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A-120-01

2002 CAF 210

Apotex Inc. (appelante) (demanderesse)

c.

Merck & Co., Inc. et Merck Frosst Canada Inc. (intimées) (défenderesses)

Répertorié: Apotex Inc. c. Merck & Co. (C.A.)

Cour d'appel, juges Stone, Sharlow et Malone, J.C.A.-- Toronto, 11 avril; Ottawa, 28 mai 2002.

Brevets -- Pratique -- Res judicata -- Le juge des requêtes a accueilli une requête en jugement sommaire en faveur des intimées (Merck) en se fondant sur l'autorité de la chose jugée -- Le brevet délivré à Merck portait sur des revendications visant l'invention de certains composés désignés sous le nom d'énalapril et de maléate d'énalapril -- Apotex a acheté à deux reprises du maléate d'énalapril en vrac d'un client étranger non désigné du titulaire de la licence obligatoire pour effectuer la formulation de la version générique de la substance après l'extinction de la licence -- En 1995, la C.A.F. a statué que l'appelante avait contrefait le brevet des intimées en achetant le maléate d'énalapril -- La preuve produite au procès visait uniquement l'achat initial -- Apotex sollicite maintenant un jugement déclarant que le «deuxième» achat ne contrefaisait pas le brevet -- La chose jugée s'applique à deux formes d'irrecevabilité: l'irrecevabilité pour identité des causes d'action et l'irrecevabilité pour identité des questions en litige, qui reposent sur des principes similaires -- Le règlement final des litiges est une préoccupation de principe fondamentale -- L'irrecevabilité pour identité des questions en litige s'appliquait étant donné que les parties, les questions en litige et les faits substantiels étaient identiques dans les deux instances -- Si on tient pour acquis qu'une modification du droit suffit pour assouplir l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige, la décision Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd.; Eli Lilly & Co. c. Apotex Inc. n'a pas modifié le droit -- Il n'y a aucune circonstance particulière qui justifierait d'assouplir la règle de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige -- L'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige n'entraînerait pas une injustice.

Il s'agissait d'un appel interjeté contre une ordonnance du juge McKeown (le juge des requêtes) qui avait accueilli une requête en jugement sommaire en faveur des intimées (Merck), en se fondant sur le principe de l'autorité de la chose jugée. Les lettres patentes canadiennes n1275349 (le brevet 349), qui ont été délivrées à Merck en octobre 1990, portaient sur des revendications visant l'invention de certains composés désignés sous le nom d'énalapril et de maléate d'énalapril. Delmar, qui n'est pas partie à l'instance, a obtenu une licence obligatoire en avril 1992 visant le brevet 349 en vue de produire, d'utiliser et de vendre le maléate d'énalapril, moyennant le paiement de redevances à Merck. La licence obligatoire de Delmar s'est «éteinte» au moment de l'entrée en vigueur de l'article 12 de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets le 14 février 1993. En mars 1993, Apotex a acheté 44,9 kg de maléate d'énalapril d'un client étranger non désigné de Delmar et a effectué la formulation de sa version générique de la substance, l'Apo-énalapril, sous forme de comprimés destinés au marché canadien. La version du maléate d'énalapril d'Apotex était semblable, quant à la taille, la forme, la couleur et la concentration, aux comprimés correspondants de Vasotec, commercialisés par Merck au Canada. En mai et octobre 1994, Apotex a acheté un autre lot de maléate d'énalapril en vrac, soit 772,9 kg, du même client étranger non désigné de Delmar. Pendant ce temps, en 1991, Merck a intenté une action contre Apotex devant la Section de première instance de la Cour fédérale, alléguant la violation des droits exclusifs que lui conférait le brevet 349. Même si la preuve produite au procès visait l'achat de 1993, il n'y avait aucune preuve concernant les deux achats effectués en 1994 et conclus après la fin du procès. Le juge MacKay a rendu un jugement favorable à Merck et a rejeté la demande reconventionnelle d'Apotex visant à obtenir un jugement déclarant que certaines revendications du brevet étaient invalides. En appel, le juge MacGuigan a statué que l'article 56 de la Loi sur les brevets, qui confère certains droits à une personne qui, avant la délivrance d'un brevet, a acquis une invention pour laquelle un brevet est subséquemment réclamé, ne protégeait pas Apotex contre une action en contrefaçon pour les lots de maléate d'énalapril acquis après la délivrance du brevet 349. Il a conclu que les droits légaux d'Apotex sur les 44,9 kg s'étaient éteints à l'expiration de la licence de Delmar. Le 5 février 1996, Apotex a déposé la présente action contre Merck dans le but d'obtenir un jugement déclarant que la production et la vente des comprimés d'énalapril tirés de l'énalapril en vrac acheté en mai et en octobre 1994 ne contrefaisaient pas le brevet 349. Les requêtes en jugement sommaire ont été entendues par le juge McKeown qui a estimé que l'affaire avait été tranchée par application du principe de l'autorité de la chose jugée ou de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige, statuant que le juge MacGuigan avait déjà tranché les questions en litige dans sa décision de 1995. Le juge des requêtes a conclu qu'il n'y avait pas de véritable question litigieuse à l'égard de la demande de jugement déclaratoire énoncée par Apotex dans sa déclaration et que cette dernière n'avait pas établi de défense à l'encontre de la poursuite de Merck pour contrefaçon du brevet 349.

Arrêt: l'appel est rejeté.

Le principe de l'autorité de la chose jugée s'applique à deux formes d'irrecevabilité, soit l'irrecevabilité pour identité des causes d'action et l'irrecevabilité pour identité des questions en litige, qui reposent toutes les deux sur des principes similaires. Premièrement, tout litige doit avoir une fin, et, deuxièmement, une personne ne doit pas être poursuivie deux fois pour la même cause d'action. L'irrecevabilité pour identité des causes d'action interdit une action dans le cas où la cause d'action a fait l'objet d'une décision finale par un tribunal compétent. L'irrecevabilité pour identité des questions en litige vise à empêcher un nouveau procès sur une question qui a déjà été tranchée de manière finale et concluante dans un procès antérieur entre les mêmes parties ou leurs ayants droit, sans égard au fait que la cause d'action puisse différer. Elle ne s'applique pas si la question visée a été soulevée de manière annexe ou incidente dans la procédure antérieure. La décision sur laquelle on cherche à baser l'irrecevabilité doit être si fondamentale pour trancher le fond que la seconde décision ne peut être maintenue sans la première. Le critère de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige en est un de fond, où la décision touche les droits fondamentaux des parties à l'égard d'un élément reposant sur le fond de la cause d'action. Le règlement final du litige est une préoccupation de principe fondamentale. Toutefois, des circonstances particulières peuvent limiter l'application de la règle de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige et autoriser une partie à intenter une nouvelle poursuite au sujet d'une question qui aurait autrement été irrecevable. Eu égard à l'ensemble des circonstances, la Cour doit se demander si, dans l'affaire dont elle est saisie, l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige entraînerait une injustice. Devant toute circonstance particulière susceptible de créer une injustice, la Cour serait réticente à appliquer l'irrecevabilité.

L'irrecevabilité pour identité des causes d'action ne s'applique pas à l'espèce. Il ne pouvait pas y avoir identité d'action entre les 44,9 kg et les 772,9 kg, c'est-à-dire que les faits de base de l'appel étaient différents. La question à trancher est la même que celle qui l'a été par le juge MacGuigan, J.C.A., en 1995, lorsqu'il a décidé que l'utilisa-tion des 44,9 kg par Apotex n'était pas protégée par les droits de licence de Delmar maintenant éteints. Sa décision était finale et a commandé le résultat en l'espèce. Étant donné l'identité des parties, des questions et des faits substantiels, la seule conclusion possible était que les deux instances soulevaient la même question. À première vue, l'irrecevabilité pour identité des questions en litige s'appliquait.

Apotex a allégué que l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige devait être assouplie en l'espèce en raison de deux circonstances particulières. Premièrement, la Cour suprême du Canada a modifié le droit applicable dans l'arrêt Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd.; Eli Lilly & Co. c. Apotex Inc., et a annulé la décision de 1995 du juge MacGuigan. Ni cette Cour ni la Cour suprême du Canada ne s'est prononcée sur ce point, mais la Cour en l'espèce a présumé, sans trancher, qu'une modification du droit suffit pour justifier d'assouplir l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige. Il était facile de faire une distinction avec l'arrêt Eli Lilly puisque le juge Iacobucci n'a pas traité des conséquences de l'extinction de la licence par l'effet de la loi sur le titulaire de la licence ou sur tout acheteur non licencié. De toute façon, l'arrêt Eli Lilly n'a pas modifié le droit exposé dans la jurisprudence antérieure sur laquelle s'est appuyé le juge Iacobucci. Ce dernier a cité en l'approuvant l'arrêt de 1995 du juge MacGuigan et n'a nulle part laissé entendre qu'il y avait une erreur au sujet de l'attribution des 44,9 kg. L'arrêt Eli Lilly n'a pas renversé l'arrêt du juge MacGuigan et on ne pouvait faire valoir aucune circonstance particulière qui s'appliquerait. Deuxièmement, Apotex a allégué une injustice du fait qu'elle n'avait pas plaidé ni fait valoir l'article 12 de la Loi modifiant la Loi sur les brevets dans ses observations orales et écrites devant la formation de 1995 de la Cour, circonstance particulière qui ferait obstacle à l'irrecevabilité pour identité des questions en litige. L'irrecevabilité pour identité des questions en litige s'appliquait à première vue en l'espèce à l'argument d'Apotex fondé sur l'article 12 puisque les parties sont identiques et que la question a été tranchée de façon concluante par le jugement de la Cour qui doit être réputé final. La décision d'écarter les règles de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige ne doit pas être prise à la légère à l'égard d'une décision judiciaire finale, comme celle qu'a rendue le juge MacGuigan en l'espèce. Dans l'examen en appel du pouvoir discrétionnaire d'un juge des requêtes, le critère est de savoir si ce dernier a accordé suffisamment de poids à l'ensemble des circonstances pertinentes. Le juge des requêtes n'a pas commis d'erreur en refusant d'assouplir les règles de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige. Il a accordé suffisamment d'importance à toutes les circonstances pertinentes et aucune erreur évidente ou manifeste n'apparaît au dossier. Ni l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge des requêtes ni la décision qu'il a rendue n'entraînent une injustice pour les parties. Le juge McKeown était aussi bien placé que le juge présidant l'instruction pour interpréter l'arrêt Eli Lilly et décider s'il soulevait une question pour l'instruction. Il relevait du pouvoir discrétionnaire qui lui était conféré de décider si l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige entraînerait une injustice. Il a conclu par la négative. Le juge McKeown a correctement recensé le droit de la chose jugée et pondéré de manière appropriée la preuve produite devant lui.

lois et règlements

Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2, art. 12.

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 56 (mod. par L.R.C. (1985) (3suppl.), ch. 33, art. 22).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 216.

jurisprudence

décisions appliquées:

Merck & Co. c. Apotex Inc., [1995] 2 C.F. 723; 60 C.P.R. (3d) 356; 180 N.R. 373 (C.A.); modifiant (1994), 59 C.P.R. (3d) 133; 88 F.T.R. 260 (C.F. 1re inst.); autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée [1995] S.C.C.A. no 253 (QL); Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248; (1974), 47 D.L.R. (3d) 544; 74 DTC 6278; 2 N.R. 397; Grandview (Ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621; (1975), 61 D.L.R. (3d) 455; [1976] 1 W.W.R. 388; 7 N.R. 299; Hoystead v. Commissioners of Taxation, [1926] A.C. 155 (C.P.); R. v. Duhamel (1981), 33 A.R. 271; 131 D.L.R. (3d) 352; [1982] 1 W.W.R. 127; 17 Alta. L.R. (2d) 127; 64 C.C.C. (2d) 538; 25 C.R. (3d) 53 (C.A.); Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460; (2001), 201 D.L.R. (4th) 193; 34 Admin. L.R. (3d) 163; 10 C.C.E.L. (3d) 1; 7 C.P.C. (5th) 199; 272 N.R. 1; 149 O.A.C. 1; General Motors of Canada Ltd. c. Naken et autres, [1983] 1 R.C.S. 72; (1983), 144 D.L.R. (3d) 385; 22 C.P.C. 138; 46 N.R. 139.

distinction faite d'avec:

Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd.; Eli Lilly & Co. c. Apotex Inc., [1998] 2 R.C.S. 129; (1998), 161 D.L.R. (4th) 1; 80 C.P.R. (3d) 321.

décisions examinées:

Merck & Co. c. Apotex Inc. (2000), 5 C.P.R. (4th) 1 (C.F. 1re inst.); Apotex Inc. c. Merck & Co. (1999), 179 F.T.R. 12 (C.F. 1re inst.); Minott v. O'Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321; 168 D.L.R. (4th) 270; 40 C.C.E.L. (2d) 1; 117 O.A.C. 1 (C.A.).

décisions citées:

Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440; (1990), Q.A.C. 241; 112 N.R. 241; Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (H.L.); Fidelitas Shipping Co. Ltd. v. V/O Exportchleb, [1966] 1 Q.B. 630 (C.A.); Merck & Co. c. Apotex Inc. (1999), 5 C.P.R. (4th) 363 (C.A.F.); R. c. Duhamel, [1984] 2 R.C.S. 555; (1984), 57 A.R. 204; 14 D.L.R. (4th) 92; [1985] 2 W.W.R. 251; 35 Alta. L.R. (2d) 1; 15 C.C.C. (3d) 491; 43 C.R. (3d) 1; 57 N.R. 162; Iron v. Saskatchewan (Minister of Environment and Public Safety), [1993] 6 W.W.R. 1; 109 Sask. R. 49 (C.A.); Maynard v. Maynard, [1951] R.C.S. 346; [1951] 1 D.L.R. 241; Arnold v. National Westminster Bank Plc., [1991] 2 A.C. 93 (H.L.); Betts v. Willmott (1871), L.R. 6 Ch. 245; Badische Anilin und Soda Fabrik v. Isler, [1906] 1 Ch. 605; Gillette v. Rae (1909), 1 O.W.N. 448 (H.C.); National Phonograph Company of Australia v. Menck, [1911] A.C. 336 (P.C.); Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394; (1994), 116 D.L.R. (4th) 61; 21 C.R.R. (2d) 236; 24 Imm. L.R. (2d) 117; 167 N.R. 282; 72 O.A.C. 348; Pawar c. Canada, [1999] 1 C.F. 158 (1re inst.); conf. par (1999), 247 N.R. 271 (C.A.F.); autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée (2000), 257 N.R. 398; Warner-Lambert Co. c. Concord Confections Inc. (2001), 11 C.P.R. (4th) 516; 201 F.T.R. 270 (C.F. 1re inst.); Wetzel c. Canada (Procureur général), [2000] A.C.F. n155 (1re inst.) (QL).

doctrine

Lange, Donald. The Doctrine of Res Judicata In Canada, Toronto: Butterworths, 2000.

APPEL d'une ordonnance du juge des requêtes ((2001), 11 C.P.R. (4th) 38) accueillant, en vertu du principe de l'autorité de la chose jugée, une requête en jugement sommaire en faveur des intimées et rejetant une requête incidente présentée par l'appelante en vue d'obtenir une réparation similaire. Appel rejeté.

ont comparu:

Harry B. Radomski et Nando De Luca pour l'appelante (demanderesse).

G. Alexander Macklin, c.r., et Constance Too pour les intimées (défenderesses).

avocats inscrits au dossier:

Goodmans LLP, Toronto, pour l'appelante (demanderesse).

Gowling Lafleur Henderson LLP, Ottawa, pour les intimées (défenderesses).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Malone, J.C.A.:

INTRODUCTION

[1]Il s'agit d'un appel interjeté contre une ordonnance du juge McKeown (le juge des requêtes), datée du 2 février 2001 [(2001), 11 C.P.R. (4th) 38 (C.F. 1re inst.)], accueillant une requête en jugement sommaire en faveur de Merck & Co., Inc. et de Merck Frosst Canada Inc. (désignées collectivement Merck) et rejetant une requête incidente présentée par Apotex Inc. (Apotex) pour une réparation similaire. Le juge des requêtes a fondé sa décision sur le principe de l'autorité de la chose jugée et conclu que les questions soulevées dans l'action avaient déjà été tranchées par la Cour dans un jugement définitif en date du 19 avril 1995, concernant les mêmes parties et fondamentalement les mêmes faits (publié comme Merck & Co. c. Apotex Inc., [1995] 2 C.F. 723 (C.A.); modifiant (1994), 59 C.P.R. (3d) 133 (C.F. 1re inst.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée le 7 décembre 1995 [[1995] S.C.C.A. no 253 (QL)]). Apotex conteste maintenant la décision quant à la chose jugée pour divers motifs.

LES MOTIFS D'APPEL

[2]Les motifs d'appel d'Apotex peuvent se regrouper sous trois grandes rubriques:

a) Le juge McKeown a commis une erreur en concluant à l'application de la chose jugée, car les questions à trancher dans la présente action diffèrent de celles qu'a tranchées le juge MacGuigan en 1995 dans l'action initiale.

b) Il existe dans la présente action des circonstances particulières qui font échec à l'application du principe de la chose jugée et permettent au juge des requêtes d'être à nouveau saisi de l'affaire. Ces circonstances particulières résultent 1) de l'arrêt de la Cour suprême du Canada Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd.; Eli Lilly & Co. c. Apotex Inc., [1998] 2 R.C.S. 129 (Eli Lilly), qui, fait valoir Apotex, a infirmé la décision de 1995 du juge MacGuigan, et 2) en raison d'une importante question d'interprétation des textes soulevée pendant la procédure au sujet de l'application de l'article 12 de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2 (la LMLB), entrée en vigueur le 14 février 1993.

c) Le juge McKeown a commis une erreur dans l'application des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106] en accueillant la requête en jugement sommaire de Merck en vertu de la règle 216.

LES FAITS

[3]Les faits, les dispositions législatives et les actes de procédure qui sous-tendent le présent appel sont assez complexes et doivent être examinés avec attention.

[4]L'objet de l'appel concerne les lettres patentes canadiennes nº 1275349 (le brevet 349), délivrées à Merck le 16 octobre 1990, et les revendications visant l'invention de certains composés désignés énalapril et maléate d'énalapril. Le maléate d'énalapril est un sel d'énalapril stable qui, combiné à un agent pharmaceutique inactif sous forme de comprimés ou de solution, constitue un médicament prescrit pour le traitement de l'hypertension et de l'insuffisance cardiaque globale. Le brevet 349 comporte des revendications visant les composés, les compositions pharmaceutiques et l'usage des composés comme hypotenseurs.

[5]En 1983, Merck a obtenu un brevet des États-Unis pour son invention de l'énalapril et, en 1985, elle a été autorisée par les autorités américaines à commercialiser le maléate d'énalapril sous le nom commercial de Vasotec. Après avoir reçu en 1987 un avis de conformité de Santé et Bien-être Canada, Merck a commencé à commercialiser le Vasotec au Canada, en comprimés sous quatre concentrations et en solution injectable.

[6]Apotex a appris l'existence du maléate d'énalapril au milieu des années 80. Normalement, elle aurait demandé une licence obligatoire en vertu de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4 (la Loi), mais elle n'a pu le faire avant que l'énalapril fasse l'objet d'un brevet canadien. Apotex était également au courant qu'on discutait de modifications à la Loi susceptibles de supprimer le régime des licences obligatoires et d'étendre les droits des brevetés. Par conséquent, elle a commencé à acheter du maléate d'énalapril en vrac de deux fabricants canadiens liés, Delmar Chemicals Inc. et Torcan Chemical Ltd. (désignés collectivement Delmar), qui ne sont pas parties à l'instance. Delmar a obtenu une licence obligatoire le 24 avril 1992 visant le brevet 349 en vue de produire, utiliser et vendre le maléate d'énalapril, moyennant le paiement de redevances à Merck.

[7]En vertu de sa licence, Delmar a effectivement produit et vendu du maléate d'énalapril. Selon une facture portant la date du 29 janvier 1993 et le nº 100559, Delmar a vendu une quantité d'énalapril en vrac totalisant 44,9 kilogrammes (les 44,9 kilos) à un client étranger non désigné. La licence obligatoire de Delmar s'est «éteinte» à l'entrée en vigueur de l'article 12 de la Loi, le 14 février 1993. L'article 12 prévoit:

12. (1) Toute licence accordée au titre de l'article 39 de la loi antérieure le 20 décembre 1991 ou après cesse d'être valide à l'expiration du jour précédant la date d'entrée en vigueur et les droits et privilèges acquis au titre de cette licence ou de la loi antérieure relativement à cette licence s'éteignent.

(2) Il ne peut être intenté d'action en contrefaçon d'un brevet sous le régime de la Loi sur les brevets à l'égard d'un acte accompli, préalablement à la date d'entrée en vigueur, au titre d'une licence visée au paragraphe (1) et conformément aux articles 39 à 39.17 de la loi antérieure ou à cette licence.

[8]Le 10 mars 1993, Apotex a acheté les 44,9 kilos du client étranger non désigné et effectué la formulation de sa version générique de la substance, l'Apo-Enalapril, sous forme de comprimés destinés au marché canadien, le 2 septembre 1993. La version du maléate d'énalapril d'Apotex était semblable aux comprimés correspondants de Vasotec au plan de la taille, de la forme, de la couleur et de la concentration. En mai et octobre 1994, Apotex a acheté un autre lot de maléate d'énalapril en vrac, soit 772,9 kilogrammes, du même client étranger non désigné de Delmar.

[9]Le 20 septembre 1991, Merck a intenté une action contre Apotex auprès de la Section de première instance devant le juge MacKay (dossier T-2408-91, publié à (1994), 59 C.P.R. (3d) 133) alléguant la violation des droits exclusifs que lui conférait le brevet 349. Par demande reconventionnelle, Apotex a demandé un jugement déclarant que certaines revendications du brevet 349 étaient invalides. La preuve produite au procès visait notamment l'achat des 44,9 kilos de mars 1993, mais non les deux achats de 1994, conclus après la fin du procès.

[10]Comme la plus grande partie du maléate d'énalapril en la possession d'Apotex avait été produite avant la délivrance du brevet 349, Apotex s'appuyait sur l'article 56 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 22] de la Loi pour utiliser le produit acheté sans encourir de responsabilité envers Merck. Aux termes de l'article 56, toute personne qui, avant la délivrance du brevet, a acquis l'invention pour laquelle un brevet est subséquemment obtenu, dispose de certains droits. Avant 1987, année pertinente à l'égard de l'achat, l'exécution ou l'acquisition de l'invention correspondait à la date «de délivrance du brevet». Toutefois, s'agissant des faits en l'espèce, la modification de formulation ne change rien: le brevet de Merck n'est pas devenu public avant sa délivrance. L'article 56 prévoit:

56. Quiconque, avant la date à laquelle une demande de brevet est devenue accessible sous le régime de l'article 10, achète, exécute ou acquiert une invention éventuellement brevetée peut utiliser et vendre l'article, la machine, l'objet manufacture ou la composition de matières brevetés ainsi achetés, exécutés ou acquis avant cette date sans encourir de responsabilité envers le breveté ou ses représentants légaux. Toutefois, à l'égard des tiers, le brevet ne peut être considéré invalide du seul fait de cette opération, à moins qu'elle n'ait eu lieu avant la date du dépôt de la demande de brevet ou, dans le cas d'une demande à laquelle l'article 28 s'applique, avant la date de priorité de la demande de brevet si l'opération a eu pour effet de divulguer l'invention d'une manière telle qu'elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs.

[11]Le 14 décembre 1994 [(1994), 59 C.P.R. (3d) 133 (C.F. 1re inst.)], le juge MacKay a rendu un jugement favorable à Merck et rejeté la demande reconventionnelle d'Apotex. Les extraits pertinents des motifs du juge MacKay eu égard aux 44,9 kilos se lisent comme suit, à la page 164:

Je suis d'avis comme [Apotex] que le par. 12(2) de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets empêche toute allégation de contrefaçon relativement à tout acte fait avant que la licence ait cessé d'être valide, s'il a été fait conformément aux conditions de la licence et conformément aux dispositions de la loi antérieure en matière de licences obligatoires. Ni l'un ni l'autre de ces textes n'a, à mon avis, conféré à [Apotex] de droit de violer les droits de brevet des demanderesses, lesquels étaient des droits exclusifs limités uniquement par la licence obligatoire de Delmar.

Il me semble clairement implicite que Delmar pouvait sous-traiter, en application de sa licence, la fabrication du produit sous sa forme posologique définitive. Le fabricant de ce produit, agissant en conformité avec un contrat conclu avec Delmar et non en son propre nom, ne contrefaisait pas, à mon sens, les revendications du brevet des demanderesses en tirant de la matière en vrac détenue en commission le produit sous sa forme posologique définitive et ce, au moment où la licence de Delmar était valide sous le régime de la loi dans sa version antérieure au mois de février 1993.

En revanche, la licence obligatoire de Delmar ne confère pas à Apotex le droit de tirer des 44,9 kilos de maléate d'énalapril en vrac achetés en mars 1993 des comprimés destinés à être utilisés comme hypotenseurs, après que la loi a mis fin à la licence de Delmar. Cette conclusion ne se dégage pas de l'extinction des droits conférés à Delmar par la licence, par suite de la modification apportée à la loi qui a mis fin à sa licence le 14 février 1993, mais du fait que la défenderesse n'a pas le droit d'utiliser l'invention après l'octroi du brevet. Elle n'avait pas acquis ce lot de maléate d'énalapril avant l'octroi du brevet de Merck et ne peut donc pas revendiquer l'immunité prévue à l'art. 56 de la Loi.

[12]Fondamentalement, le juge MacKay, après avoir entendu les observations relatives aux articles 12 et 56, a choisi de fonder sa décision sur l'absence de droit de la défenderesse d'utiliser l'invention après la délivrance du brevet. L'application de l'article 56 ne pouvait être invoquée, car Apotex avait acquis les 44,9 kilos après la délivrance du brevet 349. Le juge a expressément ajouté une mise en garde portant que sa conclusion ne se fondait pas sur l'extinction des droits que la licence aurait pu conférer à Delmar.

[13]Apotex a interjeté appel auprès de la présente Cour, qui a prononcé les motifs de son jugement le 19 avril 1995 (publié à [1995] 2 C.F. 723 (C.A.); modifiant (1994), 59 C.P.R. (3d) 133 (C.F. 1re inst.)). Le juge MacGuigan de la présente Cour a infirmé en partie la décision du juge MacKay. Il a conclu que l'article 56 s'appliquait et dégageait Apotex de toute responsabilité à l'égard d'une action en contrefaçon pour les lots de maléate d'énalapril acquis avant la délivrance du brevet 349. Selon le jugement, tous les lots acquis après la délivrance du brevet 349 ne bénéficiaient toutefois pas de l'immunité conférée par l'article 56. Apotex avait soutenu que, puisqu'elle avait acheté les 44,9 kilos du client étranger non désigné, qui avait lui-même acheté ce lot de Delmar pendant la période de validité de la licence obligatoire de Delmar, l'utilisation des 44,9 kilos ne pouvait être qualifiée de contrefaçon du brevet 349. Le juge MacGuigan n'a pas été de cet avis et il a conclu que les droits légaux d'Apotex sur les 44,9 kilos s'étaient éteints à l'expiration de la licence de Delmar; par conséquent, toute utilisation par Apotex après l'extinction de ses droits pourrait éventuellement faire l'objet d'actions en contrefaçon du brevet de Merck. Le juge a écrit à la page 748:

Encore une fois, je suis d'accord avec le juge de première instance même si je préférerais appuyer ma conclusion sur l'extinction des droits de Delmar et, par conséquent, des droits que pourrait posséder l'appelante, plutôt que sur l'article 56 dont je ne suis pas du tout certain qu'il s'applique sur ce point.

[14]Une erreur d'écriture dans le jugement formel rendu par la Cour le 19 avril 1995 a entraîné de la confusion au sujet de la nature exacte de ce qu'avait effectivement décidé le juge MacGuigan. Initialement, le jugement formel indiquait qu'Apotex avait acheté les 44,9 kilos directement de Delmar, ce qui contredisait totalement les faits exposés dans les motifs du juge MacGuigan. Par conséquent, le jugement formel a été modifié le 16 mai 1995 pour indiquer qu'Apotex avait acheté les 44,9 kilos du client étranger de Delmar. Le 6 juillet 1995, Merck a exécuté l'ordonnance concluant à la contrefaçon et saisi les lots contrefaits.

[15]Les faits présentés à la Cour en 1995 indiquent que l'article 12 n'a pas été soulevé, à tout le moins dans l'argumentation écrite. Apotex affirme maintenant que l'article 12 n'a pas été invoqué oralement, point que Merck ne conteste pas. Par conséquent, je considérerai que l'article 12 n'a pas été plaidé devant la Cour. Apotex a ensuite demandé une autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada. Dans sa demande, elle a fait valoir au paragraphe 33 que la Cour avait commis une erreur d'interprétation de l'article 12 et avait instruit l'affaire sans observations écrites ou orales. L'autorisation de pourvoi à la Cour suprême a été refusée le 7 décembre 1995.

[16]Par jugement en date du 7 mars 2000, publié à (2000), 5 C.P.R. (4th) 1 (C.F. 1re inst.) le juge MacKay a conclu que l'appelante et plusieurs de ses dirigeants s'étaient rendus coupables d'outrage au tribunal pour avoir continué en connaissance de cause à vendre de l'Apo-Enalapril malgré son injonction interdisant ces actes. Cette procédure d'outrage du tribunal est actuellement en appel.

[17]Le 5 février 1996, Apotex a déposé la présente action, dossier nº T-294-96, demandant contre Merck une réparation sous forme de jugement déclarant que la production et la vente des comprimés d'énalapril tirés de l'énalapril en vrac acheté en mai et octobre 1994 ne constituaient pas une contrefaçon du brevet 349. Par demande reconventionnelle modifiée déposée le 27 mai 1999, Merck a demandé un jugement déclarant que cette utilisation contrefaisait son brevet. L'affidavit de documents d'Apotex comportait des factures de maléate d'énalapril datées des 26 mai et 10 octobre 1994. Les allégations d'Apotex visant l'invalidité du brevet 349 ont été radiées de sa déclaration par une ordonnance du juge Lemieux, datée du 5 novembre 1999 ((1999), 179 F.T.R. 12 (C.F. 1re inst.)), sur le fondement de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige (issue estoppel). Le juge a estimé que la validité du brevet avait été tranchée de manière définitive entre les parties par le juge MacKay et par l'appel de 1995 formé auprès de la Cour.

[18]Au cours de l'enquête préalable dans la présente action, Merck a appris qu'Apotex avait acheté un autre lot, de 772,9 kilogrammes, de maléate d'énalapril en vrac en mai et en octobre 1994 du même client étranger non désigné (les 772,9 kilos). Cet achat d'Apotex a eu lieu après le procès et avant la décision du juge MacKay. Par conséquent, comme on l'a mentionné plus haut, la décision du juge MacKay visait les 44,9 kilos achetés par Apotex en mars 1993, mais non les 772,9 kilos.

[19]Les requêtes en jugement sommaire déposées auprès du juge McKeown ont été instruites le 30 octobre 2000. Le juge des requêtes a estimé que l'affaire avait été tranchée par l'application du principe de l'autorité de la chose jugée ou de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige, qui s'étend à chacun des points litigieux que les parties, si elles avaient fait preuve de diligence raisonnable, auraient pu soulever au cours du procès initial. Il s'est appuyé sur l'arrêt Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440, dans lequel la Cour suprême a statué que la chose jugée exige l'identité des parties, l'identité de l'objet et l'identité de la cause.

[20]Selon le juge McKeown, la seule différence entre les actions de 1991 et de 1996 était que dans la première, les 44,9 kilos avaient été acquis par Apotex en mars 1993, alors que dans la seconde, les 772,9 kilos l'avaient été en mai et octobre 1994. À son avis [au paragraphe 24], «[c]ette différence de fait entre les deux affaires n'est pas pertinente, puisque dans les deux, le maléate d'énalapril en question a été acquis après que la loi ait mis fin à la licence obligatoire de Delmar le 14 février 1993». Les faits juridiques étaient essentiellement similaires, mais les éléments spécifiques différaient.

[21]Apotex a soutenu que la Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Eli Lilly, précité, avait modifié le droit de telle sorte que le principe de la chose jugée ne devrait pas faire obstacle à l'action. Pour l'essentiel, Apotex a fait valoir que l'arrêt Eli Lilly a modifié le droit en ce que les droits d'un acheteur existeraient désormais in rem. Par conséquent, comme les 772,9 kilos visés dans la présente action avaient été vendus au client étranger non désigné avant l'extinction de la licence obligatoire de Delmar, cette extinction n'affectait aucunement les droits d'Apotex d'utiliser le maléate d'énalapril. Le juge des requêtes n'a pas accepté cet argument et il a conclu que l'espèce se distinguait de l'arrêt Eli Lilly et que la décision faisait intervenir des faits différents. Dans l'arrêt Eli Lilly, la question provenait de l'annulation d'une licence par le breveté alors qu'en l'espèce, il s'agissait de l'extinction d'une licence obligatoire par l'effet de la loi.

[22]La question de l'interprétation correcte de l'article 12 a été plaidée longuement devant le juge McKeown. Il a toutefois préféré ne pas rendre de décision sur le fond de l'article. Il a fait remarquer que son rôle n'était pas d'instruire à nouveau une affaire dont la Cour avait déjà été saisie. Il a plutôt défini son mandat en disant qu'il devait décider si l'affaire qui lui était soumise était chose jugée par l'effet de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige.

[23]Le juge des requêtes a conclu qu'en raison des jugements de la Section de première instance et de la Cour d'appel dans les dossiers nos T-2408-91 et A-724-94, respectivement, il n'y avait pas de véritable question litigieuse à l'égard de la demande de jugement déclaratoire présentée par Apotex dans sa déclaration et qu'Apotex n'avait pas établi de défense à l'encontre de la poursuite de Merck pour contrefaçon du brevet 349.

ANALYSE

Le droit applicable à l'irrecevabilité pour identité des questions en litige

[24]Les principes concernant l'autorité de la chose jugée ont été établis par deux arrêts de principe de la Cour suprême du Canada: Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248 et Grandview (Ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621. Dans l'arrêt Angle, précité, le juge Dickson [alors juge puîné] a noté, à la page 254, que la chose jugée s'applique fondamentalement à deux formes d'irrecevabilité, soit l'irrecevabilité pour identité des causes d'action et l'irrecevabilité pour identité des questions en litige, qui reposent toutes les deux sur des principes similaires. Premièrement, tout litige doit avoir une fin et deuxièmement, une personne ne doit pas être poursuivie deux fois pour la même cause d'action.

[25]Ces deux formes d'irrecevabilité, identiques au plan des principes, sont différentes dans leur application. L'irrecevabilité pour identité des causes d'action interdit à une personne d'intenter une action contre une autre personne dans le cas où la cause d'action a fait l'objet d'une décision finale d'un tribunal compétent. L'irrecevabilité pour identité des questions en litige est plus large et s'applique à des causes d'action distinctes. Elle est censée intervenir lorsqu'une même question a déjà été tranchée, que la décision judiciaire donnant lieu à l'irrecevabilité est finale et que les parties à la décision judiciaire ou leurs ayants droit sont les mêmes que les parties à l'instance où est soulevée la question de l'irrecevabilité (voir l'arrêt Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (H.L.), à la page 93, cité par le juge Dickson dans l'arrêt Angle, précité, à la page 254).

[26]L'irrecevabilité pour identité des questions en litige vise à empêcher un nouveau procès sur une question déjà tranchée de manière finale et concluante dans un procès antérieur entre les mêmes parties ou leurs ayants droit (arrêts Angle et Doering, précités). Elle s'applique non seulement aux questions tranchées de manière finale et concluante, mais également aux arguments qui auraient pu être soulevés par une partie faisant preuve de diligence raisonnable (Fidelitas Shipping Co. Ltd. v. V/O Exportchleb, [1966] 1 Q.B. 630 (C.A.); Merck & Co. c. Apotex Inc. (1999), 5 C.P.R. (4th) 363 (C.A.F.)). L'irrecevabilité pour identité des questions en litige s'applique quand une question a été tranchée dans une action entre les parties et que cette décision est déterminante pour une action ultérieure entre les mêmes parties, sans égard au fait que la cause d'action puisse différer (Hoystead v. Commissioner of Taxation, [1926] A.C. 155 (P.C.); Minott v. O'Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A.)). Toutefois, la seconde cause d'action doit mettre en cause des questions de fait ou de droit qui ont été tranchées comme élément fondamental de la logique de la décision antérieure. Il n'y a pas d'irrecevabilité pour identité des questions en litige si la question visée a été soulevée de manière annexe ou incidente dans la procédure antérieure. Le critère à l'égard de ce point est de savoir si la décision sur laquelle on cherche à fonder l'irrecevabilité est si fondamentale pour trancher le fond que la seconde décision ne puisse être maintenue sans la première (arrêt Angle, précité; R. v. Duhamel (1981), 33 A.R. 271 (C.A.); confirmé par [1984] 2 R.C.S. 555).

[27]Pour reprendre les termes du juge Moir dans l'arrêt Duhamel, précité, confirmé par le juge en chef Lamer en appel, [traduction] «[c]ela présuppose que la décision antérieure n'aurait pu être rendue sans que le point en litige ait été tranché en faveur de la partie qui invoque la fin de non-recevoir» (Duhamel, précité, à la page 278). Cet énoncé, pour l'essentiel, est simplement la reprise des principes articulés par le juge Dickson dans l'arrêt Angle de 1974. Néanmoins, cela n'implique pas nécessairement que la question ait été le point principal ou la substance de la première décision; la question tranchée doit plutôt avoir été un élément essentiel de la logique ou du raisonnement sous-tendant la première décision (Iron v. Saskatchewan (Minister of Environment and Public Safety), [1993] 6 W.W.R. 1 (C.A. Sask.), à la page 11). Il n'est pas nécessaire que la décision dont on prétend qu'elle entraîne l'irrecevabilité soit déterminante pour l'objet entier du procès. Le critère de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige en est un de fond, où la décision touche les droits fondamentaux des parties à l'égard d'un élément reposant sur le fond de la cause d'action (voir D. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada (Toronto: Butterworths, 2000) à la page 78).

[28]Il ressort aussi clairement des arrêts de la Cour suprême du Canada dans Maynard v. Maynard, [1951] R.C.S. 346, et Doering, précité, que l'irrecevabilité pour identité des questions en litige empêche une partie de faire intervenir de nouvelles questions qui auraient pu être soulevées à l'audience initiale, mais ne l'ont pas été. Le jugement du Comité judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Hoystead v. Commissioner of Taxation, précité, à la page 165, est cité et approuvé dans les arrêts Angle, Doering et Maynard, précités:

[traduction] Les parties ne sont pas autorisées à engager un nouveau litige à cause des vues nouvelles qu'elles pourraient avoir sur le droit relatif à l'affaire, ou de versions nouvelles qu'elles présentent sur ce qui devrait être, pour la Cour, une bonne façon de comprendre le résultat légal qui découle soit de l'interprétation des documents soit de l'importance de certaines circonstances.

Si cela était autorisé, un litige n'aurait de fin que le jour où l'ingéniosité légale serait épuisée. Il est un principe de droit que cela ne peut être autorisé, et ce principe est réitéré dans une abondante jurisprudence.

Il s'ensuit qu'une partie n'est pas autorisée à saisir à nouveau les tribunaux d'une question qui aurait pu être soulevée dans un procès précédent devant la Cour.

[29]Le règlement final des litiges est une préoccupation de principe fondamentale; une partie ne devrait pas être poursuivie deux fois pour le règlement d'une question qui a déjà été tranchée de manière concluante. Un plaideur n'a droit qu'à «une seule tentative» (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, aux paragraphes 18 et 19; Hoystead, précité). Toutefois, des circonstances particulières peuvent limiter l'application de la règle de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige et autoriser une partie à intenter une nouvelle poursuite au sujet d'une question qui aurait autrement été irrecevable. S'agissant des circonstances particulières, le juge Ritchie dans l'arrêt Doering, précité, a écrit aux pages 638 et 639:

Toutefois, il faut souligner que le lord chancelier n'a pas mis en doute la règle énoncée dans Henderson v. Henderson; il a plutôt conclu à l'existence, dans l'affaire dont il était saisi, de circonstances exceptionnelles qu'il a décrites en ces termes:

[traduction] J'estime inutile d'exprimer une opinion quant à savoir si la fin de non-recevoir alléguée aurait été accueillie si l'appelante avait comparu au cours de la première action et l'avait contestée. Mais le jugement de cette action-là qui, formellement, n'avait trait qu'à une seule obligation, a été rendu alors que la défenderesse avait fait défaut de comparaître. À mon avis, ce ne sont pas toutes les fins de non-recevoir qui sont «odieuses»; mais cet adjectif peut très bien convenir si un défendeur, surtout un défendeur poursuivi pour une petite somme dans un pays étranger, se voit opposer une fin de non-recevoir qui vise non seulement le jugement effectivement obtenu contre lui, mais également toute défense qu'il pourrait invoquer à l'encontre d'une réclamation d'une somme beaucoup plus considérable et ce, pour le motif qu'une des questions litigieuses soulevées dans la première action (questions litigieuses dont il n'a jamais eu vent, bien qu'elles aient sans doute été alléguées) se trouve à avoir implicitement rejeté son seul moyen de défense contre la deuxième action.

[30]La jurisprudence ne précise pas clairement les facteurs constituant, en principe, des circonstances particulières. Mais la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada a confirmé que la Cour possède le pouvoir discrétionnaire d'appliquer l'irrecevabilité pour identité des questions en litige. Ce pouvoir discrétionnaire est limité dans le cas où l'irrecevabilité découle d'une décision finale d'une cour compétente (Danyluk, précité, au paragraphe 62; General Motors of Canada Ltd. c. Naken et autres, [1983] 1 R.C.S. 72, aux pages 100 et 101). Dans l'appréciation de la justice à établir entre les parties, la Cour doit, à l'égard de ce dernier facteur, qui est aussi le plus important, prendre du recul et, eu égard à l'ensemble des circonstances, se demander si, dans l'affaire dont elle est saisie, l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige entraînerait une injustice (Danyluk, précité, au paragraphe 80). Par conséquent, devant toute circonstance particulière susceptible de créer une injustice, la Cour serait réticente à appliquer l'irrecevabilité.

L'irrecevabilité pour identité des questions en litige s'applique-t-elle au présent appel?

[31]Selon mon analyse, l'irrecevabilité pour identité des causes d'action ne s'applique pas à l'espèce. Les faits de base de l'appel, soit l'utilisation des 772,9 kilos, ne sont pas identiques à ceux qui ont fait l'objet de l'action de 1991, qui concernaient l'utilisation des 44,9 kilos par Apotex. À cet égard, il n'y a pas identité d'action entre les 44,9 kilos et les 772,9 kilos. Par conséquent, selon l'analyse que j'en fais, la question est de savoir si le juge McKeown a commis une erreur en appliquant le principe de la chose jugée,sous la forme de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige.

[32]Dans les deux affaires, les faits sont essentiellement identiques et se résument comme suit. Quelque temps avant le 14 février 1993, Delmar, en vertu de la licence obligatoire qui lui était conférée, a produit et vendu une quantité de maléate d'énalapril à un client étranger non désigné. Ce jour là, la licence obligatoire de Delmar s'est éteinte par l'effet de l'article 12 de la LMLB. Peu après, Apotex a acheté une quantité de maléate d'énalapril en vrac du client étranger non désigné. Cet énoncé des faits correspond à la fois aux 44,9 kilos et aux 772,9 kilos.

[33]Selon mon analyse, la question à trancher est la même que celle qui l'a été par le juge MacGuigan en 1995. La question visée par la décision de 1995 était d'établir dans quelle mesure Apotex avait contrefait le brevet 349 en utilisant le maléate d'énalapril et c'est la même question fondamentale que soulève le présent appel au sujet des 772,9 kilos. Le juge MacGuigan a décidé que l'utilisation des 44,9 kilos par Apotex n'était pas protégée par les droits de licence de Delmar maintenant éteints, décision déterminante à l'égard de la présente instance. La question de la portée de la contrefaçon résultant de l'utilisation par Apotex des 44,9 kilos n'était pas accessoire, mais constituait bien un élément intégral de la décision de la Cour quant à la portée de la contrefaçon par Apotex du brevet 349. Cette décision était finale et les parties sont les mêmes. En me fondant sur l'identité des questions et des faits substantiels, je dois conclure que les deux instances soulèvent la même question. À première vue, l'irrecevabilité pour identité des questions en litige s'applique à l'espèce. Le juge McKeown n'a pas commis d'erreur à cet égard.

Les circonstances particulières

[34]Apotex allègue que dans le cas de circonstances particulières, l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige doit être assouplie. À son avis, l'affaire présente deux circonstances particulières. D'abord, Apotex fait valoir que la Cour suprême du Canada a modifié le droit applicable dans l'arrêt Eli Lilly, précité, qui annule fondamentalement la décision de 1995 du juge MacGuigan; dans cette perspective, la règle de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige doit être assouplie pour que justice soit rendue entre les parties. Deuxièmement, Apotex soutient que l'article 12 de la LMLB n'a jamais été interprété par les tribunaux et qu'il doit l'être en l'espèce. À cet égard, Apotex prétend que le juge McKeown a commis une erreur en appliquant la règle de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige, qui entraîne une injustice envers les parties.

La modification ultérieure du droit

[35]S'agissant du premier argument d'Apotex, la modification de la jurisprudence créant des circonstances particulières, je note que ni cette Cour ni la Cour suprême du Canada n'ont déclaré qu'une modification du droit suffit pour justifier d'assouplir l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige. Cependant, d'autres tribunaux l'ont fait, notamment les cours d'appel de la Colombie-Britannique, de la Nouvelle-Écosse et de l'Ontario. La décision la plus explicite à ce sujet est celle de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Minott c. O'Shanter Development Co., précité, où le juge Laskin a écrit à la page 340:

[traduction] L'irrecevabilité pour cause d'identité des questions en litige (issue estoppel) est une règle de politique publique qui, à ce titre, vise un équilibre entre l'intérêt public à l'égard du caractère définitif des instances et l'intérêt privé imposant de traiter équitablement les parties. Il arrive parfois que ces deux intérêts soient en conflit ou, à tout le moins, qu'il y ait une tension entre eux. Le pouvoir discrétionnaire est nécessaire pour atteindre la justice dans la pratique sans miner les principes régissant l'irrecevabilité pour cause d'identité des questions en litige. La façon d'appliquer l'irrecevabilité pour cause d'identité des questions en litige devrait être souple si une application stricte est susceptible d'être inéquitable pour la partie qui se voit empêchée de débattre à nouveau d'une question.

La jurisprudence démontre clairement que les tribunaux ont effectivement toujours exercé un tel pouvoir discrétionnaire. Par exemple, les tribunaux ont refusé d'appliquer l'irrecevabilité pour cause d'identité des questions en litige à des «circonstances particulières», lesquelles comprennent notamment une modification de la loi ou l'accessibilité à une documentation supplémentaire pertinente. S'il appert, d'une décision subséquente, que le tribunal dans une instance antérieure a fait une erreur de droit, l'irrecevabilité pour cause d'identité des questions en litige n'empêchera pas que la question soit à nouveau débattue dans une instance subséquente. Il serait inéquitable de procéder autrement.

À l'appui de sa proposition, le juge Laskin a renvoyé à l'arrêt de la Chambre des lords Arnold c. National Westminster Bank Plc., [1991] 2 A.C. 93, aux pages 110 et 111.

[36]Suivant cette décision, dans le cas où une décision ultérieure liant les parties a pour résultat de rendre manifestement erronée une décision antérieure, il serait inéquitable de refuser à une partie le droit d'intenter une nouvelle action. Pour les fins du présent appel, je ferai l'hypothèse, sans trancher, qu'Apotex a raison de prétendre qu'une modification du droit peut constituer une circonstance particulière.

[37]Apotex soutient que l'arrêt Eli Lilly modifie le droit à l'égard des droits inhérents à un objet breveté acheté d'un vendeur licencié. Elle prétend que la Cour suprême du Canada s'est ralliée aux motifs dissidents du juge Pratte et qu'on peut de ce fait lui attribuer la conclusion que les droits d'usage existent in rem et qu'ils ne sont donc pas touchés par l'extinction de la licence obligatoire visant les marchandises vendues. Par souci de clarté, j'exposerai au complet les extraits pertinents de l'arrêt de la Cour suprême. Le juge Iacobucci écrit aux paragraphes 99 à 101:

Le juge Pratte de la Cour d'appel fédérale, avec l'appui de la majorité sur ce point, a répondu, à la p. 343, à cet argument dans le passage concis et utile ci-après, auquel je souscris:

Si le titulaire d'un brevet fabrique un objet breveté, il a, outre ce monopole, la propriété de cet article. Et la propriété d'une chose implique, comme chacun sait, [traduction] «le droit de posséder la chose et de l'utiliser, le droit de jouir des produits et des accessoires de la chose, ainsi que le droit de la détruire, de la grever ou de l'aliéner» [. . .] Si le titulaire du brevet vend l'objet breveté qu'il a fabriqué, il cède à l'acheteur le droit de propriété relatif à cet article. Cela signifie qu'à partir de ce moment, le titulaire du brevet ne jouit plus d'un droit quelconque à l'égard de l'objet qui appartient maintenant à l'acheteur, lequel, à titre de nouveau propriétaire, jouit du droit exclusif de posséder cet objet, de l'utiliser, d'en jouir, de le détruire ou de l'aliéner. Il s'ensuit qu'en vendant l'objet breveté qu'il a fabriqué, le titulaire du brevet renonce implicitement, pour ce qui est de cet objet, au droit exclusif qu'il possède d'utiliser et de vendre l'invention en vertu du brevet. Par conséquent, après la vente, l'acheteur peut faire ce qu'il veut de l'objet breveté sans craindre de contrefaire le brevet de son vendeur.

Les mêmes principes s'appliquent manifestement lorsqu'un article breveté est vendu à un titulaire de licence qui, en vertu de cette dernière, est autorisé à vendre sans restriction. Il s'ensuit que si Apotex devait acheter de la nizatidine en vrac fabriquée ou importée par Novopharm en vertu de sa licence, Apotex pourrait, sans contrefaire les brevets de Lilly, fabriquer des gélules à partir de cette substance ou l'utiliser de toute autre manière possible.

Peut-être convient-il d'expliquer brièvement les principes qui sous-tendent cet énoncé légitime du droit. Comme je l'ai déjà fait remarquer au sujet de la distinction entre une sous-licence et un contrat de vente ordinaire d'un article breveté ou autorisé, la vente d'un article breveté est présumée conférer à l'acheteur le droit [traduction] «d'utiliser, de vendre ou d'aliéner les marchandises à son gré»: voir Badische Anilin und Soda Fabrik c. Isler, précité, à la p. 610. Sauf stipulation contraire de la licence autorisant la vente d'un article breveté, le titulaire de cette licence est ainsi en mesure de céder aux acheteurs le droit d'utiliser ou de revendre l'article en cause sans crainte de violer le brevet. En outre, toute restriction imposée au titulaire d'une licence, qui est destinée à toucher les droits des acheteurs subséquents, doit être exprimée clairement et sans équivoque; les conditions restrictives imposées par un breveté à un acheteur ou au titulaire d'une licence ne sont pas rattachées aux marchandises sauf si elles sont portées à l'attention de l'acheteur au moment de l'acquisition de ces dernières: voir National Phonograph Co. of Australia, Ltd. c. Menck, [1911] A.C. 336 (C.P.).

Par conséquent, il est clair que, en l'absence de conditions contraires expresses, l'acheteur d'un article autorisé a le droit d'en disposer à son gré pourvu que, ce faisant, il ne viole pas les droits conférés par le brevet. [Non souligné dans l'original.]

[38]Et plus loin aux paragraphes 106 et 107:

Tout doute concernant cette conclusion de non-contrefaçon doit, selon moi, être dissipé par l'examen de la licence obligatoire de Novopharm, qui prévoit explicitement la vente en vrac de la substance autorisée, en établissant une formule de calcul des redevances sur le produit ainsi vendu. Si je comprends bien, étant donné l'absence de tout autre usage pratique pour le médicament en vrac, la licence doit aussi être interprétée comme envisageant et permettant implicitement la préparation par l'acheteur du produit sous forme posologique définitive. Cette conclusion est seulement renforcée, à mon sens, par le fait que les taux de redevance prévus sont fixés en fonction des montants perçus par les acquéreurs subséquents pour la vente aux détaillants des produits sous forme posologique définitive. Si le commissaire aux brevets avait voulu restreindre cette utilisation du médicament, il l'aurait dit expressément ou, du moins, il n'aurait pas énoncé explicitement la méthode de rémunération du breveté pour cette utilisation.

En conséquence, Eli Lilly a tort d'affirmer que la préparation sous une autre forme proposée par Apotex devrait être réalisée conformément à une sous-licence accordée par Novopharm, ce qui justifierait l'annulation de la licence obligatoire de Novopharm et, par conséquent, de la sous-licence, ou encore serait absolument interdite et violerait les brevets qu'elle détient. Il vaut mieux considérer, je le répète, que le droit de préparation sous une autre forme est basé sur le droit inhérent du propriétaire d'un bien d'en disposer à son gré. En l'absence, dans la licence obligatoire, de quelque condition expresse interdisant aux acheteurs de nizatidine en vrac de Novopharm de préparer le médicament sous forme posologique définitive, la jurisprudence penche en faveur du point de vue selon lequel Apotex, après avoir validement acquis le médicament en vrac, serait libre de le préparer sous une autre forme pour le revendre sans crainte de violer quelque droit conféré par les brevets d'Eli Lilly. [Non souligné dans l'original.]

[39]Selon l'analyse que j'en fais, Apotex commet une erreur en soutenant que la Cour suprême du Canada s'est rangée aux motifs du juge Pratte intégralement. Il est vrai que le juge Iacobucci a clairement accepté l'énoncé général du droit fait par le juge Pratte. Mais dans ses motifs, le juge Iacobucci affirme seulement que la vente d'un objet breveté par un titulaire de licence à un acheteur non licencié confère à l'acheteur le droit de disposer de l'objet à son gré sans crainte de contrefaçon, sous réserve en tout temps des restrictions expresses formulées dans la licence. Les extraits cités ci-dessus indiquent sans équivoque que, selon le juge Iacobucci, les droits de l'acheteur non licencié sont rattachés à la licence même; l'acheteur non licencié, dûment avisé au préalable, serait lié par les conditions restrictives imposées par la licence. En outre, le juge Iacobucci a noté que le régime des redevances créé par la licence obligatoire menait à la conclusion que certains droits avaient été cédés avec l'objet à l'acheteur non licencié. Le juge Iacobucci ne traite pas non plus des conséquences de l'extinction de la licence par l'effet de la loi sur le titulaire de la licence ou sur tout acheteur non licencié. La situation n'était tout simplement pas soulevée par les faits de l'espèce. Sur le fondement de ce seul élément, l'arrêt Eli Lilly peut être distingué aisément du présent appel. De toute façon, j'estime que l'arrêt Eli Lilly, précité, n'a pas modifié le droit exposé dans la jurisprudence antérieure sur laquelle s'est appuyé le juge Iacobucci: Betts v. Willmott (1871), L.R. 6 Ch. 245; Badische Anilin und Soda Fabrik v. Isler, [1906] 1 Ch. 605, à la page 610; Gillette v. Rae (1909), 1 O.W.N. 448 (H.C.J.); et National Phonograph Company of Australia v. Menck, [1911] A.C. 336 (P.C.). L'appelante pouvait donc se fonder sur les principes de ces décisions dans son argumentation de l'appel de 1995 auprès de la Cour, mais elle ne l'a pas fait.

[40]En outre, je ne considère pas que le juge Iacobucci a adopté intégralement les motifs du juge Pratte. Au paragraphe 99, il s'est rallié au «passage concis et utile» cité ci-dessus. Le juge Iacobucci a en effet écrit dans sa conclusion [au paragraphe 109]:

[. . .] je suis d'accord avec le juge Pratte et avec la Cour d'appel fédérale à la majorité, et je conclus que la préparation de la nizatidine en vrac sous forme posologique définitive ne violerait pas le brevet d'Eli Lilly. En conséquence, je statue donc que, malgré ses divers efforts en ce sens, Eli Lilly n'a pas réussi à établir que l'ADA d'Apotex n'était pas fondé et qu'il y avait donc lieu de rendre une ordonnance d'interdiction. [Non souligné dans l'original.]

À mon avis, cette affirmation établit clairement que le juge Iacobucci n'a pas adopté les motifs du juge Pratte dans la mesure où ils pourraient être interprétés comme assurant une protection permanente aux acheteurs non licenciés à l'extinction de la licence obligatoire.

[41]Je relève également que le juge Iacobucci a cité l'arrêt de 1995 du juge MacGuigan avec approbation et qu'il n'a nulle part laissé entendre qu'il y avait une erreur au sujet de l'attribution des 44,9 kilos. À la lumière de ce fait, je conclus que l'arrêt Eli Lilly ne renverse pas l'arrêt de 1995 du juge MacGuigan. On ne peut donc faire valoir en l'espèce aucune circonstance particulière qui s'appliquerait. Il n'y a donc pas lieu d'examiner si le juge McKeown avait le pouvoir discrétionnaire d'assouplir pour ce motif les règles de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige.

L'article 12 de la LMLB

[42]L'article 12 de la LMLB était en vigueur au moment du procès de 1991. Dans la mesure où il prévoyait l'extinction de la licence obligatoire de Delmar, il a été soulevé dans l'instance par Merck dans sa déclaration, mais n'a pas été examiné au procès par le juge MacKay. En réalité, le juge MacGuigan a interprété l'article 12 dans son arrêt, en concluant que tous les droits visant les 44,9 kilos, y compris ceux d'Apotex, s'étaient éteints avec la licence de Delmar au moment de l'entrée en vigueur de l'article 12 (voir le paragraphe 12). Apotex allègue maintenant une injustice du fait qu'elle n'a pas plaidé ni fait valoir l'article 12 dans ses observations orales et écrites devant la formation de 1995 de la Cour, circonstance particulière qui fait obstacle à l'irrecevabilité pour identité des questions en litige.

[43]Suivant mon analyse, il est évident que l'irrecevabilité pour identité des questions en litige devrait à première vue s'appliquer en l'espèce à l'argument d'Apotex fondé sur l'article 12. Les parties sont identiques et la question a été tranchée de façon concluante par un jugement de la Cour qui doit être réputé final, étant donné que l'autorisation de pourvoi à la Cour suprême a été refusée. Par conséquent, la seule question qui reste est de savoir si, compte tenu de la jurisprudence résumée ci-dessus, les circonstances de cet arrêt touchent l'analyse de manière à empêcher l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige. Bref, la Cour doit décider si le juge McKeown a commis une erreur en refusant d'exercer son pouvoir discrétionnaire d'assouplir les règles de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige, examen qui impose de prendre un recul et de considérer l'ensemble des circonstances de l'espèce.

[44]Apotex fait valoir que la Cour suprême du Canada dans l'arrêt récent Danyluk, précité, établit de nouvelles règles selon lesquelles le juge des requêtes doit exercer son pouvoir discrétionnaire dans l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige. L'arrêt Danyluk a été rendu environ cinq mois après que le juge McKeown ait accueilli la requête en jugement sommaire de Merck. Il traite de l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige découlant de la décision finale d'un tribunal administratif. Le juge Binnie y a recensé le droit de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige, en notant, comme la Cour suprême l'avait fait dans les arrêts Angle et Doering, précités, que le règlement final des litiges est un principe fortement recommandé.

[45]Le noeud des motifs du juge Binnie est que l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige relève du pouvoir discrétionnaire et doit être flexible si elle risque de créer une injustice entre les parties. À son avis, l'irrecevabilité pour identité des questions en litige doit être appliquée avec moins de rigueur quand elle vise la décision d'un tribunal administratif; dans l'arrêt Danyluk, le tribunal administratif n'avait manifestement pas respecté les exigences de l'équité procédurale. Pour reprendre les termes du juge Binnie au paragraphe 1, «[u]ne doctrine élaborée par les tribunaux dans l'intérêt de la justice ne devrait pas être appliquée mécaniquement et donner lieu à une injustice». Le juge Binnie a conclu que le tribunal inférieur n'avait tenu compte d'aucun des facteurs pertinents dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et il a noté au paragraphe 80:

Suivant ce dernier facteur, qui est aussi le plus important, notre Cour doit prendre un certain recul et, eu égard à l'ensemble des circonstances, se demander si, dans l'affaire dont elle est saisie, l'application de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée entraînerait une injustice.

[46]Toutefois, le juge Binnie a aussi distingué les décisions administratives, qui appellent une application moins rigoureuse de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige, des décisions judiciaires finales. Au paragraphe 62, il a convenu avec le juge Estey dans l'arrêt General Motors of Canada Ltd. c. Naken et autres, [1983] 1 R.C.S. 72, à la page 101, que dans le contexte des instances judiciaires «ce pouvoir est très limité dans son application». Il s'ensuit que la décision d'écarter les règles de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige ne doit pas être prise à la légère à l'égard d'une décision judiciaire finale, comme celle qu'a rendue le juge MacGuigan en l'espèce.

[47]Dans l'examen en appel de l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un juge des requêtes, le critère est de savoir si ce dernier a accordé suffisamment de poids à l'ensemble des circonstances pertinentes: Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394, aux pages 404 et 405. Dans la présente affaire, le juge des requêtes a accueilli une requête en jugement sommaire, en fonction du critère consistant à savoir s'il existe une véritable question litigieuse (paragraphe 216(1) des Règles de la Cour fédérale (1998)). Suivant l'arrêt Danyluk, précité, le juge McKeown aurait commis une erreur si l'exercice de son pouvoir discrétionnaire avait entraîné une injustice à l'égard des parties.

[48]Le juge McKeown a reconnu le pouvoir discrétionnaire qui lui était conféré en ces termes, au paragraphe 27:

Je signale également ne pas être convaincu par la prétention de la demanderesse voulant que la présente affaire comporte des circonstances particulières intrinsèques qui justifient l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de contourner l'application habituelle du principe de l'autorité de la chose jugée. [Soulignement ajouté.]

À mon avis, le juge des requêtes n'a pas commis d'erreur en refusant d'assouplir les règles de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige. J'estime que les actions d'Apotex ne constituent pas un cas des plus clairs qui justifierait d'assouplir la règle de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige. Compte tenu de tous les facteurs présentés au juge McKeown, je ne puis conclure qu'il a commis une erreur dans la pondération de ces facteurs. Il a accordé suffisamment d'importance à toutes les circonstances pertinentes et aucune erreur évidente ou manifeste n'apparaît au dossier. Selon mon analyse, ni l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge des requêtes ni la décision qu'il a rendue n'entraînent une injustice pour les parties. Comme l'a écrit le juge Estey dans l'arrêt Naken, précité, à la page 101:

La portée de l'exception de chose jugée a une longue histoire devant nos tribunaux [. . .]. Les tribunaux ont bien sûr un certain pouvoir discrétionnaire lorsque l'exception de chose jugée est invoquée, mais ce pouvoir discrétionnaire est très limité dans son application [. . .]. La dureté des conséquences qui découlent de cette théorie n'a pas empêché les tribunaux d'en faire application. Voir Cox v. Robert Simpson Co. Ltd., [1973] 1 O.R. (2d) 333 (C.A. Ont.).

L'application de la règle 216 par le juge McKeown

[49]En dernier lieu, Apotex a fait valoir que le juge McKeown avait commis une erreur dans son interprétation et son application de la règle 216 des Règles de la Cour fédérale (1998) portant sur le jugement sommaire. Elle se fonde principalement sur la jurisprudence traitant des règles sur le jugement sommaire des cours supérieures provinciales. On notera que les Règles de la Cour fédérale (1998), dans la mesure où elles prévoient qu'un jugement sommaire peut être rendu en l'absence d'une véritable question litigieuse, sont une exception. Les Règles de la Cour fédérale (1998) autorisent le juge des requêtes à dégager les conclusions de fait et de droit nécessaires pour trancher la requête, dans la mesure où la preuve pertinente figure au dossier et où n'intervient pas une question «sérieuse» de fait ou de droit qui dépend d'inférences à tirer. Fondamentalement, lorsque l'instruction apporterait des précisions sans fournir d'éléments de preuve additionnels importants, il est préférable que le juge des requêtes tranche la question de droit ou de fait litigieuse (voir la décision Pawar c. Canada, [1999] 1 C.F. 158 (1re inst.); confirmée par (1999), 247 N.R. 271 (C.A.F.); autorisation de pourvoi à la C.S.C refusée (2000), 257 N.R. 398; Warner-Lambert Co. c. Concord Confections Inc. (2001), 11 C.P.R. (4th) 516 (C.F. 1re inst.); Wetzel c. Canada (Procureur général), [2000] A.C.F. nº 155 (1re inst.) (QL).

[50]Apotex soutient que la question qu'elle soulève par l'argument des circonstances particulières relève plus de l'instruction que d'un juge des requêtes. Toutefois, d'après l'analyse que j'en fais, le juge McKeown était aussi bien placé que le juge présidant l'instruction pour interpréter l'arrêt Eli Lilly et décider s'il soulevait une question pour l'instruction. Il a conclu, avec raison, qu'il n'y avait pas de question du genre qui était soulevée. Dans les circonstances de l'espèce, l'instruction aurait fourni des précisions, mais aucune preuve additionnelle d'importance. S'agissant de l'argument d'Apotex fondé sur l'article 12, il relevait du pouvoir discrétionnaire conféré au juge McKeown de décider si l'application de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige entraînerait une injustice. Il a conclu par la négative. D'après mon analyse, le juge McKeown a correctement recensé le droit de la chose jugée et pondéré de manière appropriée la preuve produite devant lui. Il a analysé les règles et la jurisprudence en matière d'irrecevabilité pour identité des questions en litige et s'est livré à un examen attentif des similitudes entre la présente action et celle de 1991. Il a étudié les arguments d'Apotex au sujet des circonstances particulières et conclu au bout du compte qu'il n'y avait pas de véritable question litigieuse. Comme il n'appartient pas à la Cour d'examiner de nouveau la preuve en l'absence d'une erreur factuelle juridique, évidente ou manifeste, il n'y a pas lieu de modifier l'exercice qu'il a fait de son pouvoir discrétionnaire.

[51]Je rejetterais l'appel avec dépens.

Le juge Stone, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.

Le juge Sharlow, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.

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