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RÉférence :

Smith c. Canada (Procureur général), 2009 CF 228, [2010] 1 R.C.F. 3

T-2067-07

Ronald Allen Smith (demandeur)

c.

Le procureur général du Canada, le ministre des Affaires étrangères et du Commerce international et le ministre de la Sécurité publique (défendeurs)

Répertorié : Smith c. Canada (Procureur général) (C.F.)

Cour fédérale, juge Barnes—Toronto, 29 et 30 septembre 2008; Ottawa, 4 mars 2009.

Couronne — Prérogatives — Demande en vue d’obtenir une ordonnance obligeant les défendeurs à aider le demandeur à faire commuer sa peine de mort — Les défendeurs affirmaient que la décision de ne pas soutenir le demandeur relevait de la prérogative royale et que la question n’était pas du ressort des tribunaux — Les décisions de nature administrative qui affectent les droits, privilèges ou intérêts des personnes peuvent faire l’objet d’un examen et sont assujetties aux principes d’équité procédurale — L’argument des défendeurs fondé sur la justiciabilité reposait sur l’existence d’une nouvelle politique en matière de clémence — Il n’existait aucune preuve d’une nouvelle politique, de consensus ou de décision prise — Les politiques gouvernementales ne peuvent être la somme de déclarations publiques contradictoires faites par des ministres et des porte-parole — Le demandeur avait le droit de connaître la nouvelle politique en matière de clémence avant qu’elle ne soit appliquée à sa situation — Le renversement de la position du gouvernement a donné lieu à une expectative raisonnable que cette décision soit prise après avoir pleinement consulté le demandeur — L’équité commande aussi que toute politique nouvelle en matière de clémence soit définie clairement — Sans cette clarté, toute décision qui en résulterait serait toujours arbitraire et illégale — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande présentée en vue d’obtenir une ordonnance obligeant les défendeurs, au nom du gouvernement du Canada, à aider le demandeur à faire commuer sa peine de mort par voie de demande préliminaire de clémence adressée au gouverneur du Montana. Le demandeur, un citoyen canadien incarcéré au pénitencier d’État du Montana, a sollicité des réparations en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés et d’allégations que les défendeurs ont enfreint les principes fondamentaux d’équité pour lui avoir retiré l’aide diplomatique de façon arbitraire, sans consultation ou motif.

En 1983, le demandeur a été condamné à mort au Montana après avoir plaidé coupable à des chefs d’enlèvement avec circonstances aggravantes et d’homicide. Le demandeur a tenté, en vain, de faire casser la décision de peine de mort. En 1999, le Consulat général du Canada a écrit au gouverneur du Montana pour lui demander de se pencher sur la possibilité d’accorder la clémence au demandeur. Le Consulat général a déclaré que ce sont pour des raisons humanitaires que le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) demande clémence pour des ressortissants canadiens ayant été condamnés à mort à l’étranger. Cette demande n’a abouti à aucun résultat, mais le MAECI a continué à s’intéresser à l’affaire du demandeur. En 2007, les avocats du demandeur ont souligné aux agents consulaires l’importance de l’assistance du gouvernement du Canada pour obtenir la clémence du gouverneur. Peu après, le gouvernement du Canada a toutefois retiré le soutien qu’il apportait de longue date au demandeur, signalant qu’il n’y avait pas d’efforts pour obtenir une commutation de la condamnation à mort du demandeur. Exception faite de diverses déclarations du Parlement et de diverses déclarations de même nature à la presse, les défendeurs n’ont apporté aucune preuve d’une nouvelle politique gouvernementale relativement à la clémence ou à la décision de refuser de soutenir la demande de clémence du demandeur.

Les défendeurs affirmaient que le gouvernement du Canada n’avait envers le demandeur aucune obligation légale car la décision de ne pas le soutenir relevait de la prérogative royale de mener les affaires extérieures du Canada, et qu’aucune obligation d’équité procédurale ne surgissait parce que les interventions du gouvernement ne détermineraient pas le sort du demandeur.

Le point litigieux en l’espèce était celui de savoir si les questions que soulevait cette instance étaient du ressort des tribunaux et, si oui, si les défendeurs ont manqué à une obligation d’équité par leur façon de retirer leur assistance diplomatique à la demande de clémence présentée par le demandeur.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Il est loisible au gouvernement du Canada, dans son appréciation de l’intérêt public, de modifier ses politiques librement à l’occasion. De même, l’exercice de la prérogative d’élaborer et de mettre en œuvre des actions diplomatiques et de politique étrangère échappe habituellement à l’examen par les tribunaux. Cependant, les décisions de nature administrative qui affectent les droits, les privilèges ou les intérêts des personnes peuvent faire l’objet d’un examen et sont assujetties aux principes de l’équité procédurale. En l’espèce, toute nouvelle politique en matière de clémence devait être appliquée au demandeur afin de déterminer si elle le visait. L’argument des défendeurs fondé sur la justiciabilité reposait sur l’existence d’une nouvelle politique en matière de clémence. Toutefois, il n’en existait pas et il n’existait aucune preuve de consensus ou de décision stratégique prise. Les politiques gouvernementales ne peuvent être la somme de déclarations publiques contradictoires faites par des ministres et des porte-parole gouvernementaux au Parlement ou ailleurs. Le demandeur avait le droit de connaître précisément la nouvelle politique en matière de clémence avant qu’elle ne soit appliquée à sa situation. Il incombe à la Cour de veiller à ce que les décisions du gouvernement soient prises avec équité et avec la considération qui s’impose pour les intérêts juridiques du demandeur. Le renversement de la position du gouvernement a donné lieu à une expectative raisonnable que cette décision serait prise après avoir pleinement consulté le demandeur, et avec un examen équitable et objectif du bien-fondé d’appliquer une nouvelle politique aux faits de son affaire. L’équité commandait aussi que toute politique nouvelle en matière de clémence soit définie clairement, de sorte que le demandeur puisse la comprendre et que le décideur concerné puisse l’appliquer. Sans cette clarté, toute décision qui en résulterait serait toujours arbitraire et illégale. Le défaut par le gouvernement de reconnaître l’un ou l’autre de ces droits procéduraux constituait un manquement fondamental à l’obligation d’équité. Enfin, la preuve démontrait que l’intervention du gouvernement en vue d’obtenir la clémence influerait sur la décision du gouverneur. Étant donné que la décision du gouvernement de ne plus soutenir le demandeur enfreignait l’obligation d’équité, elle a été annulée. Puisqu’il n’existe pas d’autre politique, le gouvernement doit continuer d’appuyer la clémence en faveur des Canadiens, notamment le demandeur, risquant la peine de mort à l’étranger.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, L.R.C. (1985), ch. E-22, art. 10 (mod. par L.C. 1995, ch. 5, art. 7).

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

Opération Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441.

décisions différenciées :

États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Roger Judge v. Canada, Communication No. 829/1998, U.N. Doc. CCPR/C/78/D/829/1998 (2003).

décisions examinées :

Abbasi & Anor, R (on the application of) v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs & Secretary of State for the Home Department, [2002] EWCA Civ 1598; Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215, 199 D.L.R. (4th) 228, 147 O.A.C. 141 (C.A.); Council of Civil Service Unions v. Minister for Civil Service, [1984] 3 All E.R. 935 (H.L.); Assoc. des armateurs canadiens c. Canada, [1995] A.C.F. no 1420 (1re inst.) (QL); Reg. v. Secretary of State for the Home Department, Ex parte Bugdaycay, [1987] A.C. 514 (H.L.); Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281.

décisions citées :

Cardinal et autre c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429.

DOCTRINE CITÉE

Débats de la Chambre des communes, no 013 (1er novembre 2007), à la page 693 (l’hon. Stockwell Day).

Débats de la Chambre des communes, no 014 (2 novembre 2007), à la page 744 (l’hon. Peter Van Loan).

Débats de la Chambre des communes, no 020 (20 novembre 2007), à la page 1115 (l’hon. Rob Nicholson).

Débats de la Chambre des communes, no 022 (22 novembre 2007), à la page 1236 (l’hon. Rob Nicholson).

Débats de la Chambre des communes, no 026 (28 novembre 2007), à la page 1493 (Rob Moore).

Débats de la Chambre des communes, no 041 (31 janvier 2008), à la page 2457 (Deepak Obhrai).

Débats de la Chambre des communes, no 068 (31 mars 2008), à la page 4252 (l’hon. Maxime Bernier).

DEMANDE présentée en vue d’obtenir une ordonnance obligeant les défendeurs, au nom du gouvernement du Canada, à aider le demandeur à faire commuer sa peine de mort par voie de demande préliminaire de clémence adressée au gouverneur du Montana. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Lorne Waldman, Marlys A. Edwardh, Adriel Weaver, Ildiko Maria Sophia Erdei et Craig S. Forcese pour le demandeur.

Eric P. Groody, David H. de Vlieger et Katherine Reiffenstein pour les défendeurs.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Waldman & Associates, Toronto, Ruby & Edwardh, Toronto et Université d’Ottawa, Ottawa, pour le demandeur.

Code Hunter LLP, Calgary, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1] Le juge Barnes : M. Ronald Allen Smith, de citoyenneté canadienne, se trouve actuellement dans le couloir de la mort au pénitencier d’État du Montana à Deer Lodge (Montana). Il a été initialement condamné à mort le 21 mars 1983 pour les meurtres de Harvey Madman fils et de Thomas Running Rabbit fils commis le 4 août 1982, près du Glacier National Park (Montana).

[2] Dans la demande que M. Smith a adressée à la Cour, il cherche à obtenir une ordonnance obligeant les ministres défendeurs, au nom du gouvernement du Canada, à l’aider à faire commuer sa peine de mort par voie de demande préliminaire de clémence adressée au gouverneur du Montana. Il sollicite des réparations en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) et d’allégations que les défendeurs ont enfreint les principes fondamentaux d’équité pour lui avoir retiré l’aide diplomatique de façon arbitraire, sans consultation ou motif.

[3] Il n’y a aucun désaccord quant au fait que les défendeurs ont récemment refusé d’aider M. Smith dans sa demande de clémence. En effet, en dépit du soutien qui lui a été apporté depuis plus de 20 ans, plusieurs ministres et représentants de l’actuel gouvernement ont déclaré publiquement que le Canada n’aidera plus M. Smith dans ses démarches pour éviter la peine de mort aux États‑Unis.

[4] Les défendeurs affirment que la décision du gouvernement, hautement politique, relève de la prérogative royale et que la Cour n’a pas compétence pour intervenir en faveur de M. Smith. Ils nient avoir violé les droits que la Charte lui reconnaît ou qu’il y ait des obligations d’équité dans un tel contexte. En bref, ils affirment que le gouvernement du Canada n’a aucune obligation légale envers M. Smith et a pleinement le droit de ne pas tenir compte de sa demande d’assistance.

I. Les faits

[5] M. Smith a une longue histoire judiciaire aux États‑Unis. Cela a commencé par son arrestation le 27 août 1982 au Wyoming. Le 20 septembre 1982, il a été accusé de deux chefs d’enlèvement avec circonstances aggravantes et de deux chefs d’homicide. Peu de temps après son inculpation, on lui a proposé une négociation de plaidoyer. S’il plaidait coupable à l’accusation de meurtre, l’État du Montana ne demanderait pas la peine de mort. M. Smith a refusé la proposition et a d’abord plaidé non coupable, puis trois semaines plus tard il a retiré son plaidoyer de non‑culpabilité, plaidé coupable et demandé à être exécuté. Le 21 mars 1983, il a assisté à une audience de détermination de la peine et réitéré sa demande d’être exécuté. La Cour a accepté. Un peu plus tard cette année‑là, M. Smith a demandé au tribunal qui avait prononcé la peine de réexaminer son affaire et de l’autoriser à présenter des preuves psychiatriques. La Cour a bien ordonné une expertise psychiatrique et réexaminé les faits de l’espèce, mais elle a tout de même maintenu la peine de mort. En 1985, la Cour suprême du Montana a confirmé la peine de mort. En 1990, la Cour d’appel des États‑Unis, neuvième circuit, a cassé la décision de peine de mort, mais à la suite d’une autre audience, celle‑ci a été rétablie en 1992. Cette peine a aussi été annulée par une cour de l’État, puis rétablie consécutivement à une nouvelle audience de détermination de la peine en 1995. Le dossier révèle une succession d’erreurs judiciaires commises par les cours de l’État lors des audiences de détermination de la peine en 1983 et en 1992, erreurs qui pour l’instant ont été corrigées en appel. L’appel interjeté par M. Smith de la décision de 1995 est en instance à la Cour d’appel des États‑Unis, neuvième circuit. Pendant toute cette période, soit depuis plus de 25 ans, M. Smith est détenu dans le couloir de la mort du pénitencier de l’État du Montana.

[6] Le dossier révèle qu’il y a eu de nombreuses interactions entre les agents consulaires canadiens, et M. Smith et ses avocats. Le gouvernement du Canada s’intéresse en effet à l’affaire de M. Smith depuis son incarcération initiale en 1983. Depuis cette date, des agents consulaires communiquent avec lui avec une certaine régularité, également avec ses avocats, les responsables du pénitencier, le bureau du gouverneur du Montana, d’autres fonctionnaires de l’État et avec le Département d’État des États‑Unis. Début 1998, l’avocat de M. Smith, Don Vernay, a écrit au Consulat général du Canada à Minneapolis afin de solliciter l’aide du gouvernement du Canada pour présenter une « demande préliminaire de clémence » au gouverneur du Montana. Le consul général Robert Déry a répondu ce qui suit :

[traduction] Étant donné que les règles s’appliquent différemment selon les États et que les affaires où les condamnés se trouvent dans le couloir de la mort sont toutes différentes, nous n’avons pas de procédure normalisée pour soutenir une demande de clémence. Dès que M. Smith sera prêt à déposer sa demande de clémence, nous travaillerons en relation étroite avec vous pour garantir que notre intervention en sa faveur complète votre démarche et les aspects juridiques de l’affaire.

[7] M. Déry a ensuite écrit au gouverneur le 25 mai 1999 pour demander à ce que soit commuée la peine de mort de M. Smith. Il conclut en ces termes sa lettre au gouverneur (écrite en collaboration avec l’avocat de M. Smith) :

[traduction] J’ai examiné son dossier et ai personnellement rendu visite en prison à M. Smith. Je crois qu’il mérite la clémence, car avec le temps, il a reconnu avoir mal agi et a exprimé du remords. Il se comporte toujours bien en prison et suit des cours universitaires pour obtenir un diplôme.

Je sais que M. Smith dispose encore de plusieurs recours pour faire appel; je crois savoir toutefois que point n’est besoin que tous les recours judiciaires et administratifs aient été épuisés avant de présenter une demande de clémence. Je crois savoir aussi qu’en vertu des lois du Montana, seul le gouverneur peut accorder la clémence.

Le gouvernement du Canada n’a pas de sympathie pour la violence, et la présente lettre ne saurait être interprétée comme étant une appréciation de la culpabilité ou de l’innocence de M. Smith. Ce sont pour des raisons humanitaires que le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada demande clémence pour des ressortissants canadiens ayant été condamnés à mort à l’étranger.

Au vu des efforts de M. Smith pour se réadapter et des importantes circonstances atténuantes que présente sa demande de recours après condamnation, je suis persuadé qu’il existe des raisons impérieuses pour commuer sa peine en emprisonnement à perpétuité. Je vous prie donc respectueusement de bien vouloir envisager sérieusement d’accorder la clémence de l’exécutif à M. Smith.

Il semble que cette demande initiale de clémence n’ait abouti à aucun résultat d’importance parce qu’à l’époque, tous les recours judiciaires de M. Smith n’avaient pas encore été épuisés. Selon le dossier, cependant, le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (le MAECI) a continué de s’intéresser à l’affaire de M. Smith et a assez régulièrement communiqué avec lui et avec ses avocats.

[8] En 2007, les avocats de M. Smith et des agents consulaires canadiens ont prêté de nouveau attention à la question de la clémence. Le 13 février 2007, le consul général du Canada, Michael Fine, a rencontré l’avocate du gouverneur du Montana pour discuter l’affaire de M. Smith. Une note du MAECI sur l’affaire, du 21 février 2007, présente en ces termes l’issue de cette réunion :

[traduction] Le 13 février 2007, le consul général du Canada, Michael Fine, a rencontré Ann Brodsky, avocate du gouverneur du Montana, Brian Schweitzer. M. Fine a également rencontré le gouverneur ce même jour, mais l’affaire n’a pas été abordée, la presse étant présente. Me Brodsky a fait savoir qu’ils étaient encore disposés à réfléchir à des options, mais qu’ils attendent la clôture de la législature en cours à la mi‑avril. Elle a également fait savoir qu’en cas de transfèrement, ils voudraient des garanties, quelles qu’elles soient, que le sujet passerait au moins cinq ans en prison au Canada.

[9] Le 19 juillet 2007, les avocats de M. Smith ont rencontré le personnel du gouverneur pour discuter de la clémence. Dans un courriel adressé le lendemain à l’agente consulaire Kimberley Lewis, ils exposent ainsi les vues du gouverneur et leur besoin d’une aide du gouvernement du Canada :

[traduction] Il ressort en outre de la réunion que le gouverneur évalue les considérations et ramifications politiques d’une décision de commuer. Il est également évident que l’élément majeur d’une telle décision sera le gouvernement du Canada et sa volonté que la peine de Ron Smith soit commuée et qu’il retourne au Canada.

Enfin, vous savez que Ron est incarcéré aux États‑Unis depuis 24 ans. Il est fatigué, il perd l’espoir d’avoir gain de cause en justice et de retourner au Canada. Ces dernières années, il a été témoin de l’exécution de la plupart des autres détenus du couloir de la mort. Si nous échouons dans nos efforts pour faire commuer sa peine, nous prévoyons donc qu’il demandera à ce que ses appels soient rejetés et qu’il « se portera volontaire » pour être exécuté – comme David Dawson a fait l’an dernier.

Nous pensons donc que le temps presse pour faire avancer le dossier. Don et moi‑même pouvons certes assurer la logistique de la demande de commutation et de l’audience pour cette demande, mais la réalité est que ceci n’arrivera que si le Canada pousse et négocie activement la décision de commuer auprès du gouverneur Schweitzer. Il ne serait pas réaliste que nous déposions une demande de commutation si au préalable, le gouverneur n’a pas convenu de commuer la peine de Ron.

Nous vous sommes obligés de toute l’aide que vous voudrez bien nous apporter et serons heureux d’en discuter plus avant avec vous. N’hésitez pas à nous téléphoner si vous avez des questions.

Le 10 septembre 2007, l’un des avocats de M. Smith, Gregory Jackson, a écrit à Mme Lewis pour souligner de nouveau l’importance de l’assistance du gouvernement du Canada :

[traduction] Il nous semble donc qu’à moins que le consulat du Canada ne reprenne le flambeau et n’obtienne un engagement de la part du gouverneur Schweitzer à propos de la commutation, nous sommes dans la situation où nous poursuivons les appels, nous risquons de les perdre et nous risquons que Ron soit exécuté ou demande à être exécuté. Nous approchons de la fin de la procédure d’appel et ces possibilités sont tout à fait réelles.

Nous vous renouvelons nos remerciements et vous prions de bien vouloir nous faire savoir votre avis sur la situation.

[10] La décision du gouvernement canadien de retirer le soutien qu’il apportait de longue date à M. Smith semble avoir été prise très rapidement et sans qu’il y ait eu de consultations larges ou réfléchies. Le 26 octobre 2007, un reporter du CanWest News Service, Randy Boswell, a demandé au MAECI une réponse à propos d’un rapport de presse des États‑Unis faisant état de délibérations quant à une clémence préliminaire entre le gouverneur du Montana et des fonctionnaires canadiens. Le MAECI a initialement répondu que la politique fédérale en matière de clémence n’avait pas varié et que le soutien à l’affaire de M. Smith se maintiendrait sur le plan humanitaire. Mais le 30 octobre 2007, M. Boswell s’est renseigné plus avant au ministère de la Sécurité publique et a été informé que [traduction] « notre gouvernement ne déploie pas d’efforts actuellement pour obtenir une commutation de la condamnation à mort de M. Smith ». Il s’est rapidement ensuivi des échanges à la Chambre des communes dans lesquels le gouvernement a été prié d’expliquer sa position.

[11] Le 1er novembre 2007, le ministre de la Sécurité publique, Stockwell Day, a déclaré au Parlement que « [le gouvernement ne cherchera] pas activement à ramener au Canada des meurtriers jugés dans un pays démocratique qui soutient la règle de droit » [Débats de la Chambre des communes, no 013, à la page 693]. Le leader du gouvernement, Peter Van Loan, a ensuite fait une déclaration semblable à la Chambre le 2 novembre 2007 [Débats de la Chambre des communes, no 014, à la page 744].

[12] Le 20 novembre 2007, le ministre de la Justice et procureur général du Canada, Rob Nicholson, a déclaré au Parlement que chaque dossier de demande de clémence serait étudié « à son mérite », mais qu’il n’y aurait plus aucune aide « dans le cas d’une personne [M. Smith] qui a commis plusieurs meurtres » [Débats de la Chambre des communes, no 020, à la page 1115].

[13] Le 22 novembre 2007, le ministre Nicholson a informé le Parlement que la nouvelle politique du gouvernement en matière de clémence était la suivante [Débats de la Chambre des communes, no 022, à la page 1236] :

Nous avons cependant fait savoir, et je le répète pour la gouverne du député, que les auteurs d’une série de meurtres qui ont été condamnés dans une démocratie qui souscrit à la primauté du droit ne doivent pas s’attendre à ce que le gouvernement canadien fasse un appel à la clémence en leur faveur et qu’il les rapatrie au Canada. Il faut que cela soit bien clair.  [Non souligné dans l’original.]

[14] La déclaration du ministre Nicholson a été suivie d’une déclaration au Parlement par son secrétaire parlementaire, Rob Moore, le 28 novembre 2007 [Débats de la Chambre des communes, no 026, à la page 1493] :

Pour ce qui est de la question de la clémence, comme le ministre de la Justice l’a souligné, notre gouvernement étudiera chaque cas individuellement. Si un autre pays n’acceptait de faire preuve de clémence que si le contrevenant était rapatrié au Canada, nous pourrions avoir des problèmes, en ce sens qu’un contrevenant qui aurait commis un meurtre à l’étranger pourrait devenir admissible à une libération conditionnelle au Canada et vivre ensuite en liberté dans nos collectivités.

Comme le démontre bien notre ambitieux programme dans le domaine de la justice, la protection des Canadiens est la principale priorité de notre gouvernement. Nous abdiquerions nos responsabilités en rendant possible la libération d’un meurtrier, particulièrement d’une personne ayant commis non pas un, mais plusieurs meurtres.

Je suis persuadé que les Canadiens ne tiennent pas à ce que les meurtriers soient libres de se promener dans nos rues, surtout s’ils n’ont pas purgé une peine proportionnelle à la gravité de leur crime.

[15] Le 31 janvier 2008, le secrétaire parlementaire du ministre des Affaires étrangères, Deepak Obhrai, a déclaré au Parlement que « dans les cas où des Canadiens ont été condamnés à la peine de mort à l’étranger, le gouvernement du Canada continuera de déterminer, au cas par cas et en se fondant sur ce qui est dans l’intérêt du Canada, s’il doit demander la clémence » [Débats de la Chambre des communes, no 041, à la page 2457].

[16] Le 31 mars 2008, le ministre des Affaires étrangères, Maxime Bernier, a présenté lors d’un échange au Parlement avec le député Irwin Cotler ce qui semble être la version la plus détaillée de la politique gouvernementale [Débats de la Chambre des communes, no 068, à la page 4252] :

Question no 194 — L’hon. Irwin Cotler :

En ce qui concerne les Canadiens condamnés à mort à l’étranger, le gouvernement a‑t‑il une politique en matière de clémence et, dans l’affirmative : a) quand cette nouvelle politique a‑t‑elle été adoptée; b) de quels ministres, ministères, organismes et fonctionnaires émane‑t‑elle; c) quels facteurs sont pris en considération dans les décisions relatives aux demandes de clémence; d) de quels renseignements précis les représentants des Affaires étrangères et les agents consulaires ont‑ils besoin au moment d’évaluer les demandes de clémence; e) quels critères faut‑il respecter pour se voir accorder la clémence; f) existe‑t‑il un mécanisme de révision des décisions du gouvernement en matière de clémence; g) existe‑t‑il un mécanisme de surveillance des décisions du gouvernement en matière de clémence; h) quelle est la marche à suivre pour présenter une demande de clémence; i) existe‑t‑il un mécanisme pour en appeler des décisions prises en matière de clémence en vertu de la politique en vigueur; j) à quel ministre, ministère, organisme ou fonctionnaires incombe‑t‑il de rendre les décisions relatives aux demandes de clémence au nom du gouvernement?

L’hon. Maxime Bernier (ministre des Affaires étrangères, PCC): Monsieur le Président, les réponses sont les suivantes : a) Depuis le 31 octobre 2007, le gouvernement a déclaré qu’il traiterait les demandes de clémence au cas par cas.

b) j) Le ministre des Affaires étrangères a la responsabilité, en vertu de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, de diriger les relations diplomatiques et consulaires du Canada, notamment les représentations faites auprès d’un gouvernement étranger pour demander la clémence.

c) d) e) Parmi les facteurs pertinents, on compte toutes les circonstances de l’affaire et les normes internationales en vigueur relatives à la peine de mort.

f) g) h) i) Le gouvernement du Canada a indiqué clairement sa position à cet égard. Les citoyens canadiens détenus à l’étranger continueront d’obtenir de l’aide consulaire. Dans les cas où des Canadiens sont condamnés à la peine de mort à l’étranger, le gouvernement du Canada continuera d’examiner au cas par cas la possibilité d’obtenir la clémence. [Non souligné dans l’original.]

[17] Exception faite des diverses déclarations au Parlement susmentionnées et de diverses déclarations de même nature à la presse, attribuées aux ministres ou à des représentants gouvernementaux, les défendeurs n’ont apporté aucune preuve d’une nouvelle politique gouvernementale relativement à la clémence ou à la décision de refuser désormais de soutenir la demande de clémence de M. Smith. Selon le dossier dont je dispose, le gouvernement n’a sollicité aucun renseignement auprès de M. Smith ou auprès de ses avocats avant de décider de retirer son soutien.

II. Les questions en litige

[18] a) Les questions que soulève cette instance sont-elles du ressort des tribunaux et si oui, les défendeurs ont‑ils manqué à une obligation d’équité par leur façon de retirer leur assistance diplomatique à la demande de clémence présentée par le demandeur?

b) La politique énoncée par le gouvernement quant à l’assistance diplomatique à assurer aux Canadiens condamnés à mort à l’étranger contrevient‑elle à la Charte ou aux alinéas 10(2)a), 10(2)i) et 10(2)j) de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, L.R.C. (1985), ch. E‑22?

III. Analyse

[19] Les questions qui se posent en l’espèce sont uniques et dans une certaine mesure, le recours que sollicite M. Smith élargirait les limites établies du droit canadien.

[20] La Cour suprême du Canada a analysé en profondeur la question de l’extradition d’un accusé risquant d’être exécuté dans États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283. L’arrêt Burns a été suivi par l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, qui portait sur l’expulsion impliquant un risque de torture ou de mort. Dans ces deux arrêts, la Cour suprême a analysé l’équilibre à établir entre la nécessité de protéger la sécurité de la population et l’importance de respecter la liberté, la primauté du droit et les principes de la justice fondamentale. Dans aucun de ces deux arrêts, il n’y avait une situation comparable à celle de M. Smith, qui se trouve hors du Canada et donc, hors du contrôle effectif des autorités canadiennes.

[21] Il a été conclu dans les arrêts Burns et Suresh qu’il existait un rapport suffisant entre la conduite du gouvernement du Canada et le risque d’exécution ou de torture, car le gouvernement n’était pas « qu’un acteur passif » dans les procédures à l’origine de ces risques. Dans les deux affaires, la Cour suprême a empêché le gouvernement de prendre une mesure ayant une relation causale avec ce que risquaient les deux appelants à l’étranger. En l’espèce, la situation est différente, car le gouvernement du Canada ne maîtrise pas la situation de M. Smith, ni la procédure judiciaire selon laquelle il risque d’être exécuté au Montana. Il peut tout au plus attendre du Canada que son gouvernement exerce son influence sur le gouverneur du Montana, de façon à soutenir sa demande de clémence. Mais ainsi que je l’ai mentionné ci‑dessus, le gouvernement souhaite demeurer passif à l’égard de son triste sort.

[22] Les défendeurs affirment que le gouvernement du Canada n’a envers M. Smith aucune obligation légale dont l’exécution puisse être exigée devant les tribunaux, car la décision de ne pas le soutenir relève clairement de la prérogative royale de mener les affaires extérieures du Canada, y compris le droit de s’entretenir librement à leur sujet avec un État étranger. Ils allèguent qu’aucune obligation d’équité procédurale ne surgit si les interventions sollicitées ne déterminent pas le sort de M. Smith et si leur efficacité possible est affaire de conjectures.

[23] Les défendeurs reconnaissent certes que le principe général de non‑justiciabilité est soumis à des obligations constitutionnelles et limité par des situations où des droits individuels ou des intérêts de droit privé sont en cause. Ils soutiennent toutefois que la présente affaire ne porte que sur la décision du gouvernement d’adopter une nouvelle politique étrangère en matière de clémence pour les Canadiens risquant la peine de mort à l’étranger. Selon eux, il s’agit fondamentalement d’une affaire impliquant des choix politiques, fondés sur la morale, sans élément juridique suffisant qui autorise le contrôle judiciaire. Cet argument des défendeurs s’appuie fortement sur l’arrêt de la Cour d’appel de l’Angleterre et du pays de Galles dans Abbasi & Anor, R (on the application of) v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs & Secretary of State for the Home Department, [2002] EWCA Civ 1598, et sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215.

[24] Il s’agissait dans Abbasi d’un citoyen britannique détenu par les États‑Unis au camp de la baie de Guantánamo (Cuba). Le Foreign Office du Royaume‑Uni était intervenu en sa faveur, dans une certaine mesure, auprès des autorités des États‑Unis, mais M. Abbasi avait sollicité une ordonnance contraignant les autorités britanniques à faire plus. La Cour a en définitive refusé d’y consentir, et il est indéniable que ce refus d’intervenir s’est fondé sur la reconnaissance de la non‑justiciabilité des décisions de l’exécutif comportant des jugements politiques subtils et plurifactoriels. La décision a en outre appliqué une jurisprudence « impressionnante », selon laquelle les affaires comportant un contenu de politique étrangère sensible et l’exercice d’une « diplomatie délicate » échappent au contrôle judiciaire.

[25] L’arrêt Abbasi affirme sans ambiguïté cependant que si l’application de la politique étrangère exige que certains critères soient respectés, le processus décisionnel — que l’on distingue de son contenu — peut être soumis au contrôle judiciaire. Ainsi, si l’application de la politique suppose un examen équitable de certains facteurs pertinents, le refus du décideur ne serait‑ce que de prendre en compte une demande individuelle de réparation peut donner lieu à un contrôle judiciaire. La Cour a aussi souligné dans Abbasi qu’il peut y avoir contrôle judiciaire si l’exécutif exerce son pouvoir discrétionnaire de façon [traduction] « irrationnelle ou contraire aux attentes légitimes » pour refuser d’aider un citoyen. Les extraits suivants exposent ces atténuations du principe de non‑justiciabilité [aux paragraphes 99 et 100, 104 et 106] :

[traduction] De quelle nature est alors ce qu’un ressortissant britannique dans la situation de M. Abassi peut légitimement attendre quant à la réponse du gouvernement à une demande d’assistance? Les énoncés politiques que nous avons cités soulignent la nature fort restreinte de l’attente. Ils indiquent que si certains critères sont respectés, le gouvernement « envisagera » d’intervenir. Le secrétaire d’État a toute latitude pour décider ou non d’intervenir dans une affaire particulière, et de quelle façon. Cela permet « l’équilibre » dont lord Diplock a fait état dans GCHQ. Le secrétaire d’État doit pouvoir donner tout leur poids aux considérations de politique étrangère, qui ne sont pas du ressort des tribunaux. Cela ne signifie pas pour autant que l’ensemble du processus soit à l’abri du droit de regard des tribunaux. Le citoyen s’attend légitimement à ce que sa demande soit « prise en compte » et à ce que tous les facteurs pertinents soient pondérés au cours de cet examen.

La politique reconnaît que la nature et la portée de l’injustice, qu’il prétend avoir subie, est un facteur primordial. Même s’il y a eu un déni de justice flagrant, des raisons de politique étrangère peuvent peut‑être primer, amenant peut‑être ainsi le secrétaire d’État à refuser d’intervenir. Tant qu’il ne s’est pas fait une opinion de la gravité du déni de justice, il est cependant impossible d’effectuer convenablement cette pondération.

[…]

Le cas extrême de contrôle judiciaire à propos de la protection diplomatique serait si le Foreign and Commonwealth Office refusait, contrairement à son usage établi, ne serait‑ce que de réfléchir à la possibilité d’intervenir en faveur d’un sujet dont les droits fondamentaux ont été violés. En pareil cas, qui n’a aucune probabilité, nous jugeons qu’il conviendrait que le tribunal rende une ordonnance enjoignant au secrétaire au Foreign Office de tenir dûment compte de la situation du demandeur.

[…]

Nous résumons ainsi notre opinion de ce qu’a établi la jurisprudence :

[…]

iv. Il est tout à fait probable que les décisions du Foreign and Commonwealth Office en matière d’intervention sur le plan diplomatique seront étroitement liées aux décisions touchant la politique étrangère de ce pays, mais il semble improbable qu’en soi, une obligation de tenir compte de la situation d’un ressortissant britannique donné et d’examiner dans quelle mesure une intervention pourrait être faite en sa faveur, empièterait sur des zones interdites.

[26] La décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans Black comporte un examen approfondi et réfléchi des principes d’assujettissement à la compétence des tribunaux dans le contexte de la politique étrangère canadienne. La Cour a jugé que c’est l’objet du pouvoir exercé, et non sa source (loi, prérogative, etc.) qui détermine la justiciabilité d’une décision. Il s’agit, a‑t‑elle affirmé, d’étudier l’opportunité pour les tribunaux de décider d’une question particulière au lieu d’en déférer à d’autres instances décisionnelles. Les décisions comportant des choix purement stratégiques ou politiques de la nature des prérogatives royales échappent en général au contrôle judiciaire, car leur objet ne se prête pas à un examen par les tribunaux. En revanche si l’objet de la décision affecte directement les droits ou les attentes légitimes d’une personne, la cour est à la fois compétente et qualifiée pour la contrôler. En posant cette distinction, le juge Laskin a cité en l’approuvant la décision de la Chambre des lords dans Council of Civil Service Unions v. Minister for Civil Service, [1985] A.C. 374, dans laquelle lord Diplock a conclu à la page 408 que même l’exercice d’une prérogative royale peut être assujettie au contrôle judiciaire si la personne se trouve privée d’avantages dont elle avait disposé antérieurement. Selon lord Diplock, l’État peut révoquer une attente d’avantage permanent seulement s’il a des motifs rationnels et si la personne concernée a eu la possibilité de présenter des commentaires.

[27] L’intérêt en cause dans l’arrêt Black était l’octroi possible de la pairie par la reine. M. Black avait seulement allégué que l’intervention négative du premier ministre auprès de la reine avait été fondée sur des avis juridiques erronés et une mauvaise interprétation de la politique canadienne en matière de distinctions, sans prétendre qu’on lui avait refusé l’équité procédurale. Le juge Laskin a conclu, peut‑être en conformité avec la sensibilité canadienne, que l’attribution possible d’une distinction britannique ne mettait pas en cause un intérêt individuel important, ou n’engendrait pas de conséquences négatives réelles pour M. Black. Le juge Laskin a également analysé la prérogative royale de clémence (réhabilitation), considérée traditionnellement comme se situant en dehors de la portée du contrôle judiciaire. Le juge Laskin a néanmoins affirmé que le pouvoir de réhabiliter pouvait mettre en jeu le droit à la liberté ou des intérêts personnels importants, lesquels mériteraient des droits procéduraux : voir Black, précité, au paragraphe 55.

[28] Il m’apparaît d’après la jurisprudence, notamment celle précitée, qu’il est loisible au gouvernement du Canada, tout en demeurant assujetti au Parlement et à la Constitution, dans son appréciation de l’intérêt public, de modifier ses politiques librement et de temps à autre. L’élaboration des grandes politiques publiques fait partie après tout des fonctions de l’exécutif, et n’est pas généralement susceptible de contrôle judiciaire. De même, j’admets que l’exercice de la prérogative d’élaborer et de mettre en œuvre des actions diplomatiques et de politique étrangère échappe à l’examen par les tribunaux.

[29] Les décisions de nature administrative qui affectent les droits, les privilèges ou les intérêts des personnes se situent à l’autre extrémité du continuum de la prise de décisions par le gouvernement : voir Cardinal et autre c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 653, et Black, précité, au paragraphe 51. Ces décisions peuvent faire l’objet d’un examen et sont assujetties aux principes de l’équité procédurale.

Où la présente décision se situe‑t‑elle sur le continuum de la justiciabilité?

[30] Afin de résoudre la question de la justiciabilité en l’espèce, il faut qualifier correctement la décision contestée. Les défendeurs allèguent que le retrait du soutien aux demandes de clémence de M. Smith n’a été qu’une conséquence indirecte de l’application d’une nouvelle politique en matière de clémence. M. Smith soutient que le fait que le gouvernement qualifie la décision de choix de politique ne fait que camoufler une décision qui le cible, tout à fait délibérément et précisément.

[31] L’argument des défendeurs passe à mon avis à côté de la question. Même s’il y avait un changement palpable de la politique gouvernementale en matière de clémence, il serait fallacieux d’affirmer qu’il constitue à lui seul la décision contestée en l’espèce. Quelqu’un ayant autorité pour ce faire a bien dû à un moment donné appliquer la nouvelle politique à M. Smith afin de déterminer si elle le visait. C’est à ce moment‑là qu’ont été en jeu les intérêts particuliers et considérables de M. Smith, c’est à ce moment‑là que le gouvernement avait clairement une obligation d’équité envers lui.

[32] L’argument des défendeurs fondé sur la justiciabilité repose entièrement sur l’existence d’une nouvelle politique gouvernementale en matière de clémence, et d’après les preuves dont je dispose, il est tout à fait évident qu’il n’en existe pas. Divers représentants gouvernementaux se sont exprimés sur ce que devrait être une nouvelle politique, mais il n’existe aucune preuve de consensus ou de décision stratégique prise par quiconque. J’ignore également qui a pris la décision de facto de retirer à M. Smith le soutien du gouvernement ou lesquels des énoncés de politique contradictoires ont été appliqués à son affaire.

[33] Si ce sont les vues exprimées par le ministre Bernier au Parlement le 31 mars 2008 qui représentent la nouvelle politique gouvernementale, l’affaire de M. Smith était admissible à un examen individuel sur la base de tous les facteurs atténuants et aggravants pertinents, y compris les normes internationales applicables en matière de peine de mort. Les défendeurs n’ont présenté aucune preuve d’un tel examen et il est raisonnable de conclure qu’il n’y en a pas eu.

[34] Si ce sont les vues exprimées par le secrétaire parlementaire du ministre de la Justice et procureur général Rob Moore au Parlement le 28 novembre 2007 qui représentent la nouvelle politique gouvernementale, le soutien à des demandes de clémence devait être déterminé au cas par cas, notamment en prenant en compte l’obligation possible d’accepter que le délinquant soit rapatrié au Canada et la question de savoir si la peine déjà purgée convenait à la gravité de l’acte criminel. Pour cette version de la prétendue politique, il aurait fallu que l’auteur de la décision détermine si le rapatriement de M. Smith était une condition préalable à la clémence. Tout ce qui a été établi à cet égard, c’est que le gouverneur du Montana a soulevé la question du rapatriement de M. Smith et celle de la durée de son incarcération au Canada, sans toutefois en faire des conditions préalables absolues à la clémence1. Quoiqu’il en soit, le gouvernement du Canada n’avait pas le pouvoir de donner unilatéralement son accord à ces conditions, et le gouverneur du Montana ne pouvait donc raisonnablement insister pour qu’elles soient remplies avant d’accorder sa clémence. Si le rapatriement de M. Smith était la question déterminante quant à une intervention en faveur de son appel à la clémence conformément à une nouvelle politique gouvernementale en matière de clémence, il était à l’évidence prématuré pour le gouvernement de retirer son soutien au moment où il l’a fait. Je n’ai pas été saisi non plus d’éléments de preuve que quiconque ayant autorité se soit demandé si les 25 années que M. Smith a passées dans le couloir de la mort, risquant à tout moment d’être exécuté, étaient une peine suffisante. Même s’il n’a peut‑être pas encore purgé une peine proportionnelle à la gravité de ses actes, il faudrait cependant tenir compte de ces faits de quelque façon, si la politique gouvernementale en matière de clémence comprend une telle appréciation.

[35] Même si les défendeurs n’ont pas été en mesure de présenter un énoncé officiel de la prétendue nouvelle politique gouvernementale en matière de clémence, la Cour a été invitée à deviner ou à s’en faire une idée à partir des diverses déclarations publiques des ministres fédéraux et des représentants gouvernementaux. Quand on l’a interrogé à cet égard, l’avocat des défendeurs a fait savoir qu’avec une telle analyse, la Cour obtiendrait la version suivante de la nouvelle politique :

[traduction] Le gouvernement n’interviendra pas dans les demandes de clémence déposées par les Canadiens risquant la peine de mort dans une démocratie qui souscrit à la primauté du droit.

Quand on lui a ensuite demandé si ladite version constituait la nouvelle politique officielle du gouvernement en matière de clémence, sa réponse a été que non; ce qui ne laisse pas de surprendre. Il a seulement affirmé que cette version était ce qu’il pouvait faire de mieux comme tentative d’interprétation de la politique à partir des sources publiques à sa disposition et que les défendeurs l’avaient autorisé à la présenter à ce seul titre.

[36] Peut‑être ne faut‑il pas trop se surprendre de ce que la Cour ait été invitée à accepter la nouvelle politique gouvernementale en matière de clémence selon la formulation précitée. Cette version s’appliquerait censément à M. Smith, puisqu’il a été condamné — à n’en pas douter à plusieurs reprises — dans une démocratie qui souscrit à la primauté du droit. Cette version de politique en matière de clémence écarte essentiellement tout pouvoir discrétionnaire pour son application. Toutefois, quand on a demandé à l’avocat des défendeurs si cet énoncé autorisait des exceptions, notamment dans des situations impliquant de jeunes contrevenants ou des personnes atteintes de déficiences intellectuelles, il a répondu que la politique pourrait être modifiée si les circonstances l’exigeaient. Autrement dit, même cette version de la politique pourrait se voir modifier si elle s’avérait insuffisante dans une affaire en particulier.

[37] En définitive, les arguments des défendeurs quant à la prétendue politique en matière de clémence sont bien sûr sans aucun fondement. Les politiques gouvernementales ne peuvent être fixées par une procédure aussi amorphe, aussi irresponsable que celle qui a été suivie en l’espèce. Les politiques gouvernementales ne sont pas, et ne peuvent être, la somme de déclarations publiques contradictoires faites par des ministres et des porte‑parole gouvernementaux au Parlement ou ailleurs. Certes il est généralement loisible au gouvernement de modifier ses politiques, mais une politique donnée doit tout de même s’articuler de façon tangible et intelligible avant de pouvoir s’appliquer à une affaire comme celle de M. Smith. Celui‑ci avait le droit de connaître précisément la nouvelle politique en matière de clémence avant qu’elle ne soit appliquée à sa situation. On ne pouvait s’attendre à ce qu’il discerne la politique en faisant le tri des versions incohérentes avancées par divers représentants gouvernementaux.

[38] Aucune fonction législative ne s’est exercée dans la décision de ne plus soutenir l’appel à la clémence en faveur de M. Smith, et on ne peut véritablement affirmer qu’elle a été prise en fonction de motifs généraux d’intérêt public. Même s’il y avait eu une nouvelle politique, la décision de l’appliquer comporterait pour M. Smith un sujet d’inquiétude sérieux et précis : voir Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, aux pages 752 à 754. Ainsi que l’a fait remarquer le juge Marc Noël dans Assoc. des armateurs canadiens c. Canada, [1995] A.C.F. no 1420 (1re inst.) (QL), au paragraphe 24, plus la question est de nature personnelle, plus il est probable que la décision du gouvernement perdra sa nature législative et plus le principe d’équité devient applicable.

[39] Dans Reg. v. Secretary of State for the Home Department, Ex parte Bugdaycay, [1987] A.C. 514 (H.L.), il a également été affirmé que la portée de l’affaire en cause éclaire la portée du contrôle judiciaire, ou ainsi que lord Bridge l’a déclaré à la page 531 :

[traduction] Le plus fondamental de tous les droits de la personne est le droit à la vie, et si la décision administrative contestée met censément en danger la vie du demandeur, il faut sans aucun doute étudier très attentivement le fondement d’une telle décision.

Ce sont la cause d’une exécution imminente et l’intérêt corrélatif pour l’éviter qui priment en matière d’assistance diplomatique à des ressortissants ayant des difficultés judiciaires à l’étranger. On s’attendrait donc à ce que des décisions du gouvernement du Canada de ne plus soutenir l’appel à la clémence de qui vit pareille épreuve feraient l’objet de l’examen le plus minutieux et le plus impatient de la part du décideur, et si ce n’est pas évident, de la part de la juridiction de contrôle.

[40] Je ne me préoccupe donc pas du pouvoir de la Cour de dire au gouvernement du Canada comment formuler la politique étrangère ou comment agir auprès du gouverneur du Montana. Je me préoccupe en revanche de l’obligation de la Cour de veiller à ce que les décisions du gouvernement à cet égard soient prises avec équité et avec la considération qui s’impose pour les intérêts juridiques de M. Smith. Cette question relève incontestablement de la compétence des tribunaux et met en jeu une obligation d’équité.

Préclusion, attentes raisonnables et obligation d’équité

[41] Je ne partage pas l’avis de l’avocat de M. Smith que l’appui antérieur du gouvernement en faveur de la clémence donne lieu à la préclusion. Rien n’indique que M. Smith ait subi un préjudice du fait du comportement antérieur du gouvernement. J’admets qu’il a fallu beaucoup de temps et d’efforts au fil des années pour obtenir le soutien du gouvernement du Canada, et la décision de retirer ce soutien a peut‑être été difficile pour M. Smith du point de vue psychologique, mais ce ne sont pas là des points qui répondent à la condition de l’acte de confiance préjudiciable.

[42] Les intérêts de M. Smith ont été cependant particulièrement affectés dans la présente affaire, car il a dû passer d’un appui total en faveur de la clémence à une absence d’appui. La Cour suprême du Canada a analysé la portée juridique d’un tel renversement de position à l’égard des droits procéduraux d’une partie intéressée dans Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281, où le juge Binnie souligne au paragraphe 16 :

À vrai dire, comme le souligne l’appelant, le pouvoir conféré au ministre par l’art. 138 est libellé comme un large pouvoir discrétionnaire, en matière de politique générale, qui doit être exercé dans « l’intérêt public ». Néanmoins, ce pouvoir discrétionnaire n’est pas absolu, quelque général que puisse être son libellé.  Le ministre doit à tout le moins l’exercer aux fins pour lesquelles il est conféré : Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 140; Padfield c. Minister of Agriculture, Fisheries and Food, [1968] A.C. 997 (H.L.), p. 1030. Il doit respecter les principes d’équité procédurale lorsqu’il examine l’intérêt des intimés dans leur demande de permis : Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311. D’autres restrictions sont plus controversées. Dans les cas où, comme en l’espèce, le ministre fait comprendre, par ses paroles ou par son comportement, que quelqu’un recevra ou conservera un avantage ou qu’un droit procédural sera accordé avant la prise d’une décision, la possibilité d’invoquer l’équité procédurale ou la teneur de cette forme d’équité peut être élargie en vertu de la théorie de l’expectative légitime. [Jurisprudence non citée; non souligné dans l’original.]

Je conclus sans hésitation aucune que le renversement de la position du gouvernement, après plus de 20 années d’assistance absolue à M. Smith, a donné lieu à une expectative raisonnable qu’aucune décision de retirer le soutien ne serait prise sans que ses avocats et lui‑même aient été pleinement consultés, et qu’il y ait ensuite un examen équitable et objectif du bien‑fondé d’appliquer une nouvelle politique aux faits de l’espèce. Cette décision serait nécessaire pour évaluer les répercussions du renversement, par le gouvernement, en cours de route et très tardivement, de la décision antérieure d’assurer à M. Smith tout son soutien. L’équité commande aussi que toute politique nouvelle en matière de clémence soit définie clairement, de sorte que M. Smith puisse la comprendre et que le décideur concerné puisse l’appliquer avec équité. Sans cette clarté, toute décision qui en résultera sera toujours arbitraire et illégale. Enfin, M. Smith a le droit que lui soient exposées avec clarté et cohérence les raisons pour lesquelles le gouvernement a renversé sa position.

[43] Le défaut par le gouvernement de reconnaître l’un ou l’autre de ces droits procéduraux constitue un manquement fondamental à l’obligation d’équité, et la décision de ne plus intervenir en faveur de l’appel à la clémence de M. Smith doit pour ce motif être annulée.

Est‑il pertinent que le gouvernement du Canada ne soit pas le décideur ultime?

[44] Je ne suis pas d’accord avec les défendeurs que l’obligation d’équité n’est pas en cause en l’espèce parce que les actions du gouvernement n’auront pas d’effet déterminant pour l’issue quant à la clémence. Le droit à un traitement équitable est en cause dès que « la décision est importante et a de graves répercussions sur l’intéressé » : voir Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 677. Il n’est pas juste d’affirmer que la décision de ne plus soutenir M. Smith ressemble aux enquêtes préliminaires dans lesquelles le résultat peut ou non être pris en compte par le décideur ultime. Du point de vue de M. Smith, le résultat de la décision du gouvernement de ne plus le soutenir est définitif, et il ne dispose d’aucun autre recours au Canada.

La preuve concernant la valeur de l’intervention du gouvernement dans la procédure de clémence est‑elle de nature hypothétique?

[45] Je ne souscris pas non plus à l’avis des défendeurs selon lequel la valeur possible de l’assistance du gouvernement est de nature hypothétique. Ils prétendent que l’incidence de ce soutien en faveur de la demande de clémence pour M. Smith relève de la conjecture, car [traduction] « aucune preuve empirique n’étaie l’allégation que les gouvernements ont une influence significative dans les procédures de clémence de l’exécutif à l’étranger ». Il est certes exact que les éléments de preuve pour cette question sont en grande partie anecdotiques, fondés sur des opinions ou des expériences, mais ils suffisent à mon avis pour qu’il soit possible d’inférer que si le gouvernement canadien appuie la demande de clémence, cela aura fort probablement une influence significative sur la décision du gouverneur. Je ne suis pas non plus de l’avis que si des experts s’expriment à cet égard, leur opinion n’aura pas de poids ni de valeur pour établir des déductions à propos d’un fait intangible — c’est‑à‑dire à propos d’une conclusion de fait pour l’avenir. Je m’appuie ici sur les observations suivantes de la juge Bertha Wilson dans Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, aux pages 478 et 479 :

On a fait valoir cependant que la déclaration des demandeurs devrait être radiée parce que certaines des allégations ne sont pas des questions de fait, mais des questions d’opinion et que celles‑ci, qui sont dans une certaine mesure conjecturales, ne relèvent pas du principe selon lequel les allégations de fait dans la déclaration doivent être considérées comme prouvées. Je ne peux accepter cette proposition puisqu’elle me semble impliquer qu’une question d’opinion n’est pas susceptible d’être prouvée. Ce qui importe aux fins de l’application du principe est, à mon avis, les faits « apportant une preuve ». Ceux‑ci peuvent être réels ou intangibles. Les faits réels peuvent être prouvés par preuve directe. Par contre, les faits intangibles peuvent être prouvés par déduction à partir de faits réels ou par témoignage d’experts. Les faits intangibles font fréquemment l’objet d’opinion. La question de la cause probable d’un certain résultat est une bonne illustration, voisine des questions en litige. Une allégation que le manque de douche à la briqueterie de la défenderesse a probablement entraîné la maladie cutanée de l’employé demandeur semble n’être que l’expression d’une opinion médicale, mais c’est aussi, en droit, une conclusion que les tribunaux peuvent à bon droit tirer des faits connexes et de l’opinion d’expert : voir McGhee v. National Coal Board, [1972] 3 All E.R. 1008 (H.L.) D’ailleurs, même une conclusion qu’un événement « causerait » un certain résultat dans l’avenir, est une conclusion de fait intangible. Par exemple, dans l’affaire Fleming v. Hislop (1886), 11 A.C. 686, il fallait déterminer si la conclusion [traduction] « que mettre le feu à d’autres monceaux ou tas de déchets miniers sur la ferme en question ou à proximité des terres des requérants causerait une gêne et un désagrément réels à ces derniers », était une conclusion de fait ou de droit. On a fait valoir qu’il ne pouvait s’agir d’une conclusion de fait parce qu’elle se rapportait à quelque chose qui était [traduction] « éventuel, futur, sans existence réelle ». Le comte de Selborne a estimé que, puisque rien ne s’était réellement passé, une conclusion de fait comme chose passée était impossible. Mais il ne s’était jamais agi d’une conclusion de fait et [traduction] « il est erroné de dire que, parce que le « conditionnel » indique l’éventualité, le verbe « causer » au conditionnel n’indique pas un fait à proprement parler » (p. 690). Voir également sur la causalité en tant que question de fait, Alphacell Ltd. v. Woodward, [1972] 2 All E.R. 475, lord Salmon à la p. 489 et 490 :

[traduction] La nature de la causalité a été discutée par de nombreux et éminents philosophes et aussi par de nombreux savants juges du passé. Je considère cependant que déterminer la chose ou la personne qui a causé un certain événement est essentiellement une question pratique de fait à laquelle le bon sens ordinaire, plutôt qu’une théorie métaphysique abstraite, permet le mieux de répondre.

Les interventions antérieures du gouvernement du Canada en faveur de M. Smith sont la meilleure preuve de l’effet probable de toute intervention future. Selon une note d’information signée par Carolyn Kobernick, sous‑ministre adjointe à Justice Canada, ces représentations antérieures officieuses avaient suscité une certaine sympathie en faveur de la clémence de la part du gouverneur du Montana :

[traduction] Depuis 1997, les agents consulaires du MAECI demandent la clémence en faveur de M. Smith pour des motifs d’ordre humanitaire. En février 2007, le gouverneur du Montana a indiqué à notre consul général qu’il était disposé à envisager de commuer la peine de M. Smith afin que celui‑ci puisse être transféré au Canada, mais que si ce transfèrement se faisait, il voudrait des garanties, quelles qu’elles soient, que M. Smith passerait au moins cinq ans en prison au Canada.

[46] Même l’affidavit du procureur du Montana, Thomas J. Esch, ne donne pas à penser que l’intervention du Canada ne serait d’aucun effet sur une décision quant à la clémence2.

[47] Le témoignage d’autres déposants en l’espèce établit abondamment la valeur de l’intervention des gouvernements en faveur de leurs ressortissants risquant la peine de mort aux États‑Unis3. Ceci s’avère particulièrement vrai dans un État comme le Montana, où [traduction] « historiquement, il y a eu peu d’exécutions »4.

[48] Je suis convaincu qu’une assistance prêtée de bonne foi par le gouvernement du Canada pèserait sur la décision du gouverneur d’exercer son pouvoir discrétionnaire. On ne peut bien sûr affirmer que cette assistance déciderait de l’issue, mais à mon avis, point n’est besoin d’aller jusque‑là, de même qu’il n’était pas nécessaire dans l’arrêt Burns ni dans l’arrêt Suresh, précités, de prouver que l’exécution ou la torture étaient des certitudes factuelles.

Quelle politique le gouvernement a‑t‑il en matière de clémence?

[49] La preuve établit sans équivoque que, jusqu’à ce que divers représentants du gouvernement commencent à discuter publiquement l’affaire de M. Smith en 2007, la politique officielle du Canada en matière de clémence était d’appuyer celle‑ci en faveur des Canadiens risquant d’être exécutés à l’étranger5. Selon M. Graham, ancien ministre des Affaires étrangères, cette politique n’autorisait aucune exception et se fondait sur l’objection de principe du Canada à la peine de mort — opinion qui a évolué depuis que la peine capitale y a été abolie en 1962. C’est également une position conforme à sa politique internationale de longue date, de soutenir l’abolition universelle de la peine de mort. En l’absence de toute autre politique, c’est la politique que le gouvernement doit continuer d’appliquer de bonne foi à l’affaire de M. Smith.

Questions relatives à la Charte et au droit international

[50] J’ai été invité par l’avocat de M. Smith à examiner la légalité de la décision des défendeurs au regard de la Charte. Même si je conviens avec l’avocat de M. Smith que la décision du gouvernement de ne plus appuyer la demande de clémence pourrait faire naître des inquiétudes majeures liées à la Charte, de la nature de celles discutées dans l’arrêt Burns et dans l’arrêt Suresh, précités, je tiens compte de la mise en garde qu’il ne faut pas décider des questions relatives à la Charte en se servant d’hypothèses, et en l’espèce, je ne peux déceler aucune nouvelle politique gouvernementale en matière de clémence qui puisse valablement faire l’objet d’une analyse fondée sur la Charte. Qu’il suffise de dire que s’il doit y avoir une affaire dans laquelle les intérêts d’une personne garantis par l’article 7 de la Charte commanderont une « dimension positive »6, obligeant le gouvernement à prendre des mesures positives dans les cas où il a refusé de le faire, il s’agira probablement d’une affaire semblable à l’espèce, impliquant l’exécution imminente d’un ressortissant Canadien.

[51] On a fait valoir au nom de M. Smith que le comportement du gouvernement a réellement nui à sa demande de clémence et aux droits que lui garantit l’article 7 de la Charte, à la fois parce que le retrait d’un soutien après plus de 20 ans d’assistance a envoyé un signal négatif implicite au gouverneur du Montana et parce que divers ministres ont fait des déclarations publiques désobligeantes à son égard. On a affirmé que cette succession d’interférences négatives actives dans la procédure en instance aux États‑Unis est une atteinte suffisante aux droits de M. Smith quant à sa sécurité pour que son affaire se distingue d’une simple inaction de la part de l’État.

[52] L’argument selon lequel le changement de la position gouvernementale à l’égard de M. Smith devrait en soi justifier sa demande de réparation fondée sur la Charte est sans fondement en l’espèce. Une telle décision, prise avec équité et légalement, peut entraîner des conséquences négatives, mais cela n’est pas un fondement suffisant qui étaie une demande de réparation en vertu de la Charte.

[53] La conduite de quelques représentants gouvernementaux dans cette affaire est en revanche plus problématique. Quelques‑uns d’entre eux ont donné à entendre dans leurs déclarations publiques que M. Smith personnellement ne méritait plus d’être soutenu. Il est certes loisible au gouvernement de modifier sa politique en matière de clémence pour les Canadiens risquant d’être exécutés à l’étranger, et il sera toujours approprié d’expliquer aux Canadiens sa nouvelle politique. C’est tout à fait autre chose de faire des commentaires précis et désobligeants sur une demande de recours qui pourraient nuire au statut juridique du demandeur. Vu la situation fragile de M. Smith et de la nature fortement politisée de la procédure de clémence aux États‑Unis, de tels commentaires politiques de la part de représentants gouvernementaux sont à déplorer. Je ne dispose pas cependant de suffisamment de preuves à partir desquelles je pourrais déduire que ces remarques non officielles ont causé ou causeront probablement un préjudice effectif tel à la demande de clémence de M. Smith, laquelle est toujours en instance, qu’un recours en vertu de la Charte pour cette unique raison puisse être accordé, compte tenu que j’ordonne aux défendeurs d’appliquer en faveur de M. Smith la politique antérieure de soutien universel pour tous les Canadiens risquant d’être exécutés à l’étranger.

[54] M. Smith prétend également que le Canada est tenu de prendre des mesures positives pour le protéger en vertu des principes du droit international et des alinéas 10(2)a), 10(2)i) et 10(2)j) de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. J’admets certes que la décision du gouvernement de refuser d’aider M. Smith dans sa demande de clémence est difficile à réconcilier avec l’engagement du Canada sur le plan international pour favoriser le respect des normes internationales relatives aux droits de la personne, notamment l’abolition universelle de la peine de mort, mais je ne suis pas d’accord que cette incohérence crée une obligation légale et positive d’agir. Que la peine de mort soit imposée aux États‑Unis ne viole pas en soi les principes du droit international, et je ne peux conclure que le libellé de l’article 10 [mod. par L.C. 1995, ch. 5, art. 7] de la Loi précitée est suffisamment explicite pour créer le type d’obligation positive de protection diplomatique qu’affirme M. Smith. Il se peut que le droit international évolue en ce sens, mais la Charte sera à mon avis un fondement suffisant pour la protection, de sorte qu’il n’y aura pas lieu de recourir aux principes de droit international le cas échéant.

[55] Je n’interprète pas la décision du Comité des droits de l’homme des Nations Unies dans Roger Judge v. Canada, Communication No. 829/1998, U.N. Doc. CCPR/C/78/D/829/1998 (2003), aussi largement que l’a recommandé l’avocat de M. Smith. La décision portait sur une expulsion vers un pays où existe la peine de mort. Le Comité n’a pas reconnu plus d’ampleur à une obligation internationale que ce qui avait été reconnu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Burns et dans l’arrêt Suresh, précités : c’est‑à‑dire que le Canada ne doit pas exposer « une personne au risque réel » d’une exécution capitale dans un autre pays, en acceptant par exemple une extradition ou une expulsion sans condition.

[56] La question de savoir si le droit international donne naissance à des obligations positives de protection diplomatique diffère vraiment peu de celle de savoir si une telle obligation sera reconnue au sens de l’article 7 de la Charte. Il serait peu judicieux de conclure en ce sens en l’espèce et ce, pour le même motif que j’ai refusé de résoudre les questions relatives à la Charte soulevées par M. Smith.

[57] On a certes fait valoir au nom de M. Smith que la Cour devrait ordonner aux défendeurs de prendre des mesures pour faciliter son retour au Canada, mais je suis d’avis qu’une telle ordonnance ne serait pas appropriée. La procédure de rapatriement est distincte de celle de la clémence, et se fonde sur des considérations radicalement différentes. De surcroît, le rapatriement dépend du succès de la demande de clémence de M. Smith. Cette autre partie de sa demande de réparation est par conséquent prématurée.

IV. Conclusion

[58] Étant donné les circonstances exposées ci‑dessus, la décision du gouvernement du Canada de ne plus soutenir M. Smith enfreint l’obligation d’équité, elle est illégale et est annulée. Puisqu’il n’existe pas de nouvelle politique en matière de clémence, j’ordonnerai au gouvernement de continuer d’appliquer à M. Smith la politique antérieure visant à appuyer la clémence en faveur des Canadiens risquant la peine de mort à l’étranger. Puisqu’aucune politique nouvelle n’a été établie en matière de clémence, toute demande de réparation pour des motifs fondés sur la Charte est au mieux hypothétique et je n’examinerai pas de tels motifs. Pour la même raison, je n’examinerai pas non plus l’application du droit international en l’espèce.

Les dépens

[59] Il conviendrait dans la présente affaire d’entendre les parties concernant les dépens. J’accorderai donc deux semaines au demandeur pour préparer des observations sur les dépens, lesquelles ne devront pas dépasser dix pages. Les défendeurs disposeront alors de dix jours pour y répondre par des observations ne devant pas dépasser dix pages. Le demandeur disposera ensuite de trois jours pour présenter une réponse ne devant pas dépasser cinq pages.

JUGEMENT

LA COUR DÉCLARE que la décision des défendeurs de retirer tout soutien diplomatique en faveur de l’appel à la clémence déposé par le demandeur dans l’État du Montana enfreint l’obligation d’équité, qu’elle est donc illégale et invalide.

LA COUR STATUE que la décision des défendeurs de retirer tout soutien diplomatique en faveur de l’appel à la clémence déposé par le demandeur dans l’État du Montana est annulée.

LA COUR STATUE EN OUTRE que les défendeurs, au nom du gouvernement du Canada et en consultation avec le demandeur et avec ses avocats, prennent toutes les mesures raisonnables pour soutenir l’appel à la clémence du demandeur auprès du gouverneur du Montana et de ses conseillers, conformément à la politique gouvernementale en vigueur.

LA COUR STATUE EN OUTRE que la question des dépens est différée, jusqu’à réception des observations supplémentaires des parties.

1 Affidavit de Kimberley Pittman, au par. 21.

2 Affidavit de Thomas J. Esch, au par. 26 : [traduction] « En l’espèce, je doute que des déclarations d’un gouvernement à l’audience de clémence aient plus de poids que celles des familles des victimes au Montana et en Alberta ».

3 Affidavit de Gregory A. Jackson, au par. 42 : [traduction] « Les intérêts de M. Smith ont été gravement mis en péril »; affidavit de Daniel T. Kobil, au par. 13 : « une occasion majeure d’influer sur la décision »; affidavit de Henry Garfield Pardy, au par. 21 : [traduction] « [le retrait du soutien sera] interprété comme ayant directement contribué à son exécution »; affidavit de Alan W. Clarke, au par. 36 : [traduction] « les efforts consulaires du Canada avaient un effet positif »; affidavit de Mark Warren, au par. 11 : [traduction] « aux États-Unis, les interventions de gouvernements étrangers ont été particulièrement efficaces pour y éviter l’exécution de leurs ressortissants »; affidavit de Sandra L. Babcock, au par. 7 : [traduction] « le taux de réussite des gouvernements étrangers pour empêcher que leurs ressortissants soient exécutés est impressionnant ».

4 Affidavit d’Alan W. Clarke, aux par. 33 à 35.

5 Affidavit de William C. Graham, au par. 22; affidavit de Henry Garfield Pardy, au par. 8.

6 Voir la décision de la juge Louise Arbour dans Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, au par. 319.

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