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[2013] 3 R.C.F. 279

IMM-1223-11

2011 CF 1244

Arthrine Melisha Turton, Veda-Mae Dorothy Turton (demanderesses)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Turton c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Russell—Toronto, 27 septembre; Ottawa, 1er novembre 2011.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada – Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Risque éventuel généralisé et personnalisé — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, rejetant les demandes d’asile des demanderesses, qui revendiquaient la qualité de réfugiées au sens de la Convention ou de personnes à protéger, sur le fondement des art. 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Les demanderesses sont une femme jamaïcaine (demanderesse principale) et sa mère (demanderesse secondaire) — En Jamaïque, la demanderesse principale a été enlevée par un gang violent, et ses ravisseurs l’ont emmenée avec eux pour effectuer une équipée de cambriolages — Pendant un cambriolage, la demanderesse principale a entendu le nom de l’un de ses ravisseurs — Par la suite, la demanderesse principale a fait une dénonciation à la police, en dépit des menaces de mort qu’elle a reçues, puis elle a quitté la Jamaïque pour venir au Canada — Le membre du gang dont la demanderesse principale avait entendu le nom a par la suite été tué par la police — Quant à la demanderesse secondaire, qui était restée en Jamaïque, elle soutenait avoir été suivie par des hommes en deux occasions, mais n’avait subi aucun préjudice — Il s’agissait de savoir si la SPR a violé le droit à l’équité procédurale des demanderesses en ne les avisant pas du fait que la question du risque généralisé était en cause — Toutes les possibilités ont été données aux demanderesses de faire valoir la nature de leur cause, et on leur a donné une bonne indication du fait que le risque personnalisé était en cause — La demanderesse principale est une personne instruite qui savait bien ce que la loi exigeait d’elle pour établir l’existence du risque prévu à l’art. 97 de la Loi — La SPR comprenait la nature de la revendication et les faits sur lesquels celle-ci était fondée — La seule question de fond soulevée par les demanderesses était de déterminer si la SPR a adéquatement traité les risques éventuels d’être ciblées ou de faire l’objet de représailles que les demanderesses pouvaient courir — Les faits en l’espèce posaient problème en ce qu’il n’avait nullement été conclu que la demanderesse principale était exposée à des risques ou qu’elle avait été expressément ciblée — Il ressort clairement de la preuve que la demanderesse principale craint d’être ciblée à l’avenir — Bien que les conclusions de la SPR sur le ciblage passé n’avaient rien de déraisonnable, ce sont les conclusions sur l’avenir qui étaient troublantes — La SPR n’a considéré les risques que dans la perspective d’une personne « bien nantie », négligeant ainsi le fait que les demanderesses craignaient qu’un gang violent ne leur inflige un préjudice éventuel, compte tenu du fait que la demanderesse principale a apporté son aide à la police, ce qui a conduit à la mort d’un membre du gang — La crainte de préjudices éventuels qu’éprouvaient les demanderesses était au cœur de leur demande — Par conséquent, il était déraisonnable, de la part de la SPR, de ne pas traiter de cette crainte, et de ne pas considérer la question de savoir si, au vu des faits de l’espèce, il existait un risque personnalisé — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, rejetant les demandes d’asile des demanderesses, qui revendiquaient la qualité de réfugiées au sens de la Convention ou de personnes à protéger sur le fondement des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Les demanderesses, une femme (la demanderesse principale) et sa mère (la demanderesse secondaire), citoyennes de la Jamaïque, sont arrivées au Canada à des dates différentes et ont revendiqué le statut de réfugiées. En 2008, en Jamaïque, la demanderesse principale a été enlevée lorsqu’elle rentrait à la maison après le travail et l’école. Ses ravisseurs l’ont forcée à prendre place sur le siège arrière de sa propre voiture et l’ont conduite dans leur quartier, où ils lui ont volé des effets personnels et l’ont emmenée avec eux pour effectuer une équipée de cambriolages. Pendant qu’elle était dans la voiture, elle a entendu le nom d’un des membres du gang. Au cours du cambriolage d’un magasin, un gardien de sécurité, qui était le neveu d’un policier haut gradé de la force constabulaire jamaïcaine, a été tué. Les ravisseurs ont fini par libérer la demanderesse principale, mais ils ont menacé de la tuer si elle s’adressait à la police. Ses ravisseurs lui ont dit qu’ils avaient surveillé ses allées et venues pendant un certain temps. À son travail, le lendemain, la demanderesse principale a raconté à son superviseur ce qui lui était arrivé. À contrecœur, elle a fini par accepter de faire une dénonciation à la police, et on lui a dit que ses ravisseurs étaient probablement des membres d’un gang violent, les Clansmen. Pour des raisons de sécurité, l’entreprise où travaillait la demanderesse principale a embauché un garde du corps personnel afin de la protéger et lui a acheté un billet d’avion à destination du Canada. Par la suite, la demanderesse principale a appris qu’un des membres des Clansmen avait été tué par la police et qu’il s’agissait de celui dont elle avait entendu le nom lors de son enlèvement. Quant à la demanderesse secondaire, qui était restée en Jamaïque, elle soutenait avoir été suivie par des hommes en deux occasions, mais n’avait subi aucun préjudice.

Après la présentation par les demanderesses de leurs demandes d’asile, la SPR leur a remis un formulaire d’examen initial qui contenait des renseignements concernant l’audition de leurs demandes, et des cases correspondant à certaines questions ont été cochées. Cependant, la case correspondant à « Risque généralisé », sous « Menace à la vie ou traitements ou peines cruels ou inusités al. 97(1)b) » n’était pas cochée dans le formulaire tandis que plusieurs autres questions l’étaient. Lors de l’audience, les demanderesses n’étaient pas représentées par un avocat.

La SPR a rejeté les demandes des demanderesses en vertu de l’article 96 et de l’alinéa 97(1)b). Elle a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’elles risquaient sérieusement d’être persécutées si elles étaient renvoyées en Jamaïque et qu’elles n’avaient pas établi qu’elles s’exposeraient à une menace à leurs vies ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elles retournaient en Jamaïque. Les questions déterminantes relativement à la demande d’asile étaient celles de la crédibilité, celle d’un lien avec un motif prévu par la Convention et du risque généralisé.

La question principale était de savoir si la SPR a violé le droit à l’équité procédurale des demanderesses en ne les avisant pas que la question du risque généralisé était en cause.

Jugement : la demande doit être accueillie.

En ce qui concerne l’équité procédurale, l’examen du dossier a révélé que toutes les possibilités ont été données aux demanderesses de faire valoir la nature de leur cause. Des séries de questions leur ont été posées à l’audience, qui leur ont donné une bonne indication que le risque personnalisé était en cause et on leur a demandé de présenter des éléments de preuve relativement à cette question. Le dossier a montré que, bien qu’elle se soit représentée elle-même, la demanderesse principale est une personne instruite et informée qui savait bien ce que la loi exigeait d’elle pour établir l’existence du risque prévu à l’article 97. L’exposé des faits donné par la SPR dans sa décision a révélé que la SPR comprenait la nature de la revendication et les faits sur lesquels cette revendication était fondée.

La seule question de fond soulevée par les demanderesses concernait les risques éventuels d’être ciblées; il s’agissait plus particulièrement de déterminer si la SPR avait ou non adéquatement cherché à savoir si, bien que les demanderesses aient été victimes d’un crime généralisé dans le passé, le risque de représailles n’était pas un risque auquel les autres Jamaïcains étaient exposés. La demanderesse principale ne prétendait pas avoir été personnellement ciblée par le gang Clansmen dans le passé; elle craint d’être ciblée si elle retourne en Jamaïque, en raison du rôle qu’elle a joué dans les événements qui ont conduit à la mort d’un membre du gang, et plus particulièrement, parce qu’elle a été témoin d’un crime et qu’elle a donné à la police un témoignage qui a eu pour effet de l’associer à la mort d’un membre du gang, abattu par la police. Le problème que posait les faits en l’espèce était qu’il n’a nullement été conclu que la demanderesse principale était exposée à des risques ou qu’elle avait été expressément ciblée. En fait, il ressortait clairement de la preuve qu’elle ne l’avait pas été. Elle craint d’être ciblée à l’avenir.

Même s’il n’y avait rien de déraisonnable dans les conclusions de la SPR sur le ciblage passé, ce sont les conclusions sur l’avenir qui étaient troublantes. À ce sujet, la SPR a déclaré que les demanderesses n’ont pas établi un risque identifiable différent de celui auquel est exposée la population en général, et que la crainte d’un risque généralisé qu’éprouvent les demandeurs d’asile était le même que celui qu’éprouvent tous les citoyens de la Jamaïque ou, en l’espèce, tous ceux qui sont perçus en Jamaïque comme « bien nantis ». En examinant les risques futurs auxquels les demanderesses sont exposées, la SPR n’a considéré ces risques que dans la perspective d’une personne « bien nantie », alors que la demanderesse principale craignait d’être désormais associée à la mort d’un membre du gang Clansmen et d’être, en conséquence, expressément ciblée par un gang puissant et vindicatif. En se concentrant sur la question de la qualité de personne « bien nantie », la SPR semble avoir négligé cet aspect du risque éventuel. La crainte de la demanderesse principale que le gang Clansmen ne lui inflige un préjudice éventuel en raison de l’aide apportée à la police et de la mort d’un membre du gang était réellement au cœur de la demande; il était déraisonnable, de la part de la SPR, de ne pas traiter de cette crainte et de ne pas considérer la question de savoir si, au vu des faits de l’espèce, il existait un risque personnalisé.

Enfin, la SPR a aussi fait défaut de chercher à savoir si, en dépit du manque d’éléments de preuve cohérents de la demanderesse secondaire, celle-ci serait exposée à un risque analogue d’être ciblée en raison de son lien étroit avec la demanderesse principale, et de tenir compte de la preuve selon laquelle le gang Clansmen est disposé à causer des préjudices à des membres de la famille de cibles qu’il ne peut atteindre.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 72(1), 96, 97.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 589 (C.A.); Gomes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 419; Kaleja c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 252; Guerilus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 394; Vilmond c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 926; Walcott c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 505.

décisions différenciées :

Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 831; Ibnmogdad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 321; Husein c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 7802 (C.F. 1re inst.); Balkhi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 419.

décisions examinées :

Vickram c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 457; Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331; Cardinal et autre c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Maimba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 226; Lin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 108; Velauthar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 425 (C.A.) (QL); Kaldeen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1033 (1re inst.) (QL); Augustine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8187 (C.F. 1er inst.); Aguilar Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 62; Maldonado c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 C.F. 302 (C.A.); Kante c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 525 (1re inst.) (QL); Bains c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1146 (1re inst.) (QL); Talukder c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 668; Madi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1062; Rahaman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8438 (C.F. 1re inst.); Pierre-Louis c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 420 (C.A.) (QL); Barrios Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 403; Kelly v. Nova Scotia (Police Commission), 2006 NSCA 27, 241 N.S.R. (2d) 300, 43 Admin. L.R. (4th) 260; Nemeth c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 590; Pineda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365; Santos Mancia c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 949; Diaz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 705.

décisions citées :

Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (C.F. 1re inst.); Bastien c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 982; Jean Gilles Michel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 159; Ayimadu-Antwi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1116 (1re inst.) (QL); Adams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 529; Agri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 349; Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1183; Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 C.F. 555; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 94, [2003] 3 C.F. 172; Lima c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1138; Viafara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1526.

DOCTRINE CITÉE

Amnesty International. Jamaica: « Let them kill each other »: Public security in Jamaica’s inner cities, avril 2008, en ligne : <http://www.amnesty.org/en/library/asset/AMR38/001/2008/en/c7546d91-ff39-11dc-b092-bdb020617d3d/amr380012008eng.pdf>.

Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Directives no 4 : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe : Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration. Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 1996.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (X (Re), 2011 CanLII 95089), rejetant les demandes d’asile des demanderesses, qui revendiquaient la qualité de réfugiées au sens de la Convention ou de personnes à protéger, sur le fondement des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Vasanthi Venkatesh pour les demanderesses.

Maria Burgos pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Vasanthi Venkatesh, Toronto, pour les demanderesses.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Russell : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), visant la décision en date du 4 février 2011 [X (Re), 2011 CanLII 95089] (la décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté les demandes d’asile des demanderesses, qui revendiquaient la qualité de réfugiées au sens de la Convention ou de personnes à protéger sur le fondement des articles 96 et 97 de la Loi.

LE CONTEXTE

[2]        Les demanderesses, Arthrine Melisha Turton (la demanderesse principale) et sa mère Veda‑Mae Dorothy Turton (la demanderesse secondaire), sont des citoyennes de la Jamaïque. La demanderesse principale est arrivée au Canada le 26 juillet 2008 et la demanderesse secondaire, le 15 novembre 2008. Elles ont revendiqué le statut de réfugié le 22 janvier 2009.

[3]        Le 21 juillet 2008, alors qu’elle rentrait chez elle après le travail et l’école, la demanderesse principale a été enlevée. Ses ravisseurs l’ont forcée à prendre place sur le siège arrière de sa propre voiture et l’ont conduite dans leur quartier. Pendant qu’elle était dans ce quartier, un certain nombre de personnes l’ont vue. Ses ravisseurs lui ont volé ses pièces d’identité, son BlackBerry, son ordinateur portatif et d’autres objets. Après avoir déposé une personne dans le voisinage, ses ravisseurs l’ont emmenée avec eux pour effectuer une équipée de cambriolages. Pendant qu’elle était dans la voiture avec les membres du gang, elle a entendu le nom « Lance ».

[4]        Au cours du cambriolage d’un magasin, les ravisseurs ont tiré sur un gardien de sécurité et l’ont tué. Selon ce que la demanderesse principale a ensuite découvert, le gardien tué était John Amos, le neveu du surintendant principal Newton Amos, un policer haut gradé de la force constabulaire jamaïcaine. Après avoir terminé leur équipée criminelle, les cambrioleurs ont ramené la demanderesse principale dans leur quartier. Ils lui ont expliqué comment rentrer chez elle et lui ont dit qu’ils avaient surveillé ses allées et venues pendant un certain temps et que, si elle s’adressait à la police, ils la retrouveraient et la tueraient. Ils l’ont ensuite laissée retourner chez elle en voiture.

[5]        De retour chez elle la nuit, la demanderesse principale était affolée. À son travail le lendemain, elle a raconté ce qui lui était arrivé à son superviseur. Celui‑ci s’est adressé au directeur de la sécurité de l’entreprise, qui l’a encouragée à rapporter l’incident à la police. D’abord réticente à cette idée en raison des menaces qu’elle avait reçues et de sa croyance que la police était corrompue, la demanderesse principale a accepté de faire une dénonciation à la police. Elle a surmonté sa réticence à déclarer l’incident lorsque le directeur de la sécurité de l’entreprise lui a dit que sa plaque d’immatriculation avait probablement été notée et que, si elle ne faisait pas une dénonciation à la police, elle serait sans doute considérée comme une complice du meurtre par balle.

[6]        Comme la demanderesse principale craignait d’être reconnue par des relations du gang au poste de police, le directeur de la sécurité a organisé une réunion avec trois détectives à l’hôtel Hilton à Kingston. Là, elle leur a raconté son histoire. Les policiers lui ont dit qu’elle avait probablement été prise pour cible au hasard et parce qu’elle conduisait une bonne voiture, qu’elle vivait dans un quartier huppé et qu’elle était une femme célibataire qui se déplaçait seule. Elle n’était pas entièrement d’accord, car ses assaillants lui avaient dit qu’ils l’avaient surveillée pendant un certain temps. À la réunion, les détectives lui ont dit que le gardien de sécurité tué était le neveu du surintendant principal Amos. Ils lui ont également dit que ses ravisseurs étaient probablement des membres du gang Clansmen, bien connu pour ses tactiques de violence et d’intimidation.

[7]        Après avoir rapporté l’incident à la police, la demanderesse principale et le personnel de l’entreprise où elle travaillait sont demeurés préoccupés quant à sa sécurité. L’entreprise a embauché un garde du corps personnel pour la protéger jour et nuit et lui a également acheté un billet d’avion pour le Canada, où elle serait à l’abri des représailles. Le 26 juillet 2008, la demanderesse principale a quitté la Jamaïque à destination de Toronto.

[8]        Le 28 septembre 2008, un membre du Clansmen a été tué par la police. La demanderesse principale a par la suite témoigné avoir appris de la police que le membre du gang qui avait été tué était Lance, celui‑là même dont elle avait entendu parler lors de l’équipée de cambriolages.

[9]        En octobre 2008, après le départ de la demanderesse principale de la Jamaïque, la demanderesse secondaire a été suivie par trois hommes alors qu’elle se rendait à l’église. Lorsqu’ils se sont trouvés à environ 50 mètres d’elle, elle a appelé au secours et ils ont fui. La demanderesse secondaire a également fait état d’un incident à Kingston au cours duquel elle a été suivie alors qu’elle hélait un taxi. Les agresseurs de la demanderesse secondaire lors de ces deux incidents n’ont pas été identifiés.

[10]      Après la présentation par les demanderesses de leurs demandes d’asile, la SPR leur a remis un formulaire d’examen initial qui contenait des renseignements concernant l’audition de leurs demandes. Dans la section intitulée « Questions », des cases correspondant aux questions suivantes étaient cochées :

‑ Crainte subjective

‑ Demande d’asile tardive

‑ Protection de l’État

‑ Possibilité de refuge intérieur

‑ Crédibilité

‑ Définition de réfugié au sens de la Convention, art. 96

‑ Lien

‑ Agent de persécution

‑ Victime d’un crime

‑ Menace à la vie ou traitements ou peines cruels ou inusités al. 97(1)b)

‑ Menace à la vie

‑ Auteur du préjudice

La case correspondant à « Risque généralisé » sous « Menace à la vie ou traitements ou peines cruels ou inusités al. 97(1)b) » (italiques dans l’original) n’était pas cochée dans le formulaire.

[11]      Les demandes d’asile des demanderesses ont été instruites à Toronto le 28 janvier 2011. Les demanderesses n’étaient pas représentées par un avocat. À l’audience, la SPR a cerné les questions en litige suivantes :

a.  Crédibilité — [traduction] « il ne s’agit pas réellement d’une question en litige parce que la crédibilité est examinée pour toutes les demandes ».

b.  Crainte subjective — [traduction] « craignez‑vous, si vous êtes renvoyée en Jamaïque, les agresseurs présumés ou ce que vous craignez, peu importe ce que c’est, est‑ce subjectif? Craignez‑vous de subir un préjudice si vous retournez en Jamaïque? »

c.  Protection de l’État — [traduction] « C’est‑à‑dire, si vous retournez en Jamaïque, l’État pourrait‑il vous protéger? Par exemple, la police pourrait‑elle vous protéger? »

d.  Possibilité d’un refuge intérieur — [traduction] « La possibilité d’un refuge intérieur, je crois que vous en avez déjà entendu parler, parce que j’ai vu votre exposé circonstancié. Qu’est‑ce ça signifie? Cela signifie que, eh bien, en tout premier lieu, avant de pouvoir présenter une demande dans tout autre pays autre que votre pays d’origine, non seulement vous devez vous prévaloir de la protection de l’État, mais encore regarder s’il y a un endroit sûr dans votre pays, en Jamaïque, où vous pourriez rester plutôt que de venir au Canada? »

e.  Existence d’un lien — [traduction] « dans votre cas particulier, c’est […] l’une des questions est l’existence d’un lien, est‑ce que vous appartenez aux cinq groupes? […] ou n’êtes‑vous qu’une victime? »

La SPR, notant aussi que les demanderesses devaient satisfaire aux critères prévus à l’article 96 ou à l’alinéa 97(1)b) de la Loi, a dit ce qui suit :

[traduction] Par conséquent, en vertu de la loi, êtes‑vous une réfugiée au sens de la Convention?

Deuxièmement, êtes‑vous exposée à une menace à votre vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités au sens de la loi?

Ainsi, selon votre demande, vous êtes une réfugiée au sens de la Convention et/ou exposée à des risques.

Par conséquent, je vous poserai des questions à ce sujet pour vérifier si vous répondez aux exigences de la loi.

[12]      La SPR a également informé les demanderesses qu’elles auraient la possibilité de présenter des observations au terme de leur témoignage. La SPR a déclaré :

[traduction] Qu’est‑ce qu’une observation? Eh bien, la plupart des gens pensent qu’il ne s’agit que d’un résumé de l’affaire, eh bien ce n’en est pas vraiment le but, car je viens d’entendre la preuve, je sais bien que je deviens vieux, mais je ne suis pas si vieux, je peux m’en souvenir.

Par conséquent, les observations sont un peu plus que ça. Cela consiste à joindre la jurisprudence à ça.

[…]

Et les autres éléments de la preuve documentaire que vous avez. Réunir cela et informer le tribunal, essentiellement faire valoir votre cause, comment […] sur quelle jurisprudence voulez‑vous que je m’appuie et quelle mesure voulez‑vous obtenir en fin de compte.

Et donc, je vous donne cette possibilité. Bien sûr, vous ne connaissez pas la jurisprudence, mais si vous voulez la possibilité de présenter des observations, je vais vous la donner, d’accord?

[13]      À la fin de l’audience, la SPR a donné aux demanderesses la possibilité de présenter des observations et leur a demandé s’il avait été traité de tous les points sur lesquels les demanderesses voulaient être entendues. La SPR a rendu sa décision le 4 février 2011 et en a informé les demanderesses par lettre le 9 février 2011.

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[14]      La SPR a rejeté les demandes des demanderesses en vertu de l’article 96 et de l’alinéa 97(1)b). Elle a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’elles risquaient sérieusement d’être persécutées si elles étaient renvoyées en Jamaïque et qu’elles n’avaient pas établi qu’elles s’exposeraient à une menace à leurs vies ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elles retournaient en Jamaïque.

[15]      Dans la décision, la SPR a noté que les questions déterminantes relativement à la demande d’asile étaient celles de la crédibilité, de l’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention et du risque généralisé. L’identité des demanderesses a été établie, des copies de leurs passeports ayant été présentées à la SPR. La SPR a également noté qu’elle avait pris en compte les Directives no 4 : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe : Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration, 1996 (les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe) étant donné que les demanderesses étaient des femmes.

L’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention

[16]      La décision de la SPR sur la demande d’asile fondée sur l’article 96 reposait sur l’absence d’un lien avec un motif prévu par la Convention. La SPR a conclu à cette absence de lien parce que la demanderesse principale, lorsqu’elle a été attaquée et forcée à participer aux cambriolages, avait été ciblée parce qu’elle était au volant d’une bonne voiture et qu’elle vivait dans un quartier huppé. La SPR a noté que la « [demanderesse principale] a cru que les bandits cherchaient quelqu’un de fortuné plutôt qu’un citoyen jamaïcain moyen ». La demanderesse principale a été ciblée parce qu’elle correspondait à ce profil.

[17]      La SPR a accepté le témoignage de la demanderesse secondaire selon lequel elle avait été suivie par trois hommes alors qu’elle se rendait à l’église. La SPR n’a toutefois pas accepté son témoignage sur l’incident qui se serait produit à Kingston, alors que la demanderesse secondaire hélait un taxi, et a conclu que ces incidents étaient tous les deux « vagues ». La SPR a également conclu que rien ne démontrait l’existence d’un lien entre les incidents dont a été témoin la demanderesse secondaire et ce qui est arrivé à la demanderesse principale : les agresseurs de la demanderesse secondaire ne se sont pas identifiés comme étant des membres du gang Clansmen; il n’y avait pas non plus de preuve d’un quelconque autre lien entre les incidents. La SPR a également conclu que ni la demanderesse secondaire ni aucun autre membre de sa famille n’avait été joint par le gang Clansmen après le départ de la demanderesse principale pour le Canada.

[18]      Quoique la SPR ait reconnu que les demanderesses avaient été victimes de crimes en Jamaïque, cela ne suffisait pas pour établir l’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention. Les demanderesses n’ont pas été ciblées en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leurs opinions politiques ou de leur appartenance à un groupe social particulier. Vu l’absence d’un lien avec un motif prévu par la Convention, la SPR a conclu que leurs revendications en vertu de l’article 96 devaient être rejetées.

Le risque généralisé

[19]      La SPR a également examiné la question de savoir si les demanderesses étaient des personnes à protéger au sens de l’alinéa 97(1)b) de la Loi. Se fondant sur la preuve documentaire dont elle disposait, la SPR a conclu que la criminalité était répandue en Jamaïque. En particulier, la SPR a souligné que le premier ministre de la Jamaïque avait dit, le 22 juillet 2008, soit le lendemain de l’agression de la demanderesse principale, qu’il y avait eu jusqu’alors, en 2008, 269 arrestations pour des crimes graves en juin, 202 meurtres en mai, 135 meurtres en juin et 69 meurtres en juillet.

[20]      La SPR a conclu que les demanderesses avaient été victimes d’actes causant des préjudices. Elle a toutefois estimé qu’ils n’équivalaient pas à une menace personnalisée à leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités. Quoique les demanderesses aient subi des préjudices, le risque d’un préjudice supplémentaire auquel elles sont exposées n’est pas supérieur à celui auquel la population en général est exposée en Jamaïque. Les demanderesses sont exposées au même risque que tous les citoyens de la Jamaïque, particulièrement ceux qui sont perçus comme étant bien nantis. La SPR a dit que, dans la décision Vickram c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 457, notre Cour a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la perception d’être bien nanti ne suffisait pas pour établir un risque particulier au sens de l’article 97. La SPR a également fait observer que, dans la décision Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, la juge Danièle Tremblay‑Lamer a statué que, lorsqu’il existe un risque généralisé de criminalité, le fait que la victime d’un crime est bien nantie ne suffit pas à établir un risque personnalisé de subir un préjudice. En l’espèce, la SPR a conclu que les demanderesses craignaient d’être exposées au même risque de criminalité que des personnes dans une situation semblable en Jamaïque. Bien qu’il soit possible que les personnes bien nanties soient plus souvent ciblées, on ne peut en conclure que les demanderesses n’étaient pas exposées au même risque généralisé. Comme elles partagent le même risque que les autres, elles n’ont pas établi qu’elles étaient exposées à un risque personnalisé visé par l’alinéa 97(1)b) de la Loi.

La crédibilité

[21]      La SPR a indiqué dans sa décision qu’elle s’était penchée sur la question de la crédibilité, mais la décision ne comporte aucune analyse de la crédibilité des demanderesses.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[22]      Les demanderesses ont soulevé les questions suivantes :

1. La SPR a‑t‑elle violé leur droit à l’équité procédurale en ne les avisant pas que la question du risque généralisé était en cause?

2. La SPR a‑t‑elle omis de tenir compte de la preuve relative au risque personnalisé?

3. La SPR a‑t‑elle fait défaut de considérer le motif fondé sur le sexe invoqué par les demanderesses à l’appui de leurs revendications?

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[23]      Les dispositions suivantes de la Loi sont pertinentes dans la présente instance :

      96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

[…]

Définition de « réfugié »

      97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

[…]

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

Personne à protéger

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[24]      Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 9 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’était pas nécessaire de se livrer dans chaque instance à une analyse de la norme de contrôle. En effet, lorsque la norme de contrôle applicable à une question particulière soumise à la Cour est bien établie dans la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme. Ce n’est que lorsque cette recherche se révèle infructueuse que la cour de révision doit procéder à l’examen des quatre éléments de l’analyse relative à la norme de contrôle.

[25]      Dans l’arrêt Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 589, la Cour d’appel fédérale a statué, à la page 596, que « [l]e demandeur du statut de réfugié bénéficie des principes de justice naturelle devant la section du statut. L’un des éléments fondamentaux et bien établis du droit d’une partie d’être entendue est l’obligation de lui donner avis de la preuve réunie contre elle ». Dans la décision Gomes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 419 (Gomes), le juge Robert Barnes a conclu que le défaut de la SPR d’aviser le demandeur d’asile que la question de la protection de l’État était en litige constituait un manquement à l’équité procédurale. Comme le droit de recevoir un avis constitue une question d’équité procédurale, la norme de contrôle applicable à la première question est celle de la décision correcte.

[26]      Comme la Cour suprême du Canada l’a déclaré dans l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 50 :

La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

[27]      Quant à la deuxième question, dans la décision Kaleja c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 252, le juge John O’Keefe a statué que la norme de contrôle d’une décision rendue en vertu de l’article 97 est celle de la décision raisonnable. De plus, dans la décision Guerilus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 394, le juge Richard Boivin a indiqué, au paragraphe 9, que « [l]’examen d’une demande en vertu du paragraphe 97(1) de la loi nécessite une enquête individuelle […] En conséquence, la norme de contrôle appropriée est la norme de la raisonnabilité ». La deuxième question porte sur la décision rendue par la SPR sur le fondement du paragraphe 97(1) et la norme de contrôle judiciaire relativement à cette question est donc celle de la décision raisonnable.

[28]      Dans la décision Vilmond c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 926, le juge Michel Beaudry a statué, au paragraphe 13, que l’« omission [de la SPR] d’examiner la demande telle qu’elle a été présentée par la demanderesse constitue une mauvaise appréciation des faits et de la preuve », ce qui est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable. De plus, dans la décision Walcott c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 505, le juge Frederick Gibson a statué [au paragraphe 25] que le défaut de la SPR « de mettre particulièrement l’accent sur le sexe de la demanderesse » était une erreur susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable. En ce qui a trait à la troisième question, la norme de contrôle en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

[29]      Lors de la révision d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse porte sur « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que sur] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59. En d’autres mots, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

LES ARGUMENTS

Les demanderesses

La SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale envers les demanderesses

[30]      Les demanderesses soutiennent que la SPR a violé leur droit à l’équité procédurale du fait qu’elle ne les a pas avisées que la question du risque généralisé était en cause. Elles font valoir que, selon l’arrêt Cardinal et autre c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, elles bénéficiaient du droit absolu à un procès équitable, et notamment du droit de savoir ce qu’elles devaient prouver. La SPR ne leur a pas indiqué qu’elles devaient présenter une preuve sur la question du risque généralisé et elle a donc violé leur droit à l’équité procédurale.

[31]      Les demanderesses invoquent la décision Gomes, précitée, ainsi que la décision Maimba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 226 (Maimba), à l’appui de leur prétention que le défaut de la SPR de soulever une question en litige, soit dans le formulaire d’examen initial fourni aux revendicateurs soit à l’audience, constitue un manquement à l’équité procédurale. Contrairement aux décisions Gomes et Maimba, dans lesquelles les questions non soulevées par la SPR n’étaient pas essentielles pour trancher la demande soumise à la SPR, dans la présente espèce, le point qui n’a pas été signalé l’était. Cela rend la violation du droit à l’équité procédurale beaucoup plus grave.

[32]      Les demanderesses soutiennent que, selon la décision Lin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 108 (Lin), lorsque certaines cases sont cochées et d’autres non dans le formulaire d’examen initial, le demandeur d’asile est avisé que les questions correspondant aux cases non cochées ne sont pas en jeu. La case correspondant à « Risque généralisé » dans le formulaire d’examen initial fourni aux demanderesses n’était pas cochée, alors que d’autres cases sous « Menace à la vie ou traitements ou peines cruels ou inusités » l’étaient. Comme la case « Risque généralisé » n’était pas cochée alors que d’autres cases l’étaient, les demanderesses étaient avisées que la question du risque généralisé n’était pas en cause. Le fait que la SPR ait fait marche arrière et ait rendu une décision sur ce fondement constitue un manquement à l’équité procédurale.

[33]      Au début de l’audience, la SPR a énoncé une liste des questions qui, selon elle, étaient en litige. Aucun des points de cette liste de la SPR ne suffisait pour aviser les demanderesses que la question du risque généralisé était en cause dans la procédure. Quoique la SPR ait demandé [traduction] « êtes‑vous exposées au risque de traitements ou peines cruels et inusités? », comme on le voit à la page sept de la transcription, cela ne suffisait pas pour aviser les demanderesses que la question du risque généralisé était en cause. Elles soutiennent que cette intervention les informait seulement que la question de savoir si leur vie était menacée par l’auteur du préjudice était en cause.

[34]      Les demanderesses invoquent l’arrêt Velauthar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 425 (C.A.) (QL), et la décision Kaldeen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1033 (1re inst.) (QL), à l’appui de leur prétention selon laquelle le fait pour la Commission de donner des précisions sur les questions en cause et de rendre une décision contraire à ces précisions constitue une négation de leur droit de connaître ce qu’elles doivent prouver, ce qui équivaut à un manquement à la justice naturelle. Comme la SPR a informé les demanderesses que certaines questions seraient en cause, mais qu’elle a néanmoins rendu une décision défavorable à leur égard sur un fondement différent, il y a eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

[35]      Se fondant sur la décision Augustine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8187 (C.F. 1er inst.), les demanderesses soutiennent que même la possible mauvaise compréhension des questions en cause suffit pour que la cour de révision annule une décision et renvoie l’affaire. Comme en l’espèce les questions en cause ont réellement été mal comprises, il y a eu manquement à l’équité procédurale et la décision de la SPR devrait être annulée et l’affaire, renvoyée pour qu’il soit procédé à un nouvel examen.

[36]      Le manquement à l’équité procédurale en l’espèce était rendu plus grave par le fait que les demanderesses n’étaient pas représentées à l’audience par un avocat. Lorsqu’un demandeur d’asile n’est pas représenté à une audience, l’obligation de la SPR d’indiquer les questions qui sont en jeu et d’expliquer ce qu’il doit prouver est renforcée. Comme la SPR n’a pas satisfait à cette obligation, le droit des demanderesses à l’équité procédurale a été violé.

La conclusion de la SPR quant au risque généralisé était déraisonnable

[37]      Les demanderesses font valoir en outre que la SPR a commis une erreur de droit et de fait en ne tenant aucun compte de la preuve selon laquelle elles étaient exposées à une menace personnalisée à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Elles soutiennent que, comme la SPR a conclu que les témoignages des demanderesses étaient francs et véridiques et que leur crédibilité n’était pas en cause, les événements dont elles ont fait état, décrits dans leurs FRP [formulaire de renseignements personnels] et leurs témoignages de vive voix, devaient réellement s’être produits.

[38]      Dans son évaluation du risque généralisé, la SPR n’a pas traité des faits suivants (les faits énumérés) :

a.  la demanderesse principale a été expressément ciblée par le Clansmen;

b.  la demanderesse principale a été ciblée parce qu’elle était une femme célibataire qui se déplaçait avec sa mère;

c.  la demanderesse principale a été témoin du meurtre de John Amos, le neveu du surintendant principal de la Force constabulaire jamaïcaine;

d.  la demanderesse principale a collaboré avec les autorités, ce qui a entraîné la mort d’un membre du Clansmen;

e.  les ravisseurs de la demanderesse principale l’ont amenée dans leur quartier, où elle a été vue par de nombreuses personnes qui pourraient par la suite la reconnaître;

f. les ravisseurs de la demanderesse principale ont volé ses pièces d’identité, son ordinateur portatif et d’autres informations qui l’identifiaient.

La demanderesse principale soutient que tous ces faits non contredits tendent à démontrer un risque personnalisé plus élevé, de sorte qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de conclure qu’elle était seulement exposée à un risque généralisé.

[39]      La demanderesse principale affirme qu’elle ne craint pas d’être exposée à un risque de criminalité généralisé en retournant en Jamaïque, mais de subir les représailles du gang Clansmen pour son rôle dans la mort de l’un de leurs membres, Lance, dont elle se souvient avoir entendu parler la nuit où elle a été enlevée. Le risque qu’elle craint n’en est pas un auquel les Jamaïcains sont généralement exposés, mais un risque qui lui est particulier. La demanderesse soutient que son cas est analogue à celui examiné dans la décision Aguilar Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 62 (Zacarias), dans lequel la SPR avait commis une erreur en ne concluant pas à l’existence d’un risque personnalisé, alors qu’elle était parvenue à la conclusion de fait que des représailles étaient possibles en raison de la coopération avec les autorités, du refus de se plier aux volontés du gang et de la connaissance des circonstances du décès d’un membre du gang. Comme les faits de cette affaire et de l’espèce sont similaires, le défaut de conclure à l’existence d’un risque personnalisé en l’espèce doit aussi constituer une erreur.

[40]      Les demanderesses allèguent en outre que la SPR n’a pas considéré la preuve dont elle disposait quant à l’opinion de l’employeur de la demanderesse principale sur le risque auquel celle‑ci était exposée. La demanderesse a déposé en preuve une lettre de son employeur dans laquelle il était indiqué qu’elle courait un risque élevé d’être victimisée et demandait au Canada de la protéger. Comme la SPR n’a mentionné cette lettre que dans la section « Allégations » de sa décision, et non dans la section « Analyse », elle n’a sûrement pas tenu compte de cet élément de preuve pour parvenir à sa conclusion. Cette conclusion doit par conséquent être considérée comme déraisonnable.

[41]      Les demanderesses font valoir que la SPR n’a mentionné les faits énumérés que dans la section « Allégations » de sa décision. Cela démontre que la SPR a rendu sa décision sans tenir compte des faits qui avaient été portés à sa connaissance. La simple réitération des faits allégués ne prouve pas que la SPR a considéré les faits qui lui ont été soumis. La SPR n’a pas expliqué pourquoi ces faits ne démontraient pas l’existence d’un risque personnalisé. De plus, comme ces faits sont importants et contraires à la conclusion de la SPR, les demanderesses soutiennent, en s’appuyant sur la décision Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (C.F. 1re inst.), que la Cour peut inférer que la SPR ne les a pas considérés pour parvenir à sa conclusion. La décision était déraisonnable, car elle n’était pas fondée sur la preuve dont la SPR disposait.

[42]      Les demanderesses affirment en outre que la SPR n’a pas tenu compte de la preuve documentaire dont elle disposait selon laquelle le gang Clansmen représentait un risque plus élevé pour les femmes que pour d’autres groupes en Jamaïque. La preuve documentaire ainsi que le témoignage non contredit de la demanderesse principale démontrent la dangerosité du gang Clansmen. Le fait qu’un risque de criminalité généralisé devient personnalisé à la suite d’une interaction avec un gang, comme c’est le cas en l’espèce, est favorable à une revendication fondée sur l’article 97. Le risque auquel la demanderesse principale est exposée est devenu personnalisé en raison de la dangerosité du Clansmen et du fait que la demanderesse principale a été témoin d’un meurtre dont l’un des membres du gang était complice, qu’elle a coopéré avec les autorités et que le Clansmen détient des renseignements personnels à son sujet. Le défaut de la part de la SPR de tenir compte de ces éléments de preuve montre qu’elle n’a pas analysé de manière appropriée la question du risque généralisé en l’espèce.

[43]      La SPR a commis une erreur en ne considérant que les facteurs qui avaient mené à l’incident initial entre la demanderesse principale et le gang Clansmen; l’analyse du risque généralisé doit être prospective. La conclusion de la SPR sur les agressions à l’égard de la demanderesse secondaire était déraisonnable, car la SPR y est parvenue sans tenir compte du témoignage de la demanderesse principale et de la preuve documentaire dont elle disposait. Un article d’Amnesty International intitulé Jamaica: “Let them kill each other”: Public security in Jamaica’s inner cities, avril 2008, était inclus dans la documentation fournie à la SPR. Comme ce rapport traite des risques auxquels les femmes sont exposées et que la SPR n’a pas rejeté le témoignage de la demanderesse principale selon lequel il existait un lien entre les agressions subies par sa mère et celle qu’elle avait elle‑même subie, la conclusion selon laquelle un tel lien n’existait pas était déraisonnable.

[44]      Les demanderesses se fondent sur l’arrêt Maldonado c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), pour faire valoir que le fait pour un revendicateur d’affirmer par serment la véracité de certaines allégations crée la présomption que ces allégations sont véridiques sauf s’il existe des raisons de douter de leur véracité. La conclusion de la SPR qu’il n’existait aucun lien entre les agressions subies par la demanderesse secondaire et l’agression dont a été victime la demanderesse principale était déraisonnable parce que rien ne démontrait que les agressions n’étaient pas liées et il y avait un témoignage selon lequel elles l’étaient. La décision devrait être annulée, car elle ne repose pas sur toute la preuve.

La SPR n’a pas considéré la question du sexe

[45]      Les demanderesses soutiennent en outre que la SPR a commis une erreur en n’examinant pas la question de savoir si elles étaient exposées à un risque personnalisé en raison de leur sexe. Elles affirment que la SPR a l’obligation de se demander si une revendicatrice est exposée à un risque personnalisé en raison de son sexe, chaque fois que la question est soulevée. La demanderesse principale a soulevé la question lorsqu’elle a donné le témoignage suivant :

[traduction] Eh bien, oui, le fait que j’ai une voiture Honda Civic, que je suis une femme célibataire, ou que parfois je suis avec ma mère dans la voiture. Je vis dans un quartier qui est associé, qui est économiquement considéré comme de la classe supérieure. Ils ont généralement tendance à s’attaquer aux gens dans cette zone. En ce qui concerne ce qu’ils essaient de […] c’est une voiture qui, eh bien […] est volée beaucoup, elle est considérée comme une de ces automobiles qui est facilement accessible. De nouveau, je vis dans un quartier qui est en quelque sorte considéré comme huppé. Je suis seule la plupart du temps dans ma voiture. Je serais donc une cible facile pour eux.

Comme la demanderesse principale a soulevé la question du sexe lorsqu’elle a expliqué pourquoi elle avait été ciblée par le Clansmen, la SPR avait l’obligation de considérer la question du sexe dans son analyse de la demande. Elle invoque la décision Bastien c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 982, et la décision Jean Gilles Michel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 159, à l’appui de cette prétention.

[46]      Quoique, dans sa décision, la SPR déclare avoir tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, les demanderesses soutiennent que la SPR n’a pas considéré le sexe comme un groupe social. De plus, comme le rapport d’Amnesty International présenté à la SPR indique que les femmes pouvaient facilement être agressées dans les grandes villes jamaïcaines, on peut conclure qu’une attitude de misogynie prévaut en Jamaïque. La SPR était tenue de considérer les éléments de preuve sur la question du sexe qui lui ont été présentés. Le sexe de la demanderesse principale est ce qui la rendait susceptible d’être agressée par le Clansmen et le défaut d’en tenir compte rend la décision déraisonnable.

Le défendeur

Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale

[47]      Le défendeur soutient qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale parce que la question du risque généralisé est inhérente à l’article 97 et qu’elle est donc en cause dans toute procédure intentée en vertu de cet article. Il n’était nullement requis d’aviser les demanderesses que cette question allait être examinée par la SPR. Le défendeur soutient que, contrairement à la question du risque généralisé, les questions de la protection de l’État et de la possibilité d’un refuge intérieur ne sont pas inhérentes à l’article 97 et qu’elles requièrent donc un avis. Comme la question du risque généralisé est inhérente à l’article 97, cette question ne requiert pas un avis.

[48]      Selon le défendeur, il ressort de la jurisprudence que, lorsqu’une question est inhérente à une définition applicable à la procédure, aucun avis n’est requis relativement à cette question. Le défendeur s’appuie sur la décision Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 831 (Liu), pour démontrer que la question de l’identité est essentielle pour toute demande d’asile et qu’elle ne requiert donc pas un avis. Il invoque également les décisions Ibnmogdad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 321 (Ibnmogdad); Husein c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 7802 (C.F. 1re inst.) (Husein); Balkhi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 419 (Balkhi); et Kante c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 525 (1re inst.) (QL) (Kante), à l’appui de cette thèse.

[49]      De plus, la question de la crédibilité est toujours en litige et, par conséquent, il n’est pas non plus nécessaire que les revendicateurs soient avisés. Le demandeur invoque à cet égard les décisions Ayimadu‑Antwi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1116 (1re inst.) (QL) (Ayimadu‑Antwi), et Bains c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1146 (1re inst.) (QL). Il soutient en outre que la décision Talukder c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 668 (Talukder), nous enseigne que les cases cochées dans le formulaire d’examen initial ne constituent qu’une évaluation préliminaire des questions relatives à la demande et que le demandeur d’asile doit présenter des éléments de preuve sur tous les aspects de la demande pour avoir gain de cause.

[50]      Il n’y a pas eu non plus manquement à l’équité procédurale parce que les demanderesses ont été avisées que la question du risque généralisé était en cause. L’annexe au FRP, qui a été fourni aux demanderesses avec le formulaire à remplir, contient la définition du terme « personne à protéger », définition qui reprend le libellé du sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Ce sous‑alinéa énonce l’exigence que la personne à protéger ne doit pas être exposée à un risque auquel les autres personnes dans le pays du demandeur d’asile sont généralement exposées. Lorsqu’elles ont reçu le formulaire, qui fait état de cette exigence, les demanderesses ont été avisées que cela constituait une question en cause, car elles savaient que leur demande était présentée en vertu de l’alinéa 97(1)b).

[51]      Le défendeur dit que les demanderesses ont reconnu, au paragraphe 28 de l’exposé de leurs arguments, que la question du risque généralisé a été soulevée à l’audience. Les demanderesses ne peuvent pas dire maintenant qu’elle ne l’a pas été et, si la question a été soulevée à l’audience, il ne peut y avoir eu manquement à l’équité procédurale.

[52]      Le défendeur soutient aussi que l’obligation a toujours incombé aux demanderesses de démontrer le bien‑fondé de leur demande à la SPR. Contrairement aux affaires criminelles dans lesquelles la Couronne a l’obligation de prouver le bien‑fondé de sa cause, dans une audience relative à une demande d’asile, ce sont les demandeurs qui ont l’obligation de démontrer qu’ils répondent aux critères applicables à une demande de protection. Selon la décision Madi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1062 (Madi), aucun revendicateur du statut de réfugié n’a à se défendre contre quoi que ce soit; il incombe à tous les demandeurs d’asile de démontrer qu’ils répondent à la définition de l’article visé par la procédure. Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce parce qu’il incombait aux demanderesses de démontrer l’existence d’un risque personnalisé.

[53]      Le défendeur soutient également que, selon la décision Rahaman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8438 (C.F. 1re inst.) (Rahaman), pour déterminer s’il a été manqué à l’équité procédurale en raison de l’absence d’un avis, il faut d’abord savoir si le revendicateur a subi un préjudice réel du fait qu’il a été pris par surprise ou qu’il a été induit en erreur quant à la nécessité de présenter des éléments de preuve pertinents. La demanderesse principale a reconnu, dans l’exposé des arguments des demanderesses, qu’elle avait eu la possibilité de témoigner au sujet de tous les faits qui portaient sur l’évaluation du risque généralisé. Les demanderesses n’ont subi aucun préjudice réel et il n’a pas été manqué à l’équité procédurale à leur égard, car ni l’une ni l’autre n’a été privée de la possibilité de présenter des éléments de preuve sur cette question.

La conclusion sur le risque généralisé était raisonnable

[54]      Le défendeur soutient également que la décision de la SPR sur la question du risque généralisé était raisonnable et qu’elle ne devrait pas être modifiée, car elle traite de tous les faits pertinents relativement à l’évaluation du risque généralisé dans les sections de la décision sur les faits et l’analyse.

[55]      Les demanderesses n’ont pas présenté d’éléments de preuve pour expliquer la pertinence du fait qu’elles craignaient le gang Clansmen plus que d’autres gangs ou du fait que ce gang était plus dangereux que d’autres gangs en Jamaïque. Dans ses motifs, la SPR traite de la question de savoir pourquoi la demanderesse principale a initialement été ciblée; à l’audience, la demanderesse principale a convenu qu’ils cherchaient quelqu’un qui était bien nanti et qui présentait un profil similaire au sien. De plus, elle n’a pas déclaré qu’elle avait été ciblée parce qu’elle était une femme, mais parce qu’elle présentait un certain nombre de caractéristiques. Elle n’a pas vraiment cru les policiers lorsqu’ils lui ont dit qu’elle s’était simplement trouvée au mauvais endroit au mauvais moment, mais elle n’était pas sûre d’avoir été délibérément ciblée ou que le Clansmen savait qui elle était avant son enlèvement. La SPR est également parvenue à la conclusion de fait que rien ne démontrait l’existence d’un lien entre les agressions visant la demanderesse secondaire et l’enlèvement de la demanderesse principale. Comme la conclusion selon laquelle les demanderesses n’étaient qu’exposées à un risque généralisé de criminalité était fondée sur toute la preuve mentionnée précédemment, la conclusion était raisonnable et ne devrait pas être modifiée.

La question du sexe a été considérée de façon appropriée

[56]      Le défendeur soutient que les demanderesses n’ont nullement soulevé la question du sexe, ni dans leurs témoignages, ni dans leurs FRP. S’appuyant sur l’arrêt Pierre‑Louis c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 420 (C.A.) (QL) (Pierre‑Louis), il affirme que la SPR n’est pas tenue de considérer la question du sexe lorsque cette question n’est pas soulevée dans la preuve qui lui est présentée. Comme elle ne l’a pas été en l’espèce, la SPR n’a commis aucune erreur en n’en tenant pas compte.

La réponse des demanderesses

La SPR n’a pas analysé les faits énumérés

[57]      Les demanderesses font valoir que, bien qu’il prétende que la SPR a analysé tous les faits cruciaux pour conclure au risque généralisé, le défendeur n’indique nullement l’endroit de la décision où la SPR aurait réellement procédé à une analyse du risque généralisé. Il se contente plutôt de renvoyer à l’ensemble de la décision. Les demanderesses soutiennent que, comme la SPR ne mentionne les faits énumérés que dans la section « Allégations » et non dans la section « Analyse » de la décision, les seules conclusions que la Cour peut tirer sont que les demanderesses ont témoigné sur ces faits et que la SPR n’a pas mis en doute la crédibilité des demanderesses. La Cour ne peut pas inférer de leur mention dans la section « Allégations » que la SPR a réellement tenu compte des faits énumérés relativement à la question des risques personnalisés auxquels sont exposées les demanderesses.

[58]      Les demanderesses soutiennent en outre que, même si la SPR a considéré les faits énumérés, il n’y a aucune raison justifiant qu’ils ne démontrent pas l’existence d’un risque personnalisé au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi. La SPR n’a pas expliqué pourquoi ces faits n’étayaient pas la conclusion de risque personnalisé et sa décision était donc déraisonnable.

[59]      Les demanderesses déclarent également que le défendeur invite la Cour à inférer de la considération par la SPR des agressions de la demanderesse secondaire que la demanderesse principale n’était pas exposée à un risque éventuel au sens de l’alinéa 97(1)b). Elles font valoir que cela n’est pas conforme à la norme énoncée dans l’arrêt Dunsmuir quant à la justification, la transparence et l’intelligibilité.

[60]      Les demanderesses invoquent la décision Barrios Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 403 (Pineda), à l’appui de la prétention selon laquelle, quoique la rencontre initiale avec un gang puisse résulter d’un ciblage au hasard, le risque peut devenir suffisamment personnalisé à la suite de l’interaction avec le gang. C’est ce qui s’est produit en l’espèce. La demanderesse principale a peut‑être initialement été ciblée de manière aléatoire, mais après que le Clansmen a vu sa carte d’identité, qu’il l’a emmenée dans son quartier et qu’elle a coopéré avec la police, ce qui a entraîné la mort d’un membre du Clansmen, le risque auquel le gang Clansmen l’exposait est devenu suffisamment personnel pour étayer une demande d’asile en vertu de l’alinéa 97(1)b). Comme la SPR n’en a pas tenu compte, sa décision était déraisonnable.

[61]      Les demanderesses soutiennent aussi que l’argument du défendeur repose sur la prétention selon laquelle la SPR aurait considéré toute la preuve, ce qu’elle n’a pas fait en réalité. La SPR n’a pas pris en compte la preuve documentaire qui avait été soumise sous la forme d’un article du Jamaica Observer sur l’ancien chef du gang Clansmen, Donovan « Bulbie » Bennett, article qui indiquait que le Clansmen était un gang dangereux. Les demanderesses font valoir que la preuve démontre que le Clansmen était en fait très dangereux et qu’il avait du pouvoir et de l’influence en Jamaïque; l’affirmation du défendeur selon laquelle les demanderesses n’ont pas soutenu devant la SPR que le Clansmen était plus dangereux que tout autre gang n’est nullement fondée. Le défendeur ne répond pas à la preuve selon laquelle l’employeur de la demanderesse principale pensait qu’elle était exposée à un risque de représailles de la part du gang Clansmen.

[62]      La décision était déraisonnable parce que la SPR n’a pas examiné de manière appropriée la question du risque personnalisé ou les faits qui lui ont été soumis.

La SPR a violé le droit des demanderesses à l’équité procédurale

[63]      En ce qui concerne l’argument du défendeur selon lequel la crédibilité est en cause dans toute audience, les demanderesses font valoir que cela n’est pas dû au fait que la question est inhérente à la définition de « personne à protéger » à l’article 96 ou à l’alinéa 97(1)b). La crédibilité est plutôt en cause dans toute audience devant la SPR parce qu’elle est en cause devant tout tribunal où des témoins sont entendus. Les demanderesses invoquent la décision Bains, précitée, à l’appui de cette affirmation.

[64]      Les demanderesses allèguent en outre que l’affirmation du défendeur selon laquelle la question du risque généralisé était en cause parce qu’elle est inhérente à l’alinéa 97(1)b) revient à affirmer que la SPR n’est nullement tenue d’avertir les revendicateurs qu’une question quelconque sera en litige à l’audience. Soutenir qu’aucun avis n’est requis relativement aux questions qui sont inhérentes à la définition figurant à ces articles viderait de son sens le formulaire d’examen initial parce que toutes les cases dans ce formulaire constituent des questions qui sont inhérentes aux définitions se trouvant aux articles 96 et 97. De plus, il est clairement établi dans la jurisprudence que le défaut d’informer un revendicateur d’une question pertinente constitue un manquement à l’équité procédurale. Le défendeur n’a pas expliqué en quoi les questions de la possibilité d’un refuge intérieur et de la protection de l’État, qui sont également inhérentes aux articles 96 et 97, se distinguent de la question du risque généralisé de telle façon qu’un avis serait nécessaire pour les deux premières questions et non pour la dernière.

[65]      Les demanderesses font valoir que la Cour n’a jamais statué qu’il n’était pas nécessaire d’aviser les revendicateurs des « questions inhérentes »; les décisions invoquées par le défendeur à cet égard peuvent être écartées. Le défendeur s’appuie sur les décisions Liu, Ibnmogdad, Balkhi et Husein, précitées, pour démontrer que la question de l’identité est toujours en cause et qu’elle ne requiert donc pas un avis, mais ces décisions peuvent être écartées au vu de leurs faits. Dans chacune de ces affaires, les revendicateurs savaient avant l’audience que la question de l’identité serait en cause et le contrôle judiciaire n’a porté que sur la conclusion relative à la crédibilité. Dans la présente espèce, les demanderesses ne savaient pas avant l’audience que la question du risque généralisé serait en cause et leur crédibilité n’était pas remise en question.

[66]      Dans l’arrêt Kante, précité, la Cour fédérale a indiqué qu’elle avait des préoccupations en matière d’équité procédurale parce que la SPR avait donné l’impression que certaines questions étaient en cause, mais elle avait finalement tranché la demande sur le fondement d’autres questions. La Cour fédérale a tranché cette affaire sur des motifs autres que l’équité procédurale, mais cet arrêt appuie la prétention que la SPR doit être claire et précise quant aux questions qui sont sur la table et celles qui ne le sont pas.

[67]      Les demanderesses soutiennent que la décision Bains, précitée, sur laquelle le défendeur s’appuie pour établir que la question de la crédibilité ne requérait pas un avis, peut aussi être écartée. Aux termes de la décision Bains, la question de la crédibilité ne requérait pas un avis, non parce qu’elle est inhérente à une définition figurant dans un article quelconque de la Loi, mais parce que la question de la crédibilité est toujours en cause lorsqu’un tribunal entend des témoins. Les demanderesses font valoir qu’il ne convient pas d’incorporer ce trait général de la fonction judiciaire aux articles précis de la Loi.

[68]      Les demanderesses écartent aussi la décision Talukder, précitée (sur laquelle le défendeur s’appuie pour soutenir que les cases cochées dans le formulaire d’examen initial ne constituent qu’une évaluation préliminaire des questions en cause) au motif qu’un avis avait été donné, en l’espèce, sur les questions qui seraient examinées à l’audience. Dans cette affaire, la Commission avait donné avis à l’audience des questions qui seraient considérées et les revendicateurs étaient représentés par un avocat. Dans le présent cas, les demanderesses n’étaient pas représentées et n’ont pas été informées que la question du risque généralisé serait examinée.

[69]      Les demanderesses écartent la décision Madi, précitée, pour la raison que, dans cette affaire, rien ne portait le revendicateur à penser erronément que certaines questions n’étaient pas en cause parce qu’aucun formulaire d’examen initial ne lui avait été donné. En l’espèce, dans le formulaire d’examen initial remis aux demanderesses, certaines cases étaient cochées tandis que d’autres ne l’étaient pas. Les demanderesses ont été amenées à croire erronément que certaines questions n’étaient pas sur la table, dont la question du risque généralisé, parce que la SPR n’avait mentionné à l’audience que les questions qui étaient aussi cochées sur le formulaire. De plus, dans la décision Madi, les revendicateurs étaient représentés par un avocat, contrairement aux demanderesses dans le cas présent.

[70]      Les demanderesses soutiennent en outre que la décision Rahaman, précitée, peut être écartée. Dans la décision Rahaman, la SPR a omis de mentionner dans le formulaire d’examen initial une question sur laquelle elle s’est ensuite appuyée pour tirer une conclusion, mais la décision reposait dans cette affaire sur l’évaluation de la crédibilité et non sur la question qui n’avait pas été mentionnée dans le formulaire. Comme le revendicateur, dans la décision Rahaman, avait eu la possibilité de répondre à la question déterminante de la crédibilité, il n’y avait pas eu de préjudice réel. Les demanderesses soutiennent qu’en ce qui les concerne, le défaut de cocher la case « Risque généralisé » dans leur formulaire a empêché la demanderesse principale d’expliquer, lorsqu’on lui a demandé la raison pour laquelle elle avait été ciblée, pourquoi son profil l’exposait à un risque, ce qui montre qu’elle a subi un préjudice réel.

[71]      La SPR a conclu que les demanderesses étaient exposées à un risque généralisé, mais celles‑ci n’ont pas eu la chance de répondre à cet élément de l’affaire. Comme elles ne savaient pas que la question du risque généralisé serait en cause, elles n’ont pas eu la chance de faire ressortir les faits pertinents ou des éléments de preuve pour répondre à cette question. Le défaut de considérer les facteurs qu’elles auraient réunis démontre que les demanderesses ont subi un préjudice réel, résultant d’un manquement à l’équité procédurale, et la décision doit en conséquence être annulée.

Le mémoire supplémentaire du défendeur

[72]      Le défendeur soutient que la SPR s’est entièrement acquittée de son obligation d’équité procédurale et que la décision devrait être confirmée. Il n’y a manquement à l’équité procédurale que lorsqu’il existe un préjudice réel dû soit à la surprise soit au fait que le revendicateur à été induit en erreur quant à la nécessité de soumettre des éléments de preuve sur une question. Ni l’un ni l’autre de ces cas ne s’est produit en l’espèce. Les demanderesses ont été averties de la question du risque généralisé lorsqu’elles ont été interrogées par la SPR. Les questions signalées aux demanderesses ne portaient pas sur le risque généralisé aux termes de la Loi, mais les demanderesses ont eu amplement l’occasion de fournir une réponse.

[73]      Au début de l’audience, la SPR a averti les demanderesses qu’elles avaient l’obligation de démontrer que tout risque auquel elles étaient exposées devait être visé par l’article 97 pour que la qualité de personne à protéger leur soit reconnue. Après les avoir interrogées relativement à la question du risque généralisé et attiré leur attention sur la définition juridique du risque généralisé, la SPR les a informées de leur obligation de démontrer qu’elles étaient exposées à un risque personnalisé. La demanderesse principale le reconnaît dans l’affidavit soumis dans le cadre du contrôle judiciaire lorsqu’elle dit ceci : [traduction] « J’ai dit tout cela à différents moments quand j’ai témoigné, mais j’estime que j’aurais pu donner plus de détails si j’avais su que la question du risque généralisé était en cause ».

[74]      Le défendeur prétend aussi que les plaideurs qui se représentent eux‑mêmes n’ont pas droit à un degré d’équité procédurale plus élevé que les autres. Le droit à l’équité procédurale dépend du contexte et vise à assurer une audience équitable dans laquelle les parties qui ne sont pas représentées par un avocat ont la possibilité de faire valoir leur cause. De plus, il n’appartient pas à la SPR d’agir comme l’avocat des revendicateurs; lorsqu’un revendicateur choisit de se représenter lui‑même, il doit en assumer les conséquences. La SPR a l’obligation d’expliquer au revendicateur qui n’est pas représenté par un avocat le processus à suivre, mais cela ne signifie pas que les revendicateurs non représentés jouissent d’une plus grande protection de la SPR que ceux qui sont représentés par un avocat. Le défendeur note sur ce point que la Cour a refusé de certifier certaines questions portant sur le point de savoir si l’obligation d’équité envers les demandeurs qui se représentent eux‑mêmes est plus élevée, car cette question a été réglée en droit dans les décisions Adams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 529; Agri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 349, et Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1183.

[75]      Le défaut d’un revendicateur de s’acquitter de ses obligations et d’assumer son fardeau de preuve ne fait pas passer ce fardeau à la SPR, particulièrement lorsqu’un revendicateur est « instruit et préparé ». Relativement à cette question, le défendeur s’appuie sur l’arrêt Kelly v. Nova Scotia (Police Commission), 2006 NSCA 27, 241 N.S.R. (2d) 300, aux paragraphes 46 et 95 :

[traduction] Bref, la Commission avait affaire à un plaignant se représentant lui‑même qui avait une compréhension très large de ce qui était en cause […]

[…]

Il avait droit à l’assistance de la Commission en ce qui concernait les règles relatives à la façon qu’il pouvait faire valoir sa cause. En toute déférence, il n’avait pas droit à l’assistance de la Commission en ce qui avait trait à la question de savoir quelle était la cause qu’il devait faire valoir ou à des conseils sur des tactiques relativement à l’audience.

Dans la présente espèce, la demanderesse principale était une personne informée; elle n’avait pas de difficultés de langue et elle connaissait son rôle dans la procédure et ne s’était pas objectée à procéder. Contrairement à des affaires comme la décision Nemeth c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 590, dans laquelle une plus grande intervention de la SPR était justifiée, la demanderesse principale était consciente du fardeau qu’elle devait assumer et, à ce titre, elle n’avait pas droit à plus que ce qu’elle a reçu de la part de la SPR.

[76]      La demanderesse principale était bien au courant des exigences de l’article 97, notamment de l’exigence sur le risque généralisé. Elle a démontré dans l’exposé qu’elle a donné dans son FRP et dans son témoignage à l’audience qu’elle savait que la question de la possibilité d’un refuge intérieur était en cause. Comme les questions de la possibilité d’un refuge intérieur et du risque généralisé sont toutes deux visées au sous‑alinéa 97(1)b)(ii), la demanderesse principale ne peut pas prétendre qu’elle ignorait l’une de ces questions alors qu’elle était au courant de l’autre. Comme elle connaissait les exigences de l’article et qu’elle a eu la possibilité de répondre, la demanderesse principale a effectivement été avisée de la question du risque généralisé et n’a pas subi de préjudice réel. Il est vrai que la demanderesse principale s’est représentée elle‑même à l’audience, mais cela ne change en rien son obligation de démontrer le bien‑fondé de sa demande. La décision devrait être confirmée parce qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

La conclusion sur le risque généralisé était raisonnable

[77]      La conclusion selon laquelle les risques auxquels la demanderesse principale était exposée étaient généralisés était raisonnable parce qu’elle était fondée sur la preuve documentaire relative à la situation en Jamaïque. La SPR est parvenue à la conclusion de fait que la demanderesse principale n’était pas soustraite au risque généralisé de criminalité auxquels tous les Jamaïcains sont exposés, même si elle avait été personnellement ciblée par le gang Clansmen. De plus, le revendicateur a l’obligation de démontrer un risque particulier et, lorsqu’une agression initiale repose sur un risque généralisé, il est loisible à la SPR de conclure que de futures agressions reposent aussi sur le risque généralisé. Le simple fait que la demanderesse principale a la crainte subjective de subir une agression du gang Clansmen ne suffit pas à l’élever au‑dessus du risque généralisé.

[78]      Les décisions invoquées par les demanderesses à l’appui de leur prétention selon laquelle elles étaient exposées à un risque particulier ne concernent pas leurs circonstances factuelles et ne sont pas pertinentes dans le cadre de la présente instance. Selon les décisions Zacarias et Pineda, précitées, et Pineda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365 (Martinez Pineda), il est possible de conclure à l’existence d’un risque particulier lorsqu’un revendicateur est expressément visé et qu’il fait l’objet de manière répétée de menaces et d’agressions de la part d’un gang. Cependant, le seul fait de craindre des menaces ou des agressions, sans plus, ne suffit pas pour donner lieu à un risque particulier.

[79]      Aucune preuve que l’une ou l’autre des demanderesses a subi un préjudice de la part du gang après l’agression initiale n’a été présentée à la SPR. Celle‑ci a conclu que le témoignage de la demanderesse secondaire relativement aux agressions étaient « vague » et qu’il n’y avait aucune preuve de l’existence d’un lien entre l’incident au cours duquel elle a été suivie alors qu’elle se rendait à l’église et l’enlèvement de la demanderesse principale. De plus, la SPR a conclu qu’aucun membre de sa famille n’avait été ciblé après le départ de la demanderesse principale pour le Canada. Quoiqu’un risque particulier découlant d’un ciblage au hasard puisse dans certains cas exister, un tel risque doit être étayé par une preuve. Comme la SPR a conclu qu’aucune telle preuve n’avait été présentée, sa conclusion selon laquelle il n’y avait qu’un risque généralisé était raisonnable.

Il n’y avait pas de lien entre un motif prévu par la Convention, visé à l’article 96, et le sexe

[80]      Le défendeur rappelle à la Cour qu’il incombe aux demanderesses d’établir qu’il est justifié de leur fournir la protection offerte par la Convention et la Loi. Il n’existe pas de lien automatique avec un motif prévu par la Convention simplement parce que certains aspects des allégations d’un demandeur d’asile, tel que son sexe, se rapportent à un motif prévu par la Convention. Le défendeur invoque à l’appui la décision Santos Mancia c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 949, au paragraphe 7 :

À titre de demandeure d’asile, elle devait de façon générale convaincre la Commission qu’on l’avait prise pour cible en tant que femme. Autrement dit, pareille demandeure d’asile doit démontrer qu’elle n’aurait pas été agressée si elle n’avait pas été une femme; si par exemple ses agresseurs l’avaient volée et agressée, elle devrait convaincre la Cour que le vol n’en était pas le véritable motif. Sinon, si un homme se retrouvait dans la même situation qu’elle, il n’aurait pas droit à la protection (même si, lui aussi, avait été violé), tout en étant exposé au même risque d’agression.

[81]      Dans la présente espèce, la preuve soumise à la SPR ne démontrait pas que la demanderesse principale avait été initialement ciblée en raison de son sexe. Rien n’indique que le gang Clansmen cible les femmes davantage que les hommes; il se peut que le gang ait été intéressé à la demanderesse simplement parce qu’elle avait été témoin du meurtre de John Amos. Selon le défendeur, la demanderesse principale n’a pas démontré qu’elle s’est acquittée du fardeau qui lui incombait pour requérir qu’il soit tenu compte de la question du sexe. De plus, la SPR n’est pas tenue d’aller au‑delà de la preuve dans le but de trouver des motifs pour conclure que le demandeur d’asile est une personne à protéger (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689). Dans la présente affaire, la SPR a tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Elle n’a pas commis d’erreur en ne considérant pas la question du sexe comme un motif justifiant la protection parce que rien ne démontre que leur sexe était en cause, et les demanderesses n’ont pas indiqué qu’elles désiraient fonder leurs demandes sur cette question.

ANALYSE

[82]      Les demanderesses soulèvent trois questions. À mon avis, toutefois, seule l’une de ces questions est sérieuse et requiert une analyse exhaustive.

[83]      En ce qui a trait à l’équité procédurale, les demanderesses demandent à la Cour de préférer la forme au fond, ce qui n’est pas acceptable. Voir Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 C.F. 555, au paragraphe 3; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 94, [2003] 3 C.F. 172, au paragraphe 29; et Lima c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1138. L’examen du dossier révèle que toutes les possibilités ont été données aux demanderesses de faire valoir la nature de leur cause. Des séries de questions leur ont été posées à l’audience, qui leur ont donné une bonne indication que le risque personnalisé était en cause et on leur a demandé de présenter des éléments de preuve relativement à cette question. C’est ce que les demanderesses ont fait et elles ont expliqué clairement ce qu’elles craignaient en Jamaïque et ont présenté des éléments de preuve pour étayer les risques de représailles du gang Clansmen.

[84]      Dans son affidavit relatif à la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse principale dit qu’elle a pu témoigner sur les risques personnalisés auxquels elle était exposée et sur ce qui la distinguait de la population en général, mais elle ajoute : [traduction] « j’estime que j’aurais pu donner plus de détails si j’avais su que la question du risque généralisé était en cause ».

[85]      La demanderesse principale n’a pas précisé à la Cour ce qu’elle aurait pu dire et il ressort de la transcription de l’audience et de la décision que la question des risques généralisé et personnalisé a été pleinement expliquée et que la demanderesse principale a pleinement répondu à cette question.

[86]      Le dossier montre que, bien qu’elle se soit représentée elle‑même, la demanderesse principale est une personne instruite et informée qui savait bien ce que la loi exigeait d’elle pour établir l’existence du risque prévu à l’article 97 et que la SPR, par ses questions à l’audience, l’a encouragée à énoncer ce qu’elle craignait et à présenter des éléments de preuve sur ce point. L’exposé des faits donné par la SPR dans sa décision révèle que la SPR comprenait la nature de la revendication et les faits sur lesquels cette revendication était fondée.

[87]      En ce qui a trait au lien et au sexe, ces questions n’ont jamais fait partie des demandes d’asile des demanderesses et elles n’ont été soulevées que dans le cadre de la présente demande. De plus, il n’y avait aucun fondement probatoire pour inciter la SPR à se pencher sur la question du sexe. La preuve contenue dans le DCT [dossier certifié du tribunal] suffit à étayer les conclusions de la SPR, au paragraphe 14 :

La demandeure d’asile a déclaré qu’elle avait été enlevée dans sa voiture par trois bandits inconnus le [21 juillet] 2008. Les bandits lui ont dit qu’ils surveillaient ses allées et venues depuis un certain temps et qu’ils possédaient pas mal d’information sur elle et sa famille. La demandeure d’asile ne savait pas exactement ce que cela signifiait. Les policiers auxquels elle a parlé ont pensé qu’il s’agissait d’un crime de situation; selon eux, les bandits ont profité de la situation de la demandeure d’asile, à savoir qu’elle se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. La demandeure d’asile n’a pas vraiment cru la supposition de la police, car elle pensait que les bandits la surveillaient depuis un certain temps. Elle a cru que les bandits cherchaient une personne possédant certaines qualités, comme quelqu’un qui habite un bon voisinage où les gens sont bien nantis, qui avait une voiture dispendieuse et un bon emploi. Bref, la demandeure a cru que les bandits cherchaient quelqu’un de fortuné plutôt qu’un citoyen jamaïcain moyen. Elle a soutenu qu’elle correspondait à ce profil. Elle était d’accord avec le tribunal, à savoir que les bandits cherchaient quelqu’un qui possédait ces qualités, et qu’une personne ayant ces qualités et s’étant trouvée dans cette localité à ce moment précis aurait été enlevée par les bandits, peu importe qui elle était.

[88]      La SPR a l’obligation de se pencher sur tous les aspects de la persécution et du risque qui ressortent des faits qui lui sont soumis, mais on ne peut lui reprocher de ne pas avoir considéré quelque chose qui n’a pas été soulevé et pour lequel on n’a présenté aucun élément de preuve, particulièrement du fait que la demanderesse principale a convenu que ses agresseurs l’auraient enlevée peu importe qui il ou elle était pourvu qu’elle ait les qualités énoncées. Voir Viafara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1526, au paragraphe 24; Pierre‑Louis, précité, au paragraphe 3.

[89]      À mon avis, la seule question de fond soulevée par les demanderesses est celle‑ci : la SPR a‑t‑elle adéquatement cherché à savoir si, bien qu’elles aient été victimes d’un crime généralisé dans le passé, le risque de représailles n’était pas un risque auquel les autres Jamaïcains étaient exposés?

[90]      La demanderesse principale affirme craindre des représailles en raison du fait qu’elle a témoigné contre le gang Clansmen. Il en est résulté l’identification des meurtriers du neveu du surintendant principal et la mort ultérieure de l’un des membres du gang, tué par la police. La déposition de la demanderesse principale sur ce point n’a donné lieu à aucune question quant à sa crédibilité.

[91]      Il semble ressortir clairement de la preuve que les demanderesses n’ont été ni l’une ni l’autre ciblées dans le passé par le gang Clansmen. À mon avis, la décision de la SPR de rejeter la tentative de la demanderesse secondaire de lier ce qui lui était arrivé avec la défenderesse principale et sa crainte du gang était raisonnable. La demanderesse principale n’a pas répondu de manière utile aux questions qui lui ont été posées sur ce point et ce qu’elle a dit était trop vague pour faire établir l’existence d’un lien quelconque.

[92]      Par conséquent, la seule question qui me préoccupe ici est celle de savoir si la SPR a traité de manière raisonnable des risques éventuels d’être ciblée que la demanderesse principale a soulevés dans la preuve qu’elle a soumise.

[93]      Dans la décision Santos Mancia, précitée, la juge Judith Snider a dit ce qui suit sur ce point au paragraphe 18 :

        Une personne victime d’agression qui craint de subir de nouvelles agressions y verra assurément quelque chose de personnel. Si toutefois l’agression initiale correspondait à un risque généralisé, il ne serait vraisemblablement pas déraisonnable pour la Commission de conclure que tout risque futur constitue un risque couru par la population en général. C’est sur une telle situation que la Cour s’est penchée dans Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331 (conf. 2009 CAF 31). Il se peut cependant que le risque ne soit pas généralisé si le motif de la première agression était unique et propre à un individu (se reporter par exemple à Pineda, précitée).

[94]      La question du ciblage dépend dans une grande mesure des faits. La juge Snider a expliqué cela clairement dans la décision Pineda, précitée, aux paragraphes 12 et 13 :

Je reconnais que, fondamentalement, le demandeur est une victime de crime. Toutefois, les faits de l’espèce sont inhabituels en ce que le demandeur prétend avoir été personnellement et directement la cible du MS‑18. La Commission n’a pas mis en doute sa crédibilité sur ce point. Dans d’autres termes, il ne s’agit pas ici d’une crainte généralisée d’être la cible du MS‑18 du seul fait que le demandeur est un citoyen ou en raison de son profit de médecin. Le risque auquel il est maintenant exposé n’est pas de même nature que celui auquel il faisait face avant d’avoir soigné un membre du gang — avant de traiter le membre du gang, il était exposé à l’extorsion ou la violence, alors qu’il est aujourd’hui spécifiquement et individuellement ciblé en raison de ses agissements perçus, contrairement à la population en général.

        Dans pratiquement toutes les affaires citées par le défendeur, les demandeurs n’étaient pas ciblés personnellement. Les gangs connaissaient peut‑être leurs noms, des renseignements personnels à leur sujet, et les avaient peut‑être menacés ou agressés à un certain nombre de reprises, la nature de la menace n’en demeurait pas moins généralisée. Le gang aurait pu s’en prendre à quiconque avait selon lui une certaine fortune, ou à tout jeune susceptible d’être recruté comme membre. Pour les membres du gang, ces personnes étaient essentiellement un moyen pour atteindre une fin. Que la personne A ou la personne B ait donné l’argent que le gang cherchait, je doute que cela ait eu de l’importance, même si les deux parties avaient personnellement reçu des menaces. Dans le même ordre d’idées, je doute que cela change quelque chose si c’est la personne C ou la personne D qui adhère à la cause, pourvu que l’effectif du gang continue d’augmenter. Dans la présente espèce, [l]a situation est fondamentalement différente. Le demandeur a dit à la Commission qu’il était exposé à un risque parce qu’il était perçu comme quelqu’un qui avait dénoncé un membre du gang.

[95]      Au vu des faits de l’espèce, la demanderesse principale ne prétend pas qu’elle a été personnellement ciblée par le gang Clansmen dans le passé. Elle craint d’être ciblée si elle retourne en Jamaïque en raison du rôle qu’elle a joué dans les événements qui ont conduit à la mort d’un membre du gang. En d’autres mots, la demanderesse principale fait une conjecture sur ce qui pourrait lui arriver si elle était renvoyée en Jamaïque parce qu’elle a été témoin d’un crime et qu’elle a donné à la police un témoignage qui a eu pour effet de l’associer à la mort d’un membre du gang, abattu par la police. Selon la preuve, le gang Clansmen est actif dans toute la Jamaïque et personne n’est à l’abri. Il ressort également de la preuve que l’employeur de la demanderesse principale considérait la menace à la sécurité personnelle de celle‑ci comme suffisamment sérieuse pour embaucher un garde du corps afin de la protéger et pour lui conseiller de quitter la Jamaïque.

[96]      Les demanderesses invoquent la décision Diaz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 705, et les orientations données par le juge Beaudry aux paragraphes 15 à 19 :

        Le demandeur fait valoir que la Commission ne doutait pas que le demandeur fût exposé à un risque au Salvador (décision, paragraphe 15), mais qu’elle a néanmoins conclu que le risque n’était pas personnel, car la plupart des autres Salvadoriens y étaient exposés. Plus loin, au paragraphe 19, la Commission écrit : « […] Bien que vous puissiez être pris pour cible personnellement, vous ne seriez que la victime de l’horrible problème de la criminalité généralisée qui sévit au Salvador. Le risque auquel vous êtes exposé est le même risque qu’encourent la majorité des autres résidents du pays, et votre cas n’est donc pas particulier ». Le demandeur soutient que dans les cas de ciblage précis, il existe un risque personnel, et il invoque Martinez Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 365. Par conséquent, la décision de la Commission est invalide puisque la conclusion qu’elle a tirée n’est pas justifiable et contredit sa constatation selon laquelle le demandeur pourrait être personnellement pris pour cible au Salvador.

Pour sa part, le défendeur allègue que, pour l’application de l’article 97 de la Loi, c’est au demandeur qu’il incombe de démontrer qu’il est personnellement exposé à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités s’il est renvoyé au Salvador.

Le défendeur souligne que la Commission a soigneusement soupesé et apprécié la preuve objective sur la situation qui règne au Salvador et qu’elle a constaté que la violence imputable aux gangs était répandue et généralisée et que personne n’était à l’abri de cette violence. Par conséquent, la Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que le demandeur n’avait pas démontré que le risque auquel il était exposé était un risque personnel plutôt qu’un risque général.

La Cour n’est pas d’accord avec la thèse du défendeur. Dans le cas qui nous occupe, la Commission a jugé que le demandeur était crédible et que son témoignage était digne de foi et fiable. La Commission a reconnu, au paragraphe 15 de sa décision, que le demandeur était exposé à un risque, et, au paragraphe 19, qu’il était personnellement pris pour cible. Aucune explication ne justifie ces conclusions. Est‑ce parce que, en raison de l’assassinat du fils du demandeur, des membres d’un gang le tueraient craignant qu’il se venge de cette mort? Ou est‑ce parce que les allégations du demandeur ont été jugées crédibles? Lorsque la crédibilité d’un demandeur n’est pas mise en doute, la Commission est tenue d’apprécier rigoureusement le risque personnel auquel il est exposé afin de procéder à une analyse complète de sa demande d’asile au titre de l’article 97 de la LIPR, Aguilar Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration) 2011 CF 62, paragraphe 17.

La conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’était pas exposé à un risque plus grand que d’autres Salvadoriens ne peut se justifier, car la Commission avait déjà reconnu qu’il était exposé à un risque et qu’il était personnellement pris pour cible. Cette conclusion n’appartient pas aux issues acceptables comme il est dit dans l’arrêt Dunsmuir au paragraphe 47.

[97]      Le problème que posent les faits de la présente espèce est qu’il n’a nullement été conclu que la demanderesse principale était exposée à des risques ou qu’elle avait été expressément ciblée. En fait, il ressort clairement de la preuve qu’elle ne l’avait pas été. Elle craint d’être ciblée dans l’avenir.

[98]      La SPR a traité de la question dans les termes suivants, au paragraphe 22 de sa décision :

La Commission conclut que la demandeure d’asile a été victime de séquestration, de vol qualifié et d’agression, mais ces crimes sont répandus en Jamaïque et ne sont pas exclusifs à la demandeure d’asile. La Commission ne dispose pas d’élément de preuve convaincant selon lequel la demandeure d’asile a été ciblée pour un motif autre que celui d’avoir été perçue comme étant bien nantie ou ayant de l’argent à cause du genre de voiture qu’elle possédait, de l’endroit où elle habitait et de l’emploi qu’elle occupait. Il en va de même pour la mère : il n’existe pas d’élément de preuve convaincant selon lequel la mère a été précisément ciblée; dans son cas, elle était une victime potentielle d’un crime de droit commun et de violence généralisée. En ce qui concerne la violence généralisée relativement à la menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, la Commission estime que la demandeure d’asile et sa mère ont effectivement subi des préjudices. Elles n’ont cependant pas établi un risque identifiable différent de celui auquel est exposée la population en général. La Commission conclut que la crainte d’un risque généralisé qu’éprouvent les demandeures d’asile est le même que celui qu’éprouvent tous les citoyens de la Jamaïque ou, en l’espèce, tous ceux qui sont perçus en Jamaïque comme étant bien nantis. La Section de la protection des réfugiés n’a pas de mandat précis conféré par la Loi pour offrir une protection à des personnes comme les demandeures d’asile en l’espèce.

[99]      Il n’y a rien de déraisonnable dans les conclusions de la SPR sur le ciblage passé. Ce sont les conclusions sur l’avenir qui sont troublantes. À ce sujet, la SPR déclare que les demanderesses n’ont « pas établi un risque identifiable différent de celui auquel est exposée la population en général » et que « la crainte d’un risque généralisé qu’éprouvent les demandeures d’asile est le même que celui qu’éprouvent tous les citoyens de la Jamaïque ou, en l’espèce, tous ceux qui sont perçus en Jamaïque comme étant bien nantis ».

[100]   Par conséquent, il est clair que, en examinant les risques futurs auxquels les demanderesses sont exposées, la SPR n’a considéré ces risques que dans la perspective d’une personne qui est « bien nantie ». Mais, comme la demanderesse principale l’a clairement expliqué et comme la SPR l’a énoncé dans son exposé des faits, la crainte de la demanderesse principale ne reposait pas sur le fait qu’elle était « bien nantie ». Elle repose plutôt sur sa crainte d’être désormais associée à la mort d’un membre du gang Clansmen et d’être, en conséquence, expressément ciblée par un gang puissant et vindicatif. Son employeur partageait manifestement ces craintes et a accordé une protection personnelle à la demanderesse principale, de sorte que celle‑ci jouit d’un certain soutien quant à son point de vue sur ce qui lui arrivera.

[101]   En se concentrant sur la question de la qualité de personne « bien nantie », la SPR semble avoir négligé cet aspect du risque éventuel. Je ne dis pas que la SPR aurait dû conclure que les demanderesses seraient exposées à un risque personnalisé si elles étaient renvoyées en Jamaïque. Ce que je dis c’est que la crainte de la demanderesse principale que le gang Clansmen lui inflige un préjudice éventuel en raison de l’aide apportée à la police et de la mort d’un membre du gang était réellement au cœur de leur demande et j’estime qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de ne pas traiter de cette crainte et de ne pas considérer la question de savoir si, au vu des faits de l’espèce, il existait un risque personnalisé. Voir la décision Zacarias, précitée, au paragraphe 17.

[102]   Comme elle n’a pas considéré cet aspect de la demande d’asile de la demanderesse principale, la SPR a aussi fait défaut de chercher à savoir si, en dépit du manque d’éléments de preuve cohérents de la demanderesse secondaire, celle‑ci serait exposée à un risque analogue d’être ciblée en raison de son lien étroit avec la demanderesse principale et de tenir compte de la preuve selon laquelle le gang Clansmen était tout à fait disposé à causer des préjudices à des membres de la famille de cibles qu’il ne peut pas atteindre, et qu’il en était capable. En d’autres termes, la demanderesse secondaire est‑elle exposée à un risque spécial en raison de son lien de famille étroit avec la demanderesse principale?

[103]   Les avocats conviennent qu’il n’y a pas de question à certifier et la Cour est d’accord.

JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1. La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour qu’il procède à un nouvel examen.

2. Il n’y a aucune question à certifier.

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