Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

RÉFÉRENCE :

démocratie en surveillance c. campbell,

2009 CAF 79, [2010] 2 R.C.F. 139

A-128-08

Démocratie en surveillance (appelante)

c.

Barry Campbell et le procureur général du Canada (Bureau du directeur des lobbyistes) (intimés)

Répertorié : Démocratie en surveillance c. Campbell (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Sharlow et Pelletier, J.C.A.—Toronto, 12 janvier; Ottawa, 12 mars 2009.

    Éthique — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelante à l’égard du rejet de sa plainte par le directeur des lobbyistes — L’intimé Campbell, enregistré comme lobbyiste auprès du ministère des Finances, a organisé un souper-bénéfice dans le cadre de la compagne de réélection du secrétaire d’État (institutions financières internationales) — L’appelante affirmait qu’il avait enfreint la règle 8 (conflits d’intérêts) du Code de déontologie des lobbyistes — Il s’agissait de savoir s’il existait des motifs justifiant de modifier l’interprétation de la règle 8 faite par le directeur — La notion de conflit d’intérêts à la règle 8 est étroitement liée à la notion d’intérêts divergents ou d’obligations contradictoires — L’interprétation qu’a faite le conseiller en éthique de la règle 8, que le directeur a invoquée, constituait une grave erreur — Il a conclu que la règle 8 n’interdit pas aux lobbyistes de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts, tant qu’ils ne proposent pas ou ne prennent pas d’action qui constituerait une influence répréhensible — La règle interdisant les conflits d’intérêts vise à empêcher que des titulaires de charges publiques fassent passer leurs intérêts personnels avant ceux de la population — L’influence répréhensible doit être examinée dans le cadre du conflit d’intérêts — L’intérêt privé du titulaire d’une charge publique est l’influence répréhensible à laquelle la règle 8 se réfère — L’interprétation qu’a faite le directeur de la règle 8 était déraisonnable — Appel accueilli.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle judiciaire — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelante à l’égard du rejet de sa plainte par le directeur des lobbyistes — L’appelante affirmait qu’il y avait eu infraction à la règle 8 (conflits d’intérêts) du Code de déontologie des lobbyistes — L’analyse relative à la norme de contrôle effectuée par la Cour fédérale n’a pas distingué entre la décision du directeur sur le bien-fondé de la plainte et son interprétation de la règle 8 — La Cour a mal interprété la nature du problème parce qu’elle n’a pas examiné séparément la question de savoir si l’interprétation qu’a faite le directeur de la règle 8 était raisonnable; il s’agissait donc d’une erreur de droit.

Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelante à l’égard du rejet de sa plainte par le directeur des lobbyistes. L’intimé Barry Campbell a organisé un souper-bénéfice dans le cadre de la campagne de réélection du secrétaire d’État (Institutions financières internationales), un poste associé au ministère des Finances. M. Campbell était enregistré conformément à la Loi sur l’enregistrement des lobbyistes et il était chargé d’exécuter certains mandats de lobbying, notamment auprès du ministère des Finances. L’appelante a porté plainte, alléguant que M. Campbell avait enfreint la règle 8 du Code de déontologie des lobbyistes concernant les conflits d’intérêts. À la suite d’une modification législative, la responsabilité de l’application du Code a été transférée du conseiller en éthique au directeur. Celui-ci a estimé qu’il ne pouvait conclure à l’existence d’une infraction à la règle 8 faute de preuve établissant que la participation de M. Campbell au souper-bénéfice constituait (ou avait mené à) une entrave réelle ou apparente à l’exercice des pouvoirs discrétionnaires du secrétaire d’État ou de ceux de tout fonctionnaire travaillant en collaboration avec lui. Le directeur a notamment invoqué un document concernant la règle 8 et l’influence répréhensible (l’avis consultatif) préparé par le conseiller en éthique. La Cour fédérale a conclu que la décision du directeur n’était pas déraisonnable.

Les principales questions en litige étaient celles de savoir qu’elle était la norme de contrôle applicable à la décision du directeur et s’il existait des motifs justifiant de modifier l’interprétation de la règle 8 faite par le directeur.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

La décision du directeur était une question mixte de fait et de droit. Elle supposait l’application d’une norme juridique (interprétation de la règle 8) à certains faits. En l’espèce, la question de savoir si M. Campbell avait enfreint ou non la règle 8 du Code englobait la question de l’interprétation de la règle 8. L’interprétation de la règle 8 par le tribunal chargé de l’application du Code illustre bien la situation où un tribunal interprète une loi ou un autre texte à caractère normatif dont il a une connaissance approfondie. En l’absence d’autres considérations majeures, cela indique que la norme de contrôle applicable à cette question est la raisonnabilité. Quant à l’application de l’interprétation de la règle 8 aux faits en cause dans l’affaire de M. Campbell, la norme appropriée était celle de la raisonnabilité. En l’espèce, l’analyse relative à la norme de contrôle effectuée par la Cour fédérale n’a pas distingué entre la décision du directeur sur le bien-fondé de la plainte et son interprétation de la règle 8. Après avoir effectué une analyse pragmatique et fonctionnelle, la Cour fédérale a conclu que la norme de contrôle était celle de la raisonnabilité et elle a statué que la décision du directeur était raisonnable. Cependant, elle a mal interprété la nature du problème parce qu’elle n’a pas examiné séparément la question de savoir si l’interprétation qu’a faite le directeur de la règle 8 était raisonnable, et il s’agissait d’une erreur de droit.

S’agissant de la règle 8 du Code, intitulée « Influence répréhensible », le directeur a adopté l’interprétation exposée dans l’avis consultatif rédigé par le conseiller en éthique à l’époque où celui-ci était chargé de l’application du Code. Afin de saisir le sens de la règle 8, il est nécessaire de bien comprendre la notion de conflit d’intérêts. La notion de conflit d’intérêts est étroitement liée à la notion d’intérêts divergents ou d’obligations contradictoires. Bien que les faits donnant lieu à un conflit d’intérêts varient d’une profession à l’autre, il est permis de penser qu’une personne se trouve en situation de conflit d’intérêts lorsqu’elle est sujette à une tension entre son devoir et d’autres intérêts ou obligations.

Le conseiller en éthique a conclu que la règle 8 n’interdit pas aux lobbyistes de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts, mais qu’elle leur interdit seulement de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts en leur proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible. Il s’agissait d’une grave erreur d’interprétation de la règle. Celle-ci interdit aux lobbyistes de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts. Les mots « en proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible sur ces titulaires » dans la règle 8 doivent être compris comme une manière de préciser le sens de ce qui constitue un « conflit d’intérêts » dans le contexte de la réglementation de la conduite des lobbyistes, et non pas comme une limite à l’étendue de l’interdiction. La règle interdisant les conflits d’intérêts vise à empêcher que des titulaires de charges publiques fassent passer leurs intérêts personnels avant ceux de la population.

Le conseiller en éthique, pour qui la règle 8 n’interdit que les actes qui interfèrent directement et de manière démontrable avec l’exercice d’une charge publique, a confondu conflit d’intérêts et corruption. L’influence répréhensible doit être examinée dans le cadre du conflit d’intérêts, où la question est celle des intérêts divergents. Comme le titulaire d’une charge publique a, par définition, un devoir public, on ne place le titulaire d’une charge publique en conflit d’intérêts qu’en faisant entrer un intérêt privé concurrentiel en ligne de compte. Cet intérêt privé, qui influe, ou pourrait influer, sur la loyauté du titulaire d’une charge publique est l’influence répréhensible à laquelle la règle se réfère. Par conséquent, l’interprétation de la règle qu’a faite le directeur était déraisonnable et elle a été annulée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi modifiant la Loi sur le Parlement du Canada (conseiller sénatorial en éthique et commissaire à l’éthique) et certaines lois en conséquence, L.C. 2004, ch. 7, art. 23.

Loi sur l’enregistrement des lobbyistes, L.R.C. (1985) (4suppl.), ch. 44, préambule (mod. par L.C. 2003, ch. 10, art. 1), art. 5(1) (mod., idem, art. 4), 7(1) (mod., idem, art. 7), 10.2(1) (édicté par L.C. 1995, ch. 12, art. 5; 2004, ch. 7, art. 39).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 52 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 17; 2002, ch. 8, art. 50).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions examinées :

Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2004 CF 969, [2004] 4 R.C.F. 83; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Cox v. College of Optometrists of Ontario (1988), 65 O.R. (2d) 461, 52 D.L.R. (4th) 298, 33 Admin. L.R. 287 (C. div.); Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, [2007] 2 R.C.S. 177.

décisions citées :

Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226.

DOCTRINE CITÉE

Black’s Law Dictionary, 5e éd. St. Paul, Minn. : West Pub. Co., 1979, « undue influence ».

Black’s Law Dictionary, 7e éd. St. Paul, Minn. : West Group, 1999, « conflict of interest ».

Code de déontologie des lobbyistes, 1997, Gaz. C. 1997.I.331, préambule, règles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8.

Code de déontologie professionnelle. Édition révisée, 2006 : modifications adoptées par le Conseil, août 2004 et février 2006. Ottawa : Association du Barreau canadien, 2006.

Règle 8 ― Influence répréhensible ― Les lobbyistes et les campagnes à la direction. Lignes directrices d’Howard R. Wilson, conseiller en éthique, septembre 2002, en ligne : <http://www.ocl-cal.gc.ca/eic/site/lobbyist-lobbyiste1.nsf/fra/nx00029.html>.

    APPEL de la décision (2008 CF 214, 324 F.T.R. 44) par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelante à l’égard du rejet de sa plainte par le directeur des lobbyistes. Appel accueilli.

ONT COMPARU

David Baker et Balpreet Singh Bopari pour l’appelante.

Peter H. Griffin et Jordan B. Goldblatt pour l’intimé Barry Campbell.

Michael H. Morris et Derek C. Allen pour l’intimé procureur général du Canada.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Bakerlaw, Toronto, pour l’appelante.

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin LLP, Toronto, pour l’intimé Barry Campbell.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé procureur général du Canada.

    Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]     Le juge Pelletier, J.C.A. : Le présent appel porte sur le sens de la règle 8 du Code de déontologie des lobbyistes [1997, Gaz. C. 1997.I.331] (le Code), code élaboré [édicté par L.C. 1995, ch. 12, art. 5] conformément à la Loi sur l’enregistrement des lobbyistes, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 44 (la LEL). La décision frappée d’appel est celle du juge suppléant Frenette de la Cour fédérale (le juge suppléant), qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire de Démocratie en surveillance à l’égard du rejet de sa plainte par le directeur des lobbyistes (le directeur). Les motifs du juge suppléant (les motifs) sont publiés dans Démocratie en surveillance c. Campbell, 2008 CF 214.

LES FAITS

[2]     En septembre 1999, M. Barry Campbell, à l’invitation de M. James Peterson, a organisé un souper-bénéfice pour ce dernier, un député libéral du Parlement qui faisait campagne pour sa réélection. Ce fait est venu à l’attention de Démocratie en surveillance parce qu’à cette époque M. Peterson était secrétaire d’État (Institutions financières internationales), un poste au sein du cabinet rattaché à certaines responsabilités en lien avec le ministère des Finances, tandis que M. Campbell était un lobbyiste enregistré, conformément à la LEL, chargé d’exécuter certains mandats de lobbying, dont un qui concernait M. Peterson et le ministère des Finances.

[3]     Le 13 avril 2000, Démocratie en surveillance a porté plainte auprès du conseiller en éthique, qui était chargé de l’application du Code à l’époque. Démocratie en surveillance a allégué que M. Campbell avait enfreint la règle 8 du Code, selon laquelle :

Les lobbyistes doivent éviter de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts en proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible sur ces titulaires.

[4]     En dépit du fait que cette plainte était une des premières, sinon la première, formulée par Démocratie en surveillance en vertu du Code nouvellement adopté, le conseiller en éthique n’avait toujours pas statué sur la plainte au moment où la loi a été modifiée et que la responsabilité de l’application du Code a été transférée au directeur (voir L.C. 2004, ch. 7, art. 23 [Loi modifiant la Loi sur le Parlement du Canada (conseiller sénatorial en éthique et commissaire à l’éthique) et certaines lois en conséquence]). Le 25 février 2005, ce dernier a écrit à Démocratie en surveillance pour savoir si elle voulait donner suite à sa plainte à l’égard de M. Campbell. Le 17 juin 2005, Démocratie en surveillance a fait savoir qu’elle voulait que le directeur procède à l’examen de sa plainte.

[5]     Le 10 octobre 2006, le directeur a écrit à Démocratie en surveillance pour l’aviser de ses conclusions. La lettre commençait par reproduire la règle 8 et souligner que [traduction] « les conseils actuellement fournis aux lobbyistes à propos de la règle 8 se trouvent sur le site Web du Bureau du directeur des lobbyistes ». La lettre poursuivait en exposant le point de vue du Bureau du directeur selon lequel « l’influence répréhensible » est toujours une question de fait et que les facteurs à prendre en compte afin de déterminer si une action constitue une influence répréhensible incluent, parmi d’autres, les points suivants (dossier d’appel, vol. 1, à la page 111) :

• s’il y a eu atteinte à la décision, au jugement ou à l’action du titulaire d’une charge publique;

• s’il y a eu contrainte préjudiciable par laquelle la volonté du titulaire d’une charge publique a été maîtrisée et où le titulaire d’une charge publique a été poussé à accomplir un acte ou s’est abstenu d’accomplir un acte, comportement qu’il n’aurait pas eu s’il avait été libre d’agir;

• s’il y a eu abus de la position de confiance ou que le lobbyiste a tiré avantage de la faiblesse, de l’infirmité ou de la détresse d’un titulaire d’une charge publique pour modifier les actes ou décisions de ce dernier.

[6]     Ces facteurs figurent dans une publication intitulée Règle 8 — Influence répréhensible — Les lobbyistes et les campagnes à la direction préparée par le conseiller en éthique, qui, à la date des présents motifs, se trouvait toujours sur le site Web du Bureau du directeur des lobbyistes à l’adresse suivante : <http://www.ocl-cal.gc.ca/eic/site/lobbyist-lobbyiste1.nsf/fra/nx00029.html>. Dans ses documents, Démocratie en surveillance a fait référence à ce document sous le nom d’« avis consultatif » et je ferai de même dans les présents motifs.

[7]     Le directeur a ensuite avisé Démocratie en surveillance que son Bureau avait examiné les documents pertinents et interrogé les principaux intéressés [traduction] « y compris les titulaires actuels et anciens de charges publiques du ministère des Finances et d’ailleurs » (dossier d’appel, vol. 1, à la page 111). Suivant son interprétation des exigences de la règle 8 et le travail d’enquête effectué par son Bureau, le directeur a conclu ce qui suit (dossier d’appel, à la page 111, vol. 1) :

[traduction] Vu la preuve recueillie, le Bureau du directeur des lobbyistes a conclu que M. Campbell ne s’était pas ingéré dans les actions et les décisions du secrétaire d’État Peterson. Il a également estimé que le fait que M. Campbell ait accepté le poste de président de l’organisation Friends of Jim Peterson n’a pas amené le secrétaire d’État Peterson à traiter le client de M. Campbell (ou à demander à ses employés de traiter le client de M. Campbell) favorablement. De plus, le Bureau du directeur des lobbyistes a conclu que le rôle et le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires travaillant au dossier concerné n’avaient aucunement été entravés.

Par conséquent, j’estime que M. Campbell n’a pas enfreint la règle 8 du Code de déontologie des lobbyistes en acceptant le poste de directeur de l’organisation Friends of Jim Peterson tout en étant enregistré comme lobbyiste auprès du ministère des Finances.

[8]     Conséquemment, le directeur a estimé qu’il ne pouvait conclure à l’existence d’une infraction à la règle 8 faute de preuve établissant que la participation de M. Campbell au souper-bénéfice organisé pour M. Peterson constituait (ou avait mené à) une entrave réelle ou apparente à l’exercice des pouvoirs discrétionnaires que conférait à M. Peterson sa fonction de secrétaire d’État (Institutions financières internationales) ou à tout fonctionnaire travaillant en collaboration avec lui à ce poste.

[9]     Le directeur a ajouté qu’il avait donné un sens plus large au Code que son prédécesseur, le conseiller en éthique. Étant donné que Démocratie en surveillance accorde une certaine importance aux propos du directeur, ceux-ci sont reproduits ci-dessous (dossier d’appel, vol. 1, aux pages 111 et 112) :

[traduction] Le point de vue que j’ai adopté au sujet du Code de déontologie des lobbyistes est plus large que celui adopté précédemment par le conseiller en éthique. Vous remarquerez que la version du Code qui se trouve sur le site Web du Bureau du directeur des lobbyistes ne prévoit plus qu’il doit y avoir eu infraction à une règle pour qu’une enquête soit effectuée. Il serait injuste d’imposer rétroactivement la nouvelle façon d’appliquer le Code de déontologie des lobbyistes aux lobbyistes qui ont agi en fonction de ce qui se faisait précédemment. Cependant, je m’attends à ce que les lobbyistes respectent tout autant l’esprit que la lettre de l’ensemble du Code de déontologie des lobbyistes dans le cadre de leurs mandats de lobbying présents et futurs.

LA DÉCISION DU TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

[10]     Démocratie en surveillance n’était pas d’accord avec la décision du directeur et a produit une demande de contrôle judiciaire, qui a été entendue par le juge suppléant. Certains des arguments soulevés devant lui ne l’ont pas été devant notre Cour. En conséquence, le résumé des motifs du juge suppléant ne portera que sur les aspects de sa décision qui ont été contestés en l’espèce, c’est-à-dire la norme de contrôle, la justesse de l’interprétation qu’a faite le directeur de la règle 8 à la lumière de la norme de contrôle appropriée, l’application de la théorie de l’expectative légitime et la question des dépens au regard de la prétention de Démocratie en surveillance d’agir à titre de défenseur de l’intérêt public.

[11]     Le juge suppléant a abordé la question de la norme de contrôle en menant une analyse pragmatique et fonctionnelle. S’appuyant sur cette analyse, le juge suppléant a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la raisonnabilité, de sorte qu’il devait s’abstenir d’intervenir à l’égard de la décision du directeur, à moins que celle-ci ne résiste pas à un examen assez poussé.

[12]     Appliquant cette norme de contrôle, le juge suppléant a conclu que la décision du directeur n’était pas déraisonnable. Il a rejeté l’argument selon lequel la question de la raisonnabilité de l’interprétation du directeur était chose jugée s’agissant de Démocratie en surveillance, parce que cette question avait été tranchée précédemment dans une affaire à laquelle Démocratie en surveillance était partie (Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2004 CF 969, [2004] 4 R.C.F. 83 (Démocratie en surveillance)). Dans cette affaire, le juge Gibson a conclu (au paragraphe 85) :

Je ne suis pas disposé à conclure, compte tenu de la preuve dont je dispose, que l’interprétation donnée par le conseiller en éthique à la règle 8 du Code des lobbyistes, divulguée le 21 janvier 2003, sur laquelle était fondée sa décision relative à la requête ou plainte concernant les neuf lobbyistes était en soi tellement [traduction] «déraisonnable», restrictive comme elle l’était, qu’elle donnait lieu à une erreur susceptible de contrôle.

[13]     Le juge suppléant a estimé qu’il s’agissait là de remarques incidentes, en ce que le juge Gibson avait déjà disposé de la demande produite devant lui sur la base de la partialité, et que par conséquent, ses remarques n’avaient pas d’effet contraignant ou persuasif. Néanmoins, dans le cadre de son analyse des allégations de partialité de Démocratie en surveillance — allégations qui n’ont pas été reprises devant la Cour — le juge suppléant a indiqué qu’il était d’accord avec l’opinion du juge Gibson selon laquelle l’interprétation qu’avait faite le conseiller en éthique de la règle 8 n’était pas déraisonnable.

[14]     Le juge suppléant a conclu que le directeur avait examiné les faits concernant le souper-bénéfice organisé par M. Campbell pour M. Peterson et qu’il avait appliqué l’analyse décrite dans l’avis consultatif. Le juge suppléant a cité les conclusions du directeur selon lesquelles il avait « conclu qu’il n’y avait pas assez d’indices d’influence répréhensible pour étayer des motifs raisonnables de croire que les actions de M. Campbell constituaient une infraction à la règle no 8 » (motifs, au paragraphe 45). Le juge a ensuite ajouté :

Bien que le critère des « motifs raisonnables de croire » ne soit pas un critère préalable important, comme l’a signalé le juge Gibson dans la décision Démocratie en surveillance no 1, il était du devoir du directeur des lobbyistes de ne pas simplement croire de manière raisonnable qu’il y avait une apparence quelconque d’irrégularité, mais qu’il y avait eu une infraction à la règle no 8. Il n’a pas conclu qu’il y avait eu infraction, et il n’a pas ainsi agi de manière déraisonnable.

[15]     Sur la question des dépens, Démocratie en surveillance a fait valoir que les dépens devaient lui être adjugés à l’encontre du procureur général du Canada, mais elle ne les a pas demandés à l’encontre de M. Campbell (motifs, au paragraphe 50). Démocratie en surveillance a expliqué qu’elle avait droit aux dépens peu importe l’issue de l’affaire en raison du fait qu’elle agissait à titre de défenseur de l’intérêt public, même si l’avocat de Démocratie en surveillance s’est occupé de l’affaire bénévolement.

[16]     Le juge suppléant a conclu que toutes les questions propres à la demande qui lui était soumise avaient été tranchées dans Démocratie en surveillance. Les modifications à la Loi avaient tenu compte des allégations de partialité et ont apporté une solution au manque d’indépendance souligné par le juge Gibson. La décision Démocratie en surveillance avait également statué sur la question de la norme de contrôle et de la raisonnabilité de l’interprétation, faite par le directeur, de la règle 8 dans l’avis consultatif. Enfin, le juge suppléant a estimé que les questions soulevées dans la demande dont il était saisi n’étaient pas des questions d’intérêt public qui auraient permis à Démocratie en surveillance d’être relevée de l’obligation de payer les dépens dans le cas où l’issue du litige lui était défavorable. Par conséquent, les dépens ont été adjugés à M. Campbell et au procureur général du Canada, à l’encontre de Démocratie en surveillance.

QUESTIONS EN LITIGE

[17]     Démocratie en surveillance formule ainsi les questions en litiges en l’espèce :

1- Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du directeur?

2- Quelle est l’interprétation correcte de la règle 8 du Code de déontologie des lobbyistes?

3- Le directeur a-t-il commis une erreur en appliquant la « théorie de l’expectative légitime » aux faits en l’espèce?

4- Démocratie en surveillance agit-elle à titre de défenseur de l’intérêt public en l’espèce?

[18]     La deuxième question, telle que la formule Démocratie en surveillance, sous-entend que la norme de contrôle applicable à la décision du directeur est celle de la décision correcte. Une formulation plus neutre de la question serait : «  Existe-t-il des motifs justifiant de modifier l’interprétation de la règle 8 faite par le directeur? »

[19]     La question de l’application de la théorie de l’expectative légitime ne semble pas avoir été soulevée devant le juge suppléant. À la lumière des prétentions de Démocratie en surveillance, j’estime que la question qu’elle cherche à soulever est de savoir si le directeur a entravé indûment son pouvoir discrétionnaire en choisissant d’appliquer l’interprétation qu’a faite le conseiller en éthique du Code plutôt que la sienne. Je propose de reformuler cette question de la manière suivante : « Le directeur a-t-il restreint indûment son pouvoir discrétionnaire? »

ANALYSE

1- Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du directeur?

[20]     Dans son exposé des faits et du droit, Démocratie en surveillance entreprend l’analyse relative à la norme de contrôle et conclut qu’en ce qui concerne la décision du directeur, la norme applicable est celle de la décision correcte. Démocratie en surveillance fait valoir que la question comporte trois points de droit (l’interprétation de la règle 8, l’application de la théorie de l’expectative légitime et sa qualité de défenseur de l’intérêt public), des points, qui selon elle, sont de portée générale et qui sortent du champ d’expertise du directeur. À mon avis, cette analyse ne prend pas correctement en compte le raisonnement du juge suppléant ou la nature de la question tranchée par le directeur.

[21]     La décision du directeur est une question mixte de fait et de droit. Elle suppose l’application d’une norme juridique (l’interprétation de la règle 8) à certains faits (la participation de M. Campbell à un souper-bénéfice organisé par M. Peterson). Généralement, dans une demande de contrôle judiciaire, ces questions doivent être examinées suivant la même norme que les questions de fait, celle de la raisonnabilité, à moins qu’il soit possible de discerner une question de droit isolable, auquel cas le point de droit indépendant devra être examiné en fonction de critères appropriés dans les circonstances (voir par analogie Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen), au paragraphe 26).

[22]     Dans le cas où une question de droit isolable est en litige dans un processus de contrôle judiciaire et que cette question est « d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre », la norme appropriée sera celle de la décision correcte (voir Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, au paragraphe 62; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 60). D’autre part, lorsque la question de droit est soulevée alors que le tribunal interprète « sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie », la norme appropriée peut être celle de la raisonnabilité (voir Dunsmuir, au paragraphe 54).

[23]     En l’espèce, la question de savoir si M. Campbell a enfreint la règle 8 du Code englobe la question de l’interprétation de la règle 8, qui est une question de droit isolable. L’interprétation de la règle 8 par le tribunal chargé de l’application du Code illustre bien la situation où un tribunal interprète une loi ou un autre texte à caractère normatif dont il a une connaissance approfondie. En l’absence d’autres considérations majeures, cela indique que la norme de contrôle applicable à cette question est la raisonnabilité (voir Dunsmuir, au paragraphe 54).

[24]     Quant à l’application de l’interprétation de la règle 8 aux faits en cause dans l’affaire de M. Campbell, la norme appropriée est celle qui est applicable à l’examen des questions mixtes de droit et de fait, c’est-à-dire celle de la raisonnabilité.

[25]     Le rôle de notre Cour, lorsqu’il est interjeté appel du contrôle judiciaire de la décision d’un tribunal administratif, est de déterminer si le tribunal administratif en question a choisi la norme de contrôle appropriée, et si tel est le cas, de déterminer si la norme a été appliquée correctement (voir Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43).

[26]     En l’espèce, l’analyse relative à la norme de contrôle effectuée par le juge suppléant n’a pas distingué entre la décision du directeur sur le bien-fondé de la plainte et son interprétation de la règle 8. Le juge a simplement conclu, après avoir effectué une analyse pragmatique et fonctionnelle, que la norme de contrôle de la décision du directeur était celle de la raisonnabilité. Il a ensuite conclu que la décision du directeur n’était pas déraisonnable. En tronquant ainsi l’analyse, le juge suppléant a mal interprété la nature du problème qui lui était soumis parce qu’il n’a pas examiné séparément la question de savoir si l’interprétation qu’a faite le directeur de la règle 8 était raisonnable. J’estime que l’omission d’examiner cette question de droit de façon indépendante constitue une erreur de droit.

2- Existe-t-il des motifs justifiant de modifier l’interprétation de la règle 8 faite par le directeur?

[27]     Le Code a été établi en vertu de l’article 10.2 [édicté par L.C. 1995, ch. 12, art. 5; 2004, ch. 7, art. 39] de la LEL, qui prévoit ce qui suit :

    10.2 (1) Le directeur élabore un code de déontologie des lobbyistes portant sur toutes les activités visées aux paragraphes 5(1) et 7(1).

[28]     Les paragraphes 5(1) [mod. par L.C. 2003, ch. 10, art. 4] et 7(1) [mod., idem, art. 7] sont des dispositions parallèles; la première porte sur les lobbyistes-conseils, tandis que la deuxième porte sur les lobbyistes salariés. Pour les besoins de l’espèce, il suffit de reproduire le paragraphe 5(1) :

    5. (1) Est tenue de fournir au directeur, en la forme réglementaire, une déclaration contenant les renseignements prévus au paragraphe (2) toute personne (ci-après « lobbyiste-conseil ») qui, moyennant paiement, s’engage, auprès d’un client, d’une personne physique ou morale ou d’une organisation :

a) à communiquer avec le titulaire d’une charge publique au sujet des mesures suivantes :

         (i) l’élaboration de propositions législatives par le gouvernement fédéral ou par un sénateur ou un député,

         (ii) le dépôt d’un projet de loi ou d’une résolution devant une chambre du Parlement, ou sa modification, son adoption ou son rejet par celle-ci,

         (iii) la prise ou la modification de tout règlement au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les textes réglementaires,

         (iv) l’élaboration ou la modification d’orientation ou de programmes fédéraux,

         (v) l’octroi de subventions, de contributions ou d’autres avantages financiers par Sa Majesté du chef du Canada ou en son nom,

         (vi) l’octroi de tout contrat par Sa Majesté du chef du Canada ou en son nom;

b) à ménager pour un tiers une entrevue avec le titulaire d’une charge publique.

[29]     Le préambule [mod., idem, art. 1] de la LEL reconnaît le lobbying en tant qu’activité légitime, mais précise que les titulaires d’une charge publique et le public ont le droit de savoir qui se livre à des activités de lobbying. Le préambule du Code, reproduit à l’annexe des présents motifs, reprend le contenu du préambule de la LEL et met l’accent sur le rôle que joue le Code dans l’accroissement de la confiance de la population à l’égard des décisions que prend le gouvernement. Le Code comporte trois principes et huit règles. Les principes sont : Intégrité et honnêteté, Franchise, et Professionnalisme. Les règles sont regroupées sous trois titres : Transparence, Confidentialité et Conflits d’intérêts. La règle 8 constitue l’une des trois règles regroupées sous le dernier titre, reproduit ci-dessous :

Conflits d’intérêts

6. Intérêts concurrentiels

Les lobbyistes ne doivent pas représenter des intérêts conflictuels ou concurrentiels sans le consentement éclairé des personnes dont les intérêts sont en cause.

7. Divulgation

Les lobbyistes-conseils doivent informer les titulaires d’une charge publique qu’ils ont avisé leurs clients de tout conflit d’intérêts réel, possible ou apparent et ont obtenu le consentement éclairé de chaque client concerné avant d’entreprendre ou de poursuivre l’activité en cause.

8. Influence répréhensible

Les lobbyistes doivent éviter de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts en proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible sur ces titulaires.

[30]     La règle 6 porte sur les conflits d’intérêts concernant les lobbyistes eux-mêmes, tandis que la règle 7 exige que les lobbyistes révèlent tout conflit d’intérêts au titulaire de la charge publique qu’il ou elle essaie d’influencer. Il n’est pas nécessaire d’examiner davantage ces règles, sauf pour souligner que la notion de conflit d’intérêts contenue à la règle 8 paraît identique à celle contenue aux règles 6 et 7.

[31]     Dans sa décision, le directeur a adopté l’interprétation de la règle 8 exposée dans l’avis consultatif, lequel, rappelons-le, a été rédigé par le conseiller en éthique à l’époque où il était chargé de l’application du Code. Compte tenu de l’importance de cet avis dans la décision du directeur, il est nécessaire de l’examiner plus en détail.

[32]     Le conseiller en éthique a commencé son analyse en faisant remarquer que le Code n’interdit pas aux lobbyistes de placer les titulaires d’une charge publique dans une situation de conflit d’intérêts : il interdit aux lobbyistes de placer les titulaires d’une charge publique dans une situation de conflit d’intérêts en proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible sur ces titulaires.

[33]     L’analyse de la règle 8 faite par le conseiller en éthique a porté ensuite sur le sens du terme « influence répréhensible ». Il a cité la cinquième édition du Black’s Law Dictionary, un ouvrage de référence américain souvent cité, qui assimile la notion d’« influence répréhensible » à celle d’« influence indue ». Il s’est référé à la définition d’ [traduction] « influence indue » tirée du Black’s Law Dictionary :

[traduction] Contrainte, complot ou pression tendant à persuader, répréhensible ou illégitime, par laquelle une personne se trouve sous l’emprise d’une autre et est amenée à poser un acte qu’elle n’aurait pas posé, ou à s’abstenir de poser un acte qu’elle aurait posé, si elle avait agi librement. Influence qui prive la personne qui la subit de sa liberté d’action ou qui annihile sa liberté de penser de sorte qu’elle agit davantage en fonction de la volonté d’autrui que de sa propre volonté. Utilisation abusive d’un poste de confiance ou fait de tirer profit de la vulnérabilité d’une personne, de son infirmité ou de sa détresse en vue de modifier, de façon répréhensible, les actions ou les décisions de cette personne.

[34]     Le conseiller en éthique a ensuite fait remarquer que la septième édition du même ouvrage « assimile de nouveau, de manière plus succincte, l’“influence répréhensible” à l’“influence indue” et définit cette dernière expression comme étant un [traduction] “abus de pouvoir ou de confiance qui fait perdre à une personne l’usage de son libre arbitre et qui lui fait adopter les objectifs de quelqu’un d’autre” ».

[35]     S’appuyant sur ces définitions, le conseiller en éthique a exprimé son opinion quant aux restrictions à apporter à la règle 8 :

Ces définitions établissent une norme très élevée, mais équitable, permettant de déterminer si un lobbyiste a placé un titulaire de charge publique en situation de conflit d’intérêts en « proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible » sur cet individu. Il faut que cette norme soit élevée pour éviter qu’on puisse alléguer qu’un lobbyiste a contrevenu au Code de déontologie des lobbyistes simplement pour avoir exercé une activité de lobbying légitime, de façon normale et professionnelle.

[36]     Il s’ensuit une énumération des facteurs à prendre en compte lorsque vient le temps de décider si une action proposée ou prise par un lobbyiste s’est traduite par une « influence répréhensible ». Ces facteurs ont été exposés précédemment dans les présents motifs, mais ils sont répétés ci-dessous pour des besoins de référence :

• s’il y a eu atteinte à la décision, au jugement ou à l’action du titulaire d’une charge publique;

• s’il y a eu contrainte préjudiciable par laquelle la volonté du titulaire d’une charge publique a été maîtrisée et où le titulaire d’une charge publique a été poussé à accomplir un acte ou s’est abstenu d’accomplir un acte, comportement qu’il n’aurait pas eu s’il avait été libre d’agir;

• s’il y a eu abus de la position de confiance ou que le lobbyiste a tiré avantage de la faiblesse, de l’infirmité ou de la détresse d’un titulaire d’une charge publique pour modifier les actes ou décisions de ce dernier.

[37]     Si le point de vue du conseiller en éthique sur le sens à accorder à la règle 8 est déraisonnable, il s’ensuit que le directeur a commis une erreur de droit en suivant cette interprétation.

[38]     La décision du directeur a de toute évidence été influencée par la décision du juge Gibson dans Démocratie en surveillance, où celui-ci avait conclu que l’interprétation donnée par le conseiller en éthique, bien que restrictive, n’était pas déraisonnable au point de donner lieu à une erreur susceptible de contrôle (voir Démocratie en surveillance, au paragraphe 85). Comme je l’ai dit précédemment, le juge suppléant a adopté l’opinion du juge Gibson.

[39]     Pour les motifs suivants, j’estime que l’interprétation qu’a faite le conseiller en éthique de la règle 8, et qui a été ensuite adoptée par le directeur, était déraisonnable.

[40]     Afin de saisir le sens de la règle 8, il est nécessaire de bien comprendre la notion de conflit d’intérêts, une notion au sens très large (Cox v. College of Optometrists of Ontario (1988), 65 O.R. (2d) 461 (C. div.) (Cox), à la page 468) :

    [traduction] Le conflit d’intérêts prend différentes formes et appelle un grand nombre de définitions et de modes de règlementation différents. La définition qu’on lui donne dépend des spécificités de chaque profession ou métier concerné. Il existe très peu de définitions propres à un métier ou à une profession en particulier.

[41]     L’élément commun aux différentes définitions de la notion de conflit d’intérêts est, à mon avis, la présence d’intérêts divergents. Cela a été exposé dans la décision  Cox de la manière suivante (à la page 469) :

    [traduction] Dans le présent contexte, conflit d’intérêts désigne un intérêt personnel lié de façon telle à un devoir professionnel qu’il serait raisonnable d’y voir un risque d’ingérence réel dans l’exercice du devoir professionnel.

[42]     Le même accent a été mis sur les intérêts divergents dans un passage tiré d’un arrêt récent de la Cour suprême (Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, [2007] 2 R.C.S. 177 (Strother), au paragraphe 56) :

La notion de « conflit d’intérêts » a été définie dans l’arrêt Neil comme étant

un risque sérieux que les intérêts personnels de l’avocat ou ses devoirs envers un autre client actuel, un ancien client ou une tierce personne nuisent de façon appréciable à la représentation du client par l’avocat.

[43]     Le chapitre « Conflits d’intérêts entre l’avocat et son client » du Code de déontologie professionnelle de l’Association du Barreau canadien contient l’interdiction suivante (2006, à la page 48) :

3. L’avocat ne doit pas agir au nom de son client lorsque ses devoirs envers son client et ses intérêts personnels sont en conflit.

[44]     Lorsqu’on consulte la source qu’a utilisée le conseiller en éthique, c’est-à-dire la septième édition du Black’s Law Dictionary, on peut lire la définition suivante du terme [traduction] « conflit d’intérêts » :

[traduction] conflit d’intérêts. 1. Une incompatibilité réelle ou apparente entre les intérêts privés d’une personne et ses devoirs publics ou ses obligations fiduciaires.

[45]     Comme le démontre cette brève analyse, la notion de conflit d’intérêts est étroitement liée à la notion d’intérêts divergents ou d’obligations contradictoires. Bien que les faits donnant lieu à un conflit d’intérêts varient d’une profession à l’autre, il est permis de penser qu’une personne se trouve en situation de conflit d’intérêts lorsqu’elle est sujette à une tension entre son devoir et d’autres intérêts ou obligations.

[46]     J’estime nécessaire de reproduire le contenu de la règle 8 :

8. Influence répréhensible

Les lobbyistes doivent éviter de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts en proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible sur ces titulaires.

[47]     Le conseiller en éthique a conclu que la règle 8 n’interdit pas aux lobbyistes de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts, mais qu’elle leur interdit seulement de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts en leur proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible.

[48]     Avec égards, j’estime qu’il s’agit d’une grave erreur d’interprétation de la règle 8. Cette règle interdit aux lobbyistes de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts. Les mots « en proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible sur ces titulaires » doivent être compris comme une manière de préciser le sens de ce qui constitue un « conflit d’intérêts » dans le contexte de la règlementation de la conduite des lobbyistes, et non pas comme une limite à l’étendue de l’interdiction. Cela ne pourrait que nuire à la confiance des Canadiens dans l’intégrité et la transparence des décisions du gouvernement si nous fermions les yeux sur certains conflits d’intérêts, tout en en interdisant d’autres. Tout conflit d’intérêts porte atteinte à la confiance qu’a la population dans les décisions du gouvernement.

[49]     De plus, la règle interdisant les conflits d’intérêts vise à empêcher que des titulaires de charges publiques fassent passer leurs intérêts personnels avant ceux de la population. Les passages cités ci-dessus renvoient à la possibilité qu’un intérêt personnel puisse interférer avec l’exercice d’une charge publique :

    [traduction] Dans ce contexte, conflit d’intérêts désigne un intérêt personnel lié de façon telle à un devoir professionnel qu’il serait raisonnable d’y voir un risque d’ingérence réel dans l’exercice du devoir professionnel. [Cox, à la page 469; non souligné dans l’original.]

La notion de « conflit d’intérêts » a été définie dans l’arrêt Neil comme étant

un risque sérieux que les intérêts personnels de l’avocat ou ses devoirs envers un autre client actuel, un ancien client ou une tierce personne nuisent de façon appréciable à la représentation du client par l’avocat. [Strother, au paragraphe 56; non souligné dans l’original.]

[traduction] Une incompatibilité réelle ou apparente entre les intérêts privés d’une personne et ses devoirs publics ou ses obligations fiduciaires. [Black’s Law Dictionary, 7e éd., s.v. [traduction] « conflit d’intérêts »; non souligné dans l’original.]

[50]     Dans la décision Cox, la Cour divisionnaire de l’Ontario a clairement expliqué ce point (à la page 469) :

    [traduction] Il n’est pas plus nécessaire de démontrer concrètement l’existence d’une ingérence de l’intérêt personnel dans le devoir professionnel que de prouver concrètement qu’on en a retiré un avantage pour démontrer l’existence d’un conflit d’intérêts.

[51]     Le conseiller en éthique, pour qui la règle 8 n’interdit que les actes qui interfèrent directement et de manière démontrable avec l’exercice d’une charge publique, confond conflit d’intérêts et corruption.

[52]     L’influence répréhensible doit être examinée dans le cadre du conflit d’intérêts, où la question est celle des intérêts divergents. Comme le titulaire d’une charge publique a, par définition, un devoir public, on ne place le titulaire d’une charge publique en conflit d’intérêts qu’en faisant entrer un intérêt privé concurrentiel en ligne de compte. Cet intérêt privé, qui influe, ou pourrait influer, sur la loyauté du titulaire d’une charge publique est l’influence répréhensible à laquelle la règle se réfère.

[53]     Le conseiller en éthique a fait valoir que les exigences concernant la règle 8 doivent être élevées, de sorte que les lobbyistes ne soient pas sujets à la critique en ce qui concerne leurs activités de lobbying légitimes. Le principal atout des lobbyistes réside dans leur aptitude à accéder aux décideurs afin de tenter de les influencer directement à l’aide d’arguments persuasifs et factuels. Lorsque l’efficacité d’un lobbyiste repose sur le sentiment d’obligation que ressent le décideur envers le lobbyiste, ou sur d’autres intérêts privés créés ou mis en place par le lobbyiste, la frontière entre le lobbying légitime et le lobbying illégitime a été franchie. La conduite interdite par la règle 8 concerne la création d’obligations ou d’intérêts personnels de ce genre.

[54]     Je conclus donc que l’interprétation de la règle 8 qu’a faite le directeur était déraisonnable et que sa décision doit être annulée. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de statuer sur la deuxième question soulevée par Démocratie en surveillance, à savoir si l’interprétation doit être examinée à la lumière de la théorie de l’expectative légitime ou s’il s’agit d’une entrave au pouvoir discrétionnaire. Le directeur devra élaborer sa propre approche quant à l’interprétation et à l’application de la règle 8, à la lumière des principes énoncés dans les présents motifs.

[55]     La dernière question à aborder est celle de la réparation appropriée. Comme les faits à l’origine de la plainte formulée par Démocratie en surveillance remontent à près de 10 ans, il est pertinent de se demander si le renvoi de la question au directeur pour nouvelle décision à la lumière des présents motifs servirait les intérêts de la justice. Les pouvoirs de notre Cour sont énoncés à l’article 52 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 17; 2002, ch. 8, art. 50] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)] :

52. La Cour d’appel fédérale peut :

a) arrêter les procédures dans les causes qui ne sont pas de son ressort ou entachées de mauvaise foi;

b) dans le cas d’un appel d’une décision de la Cour fédérale :

         (i) soit rejeter l’appel ou rendre le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre et prendre toutes mesures d’exécution ou autres que celle-ci aurait dû prendre,

         (ii) soit, à son appréciation, ordonner un nouveau procès, si l’intérêt de la justice paraît l’exiger,

         (iii) soit énoncer, dans une déclaration, les conclusions auxquelles la Cour fédérale aurait dû arriver sur les points qu’elle a tranchés et lui renvoyer l’affaire pour poursuite de l’instruction, à la lumière de cette déclaration, sur les points en suspens;

c) dans les autres cas d’appel :

         (i) soit rejeter l’appel ou rendre la décision qui aurait dû être rendue,

         (ii) soit, à son appréciation, renvoyer l’affaire pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées.

[56]     Le sous-alinéa 52b)(iii) permet à la Cour, lorsqu’est interjeté appel d’une décision de la Cour fédérale, d’énoncer, dans une déclaration, les conclusions auxquelles la Cour fédérale aurait dû arriver et de lui renvoyer l’affaire « pour poursuite de l’instruction, à la lumière de cette déclaration, sur les points en suspens ».  Cela concerne les litiges à caractère interlocutoire (« la poursuite de l’instruction »). En vertu du sous-alinéa 52b)(ii), la Cour peut « à son appréciation, ordonner un nouveau procès, si l’intérêt de la justice paraît l’exiger ». La Cour ne peut ordonner un nouveau procès qu’à la condition que l’appel soit accueilli. Si l’on applique par analogie ce sous‑alinéa aux faits pertinents en l’espèce, on pourrait dire que Démocratie en surveillance a contesté avec succès l’interprétation faite par le directeur de la règle 8, et que dans cette mesure, l’appel a été accueilli. Cependant, étant donné que les événements sous-tendant la plainte de Démocratie en surveillance remontent à près de 10 ans, je doute que l’intérêt de la justice requière le renvoi de la plainte pour nouvelle audience et nouvelle décision. Cette affaire dure depuis un bon moment et elle ne devrait pas durer davantage.

[57]     La décision initiale concluait que M. Campbell n’avait pas mal agi. En annulant cette décision, je ne tire aucune conclusion quant à la conduite de M. Campbell. Démocratie en surveillance a atteint l’objectif qu’elle s’était donné, à savoir clarifier l’interprétation du Code. Les détails propres à la plainte en soi sont désormais d’importance secondaire.

[58]     En ce qui concerne les dépens, Démocratie en surveillance étant la partie l’ayant emporté, devrait normalement y avoir droit, tant en appel qu’en première instance. Ainsi, la question de savoir si Démocratie en surveillance a qualité pour agir au nom de l’intérêt public n’est pas pertinente en ce qui concerne l’adjudication des dépens. J’adjugerais les dépens à Démocratie en surveillance à l’encontre du procureur général, tant en appel qu’en première instance.

[59]     Je n’adjugerais pas les dépens à Démocratie en surveillance à l’encontre de M. Campbell. Ce n’est ni la faute de Démocratie en surveillance ni celle de M. Campbell s’il a fallu cinq ans avant que la plainte soit traitée. Compte tenu de la similarité entre les positions défendues par M. Campbell et le procureur général, j’estime qu’il n’y a pas lieu d’adjuger de dépens à l’encontre de M. Campbell, tant en appel qu’en première instance.

[60]     Par conséquent, j’accueillerais l’appel et j’annulerais la décision du juge suppléant et, rendant l’ordonnance que le juge suppléant aurait dû rendre, j’annulerais la décision du directeur datée du 10 octobre 2006, mais je ne lui renverrais pas la question pour nouvelle décision. J’adjugerais les dépens à Démocratie en surveillance à l’encontre du procureur général, tant en appel qu’en première instance. Je ne rendrais aucune ordonnance concernant les dépens quant à M. Campbell.

    Le juge Nadon, J.C.A. : Je suis d’accord.

    La juge Sharlow, J.C.A. : Je suis d’accord.

Annexe

Code de déontologie des lobbyistes

PRÉAMBULE

    Le Code de déontologie des lobbyistes s’appuie sur quatre notions énoncées dans la Loi sur l’enregistrement des lobbyistes :

—L’intérêt public présenté par la liberté d’accès aux institutions de l’État;

—La légitimité du lobbyisme auprès des titulaires d’une charge publique;

—L’opportunité d’accorder aux titulaires d’une charge publique et au public la possibilité de savoir qui cherche à exercer une influence auprès de ces institutions;

—L’enregistrement des lobbyistes rémunérés ne doit pas faire obstacle à cette liberté d’accès.

    Le Code de déontologie des lobbyistes est un moyen important d’accroître la confiance du public en l’intégrité du processus décisionnel de l’État. La confiance que les Canadiennes et les Canadiens accordent aux titulaires d’une charge publique afin qu’ils prennent des décisions favorables à l’intérêt public est indispensable à toute société libre et démocratique.

    À cette fin, les titulaires d’une charge publique sont tenus, dans les rapports qu’ils entretiennent avec le public et les lobbyistes, d’observer les normes qui les concernent dans leurs codes de déontologie respectifs. Quant aux lobbyistes qui communiquent avec des titulaires d’une charge publique, ils doivent aussi respecter les normes déontologiques ci-après.

    Ces codes remplissent conjointement une fonction importante visant à protéger l’intérêt public, du point de vue de l’intégrité de la prise des décisions au sein du Gouvernement.

PRINCIPES

Intégrité et honnêteté

    Les lobbyistes devraient faire preuve d’intégrité et d’honnêteté dans toutes leurs relations avec les titulaires d’une charge publique, les clients, les employeurs, le public et les autres lobbyistes.

Franchise

    En tout temps, les lobbyistes devraient faire preuve de transparence et de franchise au sujet de leurs activités de lobbyisme, et ce, tout en respectant la confidentialité.

Professionnalisme

    Les lobbyistes devraient observer les normes professionnelles et déontologiques les plus strictes. Plus particulièrement, ils sont tenus de se conformer sans réserve tant à la lettre qu’à l’esprit du Code de déontologie des lobbyistes, de même qu’à toutes les lois pertinentes, dont la Loi sur le lobbying et son règlement d’application.

RÈGLES

Transparence

1. Identité et objet

Lorsqu’ils font des démarches auprès d’un titulaire d’une charge publique, les lobbyistes doivent révéler l’identité de la personne ou de l’organisation pour laquelle ils font ces démarches ainsi que l’objet de ces dernières.

2. Renseignements exacts

Les lobbyistes doivent fournir des renseignements qui sont exacts et concrets aux titulaires d’une charge publique. En outre, ils ne doivent pas induire sciemment en erreur qui que ce soit, et ils doivent veiller à ne pas le faire par inadvertance.

3. Divulgation des obligations

Les lobbyistes doivent informer leur client, employeur ou organisation des obligations auxquelles ils sont soumis en vertu de la Loi sur l’enregistrement des lobbyistes, et du fait qu’il leur faut se conformer au Code de déontologie des lobbyistes.

Confidentialité

4. Renseignements confidentiels

Les lobbyistes ne doivent pas divulguer de renseignements confidentiels, à moins d’avoir obtenu le consentement éclairé de leur client, de leur employeur ou de leur organisation, ou que la loi ne l’exige.

5. Renseignements d’initiés

Les lobbyistes ne doivent pas se servir des renseignements confidentiels ou d’initiés obtenus dans le cadre de leurs activités de lobbyisme au désavantage de leur client, de leur employeur ou de leur organisation.

Conflits d’intérêts

6. Intérêts concurrentiels

Les lobbyistes ne doivent pas représenter des intérêts conflictuels ou concurrentiels sans le consentement éclairé des personnes dont les intérêts sont en cause.

7. Divulgation

Les lobbyistes-conseils doivent informer les titulaires d’une charge publique qu’ils ont avisé leurs clients de tout conflit d’intérêts réel, possible ou apparent et ont obtenu le consentement éclairé de chaque client concerné avant d’entreprendre ou de poursuivre l’activité en cause.

8. Influence répréhensible

Les lobbyistes doivent éviter de placer les titulaires d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts en proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible sur ces titulaires.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.