2003 était irrecevable en raison de l’alinéa 117(9)d) du Règlement parce que les enfants n’avaient pas été déclarées et n’avaient pas fait l’objet d’un contrôle en tant que membres de la famille accompagnant leurs parents à l’époque où ceux-ci avaient présenté leur demande en vue d’immigrer au Canada. Cette disposition est ainsi libellée :

117. (1) [. . .]

(9) Ne sont pas considérées comme appartenant à la catégorie du regroupement familial du fait de leur relation avec le répondant les personnes suivantes :

[. . .]

d) sous réserve du paragraphe (10), dans le cas où le répondant est devenu résident permanent à la suite d’une demande à cet effet, l’étranger qui, à l’époque où cette demande a été faite, était un membre de la famille du répondant n’accompagnant pas ce dernier et n’a pas fait l’objet d’un contrôle.

[22]     Le paragraphe 25(1) [mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117] de la Loi accorde toutefois au ministre le pouvoir discrétionnaire de lever tout ou partie des obligations prévues par la Loi ou le Règlement pour des raisons d’ordre humanitaire. Pour exercer ce pouvoir discrétionnaire, la Loi oblige expressément le ministre à tenir compte de l’intérêt public ou de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par la décision :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative ou sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

C.      Le juge Mosley a-t-il commis une erreur en concluant que l’agente avait suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants et que sa décision était raisonnable?

[23]     Je tiens d’abord à citer l’extrait suivant de l’arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée le 21 novembre 2002 dans le dossier 29221 [[2002] S.C.C.A. no 220 (QL)], dans lequel mon collègue le juge Décary a exprimé l’avis suivant aux paragraphes 11 et 12 :

La Cour suprême, dans Suresh, nous indique donc clairement que Baker n’a pas dérogé à la tradition qui veut que la pondération des facteurs pertinents demeure l’apanage du ministre ou de son délégué. Il est certain, avec Baker, que l’intérêt des enfants est un facteur que l’agent d’immigration doit examiner avec beaucoup d’attention. Il est tout aussi certain, avec Suresh, qu’il appartient à cet agent d’attribuer à ce facteur le poids approprié dans les circonstances de l’espèce. Ce n’est pas le rôle des tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par les agents.

Bref, l’agent d’immigration doit se montrer « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, précité, au paragraphe 75), mais une fois qu’il l’a bien identifié et défini, il lui appartient de lui accorder le poids qu’à son avis il mérite dans les circonstances de l’espèce. [. . .] Ce n’est pas parce que l’intérêt des enfants voudra qu’un parent qui se trouve illégalement au Canada puisse demeurer au Canada (ce qui, comme le constate à juste titre le juge Nadon, sera généralement le cas), que le ministre devra exercer sa discrétion en faveur de ce parent. Le Parlement n’a pas voulu, à ce jour, que la présence d’enfants au Canada constitue en elle-même un empêchement à toute mesure de refoulement d’un parent se trouvant illégalement au pays (voir Langner c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1995), 29 C.R.R. (2d) 184 (C.A.F.), permission d’appeler refusée, [1995] 3 R.C.S. vii). [Non souligné dans l’original.]

[24]     Ainsi, un demandeur ne peut s’attendre à une réponse favorable à sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire simplement parce que l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur de ce résultat. La plupart du temps, il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de résider avec ses parents au Canada, mais ce facteur n’est qu’un de ceux dont il y a lieu de tenir compte. Il n’appartient pas aux tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par l’agent chargé de se prononcer sur les raisons d’ordre humanitaire. En revanche, l’intérêt supérieur des enfants est un facteur que l’agent doit examiner « avec beaucoup d’attention » et qu’il doit soupeser avec les autres facteurs applicables. Le simple fait de dire qu’on a tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas suffisant (Legault, précité, aux paragraphes 11 et 13).

[25]     Les appelants font valoir trois principaux arguments sur la première question. Tout d’abord, ils soutiennent que l’agente n’a pas expressément tenu compte du fait que c’était les parents et non les jumelles qui avaient fait les fausses déclarations, que les parents ne faisaient pas l’objet d’une mesure d’exécution et qu’ils étaient autorisés à demeurer au Canada; ensuite, ils font valoir que l’agente a commis une erreur en refusant d’accepter les déclarations verbales compatibles des jumelles et de leur tante; enfin, ils soutiennent que l’agente a restreint son examen de l’intérêt supérieur des enfants à la question des difficultés sans s’attarder aux autres facteurs pertinents.

[26]     En ce qui concerne le premier argument, je suis convaincu qu’il n’incombait pas à l’agente de souligner le fait que les jumelles n’avaient commis aucune faute. La première décision citée par les appelants à l’appui de cette prétention, Momcilovic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 79, au paragraphe 53, ne permet nullement de soutenir une telle chose. La seconde, Mulholland c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 597, [2001] 4 C.F. 99, aux paragraphes 29 et 30, appuie seulement l’idée qu’il est déraisonnable de la part d’un agent d’immigration de faire fi de l’intérêt d’un enfant au motif que c’était « le choix » des parents d’avoir cet enfant au départ.

[27]     Dans un cas comme celui-ci, où les enfants sont « laissés derrière » en raison d’une fausse déclaration faite par un parent dans sa demande d’immigration, il est habituellement évident que l’enfant n’est pas complice des fausses déclarations en question. Il est cependant de jurisprudence constante que de telles fausses déclarations font partie des considérations d’intérêt public devant entrer en ligne de compte dans l’appréciation de motifs d’ordre humanitaire (voir, par exemple, Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1292, au paragraphe 33). Inévitablement, les facteurs qui militent en faveur de la réunification de la famille au Canada ne l’emporteront pas toujours sur les problèmes d’intérêt public soulevés par une fausse déclaration. Cela n’équivaut pas à faire « porter aux enfants la faute de leur mère » comme c’était le cas dans l’affaire Mulholland, précitée [au paragraphe 29], dans laquelle l’agente n’avait tout simplement tenu aucun compte de l’intérêt des enfants. Dans le même ordre d’idées, j’estime que l’agent n’est pas tenu de mentionner que le renvoi des parents du Canada n’a pas été réclamé à la suite des fausses déclarations qu’ils ont faites. Si les parents faisaient l’objet d’une mesure de renvoi, ils ne seraient de toute évidence pas en mesure de parrainer un enfant. Le fait que les parents ont le droit de demeurer au Canada s’impose comme allant de soi dans le cas d’enfants « laissés derrière ».

[28]     J’estime non fondé le deuxième argument des appelants suivant lequel l’agente aurait dû considérer les déclarations faites par les jumelles lors de leur entrevue comme une preuve de leurs communications avec leurs parents étant donné l’absence de preuve contraire. Il incombait aux appelants d’établir le bien-fondé de leurs prétentions. Comme ils n’ont pas présenté d’éléments de preuve satisfaisants à cet égard, ils ne peuvent maintenant soutenir que l’agente a commis une erreur en considérant insuffisantes les déclarations faites lors de l’entrevue.

[29]     De plus, contrairement à la situation qui existe dans le cas des audiences concernant le statut de réfugié, où le témoignage que le demandeur donne sous serment devant la Commission du statut de réfugié est présumé véridique à défaut de raisons valables de douter de sa véracité — et ce, même s’il n’est pas corroboré par des éléments de preuve extrinsèques (Sadeghi-Pari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 282, au paragraphe 21, appliquant Maldonado c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 C.F. 302 (C.A.)) —, dans le cas d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, une entrevue n’est pas une audience où des témoins doivent prêter serment ou jurer de dire la vérité. De toute évidence, l’évaluation de la crédibilité ne constitue pas l’objet principal de l’entrevue ni même l’un de ses principaux objectifs. Ce genre d’entrevue vise plutôt à déterminer s’il existe des raisons d’ordre humanitaire suffisantes pour octroyer le statut de résident permanent ou pour accorder une dispense d’application de la Loi et de son Règlement.

[30]     Je passe maintenant au troisième argument des appelants, à savoir que l’agente a limité son examen de l’intérêt supérieur des enfants à la question des difficultés auxquelles les filles seraient exposées et n’a pas tenu compte des autres facteurs pertinents. Le fait que l’agente ait axé son examen de l’intérêt supérieur des enfants sur la question des difficultés ne permet pas nécessairement de conclure qu’elle n’a pas tenu compte de leur intérêt supérieur. Dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 C.F. 555, notre Cour a statué à la majorité (au paragraphe 5 des motifs du juge Décary, auxquels a souscrit le juge Rothstein, alors juge à la Cour d’appel), que l’agente n’examine pas l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’abstrait (paragraphe 5 des motifs), qu’elle est réputée savoir que la vie au Canada offre généralement aux enfants un éventail de possibilités inexistantes dans d’autres pays et qu’il est généralement préférable pour des enfants d’habiter avec leurs parents plutôt que d’en être séparés.

[31]     Selon les juges majoritaires dans l’arrêt Hawthorne, précité, le rôle de l’agent chargé d’examiner l’intérêt supérieur des enfants consiste habituellement à évaluer le degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi des parents du Canada exposera l’enfant et de le soupeser à d’autres facteurs qui pourraient militer à l’encontre de leur renvoi. Bien que l’affaire Hawthorne, précitée, porte sur une situation dans laquelle un parent et un enfant risquaient d’être séparés en raison du renvoi du parent du Canada, cette décision a aussi été appliquée, à juste titre selon moi, à des affaires de parrainage d’enfant comme en l’espèce (Li, précité; Yue c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 717; et Sandhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 156).

[32]     Il est important dans ce type d’affaire de ne pas oublier les propos incisifs qu’a tenus le juge Décary dans l’arrêt Hawthorne, précité, et plus particulièrement ceux que l’on trouve aux paragraphes 4 à 8 de ses motifs :

On détermine l’« intérêt supérieur de l’enfant » en considérant le bénéfice que retirerait l’enfant si son parent n’était pas renvoyé du Canada ainsi que les difficultés que vivrait l’enfant, soit advenant le renvoi de l’un de ses parents du Canada, soit advenant qu’elle quitte le Canada volontairement si elle souhaite accompagner son parent à l’étranger. Ces bénéfices et difficultés constituent les deux côtés d’une même médaille, celle-ci étant l’intérêt supérieur de l’enfant.

L’agente n’examine pas l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’abstrait. Elle peut être réputée savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités et que, règle générale, un enfant qui vit au Canada avec son parent se trouve dans une meilleure position qu’un enfant vivant au Canada sans son parent. À mon sens, l’examen de l’agente repose sur la prémisse — qu’elle n’a pas à exposer dans ses motifs — qu’elle constatera en bout de ligne, en l’absence de circonstances exceptionnelles, que le facteur de « l’intérêt supérieur de l’enfant » penchera en faveur du non-renvoi du parent. Outre cette prémisse que je qualifierais d’implicite, il faut se rappeler que l’agente est saisie d’un dossier particulier dans lequel un parent, un enfant ou les deux, comme en l’occurrence, allèguent des raisons précises quant à savoir pourquoi le non-renvoi du parent est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il va de soi que l’agente doit examiner attentivement ces raisons précises.

Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l’agente qu’elle décide si l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur du non-renvoi — c’est un fait qu’on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l’agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent.

Le fardeau administratif qui incombe aux agents chargés d’examiner les demandes de considérations humanitaires — comme l’illustre l’article 8.5 du chapitre IP 5 du Guide de l’immigration: Traitement des demandes au Canada (IP), reproduit au paragraphe 30 des motifs de mon collègue — est déjà assez lourd sans qu’on y ajoute celui, purement de style, de décrire et d’analyser les faits et facteurs en des termes ou suivant une approche choisie à l’avance. Lorsque notre Cour a statué dans l’arrêt Legault, au paragraphe 12, que l’intérêt supérieur de l’enfant devait être « bien identifié et défini », elle ne tentait pas d’imposer une formule magique à laquelle devaient recourir les agents d’immigration dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire.

Troisièmement, je rejette l’argument avancé par l’intervenante, la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, que même si l’agente a procédé à une pondération raisonnable des divers facteurs, la cour de révision doit aller plus loin et déterminer si le préjudice causé à l’intérêt de l’enfant est disproportionné au bienfait que retire le public de la décision. Imposer cette obligation additionnelle équivaudrait à réintroduire de façon détournée le principe confirmé dans l’arrêt Legault que l’intérêt supérieur de l’enfant constitue un facteur important, mais non déterminant. [Non souligné dans l’original.]

[33]     On trouve bon nombre des facteurs dont l’agent doit tenir compte pour se prononcer sur une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire dans les lignes directrices établies par le ministre à l’intention des agents d’immigration. Le juge Décary les mentionne au paragraphe 7 de ses motifs dans l’arrêt Hawthorne, précité, et le juge Evans les cite au paragraphe 30 de ses motifs concourants. Parmi ces facteurs, mentionnons les difficultés que pourrait occasionner la séparation géographique des membres de la famille. Pour examiner ce facteur, l’agent devrait tenir compte des liens réels qu’entretiennent les membres de la famille, c’est-à-dire les relations actuelles par opposition au simple lien biologique, de la question de savoir s’il y a eu des périodes de séparation auparavant et, dans l’affirmative, pendant combien de temps et pourquoi, du degré de soutien psychologique et émotif par rapport aux autres membres de la famille, de la possibilité pour la famille de se retrouver ensemble dans un autre pays, de la dépendance financière et des circonstances particulières des enfants.

[34]     Il ne fait aucun doute que l’agente a tenu compte de la relation des filles avec leurs parents et qu’elle n’a pas écarté les déclarations que les filles ont faites lors de leur entrevue. Elle a tenu compte de ces déclarations, mais elle a conclu qu’elles ne constituaient pas une preuve suffisante pour justifier une exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi.

[35]     Il est incontestable qu’il incombait aux appelants d’établir le bien-fondé des allégations contenues dans leur demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Dans l’arrêt Owusu, précité, le juge Evans a, au nom de la Cour, écrit ce qui suit au paragraphe 5 :

L’agent d’immigration qui examine une demande pour des raisons d’ordre humanitaire doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, sur lesquels l’expulsion du père ou de la mère peut avoir des conséquences préjudiciables, et il ne doit pas « minimiser » cet intérêt : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 75. Toutefois, l’obligation n’existe que lorsqu’il apparaît suffisamment clairement des documents qui ont été soumis au décideur, qu’une demande repose, du moins en partie, sur ce facteur. De surcroît, le demandeur a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires. Par voie de conséquence, si un demandeur ne soumet aucune preuve à l’appui de son allégation, l’agent est en droit de con-clure qu’elle n’est pas fondée. [Non souligné dans l’original.]

[36]     Les appelants invoquent une décision récente de la Cour fédérale, Gill, précitée, qui portait sur une demande de parrainage d’un enfant. Dans cette décision, le juge Campbell a refusé de suivre le raisonnement des juges majoritaires dans l’arrêt Hawthorne, précité, au motif que leur raisonnement « ne s’applique pas aux demandes présentées à l’étranger, parce que de telles demandes ne font pas intervenir le renvoi d’une personne du Canada » (paragraphe 12 des motifs). Se fondant sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, affaire de droit familial concernant la garde d’enfants et les droits de visite, le juge Campbell a ensuite déclaré que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est nécessairement tributaire du contexte et repose sur les principes du droit de la famille. Le juge en a conclu que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant « doit être impérativement rattachée au contexte et être prospective » (paragraphe 15 des motifs), de sorte que les agents doivent procéder à leur analyse en inventoriant les facteurs qui influeront sur l’intérêt supérieur de l’enfant, en faisant un choix raisonné entre les solutions possibles et en mettant en balance l’intérêt supérieur de l’enfant et les autres facteurs pertinents.

[37]     Le raisonnement du juge Campbell m’apparaît indéniablement erroné et j’estime qu’il ne faut pas le suivre. L’examen de l’intérêt supérieur de l’enfant dans un contexte d’immigration ne fait pas nécessairement intervenir une analyse fondée sur le droit de la famille où les véritables questions en litige portent sur des questions de garde des enfants et de droits de visite. Contrairement aux affaires de droit de la famille dans lesquelles « l’intérêt supérieur des enfants » constitue, il va sans dire, le facteur déterminant, il en va différemment dans les affaires d’immigration, dans lesquelles la question en litige est, comme en l’espèce, celle de savoir si un enfant devrait être dispensé de l’obligation de respecter les conditions de la Loi et de son Règlement et être autorisé à devenir un résident permanent. Ainsi que le juge Décary l’explique clairement dans les motifs majoritaires de l’arrêt Hawthorne, précité, le principe que notre Cour a énoncé dans l’arrêt Legault, précité, est que l’intérêt supérieur de l’enfant constitue un facteur important, mais non déterminant, pour trancher la question dont est saisi l’agent.

[38]     Ainsi, bien qu’on ne puisse vraiment douter dans le cas qui nous occupe que l’intérêt supérieur des enfants mineures, Subleen et Lovleen, commande qu’elles soient réunies à leurs parents, ce n’est pas la question que l’agente était appelée à trancher. Elle devait décider si, lorsqu’on le soupesait avec les autres facteurs pertinents, l’intérêt supérieur des filles justifiait d’accorder, pour des raisons d’ordre humanitaire, une dispense à ces dernières de manière à leur permettre d’entrer au Canada.

[39]     À mon avis, le juge Campbell a, dans la décision Gill, précitée, tenté de faire ce à quoi le juge Décary fait allusion dans l’arrêt Hawthorne, précité, au paragraphe 8, en affirmant que l’intervenante, la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, cherchait à contourner le principe énoncé par notre Cour dans l’arrêt Legault, précité, suivant lequel « l’intérêt supérieur de l’enfant constitue un facteur important, mais non déterminant ».

[40]     Je conclus donc que le juge Mosley n’a pas commis d’erreur en estimant que l’agente avait tenu dûment compte de l’intérêt supérieur des enfants et que sa décision était raisonnable.

[41]     Je passe maintenant au problème soulevé par la question certifiée.

D.      L’équité exigeait-elle que l’agente obtienne des renseignements supplémentaires relatifs à l’intérêt supérieur de Subleen et de Lovleen si elle croyait que la preuve présentée était insuffisante?

[42]     Le juge a abordé brièvement cette question en déclarant, au paragraphe 28 de ses motifs : [traduction] « Les demandeurs n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer les difficultés en question [c.-à-d. celles découlant de la séparation géographique] et ils ne peuvent maintenant reprocher à l’agente de ne pas avoir suffisamment approfondi la question pour combler le vide causé par cette omission. »

[43]     Le juge s’est donc dit d’avis qu’il n’appartenait pas à l’agente de chercher à obtenir d’autres renseigne-ments pour découvrir des éléments de preuve qui auraient pu être favorables à la thèse défendue par les appelants. Pour les motifs qui suivent, j’estime que la conclusion du juge n’est entachée d’aucune erreur.

[44]     Les appelants soutiennent que, dans les circonstances de la présente affaire, l’agente avait l’obligation de faire des efforts pour obtenir d’autres renseignements au sujet de l’intérêt supérieur des enfants si elle était d’avis que ceux dont elle disposait étaient insuffisants. L’intimé affirme qu’il incombe au demandeur d’établir le bien-fondé de ses prétentions dans le cas d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire et que, compte tenu des circonstances de l’espèce, l’agente n’était nullement tenue d’aider les appelants à s’acquitter de ce fardeau.

[45]     Il est bien établi en droit que le contenu de la notion d’équité procédurale est variable et tributaire du contexte particulier de chaque affaire (Baker, précité, au paragraphe 21; et Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345, [2002] 2 C.F. 413). La question à se poser dans chaque cas est, en fin de compte, celle de savoir si la personne dont les intérêts sont en jeu a eu « une occasion valable de présenter [sa] position pleinement et équitablement » (Baker, précité, au paragraphe 30). Dans le cas des demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire, il est de jurisprudence constante que le demandeur a le fardeau d’établir que l’exemption est justifiée et que l’agent n’est pas tenu de signaler les lacunes de la demande et de réclamer d’autres observations (voir, par exemple, la décision Thandal, précitée, au paragraphe 9). Dans l’arrêt Owusu, précité, notre Cour a expliqué que l’agent chargé de se prononcer sur une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire n’a aucune obligation positive de s’enquérir davantage de l’intérêt supérieur des enfants lorsque la question est soulevée de façon « trop indirecte, succincte et obscure » (au paragraphe 9). Dans cette affaire, les raisons d’ordre humanitaire étaient exposées dans une lettre de sept pages dans laquelle la seule allusion à l’intérêt supérieur des enfants se trouvait dans la phrase suivante : [traduction] « S’il [M. Owusu] était forcé de retourner au Ghana, il n’aurait aucun moyen de subvenir aux besoins pécuniaires de sa famille et il vivrait dans un état de peur constante chaque jour de sa vie » (au paragraphe 6).

[46]     À l’appui de leur opinion que l’agente était tenue de s’enquérir davantage de l’intérêt supérieur des enfants, les appelants invoquent deux décisions de la Cour fédérale, à savoir Del Cid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 326; et Bassan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 742. Dans la décision Del Cid, précitée, le juge O’Keefe a estimé que l’agente avait l’obligation d’obtenir d’autres renseignements au sujet de l’intérêt supérieur des enfants. Il n’a toutefois reconnu cette obligation que dans le cas des enfants nés au Canada (aux paragraphes 30 et 33). Il est aussi arrivé à cette conclusion parce qu’il était d’avis que les éléments de preuve initialement soumis à l’agente d’immigration étaient suffisants pour justifier qu’elle se renseigne davantage (au paragraphe 43 des présents motifs).

[47]     Il importe de signaler que, dans l’affaire Del Cid, précitée, l’agente disposait d’éléments de preuve suivant lesquels les enfants de la demanderesse, qui étaient très jeunes, avaient souffert de la séparation : ils refusaient de manger et pleuraient sans cesse. Par ailleurs, ils s’étaient intégrés au système canadien et parlaient couramment l’anglais et ils perdraient l’amour et le soutien du parent qui en avait la garde. Le fait que l’agente n’avait pas tenu compte de ces facteurs rendait sa décision déraisonnable.

[48]     Dans la décision Bassan, précitée, le juge McKeown a exprimé une opinion semblable à celle formulée par le juge O’Keefe dans la décision Del Cid, précitée. Voici ce qu’il écrit, au paragraphe 6 :

Un agent examinant les raisons d’ordre humanitaire doit aller plus loin dans son enquête lorsqu’un enfant né au Canada est en cause, afin de démontrer l’attention et la sensibilité requises à l’importance des droits de l’enfant, de son intérêt supérieur et à l’épreuve qui pourrait lui être infligée par une décision défavorable. Comme l’indique Mme L’Heureux-Dubé, de telles démarches « sont essentielles pour qu’une décision d’ordre humanitaire soit raisonnable » .

[49]     Pour les motifs qui suivent, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur le bien‑fondé des décisions Del Cid et Bassan, précitées. Toutefois, dans la mesure où elles sont parvenues à une conclusion incompatible avec les présents motifs, j’estime qu’elles ne doivent pas être suivies.

[50]     En l’espèce, les appelantes mineures ne sont pas nées au Canada, leur langue maternelle est l’hindi, leur tante s’occupe présentement d’elles, elles sont intégrées au système scolaire de l’Inde et elles n’ont fourni aucun renseignement permettant de penser qu’elles ont éprouvé des difficultés autres que celles normalement causées par une séparation des membres d’une famille. À titre d’exemple, lorsqu’on leur a demandé de quoi elles parlaient avec leurs parents au téléphone, une des jumelles a répondu (dossier d’appel, à la page 33) :

[Appelante mineure] : Ils nous demandent comment ça va, si nous sommes heureuses.

[Intervieweuse] : Et vous répondez quoi?

[Appelante mineure] : Nous répondons que nous allons bien.

[51]     La question à trancher est celle de savoir si, dans les circonstances, il incombait à l’agente d’aller plus loin dans son enquête pour découvrir l’existence d’éléments supplémentaires permettant de conclure que la séparation des enfants d’avec leurs parents leur avait occasionné des difficultés.

[52]     Lorsque l’agente a reçu en entrevue les jumelles et leur tante, elle avait en main une lettre datée du 6 mars 2006, envoyée pour leur compte par M. Peter Carpenter, leur consultant en immigration. Dans cette lettre, M. Carpenter formule plusieurs observations que l’on peut résumer de la façon suivante :

1. Le fait que les conditions de vie des enfants en Inde étaient [traduction] « loin d’être idéales » étant donné qu’elles habitaient chez leur tante dont le mari, un banquier, vivait et travaillait à Mumbai. Il était donc loin de New Delhi de sorte que c’est à sa femme, la tante paternelle des enfants, que revenait la tâche d’élever les enfants.

2. Le fait que cette situation (le fait que les filles habitaient chez leur tante) était censée être temporaire et non permanente.

3. Le fait que les enfants étaient les victimes innocentes de l’omission de leurs parents de les déclarer dans leur demande de résidence permanente.

4. Il serait [traduction] « dur et inhumain » de priver les jumelles de la possibilité d’être élevées par leurs parents biologiques [au Canada]. Leur intérêt supérieur ne pouvait commander de prolonger leur séparation d’avec leurs parents.

5. L’agente chargée d’examiner le dossier aurait dû accorder beaucoup de poids aux conséquences affectives sur les membres de la famille de la séparation géographique des enfants d’avec leurs parents.

6. Le fait que les parents étaient en mesure de subvenir au Canada aux besoins de leurs enfants et de leur offrir [traduction] « des études solides et un avenir prometteur ».

7. Le fait que la mère des enfants ne peut plus avoir d’enfants; une séparation permanente d’avec ses filles aurait donc des conséquences dévastatrices sur elle et sur son mari.

[53]     Par conséquent, l’agente était bien au courant de toutes les raisons d’ordre humanitaire sur lesquelles reposait la demande.

[54]     La lettre de convocation adressée aux filles à la fin du mois d’août 2006 leur enjoignait d’apporter [traduction] « des preuves documentaires établissant leur relation avec leur répondant ». Elle les invitait aussi à apporter [traduction] « tout élément de preuve démontrant vos communications avec votre répondant comme, par ex., des cartes, des lettres, des factures téléphoniques ».

[55]     Ainsi, en ayant à l’esprit les renseignements contenus dans la lettre de M. Carpenter ainsi que ceux révélés par les documents que les jumelles ont produits lors de leur entrevue, l’agente a interrogé les jumelles et leur tante le 11 octobre 2006. Malheureusement pour les jumelles, l’agente a conclu que les renseignements soumis à l’appui de leur demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour contrebalancer leur inadmissibilité en vertu de l’alinéa 117(9)d) du Règlement. J’ai déjà exposé au paragraphe 9 des présents motifs les raisons qui ont amené l’agente à refuser la demande.

[56]     Certes, l’agente aurait pu poser davantage de questions pour recueillir de plus amples renseignements sur la situation des jumelles en Inde mais, comme nous le verrons, elle n’était nullement tenue de le faire en l’espèce. Il se peut que les questions précises et étroites que l’on constate à la lecture des notes versées au STIDI ne constituaient probablement pas la façon la plus efficace de recueillir des renseignements auprès de ces demandeurs, surtout si l’on tient compte du peu d’éléments de preuve documentaire qu’ils avaient soumis. Toutefois, le vide, s’il en est, s’explique par le défaut des appelants de s’acquitter du fardeau de la preuve qui leur incombait. Dans ces conditions, les techniques d’entrevue défaillantes de l’agente, si tel est le cas, constituent, à mon avis, un facteur insuffisant pour justifier une intervention de notre part.

[57]     Hormis les points ci-après mentionnés, les appelants n’ont pas précisé sur quel aspect l’agente aurait dû poursuivre son enquête. Au paragraphe 3 de leur mémoire, ils affirment que, bien que l’agente ait demandé aux filles [traduction] « comment était leur vie avec leur tante et si elles réussissaient dans leurs études », elle ne leur a pas demandé [traduction] « comment elles se débrouillaient sans leurs parents, si ceux-ci leur manquaient ou si le fait d’en être séparées leur causait un problème particulier ». Ils affirment ensuite, au paragraphe 25 de leur mémoire, qu’il [traduction] « découle implicitement de la raison invoquée par l’agente pour rejeter la demande que si elle avait été convaincue que les parents subvenaient aux besoins des jumelles et que ces dernières avaient des contacts réguliers avec eux — ce qui était avancé mais non corroboré par des éléments de preuve —, l’agente aurait pu rendre une décision favorable aux filles ».

[58]     Pour ce qui est du premier point, je ne vois pas la nécessité de poser des questions pour savoir si les parents manquent à leurs enfants ou si la séparation a causé à ces dernières des problèmes particuliers. À mon sens, il aurait été inutile de poser de telles questions, si l’on tient compte du fait que, dans sa lettre du 6 mars 2006, M. Carpenter avait déjà précisé que la séparation avait des conséquences considérables sur le plan affectif sur les membres de la famille et qu’il serait [traduction] « dur et inhumain » d’empêcher les parents d’élever leurs enfants au Canada. Il y a par ailleurs lieu de présumer que l’agente était en mesure de se rendre compte qu’il devait être difficile pour des enfants de cet âge d’être séparées en permanence de leurs parents.

[59]     S’agissant du deuxième point, il est difficile, voire impossible, de dire si la décision de l’agente aurait été différente si on lui avait soumis d’autres éléments de preuve quant à la nature de la relation entre les parents et leurs enfants et, plus particulièrement, sur la fréquence de leurs contacts (quotidiens, hebdomadaires, mensuels, etc.). L’argument des appelants sur ce point ne permet cependant pas de conclure que l’agente aurait dû pousser l’affaire plus loin.

[60]     Compte tenu du fait que les appelants étaient représentés par un consultant en immigration, qu’on a clairement demandé aux filles d’apporter avec elles lors de leur entrevue des documents [traduction] « démontrant vos communications avec votre répondant comme, par ex., des cartes, des lettres, des factures téléphoniques », que leur tante les a accompagnées à l’entrevue et qu’elle a également été interrogée et a eu l’occasion de fournir des explications au sujet de la situation difficile des enfants, je ne puis conclure que l’agente était tenue d’aller plus loin dans ses questions. Eu égard aux circonstances de l’espèce, je ne suis pas convaincu que l’équité exigeait que l’agente leur accorde une autre possibilité de produire des documents et/ou des renseignements à l’appui de leur demande.

[61]     Il incombait aux appelants de démontrer à l’agente qu’il existait des raisons d’ordre humanitaire suffisantes pour justifier une dispense des obligations de la Loi et de son Règlement. Or, les appelants n’ont pas réussi à s’acquitter de ce fardeau. Je conclus donc que l’agente n’était pas tenue de pousser plus loin son enquête.

[62]     Comme chaque demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est un cas d’espèce, je ne vois pas comment on pourrait répondre de façon affirmative à la question qui a été certifiée. Je n’écarte cependant pas la possibilité qu’il puisse exister des situations dans lesquelles l’équité commande que l’agent obtienne de plus amples informations. La réponse à la question de savoir si l’équité exige une telle chose dépend donc des faits de chaque espèce.

Dispositif

[63]     Je suis par conséquent d’avis de rejeter les appels et de refuser de répondre à la question certifiée.

    Le juge Létourneau, J.C.A. : Je suis d’accord.

* * *

    Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[64]     La juge Trudel, J.C.A. : Je souscris pour l’essentiel aux motifs de mon collègue, le juge Nadon. Je suis convaincue qu’il n’était pas déraisonnable en l’espèce de la part de l’agente de conclure que Lovleen et Subleen Kisana n’avaient pas éprouvé de difficultés excessives par suite de leur séparation d’avec leurs parents. Je tiens seulement à aborder certains arguments que les appelants ont invoqués au sujet de l’intérêt supérieur des enfants.

[65]     Ainsi que le juge Nadon le reconnaît au paragraphe 55 de ses motifs, il est évident que l’agente aurait pu mener une entrevue plus efficace. Je suis d’accord avec lui pour dire que, si l’on considère l’ensemble du dossier, les mauvaises techniques d’entrevue de l’agente ne justifient pas l’intervention de notre Cour. Je n’écarterais toutefois pas la possibilité que, dans un autre cas, les conditions dans lesquelles se déroule une entrevue puissent constituer un manquement à l’obligation d’être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, comme l’a exigé la Cour suprême dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 75.

[66]     À mon sens, être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants n’exige pas simplement que l’agent d’immigration tienne compte de l’intérêt de l’enfant lorsqu’il procède à l’évaluation finale de la preuve. Ce critère exige aussi que l’agent soit « réceptif, attentif et sensible » aux besoins et aux intérêts de l’enfant lors de l’entrevue. Le droit canadien reconnaît depuis longtemps les besoins spéciaux des enfants et admet qu’il faut faire preuve de sensibilité lorsqu’on les interroge ou qu’on les reçoit en entrevue dans le contexte d’une affaire familiale ou criminelle (voir, par exemple, L.E.G. v. A.G., 2002 BCSC 1455 (CanLII), aux paragraphes 25 et 26; et R. c. L.T.H., 2008 CSC 49, [2008] 2 R.C.S. 739, au paragraphe 3; et R. c. J. (J.T.), [1990] 2 R.C.S. 755, à la page 766). Je n’irais pas jusqu’à dire que les mêmes protections que celles qui sont offertes à l’enfant interrogé par un policier doivent lui être assurées lorsqu’il est reçu en entrevue dans un bureau des services d’immigration, mais j’estime qu’il est évident que l’enfant ne doit pas être traité de la même manière qu’un adulte lors d’une entrevue qui aura de sérieuses incidences sur ses droits.

[67]     Je ne veux pas non plus laisser entendre que l’agent d’immigration est censé se comporter comme un psychologue pour enfants ou comme un travailleur social. J’estime toutefois que, lorsqu’il mène une entrevue, l’agent doit tenir compte des différences linguistiques, cognitives et affectives qui existent entre les enfants et les adultes. Il s’agit là à plusieurs égards d’une simple question de bon sens. On peut présumer que les enfants seront nerveux lors de l’entrevue et qu’ils ne seront peut-être pas très à l’aise pour répondre aux questions de façon franche et directe. Confronté à des questions précises et fermées, l’enfant répondra proba-blement par « oui » ou par « non » et ne sera pas porté à fournir spontanément d’autres renseignements. Il se peut qu’il hésite à demander des éclaircissements s’il n’a pas saisi la question. Les jeunes enfants risquent de ne pas être en mesure de comprendre l’objet de l’entrevue.

[68]     L’agent qui est « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants tiendra compte de leur vulnérabilité. Sans aller jusqu’à imposer une procédure précise à suivre, je dirais que les agents devraient s’efforcer de poser des questions adaptées à l’âge de la personne qu’ils interrogent, s’assurer que les questions ont bel et bien été comprises et poser des questions ouvertes ou des questions de suivi au besoin. Surtout dans les affaires mettant en cause des enfants en très bas âge, il peut s’avérer approprié de faire accompagner l’enfant d’un adulte dans la salle d’entrevue. En résumé, bien que l’agent ne soit nullement tenu de chercher à obtenir tous les éléments de preuve susceptibles d’aider la cause de l’enfant, le fait d’être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant exige que l’entrevue se déroule de manière à permettre à l’enfant de s’exprimer efficacement (Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 C.F. 555, au paragraphe 33, le juge Evans (souscrivant quant au résultat)).

[69]     L’importance que revêt la façon dont se déroule l’entrevue saute encore plus aux yeux dans une affaire comme la présente, où le dossier montre qu’on a soumis peu d’éléments de preuve documentaire à l’appui de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. À ce propos, les appelants soutiennent qu’ils n’ont pas été clairement informés du type de preuve que les enfants étaient censés produire lors de l’entrevue. La lettre de convocation datée du 22 août 2006 leur enjoignait d’apporter leurs certificats de naissance ainsi que des documents établissant leur relation avec leurs répondants (par ex. des documents scolaires dans lesquels figurait le nom de leurs parents). Les appelants affirment que cette lettre pouvait raisonnablement être interprétée comme ne les obligeant à produire d’autres éléments de preuve documentaire au sujet de la nature de la relation entre le demandeur et le répondant (tels que des cartes, des lettres, des photos et des factures de téléphone) que si la demande était parrainée par un conjoint ou un fiancé ou par un parent adoptif, ce qui n’est pas le cas de Subleen et de Lovleen. Je crois qu’on peut en toute justice dire que la lettre, qui est reproduite aux pages 128 et 129 du dossier d’appel, est un peu ambiguë.

[70]     Cependant, à l’instar de mon collègue, je suis convaincue qu’aucun manquement à l’équité procédurale n’a été commis en l’espèce parce que la lettre de convocation prévoyait la possibilité de soumettre d’autres documents après l’entrevue. Un courriel envoyé au consultant des appelants précisait également que Subleen et Lovleen devaient apporter avec elles à l’entrevue [traduction] « une preuve des communications avec le répondant » (à la page 47 du dossier d’appel).

[71]     Ce courriel a été envoyé le 9 octobre 2006, soit deux jours avant l’entrevue, et je suis disposée à accepter qu’il aurait pu être difficile pour le consultant d’entrer en communication avec ses clients en Inde et pour ces derniers de préparer les documents nécessaires dans un si bref délai. Il ressort toutefois du dossier qu’on a demandé aux appelants de soumettre des éléments de preuve au sujet de l’étroitesse de leur relation. En tout cas, les questions que l’agente leur a posées à l’entrevue démontrent à l’évidence qu’elles devaient produire ces éléments de preuve. Les appelants ou leur consultant auraient pu soumettre des éléments de preuve documentaire à la suite de l’entrevue, mais ils ont choisi de ne pas le faire. Je signale cette confusion dans le seul but de souligner l’importance que peut éventuellement revêtir l’entrevue ainsi que la nécessité de faire preuve de sensibilité lorsqu’on a affaire à des enfants dont les réponses données lors de l’entrevue se verront accorder un poids important au moment de trancher leur demande.

[72]     Je tiens enfin à formuler de très brèves observations au sujet de la pertinence du droit de la famille dans le contexte de l’immigration. Comme mon collègue le juge Nadon, j’estime qu’il est tout à fait injustifié d’importer dans les demandes présentées en matière d’immigration la notion d’« intérêt supérieur de l’enfant » que l’on applique dans les affaires de garde et de droits de visite. Ainsi qu’il le souligne, l’intérêt supérieur de l’enfant constitue le facteur déterminant en droit de la famille, ce qui n’est pas le cas dans le contexte de l’immigration, dans lequel ce facteur n’est qu’un de ceux dont on doit tenir compte. Cela ne veut cependant pas dire qu’on ne doive pas tenir compte des considérations et des compétences spécialisées portant sur les besoins moraux, intellectuels, affectifs et physiques des enfants et, à cet égard, qu’on ne doive pas se référer au besoin et si cela est approprié à la compétence spécialisée des tribunaux de la famille pour en obtenir des renseignements précieux.

[73]     Je suis néanmoins d’accord avec mon collègue pour dire qu’il n’y a pas de motifs suffisants en l’espèce pour justifier l’intervention de la Cour étant donné que le dossier ne révèle pas l’existence de difficultés excessives. Comme mon collègue, je suis d’avis de refuser de répondre à la question certifiée et de rejeter les appels.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.