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A-704-01

2003 CAF 55

Michael Taylor (appelant)

c.

Procureur général du Canada (intimé)

et

Conseil canadien de la magistrature (intervenant)

Répertorié: Taylor c. Canada (Procureur général) (C.A.)

Cour d'appel, juges Décary, Rothstein et Evans, J.C.A., --Toronto, 31 octobre 2002; Ottawa, 3 février 2003.

Juges et tribunaux -- Le Conseil canadien de la magistrature avait disposé d'une plainte portant sur l'exclusion d'une personne d'une salle d'audience après que cette personne eut refusé d'ôter son couvre-chef (un kufi) parce que ses convictions religieuses lui faisaient obligation de le porter -- Le Règlement administratif du Conseil donnait à entendre que le président du comité sur la conduite des juges, un comité du Conseil, devait décider si une destitution était justifiée -- Le président était fondé à tenir compte de l'admission du juge selon laquelle celui-ci avait commis une erreur, ainsi que des regrets exprimés par lui -- Sur cette base, le président avait exprimé sa désapprobation -- Seul un juge, non un plaignant, peut contester la décision du président de classer une affaire en exprimant sa désapprobation -- Le refus du président de renvoyer l'affaire pour complément d'enquête n'était pas déraisonnable -- La manière dont le président a traité la plainte ne donnait pas lieu à une crainte raisonnable de partialité.

Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Certiorari -- Appel à l'encontre du rejet d'une demande de contrôle judiciaire de la décision du président du comité sur la conduite des juges, un comité du Conseil canadien de la magistrature, de classer une affaire relative à une plainte portée contre un juge de la Cour supérieure de justice de l'Ontario -- Le juge avait refusé d'autoriser l'appelant à demeurer dans la salle d'audience tant qu'il porterait son kufi (un couvre-chef prétendument dicté par une pratique religieuse) -- La norme de contrôle était la norme de la décision manifestement déraisonnable -- Devoir d'équité appliqué à la décision du président -- Le critère de l'impartialité était celui de la crainte raisonnable de partialité, eu égard au caractère non juridictionnel de la procédure et à l'inexistence d'un intérêt lésé -- Même si le Conseil s'était initialement fourvoyé sur son absence de compétence, cela ne conduirait pas une personne raisonnable à croire que, dans les circonstances de cette affaire, le réexamen par le président de sa décision de rejeter la plainte était entaché d'un parti pris répréhensible -- Le président disposait d'un vaste pouvoir discrétionnaire dans la manière d'enquêter sur la plainte -- La non-communication de la lettre reçue du juge par le Conseil n'était pas une preuve de partialité, non plus que la désapprobation exprimée par le président.

Un juge de la Cour supérieure de justice de l'Ontario qui présidait un procès criminel avait refusé de permettre à l'appelant, et à d'autres, de demeurer dans la salle d'audience en tant que membre du public s'il n'ôtait pas son kufi, un petit couvre-chef. L'appelant, qui était de religion musulmane et qui était un chef spirituel de la collectivité canadienne-africaine, avait dit au juge qu'il ne pouvait ôter son kufi parce que ses convictions religieuses lui faisaient obligation de le porter. L'appelant avait finalement déposé une plainte auprès du Conseil canadien de la magistrature (le Conseil). Le président du comité sur la conduite des juges, un comité du Conseil, n'a pas renvoyé l'affaire pour enquête formelle du Conseil et il a fermé le dossier de la plainte, en affirmant qu'il avait été fautif et répréhensible pour le juge d'exclure l'appelant du procès, que l'exclusion avait donné l'impression que le juge était insensible aux groupes minoritaires et qu'elle justifiait l'expression d'une désapprobation. Une enquête formelle du Conseil aurait pu conduire le Conseil à recommander la destitution du juge au motif qu'il s'était placé dans une «situation d'incompatibilité, qu'elle soit imputable au juge ou à toute autre cause».

Diverses instances ont été saisies en vue de trouver une réparation juridique pour ce que l'appelant considérait comme une conduite discriminatoire de la part du juge: la Cour d'appel de l'Ontario et les Commissions ontarienne et canadienne des droits de la personne. Cependant, aucune de ces instances n'a disposé de la question de l'aptitude du juge à conserver sa charge. La Cour d'appel avait jugé que, même si la décision du juge n'avait pas privé l'accusé du droit à un procès public, le juge avait erré dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. D'abord, la protection conférée par la Charte en matière de liberté de religion ne se limite pas à la «doctrine obligatoire», par opposition à une «pratique religieuse choisie». Deuxièmement, l'étendue de la protection conférée par la Charte en matière de liberté de religion ne se limite pas aux personnes qui appartiennent à l'une des «grandes religions reconnaissables». La Cour avait conclu que les prononcés erronés du juge avaient fort bien pu donner l'impression que le juge était insensible aux droits des groupes minoritaires.

Il s'agissait d'un appel formé contre la décision d'un juge des requêtes qui avait rejeté la demande de contrôle judiciaire de l'appelant à l'encontre de la décision du président du comité. L'appelant faisait valoir que le juge des requêtes avait commis une erreur en affirmant que le refus du président de renvoyer l'affaire pour complément d'enquête était raisonnable; selon l'appelant, le juge des requêtes se devait aussi de dire que la manière dont le président du comité avait disposé de la plainte était entachée de partialité, parce que le président avait de la sorte suscité une crainte raisonnable de partialité; enfin, selon l'appelant, le rejet de la plainte par le comité du Conseil équivalait à dénier les droits de l'appelant selon l'article 15 de la Charte, parce que le Conseil se trouvait ainsi à cautionner la décision du juge de lui dénier les droits que lui conféraient les articles 2 et 15 de la Charte et parce que le Conseil lui avait refusé de ce fait l'accès à la seule tribune où il pouvait espérer un redressement adéquat.

Arrêt: l'appel est rejeté.

La norme de contrôle à appliquer pour l'examen de la décision du président de fermer le dossier de la plainte était la norme de la décision manifestement déraisonnable: Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature) (C.S.C.). Cette norme appelait un niveau très élevé de retenue envers le décideur.

Le président ne s'est pas mépris sur le critère juridique à appliquer lorsqu'il doit disposer d'une plainte, ni n'a fondé sa décision sur une conclusion de fait qui n'était pas autorisée par la preuve. Le président a eu raison de ne pas appliquer le critère du commencement de preuve justifiant la destitution lorsqu'il a décidé s'il convenait ou non de classer l'affaire. Le Règlement administratif du Conseil autorise le président à classer une affaire s'il juge qu'elle n'est pas suffisamment grave pour justifier la destitution, ce qui signifie que le président doit se demander si la destitution est justifiée. «Avant de formuler une recommandation de destitution à l'endroit d'un juge, on doit se demander si la conduite qui lui est reprochée porte si manifestement et si totalement atteinte à l'impartialité [. . .] de la magistrature qu'elle ébranle la confiance du justiciable ou du public en son système de justice et rend le juge incapable de s'acquitter des fonctions de sa charge»: Une place à part: L'indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada, Martin L. Friedland. L'impartialité des juges consiste en leur aptitude à faire en sorte que la justice soit administrée de la même façon pour tous, sans discrimination. Protéger cette impartialité requiert également de protéger l'indépendance de la justice. Il faudrait un cas nettement plus convaincant que celui-ci pour persuader la Cour que le président s'est éloigné du juste milieu entre d'une part la nécessité de rendre les juges comptables de leur conduite en dehors du processus d'appel et d'autre part l'indépendance de la justice, au point que la décision de fermer le dossier d'une plainte par l'expression d'une désapprobation justifiait l'intervention de la Cour dans une procédure de contrôle judiciaire. Par ailleurs, en se demandant si la plainte justifiait la destitution du juge, le président était fondé à prendre en compte l'admission du juge selon laquelle sa décision était déplacée, les regrets qu'il avait exprimés pour le cas où sa conduite avait pu donner l'impression qu'il avait des préventions contre des groupes minoritaires, et la dénégation de tout préjugé de sa part envers eux. C'était sur la base de cette correspondance que le président s'était cru autorisé à désapprouver la conduite du juge. Seul un juge, et non un plaignant, peut contester la décision du président de classer une affaire en exprimant sa désapprobation, au motif que le juge n'avait pas reconnu que sa conduite était déplacée ou répréhensible au sens du paragraphe 50(2) du Règlement administratif du Conseil.

Le procureur général a fait valoir que le président n'avait pas envers un plaignant l'obligation d'observer l'équité procédurale lorsqu'il décidait de classer une affaire parce que les droits du plaignant ne sont pas modifiés par ce pouvoir. Cependant, même si le fait de classer une affaire peut ne pas léser les intérêts personnels du plaignant, ce qui est en jeu va au-delà d'une décision exacte. Dénier à un plaignant le droit à l'équité procédurale risque d'entraver l'aptitude du Conseil à exercer sa fonction officielle, qui est d'améliorer la qualité de la justice en examinant les plaintes en profondeur et avec impartialité, afin de pouvoir prendre les mesures qui s'imposent et par là accroître la confiance du public dans la justice. On comprendrait très mal le rôle délicat du Conseil, qui est de faire progresser l'administration de la justice au Canada, si l'on imposait au Conseil le devoir d'équité consistant à protéger l'indépendance de la justice, ainsi que l'intérêt personnel des juges dans leur réputation et leurs moyens d'existence, mais sans lui imposer l'obligation de protéger un intérêt public tout aussi important, le dépistage scrupuleux des cas d'inconduite chez les juges et l'adoption de mesures adéquates dans les cas semblables. Il n'y a aucun fondement dans l'argument avancé à l'encontre de l'existence d'un devoir d'équité envers les plaignants avant que le président ne ferme le dossier d'une plainte, et cela parce que, à ce stade, la fonction du Conseil est incomplète. Du point de vue du plaignant, le fait pour le président de classer l'affaire constitue une décision finale sur la plainte. Outre l'importance du devoir d'équité pour l'aptitude du Conseil à exercer sa fonction, l'applicabilité de ce principe est révélée par la nature de la décision du président selon laquelle la conduite reprochée justifie ou ne justifie pas la destitution. La réponse à cette question suppose l'application d'une norme établie qui ne se situe pas à l'extrémité générale du registre et qui requiert une appréciation des faits entourant la conduite d'une personne, de même que la faculté de discerner si la conduite était déplacée et, dans l'affirmative, si elle est grave lorsqu'on la considère sous l'angle de l'intérêt général pour une conduite acceptable de la part des juges et pour la préservation de l'indépendance de la justice.

Le critère de l'esprit fermé est une norme trop faible d'impartialité pour qu'elle puisse s'appliquer à la décision de fermer le dossier d'une plainte. Le critère à appliquer ici est celui de la crainte raisonnable de partialité tel qu'il a été énoncé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et autres. Cependant, la Cour doit prendre en compte la nature non juridictionnelle du processus et l'absence d'un intérêt lésé. Puisqu'il s'agit d'un processus d'enquête, la décision de classer une affaire peut toujours être revue. Par conséquent, la décision du président de ne pas soumettre une plainte à un complément d'enquête ne peut être annulée pour cause de crainte raisonnable de partialité au motif qu'il avait auparavant classé l'affaire. Et tandis que la norme de la partialité ne peut être la perspective des personnes les plus sensibles, la personne raisonnable défend les principes fondamentaux sur lesquels est fondée notre constitution, notamment le principe d'égalité: R. c. S. (R.D.) (C.S.C.).

Même si l'on pouvait dire que le Conseil s'est au départ déclaré incompétent pour entendre la plainte, une opinion erronée sur la compétence du Conseil ne conduirait pas une personne raisonnable à croire que, dans les circonstances de cette affaire, le réexamen par le président de sa décision de rejeter la plainte était entaché d'un parti pris répréhensible. La déclaration du président selon laquelle le juge avait considéré nécessaires les mesures prises n'est pas la preuve d'une partialité. Il n'a pas dit que les mesures prises étaient nécessaires.

La non-communication de la lettre envoyée par le juge au Conseil, lettre que le président avait prise en compte pour décider de classer l'affaire, n'était pas la preuve d'une partialité. Le président jouit d'un large pouvoir d'appréciation dans la manière d'examiner une plainte. Le devoir d'équité n'obligeait pas le président à enquêter sur la plainte de la manière préconisée par le plaignant. Il était tout à fait légitime pour le Conseil, lorsqu'il s'agissait d'examiner l'à-propos de la conduite d'un juge dans une salle d'audience, de s'en remettre à l'instance régulièrement saisie, à savoir une cour d'appel, avant de disposer d'une plainte se rapportant à cette conduite.

Sur la question de savoir si la décision relative à la plainte était elle-même la preuve d'une partialité, la désapprobation exprimée par le président rendait compte adéquatement du mea-culpa du juge. Ce n'était pas là une preuve de partialité.

La conduite du président n'aurait pas amené une personne raisonnable qui s'était informée des circonstances et qui avait examiné l'affaire avec réalisme et dans tous ses détails à croire que le juge avait tout probablement des préventions contre la plainte et qu'il n'avait pas réexaminé en toute impartialité sa décision de classer l'affaire à la suite de l'arrêt et des observations de la Cour d'appel de l'Ontario, et au vu des autres pièces qu'il avait devant lui.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2, 15.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985) ch. H-6.

Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, art. 60(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 51, art. 26), (2)c), 61(3), 63(2) (mod., idem, art. 27), 65(2) (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 5).

jurisprudence

décisions appliquées:

Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249; (2002), 209 D.L.R. (4th) 1; 245 N.B.R. (2d) 201; 36 Admin. L.R. (3d) 1; 281 N.R. 201; Cardinal et autre c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; (1985), 24 D.L.R. (4th) 44; [1986] 1 W.W.R. 577; 69 B.C.L.R. 255; 16 Admin. L.R. 233; 23 C.C.C. (3d) 118; 49 C.R. (3d) 35; 63 N.R. 353; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22; Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115.

décisions examinées:

R. c. Laws (1998), 41 O.R. (3d) 499; 165 D.L.R. (4th) 301; 128 C.C.C. (3d) 516; 18 C.R. (5th) 257 (C.A.); Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; (1992), 95 Nfld. & P.E.I.R. 271; 4 Admin. L.R. (2d) 121; 134 N.R. 241.

décisions mentionnées:

Taylor c. Canada (Procureur général) (1997), 155 D.L.R. (4th) 740 (C.F. 1re inst.); Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298; (2000), 184 D.L.R. (4th) 706; 21 Admin. L.R. (3d) 27; 44 C.P.C. (4th) 1; 253 N.R. 252 (C.A.); Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84; (1987), 40 D.L.R. (4th) 577; 8 C.H.R.R. D/4326; 87 CLLC 17,025; 75 N.R. 303; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; (1990), 69 D.L.R. (4th) 489; [1990] 3 W.W.R. 289; 83 Sask. R. 81; 43 Admin. L.R. 157; 30 C.C.E.L. 237; 90 CLLC 14,010; 106 N.R. 17; Assoc. des résidents du Vieux Saint-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170; (1990), 75 D.L.R. (4th) 385; [1991] 2 W.W.R. 145; 2 M.P.L.R. (2d) 217; 69 Man.R. (2d) 134; 46 Admin. L.R. 161; 116 N.R. 46; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; (1997), 144 D.L.R. (4th) 1; 71 C.P.R. (3d) 417; 209 N.R. 20; conf. (1995), 127 D.L.R. (4th) 329; 21 B.L.R. (2d) 68; 63 C.P.R. (3d) 67; 185 N.R. 291 (C.A.); Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Conseil canadien des relations du travail, [1984] 2 R.C.S. 412; (1984), 14 D.L.R. (4th) 457; 55 N.R. 321; 14 Admin. L.R. 72; 84 CLLC 14,069; Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3; (2001), 30 Admin. L.R. (3d) 171; 155 C.C.C. (3d) 1; 43 C.R. (5th) 1; 84 C.R.R. (2d) 1; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484; (1997), 161 N.S.R. (2d) 241; 151 D.L.R. (4th) 193; 1 Admin. L.R. (3d) 74; 118 C.C.C. (3d) 353; 10 C.R. (5th) 1; 218 N.R. 1; Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574; (1994), 73 F.T.R. 161 (1re inst.); conf. par (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.); Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879; (1989), 62 D.L.R. (4th) 385; 100 N.R. 241; Save Richmond Farmland Society c. Richmond (Canton), [1990] 3 R.C.S. 1213; (1990), 75 D.L.R. (4th) 425; [1991] 2 W.W.R. 178; 52 B.C.L.R. (2d) 145; 46 Admin. L.R. 264; 2 M.P.L.R. (2d) 288; 116 N.R. 68.

doctrine

De Smith, S. A. et al. Judicial Review of Administrative Action, 5th ed. London: Sweet & Maxwell, 1995.

Friedland, Martin L. Une place à part: L'indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada. Ottawa: Conseil canadien de la magistrature, 1995.

Mullan, David J. Administrative Law. Toronto: Irwin Law, 2001.

APPEL à l'encontre d'un jugement de la Section de première instance (Taylor c. Canada (Procureur général), [2002] 3 C.F. 91; (2001), 207 D.L.R. (4th) 552; 38 Admin. L.R. (3d) 86; 212 F.T.R. 246 (1re inst.)) qui avait rejeté une demande de contrôle judiciaire déposée contre la décision du président du comité sur la conduite des juges, un comité du Conseil canadien de la magistrature, de fermer le dossier de l'appelant relatif à une plainte concernant le refus d'un juge de la Cour supérieure de justice de l'Ontario d'autoriser l'appelant à demeurer dans la salle d'audience comme membre du public alors qu'il portait un kufi (couvre-chef de caractère religieux). Appel rejeté.

on comparu:

Peter M. Rosenthal pour l'appelant.

M. Sean Gaudet et Michael H. Morris pour l'intimé.

Nancy K. Brooks pour l'intervenant.

avocats inscrits au dossier:

Roach, Schwartz & Associates, Toronto, pour l'appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.

Blake, Cassels & Graydon LLP, Ottawa, pour l'intervenant.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A.:

A. INTRODUCTION

[1]Le présent appel concerne le point de savoir si le Conseil canadien de la magistrature a disposé adéquatement d'une plainte portée devant lui à l'encontre du juge A. C. Whealy, un juge de la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Alors qu'il présidait un procès criminel, le juge Whealy avait refusé à Michael Taylor le droit de demeurer dans la salle d'audience parmi le public parce qu'il portait un petit couvre-chef appelé kufi. M. Taylor, qui est de religion musulmane, est un chef spirituel de la collectivité canadienne-africaine. Il a dit au juge qu'il ne pouvait ôter son kufi parce que ses convictions religieuses lui faisaient obligation de le porter. Néanmoins, le juge a insisté pour qu'il quitte la salle d'audience à moins qu'il ne se découvrît.

[2]De l'avis de M. Taylor, la décision du juge Whealy sur le port de coiffures et de chapeaux dans une salle d'audience, et l'explication ultérieure qu'il en a donné, soulèvent un doute sérieux sur son aptitude à conserver sa charge de magistrat dans u ne société multiculturelle qui respecte et prône la diversité, notamment en matière religieuse. M. Taylor a déposé une plainte auprès du Conseil canadien de la magistrature pour obtenir réparation.

[3]Le président du comité sur la conduite d es juges, un comité du Conseil, n'a pas partagé les vues de M. Taylor sur la gravité de la conduite du juge. Néanmoins, en fermant le dossier de la plainte, il a dit qu'il avait été fautif et répréhensible d'exclure M. Taylor du procès, que l'exclusion ava it donné l'impression que le juge était insensible aux groupes minoritaires et qu'elle justifiait une réprobation. Il n'a pas renvoyé l'affaire pour enquête formelle du Conseil, enquête qui aurait pu conduire le Conseil à recommander la destitution du juge au motif qu'il s'était placé dans une «situation d'incompatibilité, qu'elle soit imputable au juge ou à toute autre cause»: Loi sur les juges , L.R.C. (1985), ch. J-1, alinéa 65(2)d ) [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 5].

[4]M. Taylor, insatisfait du résultat de sa plainte, a demandé à la Section de première instance de la Cour fédérale le contrôle judiciaire de la décision du président du comité. Le juge Blanchard a rejeté la demande (Taylor c. Canada (Procureur général), [2002] 3 C.F. 91 (1re inst.)), et M. Taylor a fait appel de ce jugement à la Section d'appel de la Cour fédérale.

[5]Durant sa plaidoirie, M. Rosenthal, l'avocat de M. Taylor, a fait valoir que le juge des requêtes avait commi s une erreur de droit sous les trois aspects suivants. D'abord, il avait jugé à tort que le refus du président de renvoyer l'affaire pour complément d'enquête était raisonnable. Deuxièmement, il se devait de dire que la manière dont le président du comité avait disposé de la plainte était entachée de partialité, parce que le président avait donné l'impression d'avoir préjugé l'affaire. Troisièmement, le rejet de la plainte par le comité du Conseil équivalait à nier les droits conférés à M. Taylor par l'arti cle 15 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], parce que le Conseil se trouvait ainsi à cautionner la décision du juge Whealy de lui nier les droits que lui conféraient les articles 2 et 15 de la Charte, et parce que le Conseil lui avait refusé de ce fait l'accès à la seule tribune où il pouvait espérer un redressement adéquat. Selon M. Rosenthal, la position du Conseil était assimilable à celle d'un employeur à l'égard des juges fédéraux dans l'exercice de leurs fonctions. M. Rosenthal a demandé à la Cour d'annuler la décision de classer la plainte déposée contre le juge Whealy et de renvoyer l'affaire au Conseil pour nouvel examen.

[6]À mon avis, la manière dont le Conseil a traité la plainte est sous certains aspects discutable, mais M. Taylor n'a établi aucun de ses griefs d'appel.

B. LES FAITS

(i) Incidents de la salle d'audience

[7]Les événements entourant le présent litige ont été décrits dans les motifs du jugement de la Section de première instance, ainsi que par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R.  v.  Laws (1998), 41 O.R. (3d) 499 (C.A.), et par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298. Néanmoins, il convient de les répéter ici car ils sont essentiels si l'on veut comprendre la manière dont le Conseil a d isposé de la plainte et les bases de l'appel de M. Taylor.

[8]L'origine de ce litige est le procès criminel, tenu à Toronto, de Dudley Laws, un chef de file bien connu de la communauté canadienne-africaine, qui avait été accusé de complot en vue de faire passer clandestinement des gens par-delà la frontière entre le Canada et les États-Unis. Le procès avait débuté le 15 novembre 1993 et s'était terminé en mars 1994. Le jury avait déclaré M. Laws coupable sur cinq chefs, mais sa condamnation a vait été infirmée en appel et un nouveau procès avait été ordonné.

[9]Le procès avait été fortement médiatisé; la section réservée au public était bondée, chose inhabituelle, et des partisans de M. Laws se trouvaient dans l'assistance. Le pr ocès se déroula sans problème, si ce n'est le tollé déclenché par les propos du juge concernant les coiffures que portaient certains membres de l'assistance. Le premier matin du procès, le juge déclara que quiconque voulait absolument «porter un chapeau» d evait quitter la salle d'audience. Alors que les huissiers audienciers escortaient vers la sortie l'un de ceux qui avaient conservé son chapeau, l'avocat du coaccusé de M. Laws déclara au juge que le port d'une coiffure «est affaire de religion». Le juge a répondu: «Cela m'est égal. Je n'ai rien contre sa religion, mais il ne restera pas dans la salle d'audience la tête couverte».

[10]À la suite de ces incidents, ainsi que d'autres, M. Rosenthal, qui était l'avocat de M. Laws, déposa une requête dans laquelle il demandait au juge Whealy d'autoriser les membres du public qui portaient des coiffures pour des motifs religieux de demeurer dans la salle d'audience. Cependant, avant d'entendre les arguments à l'appui de la requête, le juge délivra o ralement un «protocole vestimentaire», qui énonçait entre autres choses que «les hommes doivent avoir la tête nue» et que «le fait de se découvrir la tête est une marque de respect, c'est une tradition observée par plus de 90 p. 100 de la population canadi enne».

[11]Puis le juge a indiqué qu'il permettrait le port d'une coiffure pour les adeptes d'«une religion bien établie et reconnaissable», une religion qui «entre manifestement dans le cadre de la Charte», mais uniquement s'il s'agissait d'«un article de foi exigé par cette religion bien établie et reconnaissable». Cependant, il n'allait pas permettre aux adeptes de «religions autoproclamées et non reconnues» qui «bénéficient d'une protection restreinte au regard de la Charte» de porter des vêtements qui à son avis risquaient de nuire au bon déroulement de l'audience.

[12]Le jour où le juge Whealy a rendu cette ordonnance, le 22 novembre 1993, M. Taylor se présentait au procès pour la première fois. Il portait un kufi et il a dit au fonctionnaire judiciaire qui l'avait prié de l'enlever ou de quitter la salle d'audience qu'il était musulman et qu'il portait un kufi parce que c'était sa pratique religieuse. Le fonctionnaire lui a répondu qu'il n'y avait pas d'exception et qu'il lui faudrait sortir. Comme il s'en allait, il entendit le juge dire «les musulmans ne portent pas de chapeaux». M. Taylor fut également empêché le 25 novembre d'entrer dans la salle d'audience avec son kufi. Le fonctionnaire de la Cour lui dit alors qu'il l'excluait de la salle d'audience en conformité des ordres du juge Whealy.

[13]M. Rosenthal déposa une autre requête le 1er décembre, pour obtenir une ordonnance autorisant le port de coiffures religieuses dans la salle d'audience. Même s'il avait devant lui un affidavit sous serment de M. Taylor affirmant qu'il portait un kufi parce que sa religion le voulait, le juge Whealy rejeta la requête le 5 janvier 1994. Dans ses motifs, le juge réitérait les modalités du protocole vestimentaire qu'il avait fixé le 22 novembre.

[14]M. Taylor et d'autres tentèrent de nouveau d'assister au procès le 7 février 1994, mais ils furent éjectés par des officiers de police et des fonctionnaires judiciaires après avoir refusé d'enlever les coiffur es qu'ils portaient pour des motifs religieux.

(ii) Quête d'une réparation

[15]Diverses instances ont été approchées en vue de trouver une réparation juridique pour ce que M. Taylor considérait comme une conduite discrimin atoire de la part du juge Whealy: la Cour d'appel de l'Ontario, les Commissions ontarienne et canadienne des droits de la personne et le Conseil canadien de la magistrature. Une brève description des recours déposés auprès des instances autres que le Conse il montre clairement qu'aucune n'a pu régler le problème que M. Taylor a porté devant le Conseil, à savoir l'inaptitude du juge à conserver sa charge.

a) La Cour d'appel de l'Ontario

[16]M. Taylor et les autres qui avaient été exclus du pro cès de M. Laws n'ont pas eux-mêmes demandé à la Cour de prononcer un redressement. Dans l'appel interjeté contre sa condamnation, M. Laws a plutôt fait valoir que son droit à un procès public lui avait été nié lorsque le juge Whealy avait exclu de la salle d'audience les membres du public qui avaient la tête couverte en raison de leurs convictions religieuses.

[17]Après un examen attentif des événements décrits ci-dessus, ainsi que des précédents applicables mettant en équilibre le droit à un procès public et le pouvoir discrétionnaire du juge du procès de préserver le décorum de la salle d'audience, la Cour d'appel de l'Ontario a jugé que, même si la décision du juge Whealy n'avait pas privé M. Laws du droit à un procès public, le juge Whealy avait sous les deux aspects suivants erré dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. D'abord, la protection conférée par la Charte en matière de liberté de religion ne se limite pas à la [traduction ] «doctrine obligatoire», par opposition à une [traduction] «pratique religieuse choisie» (R.  v.  Laws, au paragraphe 23). Deuxièmement, l'étendue de la protection conférée par la Charte en matière de liberté de religion ne se limite pas aux personnes qui appartiennent à l'une des [traduction ] «grandes relig ions reconnaissables» (au paragraphe 24).

[18]La Cour a conclu (au paragraphe 26) que les prononcés erronés du juge Whealy n'avaient pas privé M. Laws du droit à un procès public, mais que [traduction ] «le juge du procès, par ses prononcés, a fort bien pu sans le vouloir donner l'impression d'être insensible aux droits des groupes minoritaires». Puis la Cour [au paragraphe 27] a dit que l'erreur commise par le juge Whealy lorsqu'il avait exclu de la salle d'audience certains membres du public [traduction] «a fort bien pu favoriser l'instauration d'un climat qui a réduit l'apparence d'un procès équitable». Cependant, comme elle avait accueilli l'appel sur d'autres motifs, la Cour s'est dispensée de décider si l'exclusion de personnes de la sall e d'audience, et le climat produit par les prononcés du juge, avaient réduit de ce fait l'équité du procès au point de justifier l'annulation de la condamnation de M. Laws.

[19]La Cour d'appel confirmait ainsi le droit de M. Taylor d'assiste r à l'audience tout en portant un kufi. En jugeant que, par son interprétation indûment étroite de la protection conférée par la Charte à la liberté de religion, le juge Whealy avait injustement exclu M. Taylor et d'autres comme lui du procès de M. Laws, l a Cour non seulement reprenait le juge Whealy, mais encore cherchait à faire en sorte que dans l'avenir les procès se déroulent d'une manière qui soit respectueuse de la diversité religieuse et qui évite toute apparence d'insensibilité aux droits des mino rités.

b) Les commissions des droits de la personne

[20]Les plaintes déposées auprès des organismes de protection des droits de la personne à propos du juge Whealy se sont soldées par des échecs. Un représentant de la Commission canadienne des droits de la personne informa d'abord M. Taylor qu'il devrait diriger sa plainte vers la Commission ontarienne des droits de la personne parce que l'incident qui avait donné lieu à la plainte s'était produit au sein d'un tribunal établi par une loi pro vinciale. Cependant, l'organisme provincial des droits de la personne a rejeté la plainte, au motif qu'il n'avait pas compétence sur la manière dont étaient exercés les pouvoirs de fonctionnaires nommés par le gouvernement fédéral, y compris les juges de l a Cour de l'Ontario -- Division générale, l'appellation que portait à l'époque la Cour supérieure de justice de l'Ontario.

[21]S'adressant de nouveau à la Commission canadienne des droits de la personne, la plainte de M. Taylor fut de nouveau rejetée: cette fois, au motif que le principe de l'indépendance de la justice conférait au juge Whealy une immunité absolue à l'égard des procédures judiciaires, y compris les procédures administratives prévues par la Loi canadienne sur les droits de la personne , L.R.C. (1985), ch. H-6, en ce qui avait trait à sa conduite dans l'exercice de ses fonctions judiciaires.

[22]Une demande de contrôle de cette décision fut rejetée (Taylor c. Canada (Procureur général) (1997), 155 D.L.R. (4th) 740 (C.F. 1re inst.)) de même que l'appel interjeté par M. Taylor (Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298 (C.A.)). Tant en première instance qu'en appel, la Cour fédérale avait fait observer que le Conseil canadie n de la magistrature, auprès duquel M. Taylor s'était déjà plaint, était une tribune plus adéquate que la Commission canadienne des droits de la personne pour l'examen d'une plainte portant sur la conduite d'un juge dans une salle d'audience.

c) Le Conseil canadien de la magistrature

[23]Une plainte au Conseil à propos de la décision du juge Whealy d'exclure de la salle d'audience les hommes, dont M. Taylor, qui se couvraient la tête pour des raisons religieuses, fut d'abord déposée par M. R osenthal sous la forme d'une lettre datée du 28 octobre 1994, près de quatre ans avant que la Cour d'appel de l'Ontario ne statue sur l'affaire Laws . La lettre exposait les événements, ainsi que l'opinion de M. Rosenthal selon laquelle «de telles décisions ne sont pas acceptables dans la société multiculturelle où nous vivons aujourd'hui», et son espoir que «le Conseil de la magistrature prendrait les mesures qui s'imposent».

[24]Dans sa réponse datée du 28 décembre 1994, Mme Jeannie Thomas, la directrice générale du Conseil, informait M. Rosenthal que, après examen de sa plainte et des documents à l'appui, le juge en chef McEachern, alors président du comité sur la conduite des juges, avait décidé de ne pas donner suite à la p lainte. Il estimait qu'un appel interjeté par M. Laws à la Cour d'appel de l'Ontario était le moyen le plus indiqué pour contester une décision rendue par un juge au cours d'une procédure judiciaire, y compris, dans le cas présent, pour contester «les mesu res qu'il avait jugées nécessaires pour préserver l'ordre dans sa salle d'audience». Le dossier de la plainte fut donc classé.

[25]Insatisfait de cette réponse, M. Rosenthal exposa deux arguments dans une lettre datée du 6 janvier 1995. D'a bord, un appel interjeté à la Cour d'appel n'était pas un recours adéquat pour ceux qui avaient été exclus du procès. Seules les parties au procès pouvaient faire appel de décisions rendues durant le procès, et la Cour s'intéresserait surtout aux effets qu e les décisions du juge avaient pu avoir sur la déclaration de culpabilité de l'accusé. Deuxièmement, M. Rosenthal s'insurgeait contre l'observation du président du comité selon laquelle les décisions du juge Whealy avaient eu pour objet de préserver l'ord re dans la salle d'audience, étant donné qu'il n'y avait eu aucun désordre dans cette salle, si ce n'est les légers troubles qui avaient résulté des exclusions. Par conséquent, M. Rosenthal demandait au Conseil de revoir sa décision de classer l'affaire.

[26]Mme Thomas répondit le 23 janvier 1995, en communiquant à M. Rosenthal la décision du président de ne pas reconsidérer l'affaire parce que, bien que la conduite des juges dans les salles d'audience puisse être l'objet d'un examen de la pa rt du Conseil «dans les cas qui le justifient», «il vaut mieux laisser aux juridictions d'appel le soin d'examiner les décisions que rendent les juges dans l'accomplissement autonome de leurs fonctions judiciaires». Et, puisque la Cour d'appel pouvait exam iner la compétence du juge pour rendre la décision contestée, «le Conseil s'en remet d'emblée à cette juridiction». La lettre mentionnait que, si la Cour d'appel devait exprimer des doutes sur la pertinence de la décision du juge Whealy, «alors le Conseil pourrait très bien se demander si la conduite du juge a été telle qu'elle donne ouverture à l'exercice des pouvoirs du Conseil, lequel, comme vous le savez, a pour mandat de dire s'il convient de recommander qu'un juge soit destitué de ses fonctions».

[27]Quant à l'affirmation de M. Rosenthal selon laquelle la décision du juge ne pouvait se justifier par l'existence d'un désordre dans la salle d'audience, la lettre indiquait qu'il était impossible de savoir, deux ans plus tard, si le juge ava it eu raison de penser que les circonstances «l'obligeaient à user de son autorité pour assurer l'ordre dans sa salle d'audience». La lettre se terminait donc par ces mots: «Il est très improbable qu'une simple décision prise dans un cas isolé serait consi dérée comme une conduite justifiant une recommandation de destitution.»

[28]Comme je l'ai déjà noté, la Cour d'appel de l'Ontario s'était, elle, exprimée négativement sur la décision du juge Whealy lorsqu'elle avait statué le 9 septembre 199 8 sur l'appel interjeté dans l'affaire Laws . Fort de l'arrêt de la Cour d'appel et de la lettre antérieure du Conseil, M. Rosenthal demanda le réexamen de la plainte de M. Taylor.

[29]Dans une lettre datée du 9 décembre 1998, Mme Thomas informa M. Rosenthal qu'elle avait été priée par le juge en chef McEachern de lui transmettre la réponse suivante. Les juges ont le pouvoir de prendre des mesures pour préserver l'ordre dans leurs salles d'audience, et «le juge Whealy a pris les mesures qu'il estimait nécessaires au début de ce qui allait être un procès très difficile». Cependant, eu égard à l'importance de la liberté de religion, «les juges doivent être conscients de la nature multiculturelle des collectivités où ils exercent leurs fonctions, et ils doivent garder cela à l'esprit dans les rares cas où il est nécessaire, pour préserver le décorum, d'assurer le respect d'un code vestimentaire minimal pour les salles d'audience». Après avoir fait état de la censure prononcée par la Cour d'appel contre les décisions du juge, la lettre mentionnait que le juge en chef McEachern faisait siennes les vues de la Cour d'appel selon lesquelles «les observations du juge Whealy ont donné l'impression qu'il était insensible aux groupes minoritaires» et «étaient donc inopportunes».

[30]Le juge en chef McEachern relevait aussi que, en réponse à l'invitation qu'il lui avait faite de s'exprimer, le juge Whealy avait déclaré: «Je regrette sincèrement d'avoir pu donner l'impression que je suis insensible aux droits des groupes minoritaires. Ce n'est pas le cas et cela n'a jamais été mon intention». Considérant ces propos comme la reconnaissance par le juge Whealy que sa conduite avait été fautive ou répréhensible, le juge en chef McEachern a exprimé sa réprobation pour la conduite du juge Whealy, mais a conclu qu'elle n'était pas suffisamment grave pour justifier plus ample enquête ou d'autres mesures de la part du Conseil. La lettre transmettait les excuses du juge à M. Taylor, même si, avant la lettre de M. Rosenthal du 8 septembre 1995, le plaignant avait semble-t-il été M. Rosenthal, non M. Taylor.

(iii) Correspondance échangée entre le juge Whealy et le Conseil

[31]Le dossier complet de la décision du Conseil de 1998 de classer l'affaire fut communiqué en marge de la demande de contrôle judiciaire. Outre les documents examinés ci-dessus, le dossier renfermait une correspondance échangée entre le juge Whealy et le Conseil, correspondance dont M. Rosenthal avait jusqu'alors ignoré l'existence.

[32]Dans son argumentation devant la Cour, M. Rosenthal a attaché une importance considérable au contenu d'une lettre de trois pages, datée du 30 novembre 1994, que le juge Whealy avait écrite au juge en chef McEachern, mais dont M. Rosenthal n'avait pas reçu copie. La lettre avait été envoyée manifestement en réponse à une lettre de Mme Thomas qui informait le juge de la plainte déposée au Conseil par M. Rosenthal.

[33]Selon M. Rosenthal, la lettre attestait l'incapacité du juge Whealy à accomplir les devoirs de sa charge parce que, dans cette lettre, il persistait à vouloir justifier sa décision, et cela d'une manière qui donnait à penser qu'il n'était pas en mesure d'assurer le public, et en particulier les membres de groupes minoritaires qui comparaissaient devant lui, qu'il n'entretenait aucune prévention susceptible de l'empêcher de rendre la justice avec le niveau d'impartialité que l'on attend des juges dans une société multiculturelle. En raison de l'importance que M. Rosenthal attache à cette lettre, j'en décrirai en détail le contenu.

[34]Le juge commençait par exposer l'historique du procès criminel, en disant que M. Laws était un activiste noir qui avait souvent accusé la Police de la communauté urbaine de Toronto de cibler les jeunes Noirs, et que sa défense à l'encontre des accusations portées contre lui était que lesdites accusations avaient été fabriquées par la police pour le réduire au silence. Passant aux événements survenus durant le procès, le juge écrivait:

[traduction] Au tout premier jour, il est tout de suite apparu que l'on s'était concerté pour faire de ce procès judiciaire un procès politique. On avait devant soi quelque chose de tout à fait nouveau, un parterre multicolore de chapeaux, de casquettes et autres coiffures indéfinissables parsemant la salle d'audience. Il était très évident qu'aucune de ces coiffures ne répondait à des préceptes religieux. Beaucoup d'entre elles arboraient les couleurs vert, or et rouge, qui sont évidemment les couleurs nationales de la Jamaïque. Le port d'articles de ces couleurs est très courant dans les rues de Toronto. Au départ, j'ai jugé important de m'assurer que la salle d'audience, ainsi que l'assistance dont je pouvais prédire l'apparition, ne se transforment pas en une section des applaudissements. C'est pourquoi j'ai ordonné à tous ceux qui portaient des coiffures de quitter la salle d'audience.

J'ajouterais que personne alors ne portait un kufi et que M. Taylor ne s'est d'ailleurs présenté dans la salle d'audience qu'une semaine plus tard. Il était évident qu'il s'y était présenté pour mettre à l'épreuve la patience de la Cour.

[35]Puis le juge Whealy écrivait que, avant que M. Taylor ne se présente dans la salle d'audience, il avait demandé au ministère du Multiculturalisme de l'Ontario si le port d'une coiffure était prescrit par la foi musulmane, et on lui avait répondu par la négative, même si de nombreux musulmans se couvraient souvent la tête. Le juge faisait alors observer que, tout au long du procès, peut-être chaque semaine, «on a tenté ça et là de mettre à l'épreuve la vigilance de la Cour», par exemple le fait de se découvrir d'une manière ostentatoire, ou «le fait pour une femme de porter un chapeau extravagant». Le juge écrivait aussi que, lors de l'audience tenue pour l'imposition de la peine, il a fallu au fonctionnaire de la Cour entre 40 et 50 minutes pour évacuer de la salle d'audience ceux qui refusaient de se découvrir, et cela en raison du nombre de gens concernés. Il concluait ainsi:

[traduction] En bref, ce fut là un procès inusité, qui présentait des problèmes inusités, mais qui à mon avis s'est déroulé aussi harmonieusement qu'il était possible, compte tenu des personnalités concernées et de la durée nécessaire pour le mener à bien. Je suis d'avis que c'est la manière dont l'audience a été gérée qui a empêché ce procès de se transformer en un spectacle. Je suis également d'avis que la conduite du procès nécessitait véritablement une stricte discipline.

[36]La lettre mentionnée dans la réponse de Mme Thomas à M. Rosenthal en date du 9 décembre 1998 avait été adressée par le juge Whealy au Conseil le 5 novembre 1998 sans qu'un double en fût envoyé à M. Rosenthal. Le dossier ne renferme pas non plus la lettre adressée par le Conseil au juge Whealy, à laquelle la lettre du 5 novembre du juge Whealy constituait la réponse. Cependant, il a dû être évident à M. Rosenthal, au vu de la lettre que lui avait adressée le Conseil le 8 décembre 1998, que, avant de procéder au réexamen du dossier, le juge en chef McEachern avait écrit au juge Whealy pour lui demander de s'exprimer sur la lettre de M. Rosenthal et avait reçu de lui une réponse, qui renfermait l'extrait susmentionné, ainsi que des excuses à transmettre à M. Taylor.

[37]Le juge Whealy commençait sa lettre du 5 novembre 1998 en rappelant que la plupart de ceux qui avaient été expulsés de sa salle d'audience parce qu'ils ne voulaient pas se découvrir «portaient des coiffures en laine, style béret, de couleur or, rouge et vert, qui sont les couleurs nationales de la Jamaïque. M. Taylor portait un genre de fez». Incidemment, je ferais observer que le juge fait erreur sur un point: les couleurs nationales de la Jamaïque sont le vert, l'or et le noir, non l'or, le rouge et le vert. Ces dernières couleurs sont cependant associées souvent au Rastafarianisme, qui a pour origine la Jamaïque.

[38]Se référant à la critique formulée par la Cour d'appel de l'Ontario parce qu'il avait exclu de la salle d'audience les personnes qui portaient des coiffures ayant une signification religieuse, le juge écrivait: «Acceptant comme je le dois la décision de la Cour d'appel, j'ai eu tort d'exclure M. Taylor». Le juge Whealy concluait sa lettre par les mots suivants: «Je regrette sincèrement d'avoir pu donner l'impression que je suis insensible aux droits des groupes minoritaires. Ce n'est pas le cas et cela n'a jamais été mon intention».

C. CADRE LÉGISLATIF

[39]Les dispositions de la Loi sur les juges établissant le Conseil canadien de la magistrature qui intéressent le présent appel sont les suivantes.

Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1 [art. 60(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 51, art. 26), 63(2)

(mod., idem, art. 27)]

60. (1) Le Conseil a pour mission d'améliorer le fonction-nement des juridictions supérieures et de la Cour canadienne de l'impôt, ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et de favoriser l'uniformité dans l'administration de la justice devant ces tribunaux.

(2) Dans le cadre de sa mission, le Conseil a le pouvoir:

[. . .]

c) de procéder aux enquêtes visées à l'article 63;

[. . .]

63. [. . .]

(2) Le Conseil peut en outre enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d'une juridiction supérieure ou de la Cour canadienne de l'impôt.

[. . .]

65. [. . .]

(2) Le Conseil peut, dans son rapport, recommander la révocation s'il est d'avis que le juge en cause est inapte à remplir utilement ses fonctions pour l'un ou l'autre des motifs suivants:

a) âge ou invalidité;

b) manquement à l'honneur et à la dignité;

c) manquement aux devoirs de sa charge;

d) situation d'incompatibilité, qu'elle soit imputable au juge ou à toute autre cause. [Non souligné dans l'original.]

[40]Également utiles sont les dispositions suivantes du Règlement administratif du Conseil, qui a pris effet le 1er avril 1998 et que le Conseil a établi en vertu du paragraphe 61(3) de la Loi sur les juges.

    Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature

26. Le Conseil établit des comités permaments pour chacun des objets suivants:

a) la conduite des juges;

[. . .]

28.

(1) Le comité sur la conduite des juges est formé des membres du comité exécutif.

(2) Le président du Conseil désigne à titre amovible l'un des vice-présidents président du comité.

[. . .]

41.

(1) Le président du comité sur la conduite des juges exerce les fonctions visées par la présente partie à l'égard des plaintes portées contre les juges.

(2) Le président du comité peut déléguer ses responsabilités à l'égard de plaintes à un vice-président du comité.

[. . .]

47. Le président du comité examine la plainte et peut enquêter à cette fin en demandant des commentaires au juge en cause et à son juge en chef.

48. Le président du comité peut faire effectuer une enquête supplémentaire s'il a besoin d'autres renseignements pour procéder à l'examen ou si l'affaire est susceptible de renvoi devant un sous-comité visé à l'article 53 et qu'il semble que le sous-comité aura besoin d'autres renseignements pour s'acquitter de ses fonctions.

49. Lorsque l'enquête supplémentaire est effectuée, il est accordé au juge en cause la possibilité de répondre à l'essentiel de la plainte formulée contre lui et des éléments de preuve présentés à cet égard. Le cas échéant, la réponse est consignée dans le rapport d'enquête.

50.

(1) Sous réserve de l'article 51, après avoir examiné la plainte et tout rapport d'enquête, le président du comité peut, dans les cas suivants, fermer le dossier, auquel cas il en informe le plaignant par une réponse écrite appropriée:

a) l'affaire est frivole, vexatoire ou dénuée de fondement;

b) la conduite reprochée au juge est déplacée ou répréhensible, mais l'affaire n'est pas suffisamment grave pour justifier la révocation.

(2) Dans le cas où un juge reconnaît que sa conduite est déplacée ou répréhensible, le président du comité qui ferme le dossier en application de l'alinéa (1)b) peut, lorsque les circonstances le justifient, exprimer sa désapprobation quant à la conduite du juge.

[. . .]

53. Le président du comité transmet à un sous-comité créé conformément à l'article 54 les dossiers qui ne sont pas fermés aux termes du paragraphe 50(1) et, le cas échéant, le rapport d'enquête supplémentaire ainsi que ses propres recommandations.

[. . .]

55.

(1) Le sous-comité étudie l'affaire et, le cas échéant, le rapport d'enquête supplémentaire, et peut demander que d'autres enquêtes soient menées, puis:

a) soit, dans les cas suivants, décide qu'aucune enquête aux termes du paragraphe 63(2) de la Loi n'est nécessaire et ferme le dossier, auquel cas il en informe le plaignant et le juge par une réponse écrite appropriée:

(i) l'affaire est frivole, vexatoire ou dénuée de fondement,

(ii) la conduite reprochée au juge est déplacée ou répréhensible, mais l'affaire n'est pas suffisamment grave pour justifier la révocation;

b) soit recommande au Conseil qu'une enquête aux termes du paragraphe 63(2) de la Loi soit menée et fournit un rapport au Conseil et au juge en cause précisant quels motifs du paragraphe 65(2) de la Loi peuvent être applicables.

(2) Lorsque le sous-comité ferme un dossier en application du sous-alinéa (1)a)(ii), il peut, lorsque les circonstances le justifient, exprimer sa désapprobation quant à la conduite du juge. [Non souligné dans l'original.]

D. JUGEMENT DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

[41]Le juge Blanchard s'est d'abord penché sur la norme de contrôle devant s'appliquer à la décision du Conseil de ne pas transmettre la plainte de M. Taylor à un sous-comité, pour enquête, comme le prévoit l'article 53 du Règlement administratif. Après avoir effectué avec soin une analyse pragmatique ou fonctionnelle, il a retenu la norme de contrôle la plus déférente, à savoir la norme de la décision manifestement déraisonnable. Il a aussi estimé que le président du comité sur la conduite des juges n'avait pas agi d'une manière déraisonnable lorsque, au vu des pièces dont il disposait, il avait exprimé sa désapprobation à l'égard de la conduite du juge Whealy, sans pour autant renvoyer la plainte pour complément d'enquête.

[42]Deuxièmement, il a rejeté l'argument selon lequel la décision du président du comité de ne pas renvoyer la plainte pour complément d'enquête équivalait à nier les droits fondamentaux de M. Taylor à la liberté de religion et à l'égalité. Puisque le Conseil n'est pas l'employeur des juges nommés par le pouvoir fédéral, ni n'exerce une quelconque autorité sur eux, le juge Blanchard a jugé peu approprié l'analogie avec la responsabilité qu'assument les employeurs pour les violations commises par leurs employés en matière de droits de la personne (Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84).

[43]Troisièmement, s'appuyant sur l'arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, le juge Blanchard a estimé que celui qui dépose au Conseil une plainte contre un juge n'est créancier d'aucune obligation d'équité, et cela parce que les fonctions du Conseil sont des fonctions d'enquête et parce que le plaignant ne peut faire état d'aucun intérêt susceptible d'être préjudicié par la fermeture du dossier. Cependant, si, contrairement à ce qu'il pensait, il y avait obligation d'équité, alors le juge Blanchard a conclu que le Conseil s'en était acquitté. M. Taylor avait eu une occasion suffisante d'intervenir en présentant des conclusions écrites par l'entremise de son avocat, conclusions que le président du comité avait considérées avant de décider de ne pas renvoyer la plainte pour complément d'enquête.

[44]Quatrièmement, le réexamen par le président, en 1998, de sa décision de 1995 de classer l'affaire n'autorisait pas une crainte raisonnable de partialité. Puisque les fonctions du Conseil ne sont pas juridictionnelles, le critère applicable de partialité consistait à se demander si une personne raisonnable serait amenée à croire que le président n'allait pas conserver un esprit ouvert tout au long de la procédure: Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170. Aucune personne raisonnable et informée ne conclurait, après avoir observé le contexte d'une manière réaliste et l'avoir considéré dans tous ses détails, qu'il était probable que le président avait des préventions contre la plainte.

E. POINTS EN LITIGE ET ANALYSE

[45]Durant sa plaidoirie, M. Rosenthal a soulevé quatre points à décider dans le présent appel.

1. Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du président du comité sur la conduite des juges de fermer le dossier de la plainte dans cette affaire: la norme de la décision raisonnable simpliciter ou la norme de la décision manifestement déraisonnable?

2. La décision du président répondait-elle à la norme de contrôle qui était applicable?

3. La décision du président de fermer le dossier de la plainte est-elle sujette à révision pour cause de partialité et, dans l'affirmative, le traitement de la demande de réexamen de la plainte de M. Taylor permettait-il raisonnablement de douter de l'impartialité du président?

4. Puisque le juge Whealy a nié les droits fondamentaux de M. Taylor et puisque le Conseil a le pouvoir de recommander la destitution d'un juge, y a-t-il eu négation des droits fondamentaux de M. Taylor parce que l'affaire a été classée?

Point no 1: Norme de contrôle

[46]La Cour suprême du Canada a récemment jugé que la norme de la décision manifestement déraisonnable est la norme à appliquer dans l'examen de la recommandation d'un conseil provincial de la magistrature pour qui les remarques formulées par un juge à propos des Acadiens du Nouveau-Brunswick avaient été si énormes que, malgré des excuses complètes faites le lendemain par le juge, celle-ci devait être destituée de ses fonctions: Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249. À mon avis, l'arrêt Moreau-Bérubé est applicable ici.

[47]M. Rosenthal a fait valoir que l'arrêt Moreau-Bérubé n'est pas applicable ici parce que la décision de classer la plainte déposée contre le juge Whealy a été prise par un seul membre du Conseil, c'est-à-dire le président du comité sur la conduite des juges, et non par le Conseil en séance plénière, comme dans l'affaire Moreau-Bérubé.

[48]Au soutien de cet argument, M. Rosenthal s'est fondé sur quelques extraits des motifs du juge Arbour, qui s'était exprimée pour la Cour dans l'affaire Moreau-Bérubé, extraits qui donnent à entendre que la nature collégiale de la décision du Conseil explique pourquoi ses décisions ne devraient être réformées qu'en application du critère de la décision manifestement déraisonnable. Par exemple, le juge Arbour s'exprime ainsi, au paragraphe 49:

Il n'est pas exagéré de dire qu'en l'espèce, le Conseil est un tribunal disposant d'un éventail riche et large de connaissances judiciaires. Le Conseil est éminemment qualifié pour rendre une décision collégiale au sujet de la conduite d'un juge, notamment dans les cas où des questions de crainte de partialité et d'indépendance judiciaire se posent. Rien ne permet de prétendre qu'un juge siégeant seul en révision judiciaire d'une décision du Conseil jouirait d'un avantage sur le plan juridique ou judiciaire. [Non souligné dans l'original.]

[49]Le juge Arbour faisait aussi observer (au paragraphe 50) que, d'après la loi organique du Conseil de la magistrature du Nouveau-Brunswick, sept de ses 10 membres sont des juges: le juge en chef de la province, un juge de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick, trois juges de la Cour du banc de la reine et deux juges de la Cour provinciale. Le juge Arbour est revenue sur le même thème, en affirmant, au paragraphe 72:

C'est le Conseil qui possède l'expertise nécessaire pour trancher cette question difficile , lui qui constitue un large organisme collégial formé principalement de juges de toutes les instances de la province, mais également de non-juges dont la participation à la formulation de la décision est importante [Non souligné dans l'original.]

[50]Je ne suis pas persuadé que le juge Blanchard a erré dans le choix de la norme de contrôle à appliquer, ni que l'arrêt Moreau-Bérubé doive être ici écarté au motif que, de par le Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature, le président du comité sur la conduite des juges a décidé seul si la plainte devait passer à l'étape suivante, c'est-à-dire le renvoi à un sous-comité pour complément d'enquête.

[51]D'abord, la taille d'un tribunal n'est pas un facteur dans l'analyse pragmatique ou fonctionnelle qui sert à déterminer la norme de contrôle. Je ne déduis pas des extraits cités des motifs du juge Arbour qu'elle entendait ajouter un autre critère particulier à une analyse dont il serait difficile de dire qu'elle ne tient pas suffisamment compte du contexte.

[52]Deuxièmement, l'analyse pragmatique ou fonctionnelle est fondée sur plusieurs facteurs et, même si le juge Arbour a accordé un certain poids à la taille du Conseil, ainsi qu'à la nature collégiale de sa décision, elle a considéré, dans le choix de la norme de contrôle la plus déférente, que d'autres facteurs étaient tout aussi importants. Par exemple, les points en litige dans le procès étaient des questions mixtes de droit et de fait, non des questions de droit seulement (au paragraphe 41), et les conseils de la magistrature exercent un rôle délicat et sans parallèle qui consiste à garantir la responsabilité publique des juges et à préserver la confiance du public dans la justice, sans simultanément mettre en péril l'indépendance de la justice (au paragraphe 43 et suivants). Ces facteurs sont également présents ici.

[53]Troisièmement, le comité sur la conduite des juges du Conseil canadien de la magistrature est présidé par un juge confirmé qui apporte à l'accomplissement de sa charge son expérience des questions touchant la conduite des juges, une expérience acquise lorsqu'il était juge en chef. Le président du comité acquiert des connaissances spécialisées lorsqu'il agit en cette qualité, mais il a aussi l'avantage, en tant que membre principal du Conseil, d'une connaissance intime de la question, connaissance qu'il a développée au gré de ses échanges et de ses réflexions multiples sur une vaste gamme de sujets sensibles et importants qui touchent la conduite des juges et le rôle proprement dit du Conseil.

[54]Le Règlement administratif du Conseil en ce qui a trait au choix du président du comité sur la conduite des juges rend compte des responsabilités spéciales de cette charge et des connaissances spécialisées de son titulaire. Les membres des comités permanents du Conseil canadien de la magistrature choisissent en général leur président respectif en leur sein (article 27), mais les membres du comité exécutif du Conseil, qui forment le comité sur la conduite des juges (paragraphe 28(1)), ne choisissent pas leur président. Le président du comité sur la conduite des juges est désigné par le président du Conseil canadien de la magistrature parmi les vice-présidents du Conseil (paragraphe 28(2)), et il n'est pas nécessaire qu'ils soient membres du comité exécutif (paragraphe 3(2)).

[55]Finalement, je ferais observer que, lorsque le juge Arbour a mis en contraste, dans l'arrêt Moreau-Bérubé, l'expérience du conseil provincial dans sa collégialité et l'expérience d'un juge unique, elle avait à l'esprit un juge unique instruisant une demande de contrôle judiciaire. Elle ne songeait pas à une personne ayant l'expérience du vice-président du Conseil canadien de la magistrature à qui le président du Conseil, le juge en chef du Canada, a demandé de présider le comité sur la conduite des juges.

Point no 2: La décision était-elle manifestement déraison-nable?

[56]Selon M. Rosenthal, compte tenu des documents dont disposait le juge en chef McEachern, sa décision de ne pas soumettre la plainte de M. Taylor à un complément d'enquête était manifestement déraisonnable. M. Rosenthal a fait valoir qu'une affaire ne peut pas être classée par le président du comité sur la conduite des juges lorsque le plaignant produit un commencement de preuve qui montre que la conduite en question justifie la destitution du juge. Ici, dit-il, la conduite du juge Whealy durant le procès de M. Laws, ainsi que son incapacité constante à comprendre le caractère préjudiciable de ses erreurs, ainsi que l'atteste sa correspondance avec le Conseil, constituent des commencements de preuve susceptibles d'amener le Conseil à recommander sa destitution, en application de l'alinéa 65(2)d) de la Loi sur les juges, au motif qu'il s'est placé dans une «situation d'incompatibilité, qu'elle soit imputable au juge ou à toute autre cause».

[57]Je ne puis accepter cet argument. D'abord, la norme de la décision manifestement déraisonnable requiert un niveau très élevé de retenue à l'endroit du décideur: la juridiction de contrôle ne doit pas, dans l'affaire en litige, substituer son opinion à celle de l'organisme administratif, ni même soumettre à «un examen assez poussé» les motifs donnés par l'organisme administratif à l'appui de sa décision (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56). Une décision sujette à révision selon le critère de la décision manifestement déraisonnable ne sera au contraire entachée d'une erreur que si cette erreur est «manifeste au vu des motifs du tribunal», sans qu'il faille procéder «à un examen ou à une analyse en profondeur» (Southam Inc., au paragraphe 57), ou si elle est grave au point d'équivaloir à «une fraude à la loi ou à un refus délibéré d'y obéir» et «est assimilée à un acte arbitraire ou posé de mauvaise foi et contraire aux principes de la justice naturelle» (Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Conseil canadien des relations du travail, [1984] 2 R.C.S. 412, à la page 420).

[58]Deuxièmement, on ne prétend pas ici que le président du comité sur la conduite des juges s'est mépris sur le critère juridique à appliquer lorsqu'il doit disposer d'une plainte, ni qu'il a fondé sa décision sur une conclusion de fait qui n'était pas autorisée par la preuve. On affirme plutôt que le critère juridique du renvoi d'une plainte pour complément d'enquête a été appliqué aux faits d'une manière qui était manifestement déraisonnable. À ce stade, je me limiterai à dire qu'il s'agit là d'un grief de contrôle particulièrement difficile à établir puisqu'il met en cause la faculté de discernement dans un ensemble particulier de faits. Les décisions de ce genre rendues par les tribunaux administratifs tiennent précisément à leur compétence spécialisée.

[59]Troisièmement, je n'accepte pas le postulat de l'argument de M. Rosenthal, c'est-à-dire l'affirmation selon laquelle le critère juridique que doit appliquer le président du comité sur la conduite des juges lorsqu'il envisage de classer une affaire consiste à se demander s'il existe un commencement de preuve justifiant la révocation d'un juge qui a fait l'objet d'une plainte.

[60]La Loi sur les juges dit seulement que le Conseil peut enquêter sur une plainte relative à un juge d'une juridiction supérieure ou de la Cour canadienne de l'impôt: paragraphe 63(2). Elle ne précise pas les critères régissant l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Cependant, l'alinéa 50(1)b) du Règlement administratif du Conseil porte directement sur le rôle du président du comité sur la conduite des juges lorsqu'il prévoit que, après examen de la plainte, le président peut classer l'affaire s'il juge qu'elle n'est pas suffisamment grave pour justifier la révocation. J'en déduis que le président doit se demander si la révocation est justifiée, et pas simplement s'il existe un commencement de preuve autorisant une révocation.

[61]L'alinéa 50(1)b) prévoit aussi que, si le président n'est pas d'avis que la conduite est assez grave pour justifier une révocation, mais qu'il estime néanmoins que la conduite du juge était «déplacée ou répréhensible», il peut «exprimer sa désapprobation quant à la conduite du juge», si le juge reconnaît le caractère déplacé ou répréhensible de sa conduite. C'est bien sûr ce qui s'est produit dans la présente affaire.

[62]Par conséquent, le point à décider dans le présent appel est celui de savoir s'il était manifestement déraisonnable pour le juge en chef McEachern de dire que la conduite du juge Whealy n'était pas assez grave pour justifier sa révocation, et donc de ne pas renvoyer l'affaire à un sous-comité pour enquête, pour qu'éventuellement le Conseil recommande la révocation conformément à l'alinéa 65(2)d) de la Loi sur les juges, mais qu'elle était assez grave pour qu'il exprime sa désapprobation.

[63]La nature précise de la question que le président devait se poser lorsqu'il a examiné la plainte a été expliquée davantage dans l'arrêt Moreau-Bérubé (au paragraphe 51), où le juge Arbour a fait siens les propos du juge Gonthier dans l'arrêt Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 147, où le juge Gonthier se référait aux pages 80 et 81 de l'ouvrage de Martin L. Friedland, Une place à part: l'indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada (Ottawa: Conseil canadien de la magistrature, 1995). Dans l'extrait en question, le professeur Friedland expliquait ainsi le critère fixé par l'alinéa 65(2)d):

[. . .] avant de formuler une recommandation de destitution à l'endroit d'un juge, on doit se demander si la conduite qui lui est reprochée porte si manifestement et si totalement atteinte à l'impartialité [. . .] de la magistrature qu'elle ébranle la confiance du justiciable ou du public en son système de justice et rend le juge incapable de s'acquitter des fonctions de sa charge.

[64]Quatrièmement, l'impartialité manifeste de la magistrature est l'un des piliers sur lesquels repose la confiance du public dans l'administration de la justice. Dans une société multiculturelle, l'impartialité des juges consiste notamment dans leur aptitude à prendre en compte la diversité ethnique, raciale et religieuse afin que la justice soit rendue de la même façon pour tous, sans discrimination, et dans leur aptitude à sembler, pour des observateurs raisonnables, être justes envers tous ceux qui se présentent devant eux: voir R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, au paragraphe 95. La protection de l'impartialité manifeste des juges requiert aussi la protection assidue de leur indépendance.

[65]Au coeur de l'indépendance de la justice réside la liberté des juges de rendre la justice du mieux qu'ils peuvent, sans rien craindre ni espérer, et en conformité avec la preuve et avec ce qui, selon eux, est requis ou autorisé par la loi. Partant, la procédure d'appel est en principe la voie appropriée pour amender les erreurs commises par les juges dans l'exercice de leurs fonctions judiciaires. La Cour d'appel de l'Ontario a exercé cette fonction dans l'arrêt Laws, lorsqu'elle a amendé la décision erronée du juge Whealy sur le port de coiffures de nature religieuse dans les salles d'audience.

[66]C'est aux conseils de la magistrature qu'il appartient de repérer les cas inusités où un droit d'appel ne suffit pas à réparer le préjudice infligé à l'administration de la justice par la conduite d'un juge dans une salle d'audience, et c'est une tâche d'une extrême délicatesse: arrêt Moreau-Bérubé, au paragraphe 60. Il faudrait un cas nettement plus convaincant que celui-ci pour me persuader que le président du comité sur la conduite des juges s'est éloigné du juste milieu entre d'une part la nécessité de rendre les juges comptables de leur conduite en dehors du processus d'appel et d'autre part l'indépendance de la justice, à tel point que la décision de fermer le dossier d'une plainte par l'expression d'une désapprobation justifiait l'intervention de la Cour dans une procédure de contrôle judiciaire.

[67]Cinquièmement, en se demandant si la plainte de M. Taylor justifiait la révocation du juge Whealy, le président était fondé à prendre en compte l'admission du juge selon laquelle sa décision était déplacée, les regrets qu'il avait exprimés pour le cas où sa conduite avait pu produire l'impression qu'il avait des préventions contre les groupes minoritaires de notre société, et la dénégation de tout préjugé de sa part envers eux. C'est sur la base de cette correspondance que le juge en chef McEachern s'était cru autorisé à désapprouver la conduite du juge.

[68]Cependant, je reconnaîtrais aussi avec M. Rosenthal que les déclarations du juge sont loin de correspondre aux excuses pleines et entières auxquelles on aurait sans doute été en droit de s'attendre ici. Il est difficile de ne pas remarquer qu'elles sont un peu faites à contrecoeur. Néanmoins, bien que le juge Whealy ait martelé, pour expliquer sa conduite, que l'intérêt public dans le procès, les passions qu'il avait suscitées et la présence, dans la salle d'audience, de partisans de M. Laws, constituaient une menace pour le bon ordre de la procédure (un aspect que la Cour fédérale n'est pas en mesure d'apprécier), il n'a pas cherché à défendre l'à-propos de sa décision relative au port de coiffures, ni à contredire ses détracteurs.

[69]Je ne souscris pas à l'idée de M. Rosenthal selon laquelle la décision de classer l'affaire en y joignant une expression de désapprobation était erronée parce que le juge Whealy n'a jamais reconnu le caractère déplacé ou répréhensible de sa conduite. La disposition permettant au président d'exprimer sa désapprobation à l'égard de la conduite d'un juge lorsque le juge a reconnu que cette conduite était déplacée ou répréhensible vise à protéger le juge des conséquences fâcheuses d'une décision négative erronée. Partant, seul un juge, et non un plaignant tel que M. Taylor, peut contester la décision du président de classer une affaire, en exprimant sa désapprobation parce que le juge n'avait pas reconnu que sa conduite était déplacée ou répréhensible au sens du paragraphe 50(2) du Règlement administratif du Conseil.

Point no 3: Partialité

[70]M. Rosenthal a fait valoir que la manière dont le juge en chef McEachern avait traité la plainte de M. Taylor donnait raisonnablement lieu de craindre qu'il était partial. Selon lui, le président du comité sur la conduite des juges n'a pas abordé avec un esprit qu'un observateur raisonnable aurait qualifié d'impartial le point de savoir si la plainte devait être renvoyée à un sous-comité pour complément d'enquête.

(i) applicabilité du principe de l'impartialité

[71]Dans leurs conclusions écrites comme dans leurs plaidoiries, les avocats du procureur général ont exprimé l'avis que le président du comité sur la conduite des juges n'a pas envers un plaignant l'obligation d'observer l'équité procédurale lorsqu'il décide de classer une affaire. Partant, un plaignant ne peut demander un contrôle judiciaire pour cause de partialité, si manifeste soit-elle.

[72]Les avocats ont fait valoir qu'un plaignant n'a pas un droit garanti au traitement impartial de sa plainte parce que le processus de dépôt des plaintes n'est pas un processus juridictionnel et qu'il ne modifie pas les droits ou les intérêts du plaignant. De plus, le pouvoir du président de classer une affaire peut être exercé au premier stade de la procédure du Conseil, une procédure dont le seul aboutissement possible est une recommandation de révocation ou le rejet de la plainte, non la détermination de droits formels. Néanmoins, d'affirmer les avocats, le président du comité sur la conduite des juges doit assurer l'équité procédurale à un juge qui est l'objet d'une plainte et, par conséquent, il a l'obligation d'éviter toute conduite pouvant susciter une crainte raisonnable de partialité à l'endroit du juge.

[73]Je ferais observer que, bien qu'elle n'ait pas abordé ce point dans ses actes de procédure, Mme Brooks, l'avocate du Conseil canadien de la magistrature, l'intervenant dans l'appel, s'est dissociée, dans sa plaidoirie, de cette vue asymétrique de l'applicabilité du devoir d'impartialité. Selon elle, les plaignants tout comme les juges sont fondés à espérer que le président du comité décidera avec impartialité s'il convient ou non de classer une affaire. Cependant, cette concession, faite au nom d'un intervenant, ne lie pas le procureur général défendeur, ni ne me dispense de la tâche consistant à dire si un plaignant a droit à l'équité procédurale avant que le président du comité décide de fermer le dossier d'une plainte.

[74]Le critère fondamental à appliquer pour savoir si l'exercice d'un pouvoir particulier est subordonné au devoir d'équité est exposé dans les motifs du juge Le Dain, dans l'arrêt Cardinal et autre c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 653, où, rédigeant l'arrêt de la Cour, il expliquait que ce devoir intervient chaque fois qu'une mesure administrative «touche [. . .] les droits, privilèges ou biens d'une personne». La Cour suprême du Canada a précisé davantage ce critère flexible dans l'arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653. Cependant, selon ma compréhension de l'arrêt Knight, la Cour n'a réduit en rien la flexibilité et l'étendue du critère exposé dans l'arrêt Cardinal, lorsque, comme c'est le cas ici, la mesure administrative contestée n'est pas essentiellement de nature politique ou législative.

[75]Les avocats du procureur général ont avancé deux raisons principales pour lesquelles le président du comité sur la conduite des juges n'a aucune obligation d'équité envers un plaignant lorsqu'il décide de classer une affaire. La première raison, et la plus importante, c'est qu'un plaignant ne peut faire état d'aucun intérêt qui soit préjudicié par une telle décision. Celui qui dépose une plainte auprès du Conseil canadien de la magistrature ne cherche pas à faire valoir un droit ou un intérêt personnel. Ce que voulait M. Taylor, c'était que le Conseil examine minutieusement la conduite du juge Whealy, soit pour assurer le public, et en particulier les membres des minorités religieuses et raciales, que son aptitude à juger en toute impartialité n'était pas menacée, soit pour recommander sa destitution afin que les justiciables et les témoins soient dispensés de comparaître devant un juge dont la conduite est incompatible avec le niveau élevé d'impartialité que, à juste titre, le public exige des juges.

[76]Par ailleurs, d'affirmer encore les avocats du procureur général, lorsqu'il examine une plainte déposée contre un juge, le Conseil ne tranche pas un différend entre le plaignant et le juge, ni ne décide s'il faut accorder ou refuser réparation au plaignant. Sa fonction est plutôt de dire si l'inconduite du juge est si grave qu'elle justifie une destitution. Au cours de la phase préliminaire de la procédure du Conseil, la phase qui nous concerne ici, la tâche du président du comité sur la conduite des juges est de dire si la conduite d'un juge est assez grave pour justifier soit l'expression d'une désapprobation, soit un complément d'enquête pouvant amener le Conseil à recommander la destitution. Le dépôt d'une plainte appelle simplement l'attention du Conseil sur un cas possible d'inconduite, cas dont le Conseil est tenu de disposer selon l'une des manières prévues par la loi.

[77]Eu égard à la jurisprudence actuelle, cet argument n'est pas sans bien-fondé. Le droit administratif canadien n'a pas jusqu'à maintenant embrassé la proposition selon laquelle le droit du public à des décisions administratives exactes suffit en soi à mettre en jeu le devoir d'équité. Ainsi, même si le devoir d'équité accomplit entre autres choses la tâche instrumentale d'accroître la qualité de fond d'une décision administrative, il n'intervient pas lorsque l'intéressé n'est pas préjudicié par la décision contestée. Malgré l'élasticité des notions transmises par les mots «modifier» et «intérêts», dans le critère de l'arrêt Cardinal, ce sont des notions qui n'ont pas été abandonnées comme éléments nécessaires déclenchant le devoir d'équité.

[78]Néanmoins, à mon avis, il s'agit ici d'un cas exceptionnel. Le fait de classer une affaire peut ne pas préjudicier les intérêts personnels du plaignant, mais ce qui est en jeu va au-delà d'une décision exacte. Nier à un plaignant le droit à l'équité procédurale risque d'entraver l'aptitude du Conseil à exercer sa fonction officielle, qui est d'améliorer la qualité de la justice en examinant les plaintes en profondeur et avec impartialité, afin de pouvoir prendre les mesures qui s'imposent et par là accroître la confiance du public dans la justice.

[79]Si un juge qui fait l'objet d'une plainte a droit à l'impartialité du Conseil, alors le devoir d'équité à l'égard du plaignant en est d'autant renforcé. À mon avis, on comprendrait mal le rôle délicat du Conseil, qui est de faire progresser l'administration de la justice au Canada, si l'on imposait au Conseil le devoir d'équité consistant à protéger l'indépendance de la justice, ainsi que l'intérêt personnel des juges dans leur réputation et leurs moyens d'existence, mais sans lui imposer l'obligation de protéger un intérêt public tout aussi important, le dépistage scrupuleux des cas d'inconduite chez les juges et l'adoption de mesures adéquates dans les cas semblables. En un sens, on pourrait considérer le plaignant comme quelqu'un qui a pris sur lui de représenter l'intérêt public dans la protection «du droit des justiciables à un procès équitable devant un tribunal impartial», pour reprendre les mots apparaissant au paragraphe 45 de l'arrêt Moreau-Bérubé. Le Règlement administratif du Conseil accorde des droits de participation au juge qui fait l'objet de la plainte, tout en disposant que le plaignant ne sera informé que lorsque l'affaire sera classée, mais cela n'empêche pas à mon avis qu'il y a devoir d'équité à l'égard du plaignant.

[80]Un deuxième argument avancé à l'encontre de l'existence d'un devoir d'équité envers les plaignants avant que le président du comité sur la conduite des juges ne ferme le dossier d'une plainte est que, à ce stade, la fonction du Conseil est incomplète. Les avocats du procureur général invoquent l'arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 670, pour affirmer que le devoir d'équité n'est pas applicable à une décision administrative qui n'est pas définitive.

[81]Je n'accepte pas cet argument, pour deux raisons. D'abord, du point de vue du plaignant, le fait pour le président de classer l'affaire constitue une décision finale sur la plainte, ainsi que la fin du processus officiel par lequel le plaignant peut faire examiner par l'organe compétent l'aptitude d'un juge à exercer les devoirs de sa charge. Il est reconnu depuis longtemps que toute personne qui adresse une plainte à une commission des droits de la personne est fondée à l'équité procédurale avant que sa plainte pour discrimination ne soit rejetée sans avoir été renvoyée pour décision, et cela parce qu'un rejet à ce stade de la procédure peut effectivement mettre un point final au recours du plaignant: Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879.

[82]Je reconnais que cette analogie n'est pas parfaite. La loi reconnaît à toute personne le droit de ne pas être discriminée, et le rejet d'une plainte par une commission des droits de la personne prive le plaignant d'une décision précisant si ce droit a été nié et, dans l'affirmative, quelle réparation doit être accordée. En revanche, la Loi sur les juges ne confère pas de droits aux justiciables en cas d'inconduite d'un juge, et le Conseil n'a pas pour mandat de donner effet aux droits des plaignants ou de leur accorder réparation. Néanmoins, à l'intérieur de ce régime, on peut considérer qu'une personne qui dépose une plainte au Conseil soulève une question d'intérêt public, l'intérêt public étant que la présumée inconduite d'un juge soit l'objet d'une enquête en règle. La fermeture du dossier mettra fin en principe à l'enquête, laquelle sera rouverte si, comme dans le cas présent, des éléments nouveaux sont découverts.

[83]Deuxièmement, le juge L'Heureux-Dubé faisait observer dans l'arrêt Knight que le caractère non définitif d'une décision constitue l'un des facteurs à considérer pour savoir si le devoir d'équité est applicable. Elle n'a pas exclu la prise en compte d'autres facteurs contextuels qui pourraient faire pencher la balance du côté opposé, malgré la nature non définitive de la décision administrative qui est contestée. D'ailleurs, l'inconvénient que le juge L'Heureux-Dubé avait sans doute à l'esprit est que les tribunaux ne devraient pas indûment entraver le bon déroulement de la procédure administrative en imposant le devoir d'équité à un stade préliminaire, lorsque l'intéressé a un droit ultérieur à une protection procédurale avant que l'organisme ne rende sa décision définitive. Cependant, tel n'est pas le cas ici. Lorsque le président du comité classe une affaire, le plaignant n'a plus la possibilité de se faire entendre plus tard, sauf à demander un réexamen.

[84]Finalement, je ferais observer que, outre l'importance du devoir d'équité pour l'aptitude du Conseil à exercer sa fonction, l'applicabilité de ce principe est révélée par la nature de la décision du président du comité sur la conduite des juges selon laquelle la conduite reprochée justifie ou ne justifie pas la destitution. La réponse à cette question suppose l'application d'une norme établie qui ne se situe pas à l'extrémité générale du registre et qui requiert une appréciation des faits entourant la conduite d'une personne, de même que la faculté de discerner si la conduite était déplacée et, dans l'affirmative, si elle est grave lorsqu'on la considère sous l'angle de l'intérêt général pour une conduite acceptable de la part des juges et pour la préservation de l'indépendance de la justice. C'est là le genre de question à laquelle une personne impartiale est sans doute le mieux à même de répondre.

[85]Pour ces motifs, je suis d'avis que le devoir d'équité, y compris le devoir d'impartialité, s'applique à la décision du président de classer une affaire en conformité avec le paragraphe 50(1) du Règlement administratif du Conseil. J'examinerai maintenant le contenu de l'obligation, et en particulier la norme d'impartialité applicable à la présente affaire.

(ii) norme d'impartialité

[86]Il est bien établi en droit que le contenu du devoir d'équité varie selon le contexte juridique et administratif où se situe la décision administrative contestée. Dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 21 à 28, la Cour suprême du Canada a donné une liste non limitative de facteurs à prendre en compte pour savoir où se situe, sur le registre ou l'échelle des modèles procéduraux, un pouvoir réglementaire donné.

[87]La plupart des précédents intéressant le contenu du devoir d'équité s'attardent sur les droits participatifs et les droits procéduraux connexes, plutôt que sur la norme d'impartialité à laquelle est astreint un décideur. Cependant, il est évident que, dans l'arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a jugé que les facteurs contextuels servant à déterminer le contenu du devoir d'équité étaient également applicables aux deux autres volets du devoir: l'impartialité (paragraphes 47 et 48) et l'exposé de motifs (paragraphe 43).

[88]La Cour suprême du Canada a, dans certains contextes, donné un contenu négligeable au devoir d'impartialité. Par exemple, elle a jugé que les règlements municipaux de zonage auxquels s'appliquaient le devoir d'équité ne pouvaient être annulés, pour jugement prématuré, que sur la base de déclarations antérieures de membres du Conseil, si telles déclarations donnaient à penser que les membres avaient si fermement pris leur décision qu'ils n'étaient pas disposés à se laisser convaincre par ceux qui exerceraient leur droit de faire des observations: Assoc. des résidents du vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, à la page 1197; Save Richmond Farmland Society c. Richmond (Canton), [1990] 3 R.C.S. 1213.

[89]Un critère semblable a été appliqué dans l'arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, aux supposées préventions d'un certain M. Wells à propos d'une question réglementaire. M. Wells, un défenseur des consommateurs, avait été nommé au sein d'un organisme administratif autonome. Le juge Cory a estimé (à la page 642) que le critère de partialité applicable aux déclarations faites par M. Wells durant l'étape du processus décisionnel de l'organisme consacrée à l'enquête était le suivant: les déclarations révélaient-elles un esprit si fermé qu'il eût été vain de s'exprimer, au stade de l'audience, au nom de l'industrie réglementée?

[90]Selon ce critère, il semble que la juridiction de contrôle doive décider par elle-même si la conduite du décideur atteste un esprit fermé et non pas se demander si une personne raisonnable conclurait de la sorte: Assoc. des résidents du vieux St-Boniface, à la page 1197, et Newfoundland Telephone Co., aux pages 638, 642 et 643. Si tel est le droit, alors il est peut-être même inopportun de classer le critère sous la rubrique de la partialité. Lorsqu'un organisme administratif néglige de tenir compte d'un facteur dont la loi l'oblige à tenir compte, sa décision est susceptible d'annulation sur demande de contrôle judiciaire, quand bien même la décision ne serait pas soumise au devoir d'équité: Mullan, David J. Administrative Law (Toronto: Irwin Law, 2001), à la page 115; de Smith, S.A., lord Woolf et J. Jowell, Judicial Review of Administrative Action, 5e éd. (Londres: Sweet & Maxwell Ltd., 1995), aux pages 346 à 355.

[91]À mon avis, le critère de l'esprit fermé est une norme trop faible pour qu'il puisse s'appliquer à la décision de fermer le dossier d'une plainte. Contrairement aux précédents susmentionnés, le président du comité sur la conduite des juges n'est pas saisi de questions essentiellement politiques à propos desquelles on aurait raison de penser qu'il s'est formé une opinion avant d'examiner la plainte, et peut-être avant d'enquêter sur l'affaire en sollicitant les réactions du juge et de son juge en chef. Ni l'identité ni les fonctions officielles du président du comité sur la conduite des juges ne sont incompatibles avec un devoir plus élevé d'impartialité que le critère de l'esprit fermé.

[92]Au contraire, puisque le président sera le plus souvent un juge en chef ou un juge en chef adjoint, et puisqu'il est tenu de se demander si une plainte révèle une conduite qui justifierait la destitution, il convient d'imposer une norme plus rigoureuse. Encore une fois, puisque le devoir d'équité impose au président l'obligation d'éviter de donner prise à une crainte raisonnable de partialité à l'encontre du juge dont la conduite a fait l'objet de la plainte, il ne serait pas légitime que le plaignant puisse uniquement espérer que le président n'ait pas pris sa résolution avant de songer à classer l'affaire. Par conséquent, le critère à appliquer ici est celui de la crainte raisonnable de partialité tel qu'il a été énoncé dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394.

[93]Cependant, l'application du critère oblige la juridiction de contrôle à tenir compte des facteurs contextuels. Ainsi, lorsqu'elle se demande si une personne raisonnable, après s'être informée des circonstances et avoir examiné l'affaire avec réalisme dans tous ses détails, serait amenée à conclure qu'il est très probable que le juge en chef McEachern ait préjugé la plainte avant de rendre la décision contestée ici, la Cour doit prendre en compte la nature non juridictionnelle du processus et l'inexistence d'un intérêt préjudicié.

[94]De plus, puisqu'il s'agit d'un processus d'enquête, ce processus est continu; par conséquent, la décision de classer une affaire peut toujours être revue, comme elle l'a été ici, si des informations nouvelles apparaissent. Il peut donc incomber au président de réexaminer un dossier sur lequel il avait déjà pris une résolution. Vu la nature du processus, la décision du président de ne pas soumettre une plainte à un complément d'enquête ne peut être annulée pour cause de crainte raisonnable de partialité au motif qu'il a auparavant classé l'affaire.

[95]Finalement, je dois examiner les attributs de la personne raisonnable dont il est question dans le critère de la partialité. Définir les caractéristiques de la «personne raisonnable» présente des difficultés dans la mesure où des gens raisonnables peuvent considérer une affaire différemment, selon la perspective adoptée. Ainsi, les membres de minorités visibles ou religieuses seront sans doute plus enclins que d'autres à suspecter une partialité dans la manière dont la plainte de M. Taylor a été traitée. Cependant, l'opinion de la personne raisonnable dans les critères juridiques constitue une norme indicative interprétée par les tribunaux, non une hypothèse qui puisse se vérifier empiriquement.

[96]Pour savoir si une personne raisonnable soupçonnerait un parti pris, le tribunal doit prendre en compte la diversité des perspectives au travers desquelles les membres du public pourraient considérer un événement. La norme de la partialité ne peut être la perspective des plus sensibles, mais la personne raisonnable défend les principes fondamentaux sur lesquels est fondée notre constitution, notamment le principe d'égalité: R. c. S. (R.D.), aux paragraphes 46 et 48 (les juges McLachlin et L'Heureux-Dubé).

(iii) application de la norme

[97]J'examinerai maintenant les détails de la partialité alléguée par M. Taylor, pour savoir si, individuellement ou collectivement, les événements sur lesquels il se fonde conduiraient une personne raisonnable à croire que le juge en chef McEachern était probablement de parti pris lorsque, après avoir considéré l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Laws, il a classé l'affaire en exprimant sa désapprobation à l'égard de la conduite du juge Whealy.

[98]À cette fin, j'examinerai l'ensemble du dossier soumis par le Conseil, y compris les déclarations faites à l'égard d'une décision antérieure de classer l'affaire, même si cette décision ne fait pas l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Une attitude d'esprit révélée à un stade antérieur de la procédure pourrait amener une personne raisonnable à penser que cette décision a débouché sur la décision qui est contestée ici. J'ai groupé ci-après les points principaux sur lesquels M. Rosenthal s'est fondé pour prouver la partialité du président.

(a) lettre du Conseil en date du 28 décembre 1994

[99]M. Rosenthal s'appuie sur deux déclarations figurant dans la première réponse du Conseil à la plainte. D'abord, selon lui, l'affirmation selon laquelle les décisions du juge Whealy «ne peuvent être contestées que par voie d'appel interjeté devant la Cour d'appel» équivalait de la part du Conseil à se déclarer incompétent. Cependant, il convient de noter que, dans une lettre du 23 janvier 1995, le président avait modifié la position apparemment prise dans sa réponse initiale, en disant que, «dans les cas qui le justifient», la conduite d'un juge dans une salle d'audience pourra être soumise à une enquête du Conseil. Cette affirmation est nuancée par la phrase suivante, où l'on peut lire que les juridictions d'appel sont les mieux placées pour se prononcer sur les décisions prises par les juges dans l'accomplissement de leurs fonctions judiciaires.

[100]Quoi qu'il en soit, même si l'on pouvait dire que le Conseil s'est au départ déclaré incompétent pour entendre la plainte, une opinion erronée sur la compétence du Conseil ne conduirait pas une personne raisonnable à croire que, dans les circonstances de cette affaire, le réexamen par le président de sa décision de rejeter la plainte était entaché d'un parti pris répréhensible.

[101]Deuxièmement, selon M. Rosenthal, l'affirmation du président selon laquelle «il semble que M. le juge Whealy a pris les mesures qu'il jugeait nécessaires pour préserver l'ordre dans sa salle d'audience» révèle une prévention si manifeste qu'il y a nécessairement partialité. Cette impression, dit-il, a été confirmée par le refus du président de revoir l'affaire après que M. Rosenthal eut cherché à montrer que durant le procès les membres de l'assistance n'avaient manifesté aucun comportement désordonné, si ce n'est celui qu'avait provoqué la décision du juge relative aux coiffures.

[102]Je ne vois rien de mal dans les propos du juge en chef McEachern. Il n'a pas dit que les mesures prises étaient nécessaires, mais uniquement que le juge Whealy les avait jugées nécessaires. Autant que je sache, la véracité de cette dernière affirmation n'a pas été mise en doute. À mon avis, les propos tenus sur cette question par le président du comité sur la conduite des juges ne constituent pas une preuve de partialité.

(b) non-communication de la réponse du juge Whealy au plaignant

[103]Comme je l'ai déjà indiqué, M. Rosenthal n'a appris l'existence de la lettre du juge au Conseil, en date du 30 novembre 1994, que lorsque cette lettre a été versée dans le dossier déposé par le Conseil dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. Le Conseil n'avait pas informé M. Rosenthal qu'il avait reçu une lettre du juge, lettre dont le président a probablement tenu compte lorsqu'il a décidé de classer l'affaire.

[104]Je ne vois pas du tout pourquoi cette lettre n'aurait pas dû être communiquée à M. Rosenthal dès sa réception. Il pourra dans certains cas être inopportun pour le président de révéler dans son intégralité la réponse d'un juge, mais le cas présent n'est pas l'un d'entre eux. La lettre du juge Whealy n'était manifestement pas destinée à être un document confidentiel du Conseil puisque le juge Whealy la concluait en disant qu'«elle n'a pas été écrite sous le sceau du secret». La confiance du public dans l'efficacité du Conseil sera tout probablement renforcée si le processus de traitement des plaintes est transparent.

[105]Néanmoins, la non-communication de cette pièce de correspondance n'est pas une preuve de partialité. La non-communication des renseignements sur lesquels s'est fondé un décideur intéresse l'autre volet du devoir d'équité, à savoir l'obligation de donner à ceux qui sont visés par une décision administrative l'occasion de faire des observations et de répondre aux pièces défavorables dont le décideur tient compte. Cependant, puisqu'il n'a pas été avancé que la non-communication a contrevenu à cet aspect du devoir d'équité, je ne me propose pas de la considérer davantage.

(c) insuffisance d'examen de la plainte

[106]Contrairement à ce qu'affirme M. Rosenthal, le fait que le président n'a pas saisi l'offre de M. Rosenthal de produire des témoins oculaires des événements survenus dans la salle d'audience ne prouve pas qu'il avait des préventions, pas plus d'ailleurs que son sentiment selon lequel il ne lui était pas nécessaire d'enquêter davantage avant de décider de classer l'affaire.

[107]Lorsqu'un organisme administratif néglige de faire une enquête approfondie à la suite d'une plainte, peut-être manque-t-il à son devoir d'équité: Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574 (1re inst.), confirmé par (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.). Cependant, vu le contexte administratif et le contexte juridique du processus de traitement des plaintes dont il est question ici, le président dispose d'un vaste pouvoir d'appréciation dans la manière d'examiner une plainte. À mon avis, le devoir d'équité n'obligeait pas le président à enquêter sur la plainte de la manière préconisée par M. Rosenthal.

(d) lettre du Conseil datée du 23 janvier 1995

[108]Selon M. Rosenthal, la déclaration du président selon laquelle il examinerait de nouveau la plainte après que la Cour d'appel de l'Ontario disposerait de l'appel interjeté par M. Laws est une preuve de partialité. D'après lui, le président se déclarait par le fait même incompétent et ne comprenait pas que seul le Conseil avait compétence pour décider si les décisions du juge Whealy justifiaient une recommandation de destitution.

[109]Cependant, il se trouve que le juge en chef McEachern a rouvert le dossier après que la Cour d'appel de l'Ontario eut rendu sa décision, et qu'il a invoqué cette décision, de même que les regrets exprimés par le juge, pour dire que la conduite du juge Whealy avait été déplacée et qu'elle méritait d'être désapprouvée. Je ne crois pas que le président ait eu tort d'attendre l'arrêt de la Cour d'appel dans l'affaire Laws, une procédure où la rectitude de la décision du juge Whealy relative au port de certaines coiffures faisait l'objet, en appel, d'une audience en bonne et due forme, même si dans cette procédure les préoccupations de la Cour d'appel n'étaient pas celles du Conseil. Il est tout à fait légitime pour le Conseil, lorsqu'il s'agit d'examiner l'à-propos de la conduite d'un juge dans une salle d'audience, de s'en remettre à l'instance régulièrement saisie, à savoir une cour d'appel, avant de disposer d'une plainte se rapportant à cette conduite.

[110]M. Rosenthal s'est également insurgé contre les propos suivants du président: «Il n'est pas possible aujourd'hui, loin du climat qui régnait au sein de cette salle d'audience, de dire si la décision de M. le juge Whealy était juste ou non». Selon M. Rosenthal, ces propos donnaient la fausse impression que le Conseil n'avait aucun pouvoir d'enquête. Qu'une enquête complémentaire eût ou non permis d'élucider les circonstances dans lesquelles le juge a rendu ses décisions, ou qu'elle eût ou non permis d'éclaircir son aptitude à continuer d'occuper sa charge, les propos du président ne sont pas la preuve d'un parti pris. À tort ou à raison, ils ne faisaient qu'exprimer la difficulté de reconstituer avec exactitude l'atmosphère de la salle d'audience, sans être un aveu de l'impuissance du Conseil à ouvrir une enquête. Quoi qu'il en soit, par la décision contestée ici, le président a fait sien l'avis de la Cour d'appel de l'Ontario selon lequel le juge avait eu tort d'exclure M. Taylor de la salle d'audience.

(e) décision concernant la plainte

[111]Finalement, M. Rosenthal a avancé deux arguments pour montrer que la décision du président relative à la plainte était elle-même la preuve de sa partialité. D'abord, la seule désapprobation exprimée par le président se rapportait non pas aux décisions du juge, mais à l'impression qu'elles avaient produite. Cependant, le pouvoir du président de condamner la conduite d'un juge se limite à la mesure dans laquelle le juge reconnaît le caractère déplacé ou répréhensible de cette conduite. Après l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario, le juge Whealy a admis qu'il avait commis une erreur et il a regretté que ses propos eussent conduit le plaignant et d'autres à croire qu'il avait des préventions contre eux. À mon avis, la critique formulée par le président rendait compte adéquatement du mea-culpa du juge Whealy. Ce n'est pas là une preuve de partialité.

[112]Deuxièmement, selon M. Rosenthal, on peut conclure à la partialité parce que le dossier du Conseil ne révèle pas que le président se soit jamais demandé si le juge entretenait des préventions telles qu'il n'était pas en mesure d'accomplir les devoirs de sa charge. À mon avis, cet argument fait fausse route. C'est à celui qui conteste une décision de convaincre la juridiction de contrôle que l'auteur de la décision a ignoré un aspect pertinent. Je ne puis déduire de la lettre du président du 9 décembre 1998 qu'il n'a pas tenu compte de cet aspect essentiel. Le président a rendu une décision qui ne convenait pas à M. Taylor, mais cela n'est évidemment pas une preuve de partialité.

(f) conclusion

[113]Pour les motifs susmentionnés, je ne suis pas convaincu que la conduite du président amènerait une personne raisonnable qui s'est informée des circonstances et qui a examiné l'affaire avec réalisme et dans tous ses détails à croire que le juge en chef McEachern avait tout probablement des préventions contre la plainte de M. Taylor et qu'il n'a pas réexaminé en toute impartialité sa décision de classer l'affaire à la suite de l'arrêt et des observations de la Cour d'appel de l'Ontario, et au vu des autres pièces qu'il avait devant lui.

Point no 4: Lorsque le Conseil a classé l'affaire, a-t-il nié les droits fondamentaux de M. Taylor?

[114]Dans sa plaidoirie, M. Rosenthal a dit que ce n'était pas là son argument le plus convaincant. Je suis d'accord avec lui et je fais miens les motifs invoqués par le juge des requêtes pour le rejeter.

F. CONCLUSIONS

[115]Pour ces motifs, je rejetterais l'appel, mais sans dépens, compte tenu de l'importance des points soulevés.

Le juge Décary, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

Le juge Rothstein, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

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