Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[2013] 1 R.C.F. 308

A-107-11

2012 CAF 209

Association des pilotes d’Air Canada (appelante)

c.

Robert Neil Kelly, George Vilven, Commission canadienne des droits de la personne et Air Canada (intimés)

et

Procureur général du Canada (intimé de plein droit en vertu de l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales)

Répertorié : Association des pilotes d’Air Canada c. Kelly

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Layden-Stevenson* et Gauthier, J.C.A.—Ottawa, 22 novembre 2011, 17 juillet 2012.

* La juge Layden-Stevenson n’a pas pu prendre part aux délibérations de la Cour. Elle est décédée le 27 juin 2012. L’arrêt motivé de la Cour est rendu aux termes du paragraphe 45(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7.

Droits de la personne — Relations de travail — Appel et appel incident interjetés à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale confirmant la conclusion du Tribunal canadien des droits de la personne, selon laquelle l’art. 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne se défendait pas au regard de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés — Les intimés devaient prendre leur retraite, en tant que pilotes, à l’âge de 60 ans, en raison de dispositions relatives à la retraite obligatoire — Selon la conclusion de la Cour fédérale, l’art. 15(1)c) ne constitue pas une atteinte minimale au droit des intimés d’être libres de toute mesure discriminatoire, et les avantages que procure l’art. 15(1)c) ne sont pas proportionnés à ses effets néfastes — La Cour fédérale a déterminé que l’arrêt McKinney c. Université de Guelph (C.S.C.) était inapplicable en l’espèce — L’arrêt McKinney s’imposait au Tribunal et à la Cour fédérale — La Cour fédérale a confondu deux questions : la possibilité, pour un individu, de savoir dans quelles circonstances il pourra invoquer une atteinte à ses droits, et l’analyse juridique à laquelle il convient de procéder pour décider s’il y a eu violation des droits en question — L’arrêt McKinney décrit correctement l’objectif que cherche à atteindre l’art. 15(1)c) en se prononçant sur la question de la retraite obligatoire en général — L’arrêt McKinney a conclu que la retraite obligatoire est justifiée au regard de l’article premier de la Charte lorsqu’elle correspond à un arrangement qui est dans l’intérêt à la fois des employeurs et des employés — Rien dans l’arrêt McKinney ne permet de dire que la retraite obligatoire avant l’âge de 65 ans n’est pas autorisée — L’art. 15(1)c) est constitutionnellement valide, et 60 ans est l’âge normal de la retraite pour ce genre d’emploi — Appel accueilli; appel incident rejeté.

Juges et Tribunaux — Stare decisis — La Cour fédérale a confirmé la conclusion du Tribunal canadien des droits de la personne, selon laquelle l’art. 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne se défendait pas au regard de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés — La Cour fédérale a différencié l’affaire en cause de la situation visée par l’arrêt McKinney c. Université de Guelph (C.S.C.) — Elle a conclu que l’arrêt McKinney ne tranchait pas de manière définitive la question de la retraite obligatoire — Il s’agissait de savoir si le Tribunal et la Cour fédérale sont tenus de suivre l’arrêt McKinney — L’arrêt McKinney lie le Tribunal et la Cour fédérale — La Cour suprême a, dans l’arrêt McKinney, fait qu’il lui est possible de réexaminer à une date ultérieure la question de la retraite obligatoire, ce qui n’est pas le cas pour les tribunaux d’instance inférieure — Des différences au niveau des dossiers de preuve entre la présente affaire et l’affaire McKinney ne justifient pas que l’on s’écarte de la jurisprudence établie — Un tel écart serait contraire à la règle du stare decisis.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limitative — La Cour fédérale a confirmé la conclusion du Tribunal canadien des droits de la personne, selon laquelle l’art. 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne se défendait pas au regard de l’article premier de la Charte — La Cour fédérale a différencié l’affaire en cause de la situation visée par l’arrêt McKinney c. Université de Guelph (C.S.C.) — Il s’agissait de savoir si l’art. 15(1)c) peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte — L’arrêt McKinney lie le Tribunal et la Cour fédérale — L’arrêt McKinney décrit correctement l’objectif que cherche à atteindre l’art. 15(1)c); la Cour suprême entendait se prononcer sur la question de la retraite obligatoire en général — L’arrêt McKinney conclut que la retraite obligatoire peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte lorsqu’elle correspond à un arrangement qui est dans l’intérêt des employeurs et des employés — Rien, dans l’arrêt McKinney, ne permet de dire que la retraite obligatoire avant l’âge de 65 ans n’est pas autorisée — L’art. 15(1)c) est constitutionnellement valide.

Il s’agissait d’un appel et d’un appel incident à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale confirmant la conclusion du Tribunal canadien des droits de la personne, selon laquelle l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP), qui constitue une exception à l’interdiction de toute mesure discriminatoire fondée sur l’âge, ne se défendait pas au regard de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

Les intimés, George Vilven et Robert Neil Kelly, sont d’anciens pilotes d’Air Canada qui ont été obligés de prendre leur retraite à l’âge de 60 ans, conformément aux dispositions relatives à la retraite obligatoire inscrites tant dans la convention collective dont ils relèvent que dans leur régime de pension. La Cour fédérale a conclu que l’alinéa 15(1)c) ne constitue pas une atteinte minimale au droit des intimés d’être libres de toute mesure discriminatoire, et que les avantages que procure l’alinéa 15(1)c) ne sont pas proportionnés à ses effets néfastes. Cependant, elle a refusé de déclarer l’invalidité de l’alinéa 15(1)c). La Cour fédérale a conclu que l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, dans lequel la Cour suprême estimait qu’ensemble, le paragraphe 4(1) et l’alinéa 9a) du Code des droits de la personne (1981) de l’Ontario (le Code), avaient pour effet d’exclure de la protection offerte par le Code les travailleurs âgés de plus de 65 ans, était constitutionnellement valide, mais ne s’appliquait pas à l’affaire dont elle était saisie. Afin de différencier l’arrêt McKinney de la présente affaire, la Cour fédérale a établi des différences entre les éléments suivants : l’historique des dispositions, les objectifs de l’alinéa 15(1)c) et les dispositions du Code attaquées en l’occurrence, de même que dans le mécanisme permettant de décider à partir de quel âge il est loisible d’imposer le départ à la retraite; des faits nouveaux mettant en doute le fondement actuel de la décision que la Cour suprême a rendue dans McKinney; et l’évolution des politiques publiques. La Cour fédérale a également conclu que la Cour suprême n’a pas considéré que l’arrêt McKinney tranchait de manière définitive la question de la retraite obligatoire.

Il s’agissait de savoir si l’alinéa 15(1)c) de la LCDP peut se justifier à titre de restriction raisonnable, au regard de l’article premier de la Charte, et si le Tribunal et la Cour fédérale étaient tenus d’appliquer la jurisprudence McKinney pour trancher la mise en cause constitutionnelle de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP.

Arrêt : L’appel doit être accueilli; l’appel incident doit être rejeté.

La décision de la Cour suprême dans l’affaire McKinney s’imposait au Tribunal et à la Cour fédérale. Par conséquent, ils ont tous deux conclu à tort que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP ne se justifiait pas au regard de l’article premier de la Charte. On ne peut, s’agissant des objectifs visés par le Code et de ceux auxquels tendent les dispositions de la LCDP, en tirer aucune distinction significative. La différence entre les deux dispositions concerne la fixation de l’âge à partir duquel il est permis d’imposer la retraite obligatoire, et non le mécanisme de mise en œuvre de la retraite obligatoire. En ce qui concerne la différence entre les dispositions législatives quant à la mesure dans laquelle un employé peut savoir si son départ obligatoire à la retraite est conforme aux dispositions législatives concernant les droits de la personne, la Cour fédérale a confondu deux questions : la possibilité, pour un individu, de savoir dans quelles circonstances il pourra invoquer une atteinte à ses droits, et l’analyse juridique à laquelle il convient de procéder pour décider s’il y a, effectivement, eu violation des droits en question. Les observations de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Canada (Attorney General) v. Bedford ayant trait à la nécessité d’une application stricte de la règle du stare decisis s’appliquent en l’espèce et sont déterminantes en ce qui concerne trois des quatre motifs avancés par la Cour fédérale pour ne pas appliquer l’arrêt McKinney. L’argument voulant que la Cour suprême n’ait elle-même pas considéré que l’arrêt McKinney tranchait de manière définitive la question de la retraite obligatoire n’autorise pas un tribunal d’instance inférieure à revenir sur les questions réglées par l’arrêt McKinney. La Cour suprême a, dans l’arrêt McKinney, fait qu’il lui est possible de réexaminer à une date ultérieure la question de la retraite obligatoire, mais cette possibilité n’est pas donnée à d’autres. Le fait que l’on puisse relever, entre la présente affaire et l’affaire McKinney, des différences au niveau des dossiers de preuve ne justifie pas que l’on s’écarte de la jurisprudence établie. Sinon, toute décision de justice ne s’imposerait qu’aux parties au litige, car le dossier de preuve varie d’une affaire à l’autre. Un tel résultat, et cela est particulièrement vrai de contestations fondées sur les dispositions de la Charte, serait contraire au souci de certitude et de règlement définitif qui est à l’origine de la règle du stare decisis. En concluant qu’il n’y a rien d’irrationnel dans un système « qui permet aux individus du secteur privé de fixer eux-mêmes l’âge de la retraite qui convient dans un domaine particulier d’activités », la Cour suprême a décrit correctement l’objectif que cherche à atteindre l’alinéa 15(1)c) de la LCDP. La Cour suprême entendait se prononcer sur la question de la retraite obligatoire en général, et pas uniquement sur la retraite obligatoire à partir de 65 ans. L’arrêt McKinney n’a notamment pas dit que les dispositions du Code autorisant la retraite obligatoire à partir de 65 ans se défendaient au regard de l’article premier de la Charte parce que 65 ans est considéré comme l’âge de la retraite en vigueur. L’âge de 65 ans ne saurait en soi justifier une atteinte à l’article 15 de la Charte. Les facteurs qui justifient la retraite obligatoire doivent logiquement s’appliquer indépendamment de l’âge, car on ne saurait, sous peine de tautologie, invoquer l’âge de l’intéressé pour justifier une atteinte au droit d’échapper aux mesures discriminatoires fondées sur l’âge. Ce que l’arrêt McKinney a dit, c’est que la retraite obligatoire, qui constitue une exception à l’interdiction de toute mesure discriminatoire fondée sur l’âge, peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte lorsqu’elle correspond à un arrangement qui est dans l’intérêt à la fois des employeurs et des employés, puisqu’il permet une organisation du travail correspondant aux besoins des deux parties. Il n’y a rien, dans l’arrêt McKinney, qui permette de dire que l’analyse ayant mené à conclure que l’alinéa 9a) du Code se défendait au regard de l’article premier de la Charte ne s’applique pas aux dispositions autorisant la retraite obligatoire avant l’âge de 65 ans, ou que ces arrangements ne se justifient pas au regard de l’article premier de la Charte simplement parce qu’ils prévoient la retraite obligatoire à moins de 65 ans.

La décision de la Cour fédérale a été infirmée et l’affaire a été renvoyée au Tribunal pour qu’il rejette les plaintes déposées par les intimés, l’alinéa 15(1)c) de la LCDP étant constitutionnellement valide, et 60 ans étant l’âge normal de la retraite pour ce genre d’emploi. L’appel incident interjeté par les pilotes à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de refuser de déclarer invalide la disposition en cause a été rejeté.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2, 7, 15.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

Code des droits de la personne (1981), S.O. 1981, ch. 53, art. 4(1), 9a) « âge ».

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 15(1)c).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14),18.1(3) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27), 57(4) (mod., idem, art. 54).

JURISPRUDENCE CITÉE

décision suivie :

McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, confirmant 1987 CanLII 179, 63 O.R. (2d) 1, 46 D.L.R. (4th) 193, 29 Admin. L.R. 227 (C.A.).

décision appliquée :

Canada (Attorney General) v. Bedford, 2012 ONCA 186, 109 O.R. (3d) 1, 346 D.L.R. (4th) 385, 282 C.C.C. (3d) 1, infirmant en partie 2010 ONSC 4264 (CanLII), 102 O.R. (3d) 321, 327 D.L.R. (4th) 52, 262 C.C.C. (3d) 129.

décisions examinées :

Vilven c. Air Canada, 2007 TCDP 36; Vilven c. Air Canada, 2009 CF 367, [2010] 2 R.C.F. 189; R. v. Prokofiew, 2010 ONCA 423, 100 O.R. (3d) 401, 256 C.C.C. (3d) 355, 77 C.R. (6th) 52.

décisions citées :

La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; CKY-TV v. Communications, Energy and Paperworkers Union of Canada (Local 816) (Kenny Grievance) (2008), 175 L.A.C. (4th) 29; Association of Justices of the Peace of Ontario v. Ontario (Attorney General), 2008 CanLII 26258, 92 O.R. (3d) 16, 292 D.L.R. (4th) 623 (C.S.J. Ont.); Greater Vancouver Regional District Employees’ Union v. Greater Vancouver Regional District, 2001 BCCA 435, 206 D.L.R. (4th) 220, 43 Admin. L.R. (3d) 12, [2002] CLLC 230-002; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1.

DOCTRINE CITÉE

Canada. Comité de révision de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La promotion de l’égalité : Une nouvelle vision. Ottawa : Ministère de la Justice, 2000.

Halsbury’s Laws of Canada, Civil Procedure I, 1re éd. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2008.

APPEL et APPEL INCIDENT d’une décision de la Cour fédérale (2011 CF 120, [2012] 4 R.C.F. 277) confirmant une conclusion du Tribunal canadien des droits de la personne (2009 TCDP 24), selon laquelle l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne se défendait pas au regard de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Appel accueilli; appel incident rejeté.

ONT COMPARU

Bruce Laughton, C.R., pour l’appelante.

David Baker et Raymond Hall pour les intimés Robert Neil Kelly et George Vilven.

Daniel Poulin pour l’intimée la Commission canadienne des droits de la personne.

Maryse Tremblay pour l’intimée Air Canada.

Anne M. Turley et Craig Collins-William pour l’intimé le procureur général du Canada.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Laughton & Company, Vancouver, pour l’appelante.

Bakerlaw, Toronto, et Raymond Hall, Winnipeg, pour les intimés Robert Neil Kelly et George Vilven.

Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour l’intimée la Commission canadienne des droits de la personne.

Heenan Blaikie S.E.N.C.R.L., SRL, Montréal, pour l’intimée Air Canada.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé le procureur général du Canada.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Pelletier, J.C.A. :

INTRODUCTION

[1]        L’appel porte sur la question de savoir si l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-5 (LCDP), qui autorise une discrimination fondée sur l’âge, peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique au regard de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte). L’alinéa 15(1)c) autorise en effet la mise à la retraite obligatoire à l’âge normal de la retraite pour le genre d’emploi en cause.

[2]        La Cour suprême du Canada s’est penchée sur la question de la retraite obligatoire dans son arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229 (McKinney). Dans cet arrêt, la Cour a décidé qu’une disposition du Code des droits de la personne (1981) de l’Ontario, S.O. 1981, ch. 53 (le Code), autorisant la mise à la retraite obligatoire à partir de l’âge de 65 ans, portait atteinte à la protection offerte par la Constitution contre les mesures discriminatoires fondées sur l’âge. La Cour a estimé que la disposition en cause était néanmoins constitutionnellement valide, car elle se défend au regard de l’article premier de la Charte.

[3]        Cela étant, je considère que la Cour est en l’espèce appelée à décider si le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal), qui a examiné les plaintes déposées par deux pilotes d’Air Canada obligés de partir à la retraite à l’âge de 60 ans, et la Cour fédérale, qui a procédé au contrôle judiciaire de la décision du Tribunal, étaient, pour trancher la mise en cause constitutionnelle de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, tenus d’appliquer la jurisprudence McKinney. Pour les motifs ci-dessous exposés, j’estime que, conformément à la règle du stare decisis, l’arrêt McKinney a fixé la jurisprudence et que le Tribunal et la Cour fédérale devaient donc s’y tenir. J’accueillerais par conséquent l’appel, infirmant la décision de la Cour fédérale et renvoyant l’affaire devant le Tribunal pour qu’il rejette les plaintes.

LES FAITS

[4]        George Vilven et Robert Neil Kelly (les Pilotes) sont tous deux d’anciens pilotes d’Air Canada qui ont été obligés de prendre leur retraite à l’âge de 60 ans, conformément aux dispositions relatives à la retraite obligatoire inscrites tant dans la convention collective dont ils relèvent que dans leur régime de pension.

[5]        En raison du départ à la retraite qui leur a ainsi été imposée, les deux ont porté plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission). M. Vilven a porté plainte contre Air Canada en 2004, M. Kelly déposant en 2006 une plainte visant à la fois Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada (l’Association). La Commission a transmis les deux plaintes au Tribunal, qui les a examinées ensemble en 2007.

[6]        À l’audience du Tribunal, Air Canada et l’Association ont invoqué l’exception prévue à l’alinéa 15(1)c) de la LCDP par rapport à l’interdiction en matière d’emploi de mesures discriminatoires fondées sur l’âge. Cette disposition est libellée en ces termes :

15. (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

[…]

c) le fait de mettre fin à l’emploi d’une personne en appliquant la règle de l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi;

Exceptions

[7]        Les Pilotes ont contesté la constitutionnalité de cette disposition.

[8]        Le Tribunal a rejeté la mise en cause, par les Pilotes, de la constitutionnalité de cette disposition : Vilven c. Air Canada, 2007 TCDP 36. Le Tribunal a jugé que 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour les personnes occupant ce genre d’emploi, et que le départ obligatoire à la retraite des Pilotes ne constituait pas une mesure discriminatoire au sens de la LCDP. Le Tribunal a également estimé que l’alinéa 15(1)c) ne portait pas atteinte à l’égalité de traitement garantie par l’article 15 de la Charte. Le Tribunal n’a par conséquent pas eu à dire si l’alinéa 15(1)c) se défendait au regard de l’article premier de la Charte.

[9]        Les Pilotes ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal. Dans le jugement Vilven c. Air Canada, 2009 CF 367, [2010] 2 R.C.F. 189 (Vilven), la Cour fédérale a jugé l’alinéa 15(1)c) contraire à l’article 15 de la Charte, renvoyant l’affaire devant le Tribunal pour qu’il décide si cette disposition se justifiait au regard de l’article premier de la Charte.

[10]      Le Tribunal a repris son examen de la plainte déposée par les Pilotes. Dans une deuxième décision, Vilven c. Air Canada, 2009 TCDP 24, le Tribunal a conclu que l’alinéa 15(1)c) ne se défendait pas au regard de l’article premier de la Charte.

[11]      Cette deuxième décision du Tribunal a elle aussi fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Dans un jugement publié sous l’intitulé Association des pilotes d’Air Canada c. Kelly, 2011 CF 120, [2012] 4 R.C.F. 277 (Kelly), la Cour fédérale a conclu que l’alinéa 15(1)c) ne se défendait pas au regard de l’article premier de la Charte. S’agissant du redressement toutefois, la Cour fédérale a refusé de déclarer l’invalidité de l’alinéa 15(1)c), estimant que, sauf erreur de la part du Tribunal, les pouvoirs conférés sur ce point à la Cour par le paragraphe 18.1(3) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], se limitaient, en ce qui concerne un défendeur à l’instance, au rejet de la demande de contrôle judiciaire.

[12]      L’Association a interjeté appel du jugement par lequel la Cour fédérale a conclu que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP ne se justifiait pas au regard de l’article premier de la Charte. Les Pilotes ont interjeté un appel incident contre le refus par la Cour de déclarer invalide la disposition en cause. À l’appui de leur demande de déclaration d’invalidité, les Pilotes ont également signifié un avis de question constitutionnelle concernant l’alinéa 15(1)c) de la LCDP. Le procureur général du Canada (le procureur général) a donc, en vertu du paragraphe 57(4) [mod., idem, art. 54] de la Loi sur les Cours fédérales, pris part de plein droit à l’appel.

LES QUESTIONS SOULEVÉES PAR L’APPEL

[13]      Dans son mémoire des faits et du droit, l’Association conteste deux éléments du jugement de la Cour fédérale : la conclusion voulant que l’alinéa 15(1)c) ne constitue pas une atteinte minimale au droit des Pilotes d’être libres de toute mesure discriminatoire, puis la conclusion voulant que les avantages que procure l’alinéa 15(1)c) ne sont pas proportionnés à ses effets néfastes. Air Canada a fait sienne la thèse de l’Association.

[14]      L’Association contestait en fait la manière dont la Cour fédérale avait appliqué, aux faits de l’affaire dont elle était saisie, le critère dégagé par la Cour suprême du Canada dans son arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Pour ce faire, l’Association se fondait en grande partie sur l’arrêt McKinney rendu par la Cour suprême, n’allant cependant pas jusqu’à soutenir que cette jurisprudence s’imposait à la Cour fédérale.

[15]      Le procureur général faisait, en revanche, valoir que la jurisprudence McKinney s’imposait effectivement et que c’est à tort que la Cour fédérale ne s’y était pas tenue. Le procureur général est intervenu tardivement, mais son argument concernant la force obligatoire de l’arrêt McKinney n’avait rien de neuf. D’une manière ou d’une autre, en effet, le Tribunal et la Cour fédérale avaient, dans leurs décisions, tenu compte de l’arrêt McKinney et de la jurisprudence en découlant.

[16]      En ce qui concerne l’appel incident, le procureur général convenait que, comme les Pilotes le faisaient valoir, dans l’hypothèse où la Cour fédérale aurait eu raison de se prononcer comme elle l’a fait sur la validité de l’argument fondé sur l’article premier, c’est à tort qu’elle a conclu à son manque de compétence pour déclarer l’invalidité de la disposition en cause.

[17]      Les Pilotes étaient sur tous les points d’accord avec la décision de la Cour fédérale quant au fond, mais estimaient que la Cour s’était trompée sur la question de sa compétence pour accorder réparation.

ANALYSE

[18]      Comme je l’ai dit plus haut, la question déterminante en l’espèce est, me semble-t-il, de savoir si la jurisprudence McKinney s’imposait au Tribunal et à la Cour fédérale. Pour les motifs exposés ci-dessous, j’estime qu’elle s’impose effectivement et que c’est par conséquent à tort que le Tribunal et la Cour fédérale ont conclu que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP ne se justifiait pas au regard de l’article premier de la Charte. Cette conclusion règle à la fois l’appel et l’appel incident.

L’analyse par le Tribunal de l’arrêt McKinney

[19]      Comme nous l’avons vu, le Tribunal, dans ses motifs, évoque brièvement l’arrêt McKinney. Il relève que, dans cet arrêt, la Cour suprême accorde au législateur une large mesure de déférence, estimant que dans une société démocratique, les questions sociales complexes qui divisent les experts devraient plutôt être laissées au pouvoir législatif.

[20]      Puis, le Tribunal a examiné la jurisprudence allant dans un sens autre que celui de l’arrêt McKinney. Il a cité, ainsi, une récente sentence arbitrale, CKY-TV v. Communications, Energy and Paperworkers Union of Canada (Local 816) (Kenny Grievance) (2008), 175 L.A.C. (4th) 29, affaire à l’occasion de laquelle était contestée la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP. L’arbitre a considéré que l’arrêt McKinney reposait sur des hypothèses contextuelles que ne confirmaient pas les preuves d’expert qui lui étaient présentées, et il n’a par conséquent pas appliqué la jurisprudence McKinney.

[21]      Le Tribunal a également évoqué deux autres affaires qui, selon lui, indiquent que le contexte socio-économique a, depuis l’arrêt McKinney, évolué au point que cette jurisprudence était inapplicable dans les présentes circonstances : Association of Justices of the Peace of Ontario v. Ontario (Attorney General), 2008 CanLII 26258, 92 O.R. (3d) 16 (C.S.J. Ont.), et Greater Vancouver Regional District Employees’ Union v. Greater Vancouver Regional District, 2001 BCCA 435, 206 D.L.R. (4th) 220.

[22]      Ayant examiné cette jurisprudence, et sans même rechercher s’il était lié par l’arrêt McKinney, le Tribunal a fait comme s’il ne l’était pas, procédant à une analyse de la constitutionnalité de l’article 15(1)c) au regard de l’article premier de la Charte.

L’analyse par la Cour fédérale de l’arrêt McKinney

[23]      À l’inverse du Tribunal, la Cour fédérale a procédé à une analyse détaillée des raisons pour lesquelles la jurisprudence McKinney ne s’appliquait pas à l’affaire dont elle était saisie.

[24]      La première raison avancée par la Cour fédérale pour ne pas appliquer la jurisprudence McKinney repose sur une différence entre les dispositions légales en question, notamment la différence au plan de l’historique de ces dispositions et des objectifs visés par le législateur. Selon la Cour, lors de l’adoption des dispositions du Code attaquées en l’occurrence, le législateur avait notamment souhaité éviter « le fait que l’on reporte le moment de prendre sa retraite et qu’on ne profite de ses avantages que plus tard », prenant également en compte « l’effet sur les pratiques en matière d’embauche et de personnel ainsi que sur le chômage des jeunes » : voir Kelly, précité, au paragraphe 110. À l’inverse, la Cour fédérale a estimé que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP visait à « laisser aux employeurs et aux employés le soin de négocier la question de l’âge de la retraite obligatoire dans le secteur privé » : voir Kelly, précité, au paragraphe 111.

[25]      Afin de simplifier l’analyse développée un peu plus loin, je me propose d’examiner ici les observations faites par la Cour fédérale au sujet de la différence entre les dispositions législatives en cause.

[26]      Le passage suivant, qui se trouve à la page 302 des motifs exposés par la Cour suprême [dans l’arrêt McKinney], me paraît énoncer plus complètement les objectifs que visait le législateur ontarien lorsqu’il a formulé la disposition du Code en question :

Comme je l’ai déjà mentionné, le législateur n’agissait pas en l’absence de tout contexte. La retraite obligatoire fait partie de notre société depuis longtemps; elle est répandue dans tout le marché du travail; elle vise 50 p. 100 de la population active. Les préoccupations du législateur portaient sur les incidences qu’entraînerait la modification de ce qui a longtemps été la règle en matière de questions sociales importantes comme son effet sur les régimes de retraite, le travail chez les jeunes, l’utilité pour ceux qui sont sur le marché du travail de négocier et d’établir leurs propres conditions d’emploi, les avantages qui découlent des attentes et des arrangements en cours quant aux conditions d’emploi, y compris non seulement la retraite, mais encore l’ancienneté et la permanence et, en réalité, presque tous les aspects des relations employeur-employé. Ces questions constituent certainement une «[préoccupation] urgente et réelle dans une société libre et démocratique».

J’estime, qu’on ne peut, s’agissant des objectifs visés par le Code et de ceux auxquels tendent les dispositions de la LCDP, en tirer aucune distinction significative.

[27]      Puis, la Cour fédérale a relevé une autre différence entre les deux dispositions en question, en l’occurrence au niveau du mécanisme permettant de décider à partir de quel âge il est loisible d’imposer le départ à la retraite. Selon le Code, la loi fixe à 65 ans l’âge auquel cesse de s’appliquer la protection contre les mesures discriminatoires fondées sur l’âge. À l’inverse, dans le cadre de la LCDP, le Parlement a « décidé de déléguer le choix de l’âge auquel les employés cesseraient de bénéficier de la protection de la LCDP aux employeurs d’une catégorie particulière de travailleurs » : voir Kelly, précité, au paragraphe 112.

[28]      Je suis d’accord que la fixation de l’âge à partir duquel il est permis d’imposer le départ à la retraite peut effectivement constituer une différence importante entre les deux dispositions en question. Cela dit, il ne faut pas perdre de vue le caractère permissif de ces deux dispositions qui, si elles permettent effectivement d’imposer le départ à la retraite, ne l’exige aucunement. La Cour fédérale était plutôt d’avis que l’alinéa 15(1)c) confiait aux employeurs le soin de fixer l’âge de la retraite obligatoire : voir Kelly, précité, au paragraphe 112. La différence entre les deux dispositions concerne la fixation de l’âge à partir duquel il est permis d’imposer la retraite obligatoire, et non le mécanisme de mise en œuvre de la retraite obligatoire. Selon l’économie des deux textes, la retraite obligatoire est normalement soit imposée par l’employeur, soit prévue dans le cadre d’une convention collective négociée par l’employeur et l’agent négociateur des employés. S’agissant d’employés d’un certain niveau, la date du départ à la retraite peut être convenue individuellement. Il n’existe par conséquent entre les deux dispositions aucune distinction quant à la mise en œuvre de la retraite obligatoire. La différence qui compte se situe plutôt au niveau de la fixation de l’âge à partir duquel il devient possible d’imposer un départ à la retraite.

[29]      La Cour fédérale a en outre relevé entre les deux dispositions législatives une différence tenant à la mesure dans laquelle un employé peut savoir si son départ obligatoire à la retraite est conforme aux dispositions législatives concernant les droits de la personne. Pour ce qui est du Code, la limite d’âge est fixée par le législateur. Or, en ce qui concerne les dispositions de la LCDP, la Cour fédérale a estimé que les employés pouvaient difficilement savoir à partir de quel âge le départ à la retraite pouvait leur être imposé (Kelly, précité, au paragraphe 119) :

Pour connaître ses droits, il faudrait qu’un employé soumis à la réglementation fédérale sache quels emplois seraient semblables au « genre d’emploi » qu’il occupe. Cela l’obligerait à relever convenablement le groupe de comparaison approprié. Il ne s’agit pas là d’une tâche aisée, même pour des personnes ayant suivi une formation juridique et bien au fait des principes relatifs aux droits de la personne.

[30]      Je dois dire, en toute déférence, que la Cour fédérale a confondu deux questions : la possibilité, pour un individu, de savoir dans quelles circonstances il pourra invoquer une atteinte à ses droits, et l’analyse juridique à laquelle il convient de procéder pour décider s’il y a, effectivement, eu violation des droits en question. Les employés qui exercent tel ou tel métier peuvent passer d’un employeur à un autre, munis des connaissances qu’ils ont des pratiques en matière d’emploi, connaissances qu’ils peuvent échanger avec des collègues qui, eux, sont au courant des pratiques en vigueur chez d’autres employeurs. Les syndicats appelés à négocier pour le compte d’un groupe professionnel s’informent de la norme en vigueur en matière de modalités d’emploi pour le groupe professionnel en question afin de négocier une convention collective correspondant à cette norme, ou supérieure à elle. Il est rare qu’un employé appartenant à un groupe professionnel ne sache pas quel est, pour ce groupe, l’âge normal du départ à la retraite, ou les différences pouvant exister à cet égard entre un employeur et un autre.

[31]      Ce n’est pas la même chose que de déterminer, aux fins de décider si éventuellement il y a bien eu discrimination, quel est le groupe de comparaison qu’il convient de retenir. Il n’est pas nécessaire, pour porter plainte, qu’un employé se livre à l’analyse juridique à laquelle un tribunal devra procéder pour décider si les intéressés ont effectivement fait l’objet de mesures discriminatoires.

[32]      La Cour fédérale a également relevé que dans la mesure où il permet d’imposer le départ à la retraite à des personnes ayant moins de 65 ans, l’alinéa 15(1)c) de la LCDP entraîne des conséquences défavorables plus grandes pour ceux qui ont eu une vie active plus courte, ou interrompue, c’est-à-dire, essentiellement, les femmes et les immigrants.

[33]      Quel que soit l’âge auquel il devient possible d’imposer le départ à la retraite, les personnes dont la vie active a été plus courte ou interrompue vont être désavantagées. Selon que la ligne est tracée ici, ou là, la composition du groupe qui en subira les conséquences varie, au point peut-être où cela devient une discrimination systémique. Qu’il y ait un groupe de personnes subissant à un degré plus poussé que d’autres les conséquences d’une telle mesure ne constitue cependant pas une marque de différenciation entre les diverses limites d’âge permettant la mise à la retraite obligatoire, mais, plutôt, une marque de différenciation entre la retraite obligatoire, quelle que soit la limite d’âge en vigueur, et le fait qu’il n’y ait pas de mise obligatoire à la retraite.

[34]      J’estime, pour résumer, que de tous les facteurs que la Cour fédérale a relevés en ce qui concerne la différence de formulation entre la LCDP et le Code, la seule marque de différenciation que l’on puisse retenir entre la présente affaire et la situation qui se présentait dans l’affaire McKinney est la manière de déterminer à quel âge il devient possible d’imposer un départ à la retraite.

[35]      La Cour fédérale a également avancé trois autres motifs permettant, selon elle, de faire une distinction entre la présente affaire et la situation en cause dans l’affaire McKinney. D’abord, l’argument voulant que la Cour suprême n’ait pas elle-même estimé que l’arrêt McKinney est, en matière de retraite obligatoire, le mot de la fin. La Cour fédérale relève, dans l’arrêt McKinney, certaines observations des juges majoritaires soulignant les conséquences incertaines que pourrait entraîner pour divers autres aspects du monde du travail l’abolition de la retraite obligatoire. La Cour fédérale a notamment insisté sur le passage suivant : « “nous ne connaissons pas vraiment les incidences de ces nouveaux régimes et la preuve indique qu’il faudra attendre 15 à 20 ans avant de pouvoir en faire une analyse sérieuse” » (souligné dans l’original) : Kelly, précité, au paragraphe 137. Selon la Cour fédérale, la question avait été laissée en suspens, ce qui devait permettre de la réexaminer ultérieurement lorsqu’on disposerait d’éléments d’appréciation fiables sur les résultats obtenus dans les ressorts où avait été aboli le départ obligatoire à la retraite.

[36]      La Cour fédérale a également invoqué, pour distinguer la présente affaire de la situation visée par l’arrêt McKinney, des différences au niveau des preuves versées au dossier. Sur ce plan-là, la principale différence réside dans l’existence de rapports d’experts concernant les effets de l’abolition de la retraite obligatoire dans les ressorts où une telle mesure a été décrétée. Bref, la Cour fédérale a conclu à l’existence de « faits nouveaux qui mettent en doute le fondement factuel de la décision que la Cour suprême a rendue dans McKinney » : Kelly, précité, au paragraphe 146.

[37]      Et enfin, la Cour fédérale a invoqué, comme raison supplémentaire de ne pas appliquer en l’occurrence la jurisprudence McKinney, l’évolution des politiques publiques. La Cour a relevé que le juge La Forest lui-même, en sa qualité de président du Comité de révision de la Loi canadienne sur les droits de la personne, avait participé à la rédaction du rapport intitulé La promotion de l’égalité : Une nouvelle vision, Ottawa : Ministère de la Justice, 2000. Ce rapport, alors même qu’il reconnaissait le besoin d’étudier davantage la question, recommandait que l’on supprime de la LCDP les exemptions générales en matière de retraite obligatoire. Selon la Cour fédérale, ce rapport reflète l’évolution des attitudes sociales à l’égard de la discrimination fondée sur l’âge depuis l’arrêt McKinney.

[38]      La Cour fédérale s’est en outre livrée à un examen de la jurisprudence des diverses cours ayant eu à se prononcer sur la question de la retraite obligatoire, y compris bon nombre des décisions citées par le Tribunal, et cela, afin de démontrer que l’attitude des tribunaux judiciaires envers la retraite obligatoire avait, elle aussi, évolué.

[39]      Voilà, donc, les motifs invoqués par la Cour fédérale pour refuser d’appliquer la jurisprudence McKinney.

LA NORME DE CONTRÔLE

[40]      Lors d’un appel visant un jugement rendu dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il appartient à la Cour de dire si la cour de révision a précisé quelle était la norme de contrôle applicable, puis si elle l’a correctement appliquée. Cela veut dire, en pratique, que la Cour d’appel a recours aux règles usuelles applicables au contrôle en appel, telles qu’énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 : voir Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43. La portée et l’application de la règle du stare decisis est une question de droit qui appelle la norme de la décision correcte.

Stare decisis

[41]      La Cour d’appel de l’Ontario a récemment eu, dans un contexte analogue, à se pencher sur la question de l’application de la règle du stare decisis. Dans l’arrêt Canada (Attorney General) v. Bedford, 2012 ONCA 186, 109 O.R. (3d) 1 (Bedford), la Cour était appelée à dire si la décision rendue par la Cour suprême dans le cadre du Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 (Renvoi sur la prostitution), qui a conclu à la constitutionnalité des dispositions alors en cause, s’imposait lors d’une contestation ultérieure de la constitutionnalité de ces mêmes dispositions. La disposition attaquée du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, concerne l’interdiction de tenir des maisons de débauche ou de communiquer en public à des fins de prostitution. Selon la Cour d’appel de l’Ontario, le juge du procès pouvait effectivement faire droit à une contestation des dispositions du Code criminel interdisant de tenir des maisons de débauche, fondée sur l’article 7 de la Charte, la jurisprudence de la Cour suprême concernant les principes de justice naturelle ayant évolué depuis le Renvoi sur la prostitution [voir 2010 ONSC 4264 (CanLII), 102 O.R. (3d) 321]. Les questions de droit soulevées dans l’affaire Bedford quant à la question de savoir si les dispositions du Code criminel interdisant les maisons de débauche portaient effectivement atteinte aux droits de l’accusé au regard de l’article 7 de la Charte n’auraient ainsi pas été tranchées par la Cour suprême.

[42]      La Cour d’appel de l’Ontario a, par ailleurs, estimé que la mise en cause des dispositions du Code criminel interdisant de [traduction] « communiquer à des fins de prostitution » fondée sur l’article 2 de la Charte, devait se voir appliquer la décision de la Cour suprême. La Cour d’appel de l’Ontario a estimé que c’est à tort que le juge du procès n’avait pas appliqué la jurisprudence du Renvoi sur la prostitution, étant donné que [traduction] « rien ne permettait de dire que [le Renvoi sur la prostitution] avait été expressément ou implicitement contredit par une décision ultérieure de la Cour suprême » : voir Bedford, précité, au paragraphe 75.

[43]      Pour la Cour d’appel de l’Ontario, c’est en outre à tort que le juge du procès s’était écarté de la décision rendue dans le cadre du Renvoi sur la prostitution en reformulant la question. Les observations de la Cour d’appel à cet égard s’appliquent en l’espèce (Bedford, précité, aux paragraphes 82 à 84) :

[traduction] Ce changement de perspective ne modifie en rien la ratio decidendi de l’affaire, à savoir que la disposition interdisant la communication à des fins de prostitution constituait une limite raisonnable à la liberté d’expression. Pour parvenir à cette conclusion, la majorité a appliqué le critère dégagé dans l’arrêt Oakes compte tenu des informations qu’elle avait à l’époque. La Cour suprême peut, pour les divers motifs exposés dans l’arrêt Polowin Real Estate, avoir de bonnes raisons de s’écarter d’une telle conclusion, mais c’est à la Cour suprême elle-même qu’il appartient d’en décider.

Nous estimons qu’une application stricte de la règle du stare decisis revêt une importance particulière dans le contexte d’une contestation fondée sur les dispositions de la Charte. Compte tenu du critère défini à l’article premier, et en particulier lorsqu’il s’agit de questions prêtant à controverse, les éléments d’appréciation et la législation sont en évolution constante, comme le sont les attitudes, les valeurs et les points de vue. Cette évolution ne permet cependant pas à elle seule aux tribunaux d’instance inférieure de revenir sur ce qui a été décidé.

Autrement, à chaque fois qu’un plaideur pourrait invoquer de nouveaux éléments d’appréciation, ou un point de vue permettant d’envisager le problème sous un angle nouveau, les tribunaux d’instance inférieure se verraient obligés de revenir sur la jurisprudence malgré les arrêts de la Cour suprême qui font autorité sur ces questions précises. Ce serait saper la légitimité des décisions rendues au regard des dispositions de la Charte et, de manière plus générale, les fondements de l’État de droit […] Une telle approche de l’interprétation des dispositions constitutionnelles nous donnerait non pas un arbre en pleine croissance, mais un jardin de plantes annuelles qui devraient régulièrement être arrachées et remplacées.

[44]      J’adopte sans hésitation ces points de vue. Ils sont déterminants en ce qui concerne trois des quatre motifs avancés par la Cour fédérale pour ne pas appliquer la jurisprudence McKinney.

[45]      Pour récapituler, la Cour fédérale a invoqué quatre raisons de ne pas appliquer la jurisprudence McKinney :

1. les différences marquantes entre les dispositions légales en litige;

2. l’indication claire, dans l’arrêt McKinney, que la Cour suprême n’envisageait pas que la décision tranche de manière définitive la question de la retraite obligatoire à tout jamais;

3. les différences dans les dossiers de preuve qui ont été soumis à la Cour suprême et au Tribunal;

4. l’évolution des politiques d’intérêt public qui a eu lieu depuis que l’affaire McKinney a été tranchée.

[46]      L’argument voulant que la Cour suprême n’ait elle-même pas considéré que l’arrêt McKinney a tranché de manière définitive la question de la retraite obligatoire n’autorise pas un tribunal d’instance inférieure à revenir sur les questions réglées par l’arrêt McKinney. Des arrêts tels que Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, montrent que la Cour suprême peut revenir sur ses propres décisions lorsque les circonstances l’y portent, ce qu’elle fait effectivement. Dans la mesure où, la Cour suprême a, dans l’arrêt McKinney, fait qu’il est possible de réexaminer à une date ultérieure la question de la retraite obligatoire, c’est à elle-même que cette possibilité a été donnée, et non à d’autres.

[47]      Le fait que l’on puisse relever entre la présente affaire et l’affaire McKinney, des différences au niveau des dossiers de preuve ne justifie pas que l’on s’écarte de la jurisprudence établie. Sinon, toute décision de justice ne s’imposerait qu’aux parties au litige car, à de rares exceptions près, le dossier de preuve varie d’une affaire à l’autre. Un tel résultat, et cela est particulièrement vrai de contestations fondées sur les dispositions de la Charte, serait contraire au souci de certitude et de règlement définitif qui est à l’origine de la règle du stare decisis. Dans un même ordre d’idées, si l’évolution des politiques sociales peut porter la Cour suprême à réexaminer une question, une telle évolution ne saurait justifier qu’un tribunal d’instance inférieure s’écarte de la jurisprudence de la Cour suprême.

[48]      Cela ne veut pas dire que les tribunaux d’instance inférieure n’aient aucun rôle à jouer dans l’évolution de la jurisprudence à partir du moment où la Cour suprême s’est prononcée. En cas de remise en cause d’une décision de jurisprudence, il appartient à un tribunal d’instance inférieure de permettre aux parties de réunir et de présenter leurs éléments de preuve, de parvenir aux conclusions qui s’imposent au plan des faits et de la crédibilité, et d’établir le dossier de la preuve au vu duquel la Cour suprême pourra décider s’il y a lieu ou non de revenir sur sa décision antérieure : voir Bedford, précité, au paragraphe 76. La décision de la Cour fédérale dans cette affaire, lucide et judicieusement formulée, réunit les éléments permettant éventuellement à la Cour suprême de réexaminer, si elle y est disposée, la jurisprudence McKinney.

[49]      Cela laisse le premier argument avancé par la Cour fédérale, c’est-à-dire la question de savoir si la différence quant à la manière de décider à partir de quel âge il est possible d’imposer le départ à la retraite permet d’opérer une distinction entre la présente affaire et la situation qui se présentait dans l’affaire McKinney.

[50]      Les dispositions en cause dans l’affaire McKinney étaient le paragraphe 4(1) et l’alinéa 9a) du Code. Le paragraphe 4(1) interdit la discrimination fondée sur l’âge, et l’alinéa 9a) définit « âge », comme voulant dire 18 ans ou plus, mais moins de 65 ans. Prises dans leur ensemble, ces deux dispositions avaient pour effet d’exclure de la protection offerte par le Code les travailleurs âgés de plus de 65 ans, dans tous les aspects de leur emploi, y compris la retraite obligatoire.

[51]      En l’espèce, la disposition en cause est l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, qui prévoit une exception restreinte à l’interdiction de toute discrimination en fonction de l’âge pour ce qui est des personnes ayant atteint la limite d’âge en vigueur pour leur genre d’emploi.

[52]      En ce qui concerne l’affaire dont nous sommes saisis, la distinction entre les deux dispositions est que dans l’un des cas, l’âge à partir duquel on peut imposer le départ à la retraite est prévu dans la Loi, alors que dans l’autre cas, cet âge est fixé par la pratique en vigueur pour les personnes occupant un emploi analogue à celui de l’individu en cause. Cette distinction a pour conséquence pratique qu’aux termes de la LCDP, le départ à la retraite peut être imposé à des personnes n’ayant pas atteint l’âge de 65 ans. C’est cela qui porte à s’interroger sur la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c).

[53]      Au niveau de la forme, la question est en l’espèce de savoir si la différence quant à la manière de fixer l’âge à partir duquel le départ à la retraite peut être imposé a pour effet de soustraire la LCDP au raisonnement appliqué par la Cour suprême dans l’arrêt McKinney. La question est essentiellement de savoir si une disposition législative autorisant la retraite obligatoire pour des personnes n’ayant pas 65 ans se défend au regard de l’arrêt McKinney. Quoi qu’il en soit, il convient de bien comprendre comment le raisonnement adopté par la Cour suprême dans l’arrêt McKinney pourrait s’appliquer en l’espèce.

[54]      La Cour d’appel de l’Ontario s’est trouvée face à un problème analogue dans l’affaire Bedford où il lui fallait dire si la jurisprudence du Renvoi sur la prostitution s’imposait. La Cour d’appel de l’Ontario a d’abord précisé que, selon la règle du stare decisis, [traduction] « les jugements des tribunaux judiciaires se conforment à la jurisprudence des tribunaux d’instance supérieure » : voir Bedford, précité, au paragraphe 56. La Cour a ensuite cité le passage suivant de Halsbury’s Laws of Canada, Civil Procedure I, 1re éd. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2008 (Bedford, précité, au paragraphe 57) :

[traduction] Pour reprendre la terminologie traditionnelle : seule la ratio decidendi de l’arrêt de principe s’impose aux jugements intervenant par la suite. Le terme de ratio decidendi décrit le raisonnement juridique qui a permis à la Cour d’aboutir à une conclusion à l’égard des questions qu’elle était appelée à trancher. Les autres observations qui se trouvent dans les motifs du jugement antérieur sont considérées comme des remarques incidentes, comme quelque chose de dit en passant. De telles observations peuvent avoir une valeur de persuasion, mais elles ne s’imposent pas. [Non souligné dans l’original [c.-à-d. Halsbury’s].]

[55]      Et puis, la Cour relève que la distinction entre la règle du stare decisis et la notion de remarque incidente a évolué dans le contexte canadien et que, maintenant, le degré auquel font autorité les énonciations des cours d’appel varie. La Cour a alors cité son propre arrêt R. v. Prokofiew, 2010 ONCA 423, 100 O.R. (3d) 401, au paragraphe 19 (R. v. Prokofiew, précité, tel que cité dans l’arrêt Bedford, précité, au paragraphe 59) :

[traduction] La question devient donc celle-ci : comment distinguer dans un arrêt de la Cour suprême du Canada, entre les remarques incidentes qui font jurisprudence, et celles qui ne s’imposent pas? Dans l’arrêt Henry [R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 309] au par. 53, le juge Binnie explique qu’il convient de demander « Quelle est la question effectivement tranchée en l’occurrence? » Certains arrêts ne se prononcent que sur un point très précis au regard de circonstances précises elles aussi. D’autres jugements — y compris la grande majorité des arrêts de la Cour suprême du Canada — règlent des points de droit plus généraux et, ce faisant, procèdent à une analyse juridique dont l’application ne se limite pas aux faits de l’espèce. [Non souligné dans l’original [c.-à-d. Prokofiew].]

[56]      Cela étant, la question à trancher en l’espèce est la suivante : Quelle est la question qu’a effectivement tranchée l’arrêt McKinney? En fonction de quel raisonnement la Cour suprême a-t-elle décidé que les dispositions du Code autorisant la retraite obligatoire à l’âge de 65 ans se défendaient au regard de l’article premier de la Charte? Le raisonnement de la Cour suprême s’applique-t-il à la retraite obligatoire fixée à un âge plus bas?

[57]      Examinons donc le raisonnement à la base de l’arrêt McKinney afin de voir s’il ne s’applique qu’à la retraite de personnes âgées d’au moins 65 ans.

[58]      Il convient, lors de cet examen, de garder à l’esprit la nature de la question dont la Cour était saisie dans l’affaire McKinney. Il s’agissait de la constitutionnalité d’une disposition permettant d’imposer le départ à la retraite à partir de 65 ans. Il n’y a, par conséquent, rien de surprenant à ce que les motifs de la Cour aient spécifiquement visé la retraite à 65 ans. La question est de savoir si ces motifs ne s’appliquaient qu’aux dispositions précises sur lesquelles la Cour était appelée à se prononcer.

[59]      Dans l’arrêt McKinney, avant d’entreprendre son analyse, le juge La Forest a fait l’historique de la retraite obligatoire au Canada, afin de situer la question constitutionnelle « dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » : voir McKinney, précité, à la page 292. Le juge La Forest a relevé que la retraite obligatoire à 65 ans est née du développement de régimes de retraite publics aux termes desquels une pension de retraite était versée à partir de 65 ans. Les régimes de retraite privés ont été conçus de manière à ce que le versement des prestations se conforme aux régimes publics. C’est ainsi que 65 ans est devenu l’âge « normal » de la retraite. La retraite obligatoire est née dans ce contexte d’intégration des régimes de retraite publics et privés.

[60]      Le juge La Forest a relevé que « [p]rès de la moitié de toute la main-d’œuvre canadienne occupe un emploi assujetti à la retraite obligatoire, et près des deux tiers des conventions collectives au Canada contiennent des dispositions sur la retraite obligatoire à l’âge de 65 ans, ce qui indique qu’il ne s’agit pas d’une condition imposée aux travailleurs, mais d’une condition qu’ils ont eux-mêmes négociée par l’entremise de leurs propres organisations » : voir McKinney, précité, à la page 294. Selon le juge La Forest, la retraite obligatoire fait maintenant partie « de l’organisation même du marché du travail dans notre pays » : voir McKinney, précité, à la page 295.

[61]      À cet égard, à la page 294 de ses motifs, le juge La Forest cite, en l’approuvant, la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire McKinney v. University of Guelph, dont la référence est 1987 CanLII 179, 63 O.R. (2d) 1 :

[traduction] L’un des principaux objectifs de l’al. 9a) était de parvenir à un compromis législatif pour protéger les individus contre la discrimination fondée sur l’âge en matière d’emploi et pour reconnaître aux employeurs et aux employés la liberté de fixer la date de la fin des rapports de travail. La liberté de convenir d’une date de cessation d’emploi représente un avantage considérable tant pour les employeurs que pour les employés.

[62]      Ce passage fait ressortir deux éléments qui ont de l’importance pour ce qui est de l’analyse à laquelle s’est livrée la Cour suprême. Le premier est que toute disposition législative autorisant la retraite obligatoire à quelque âge que ce soit est le fruit d’un compromis entre des intérêts divergents, en l’occurrence la protection contre les mesures discriminatoires fondées sur l’âge, d’une part, et d’autre part, la liberté qu’ont les employeurs et les employés de prendre des décisions avantageuses pour tout le monde. Le second élément est l’importance que le juge La Forest accorde à la possibilité pour les employeurs et les employés de définir eux-mêmes les politiques applicables en matière d’emploi.

[63]      Après ces observations livrées à titre d’introduction, le juge La Forest aborde l’analyse de la question telle qu’elle se pose au regard de l’article premier. Il se penche d’abord sur les objectifs retenus par le législateur. Après avoir évoqué le débat à l’assemblée législative, il résume, dans le passage suivant, déjà cité plus haut, les préoccupations du législateur (McKinney, précité, à la page 302) :

Les préoccupations du législateur portaient sur les incidences qu’entraînerait la modification de ce qui a longtemps été la règle en matière de questions sociales importantes comme son effet sur les régimes de retraite, le travail chez les jeunes, l’utilité pour ceux qui sont sur le marché du travail de négocier et d’établir leurs propres conditions d’emploi, les avantages qui découlent des attentes et des arrangements en cours quant aux conditions d’emploi, y compris non seulement la retraite mais encore l’ancienneté et la permanence et, en réalité, presque tous les aspects des relations employeur‑employé. Ces questions constituent certainement une «[préoccupation] urgente et réelle dans une société libre et démocratique».

[64]      Ce passage montre que, lorsqu’elle a adopté le Code, la législature ne partait pas de rien. Au cours de la période précédant l’adoption du texte en question, les employeurs et les employés avaient conclu divers arrangements qui traduisaient leurs diverses attentes concernant la mobilité et la stabilité de la main-d’œuvre compte tenu de la retraite obligatoire. Le législateur avait le souci de protéger ces arrangements contenant des avantages réciproques, et hésitait à intervenir dans la mesure où on ne connaissait pas très bien les conséquences qu’entraîneraient les changements.

[65]      Ainsi que le juge La Forest l’a noté dans ses observations introductives (voir les paragraphes 56 à 58 ci-dessus), les arrangements en question prévoyaient généralement la retraite obligatoire à l’âge de 65 ans. Il y avait, cependant, dans d’autres secteurs professionnels, des arrangements qui traduisaient une autre organisation du milieu de travail. C’est ainsi que le régime de pension d’Air Canada impose, depuis 1957, la retraite obligatoire à partir de 60 ans. Or, les négociations collectives entre Air Canada et ses employés remontent à 1945. La retraite obligatoire à 60 ans est une modalité de la convention collective depuis le début des années 1980 : voir Vilven, précité, au paragraphe 8. La législature de l’Ontario n’a donc pas légiféré à partir de rien, et cela est également vrai du Parlement.

[66]      Dans l’étape suivante de son analyse de la question, au regard de l’article premier, le juge La Forest se penche sur la question de savoir si les moyens retenus par la législature entretenaient avec les objectifs visés un lien rationnel. Selon lui, la législation permettait effectivement d’atteindre l’objectif visé, c’est-à-dire le maintien de la stabilité en matière de régime de retraite, et elle entretient donc « un lien rationnel avec cette fin » : McKinney, précité, à la page 304. Selon lui, il n’y a rien d’irrationnel dans un système « qui permet aux individus du secteur privé de fixer eux-mêmes l’âge de la retraite qui convient dans un domaine particulier d’activité » : McKinney, précité, à la page 304.

[67]      Ce propos décrit correctement l’objectif que cherche à atteindre l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, qui, pour décider de l’âge de la retraite obligatoire, s’en remet à la pratique en vigueur dans un secteur particulier de l’activité économique. Je vois, dans ce propos, une indication que la majorité de la Cour suprême entendait se prononcer sur la question de la retraite obligatoire en général, et pas uniquement sur la retraite obligatoire à partir de 65 ans.

[68]      À l’étape suivante de son analyse, le juge La Forest se penche sur la question de l’atteinte minimale. Il examine certains des éléments du dossier issus de recherches en sciences sociales, relevant un certain nombre de contradictions concernant les effets que pourrait entraîner l’abolition de la retraite obligatoire. Cela étant, il n’est, selon lui, pas surprenant, compte tenu de ces éléments contradictoires, que la législature ait abordé la question avec prudence.

[69]      Le juge La Forest situe dans un contexte plus général son examen de l’atteinte minimale, s’exprimant en ces termes à la page 312 de ses motifs :

Il faut se rappeler que nous n’avons pas affaire à un règlement applicable aux employés du gouvernement; il ne s’agit pas non plus d’une politique gouvernementale qui favorise la retraite obligatoire. Il s’agit simplement d’une politique facultative. Elle permet à ceux qui travaillent dans des divers domaines du secteur privé de fixer leurs conditions de travail, soit personnellement, soit par l’intermédiaire des organisations qui les représentent. Il ne s’agit pas d’une condition imposée aux employés. Elle résulte plutôt en bonne partie des ententes que le mouvement syndical ou des employés, pris individuellement, ont réussi à obtenir avec peine.

[70]      Ce passage montre bien que le juge La Forest est sensible au caractère facultatif des dispositions du Code sur ce point, et aux choix des acteurs du marché de la main-d’œuvre en matière de retraite, choix souvent issus de négociations collectives. Le raisonnement du juge La Forest est fondé, selon moi, sur le respect des choix opérés par les acteurs du marché de la main‑d’œuvre.

[71]      Le juge La Forest note ensuite qu’en définitive un tribunal appelé à se prononcer en ce domaine doit décider si, compte tenu des preuves présentées, la législature pouvait raisonnablement conclure que les mesures qu’elle adoptait portaient le moins possible atteinte à des droits garantis par la Constitution : voir McKinney, précité, à la page 314. Voici en quels termes il a formulé sa conclusion sur ce point :

Je n’ai pas l’intention en l’espèce de me prononcer sur les arguments économiques et il se peut bien que l’on conclue à l’avenir des ententes acceptables qui tiendront mieux compte des désavantages que comportent les ententes actuelles pour les personnes âgées. Mais je ne suis pas prêt à dire que la ligne de conduite adoptée par le législateur, dans le contexte social et historique que nous connaissons actuellement, n’établit pas un équilibre raisonnable entre les revendications sociales concurrentes auxquelles doit s’attaquer notre société. Le fait que d’autres ressorts aient adopté un point de vue différent prouve seulement que leurs législatures ont adopté un processus d’évaluation différent à l’égard d’un ensemble de valeurs concurrentes complexes.

[72]      Et enfin, le juge La Forest a estimé que la question de la proportionnalité des mesures adoptées par rapport à l’atteinte à un droit garanti par la Constitution doit être abordée d’une manière qui tienne compte du fait que certains types de problèmes en rapport avec les dispositions de la Charte se prêtent à des dispositions progressives. Selon le juge La Forest, « il est important de se rappeler qu’un législateur ne peut être tenu de traiter tous les aspects d’un problème à la fois » : voir McKinney, précité, à la page 317. Il en va particulièrement ainsi lorsque la protection des droits de certains, va nécessairement affecter les droits de certains autres.

[73]      Les juges Sopinka et Cory ont chacun exposé des motifs concourants en harmonie avec les motifs et la conclusion du juge La Forest : voir McKinney, précité, aux pages 445 et 447. Chacun a ajouté à l’analyse un élément complémentaire qui, selon moi, renforce la portée de l’analyse effectuée par le juge La Forest.

[74]      Voici, en quels termes, le juge Sopinka a résumé sa pensée sur la question de la retraite obligatoire (McKinney, précité, à la page 446) :

La situation qui prévaut au pays, en l’absence d’une décision de notre Cour que la retraite obligatoire est constitutionnellement inacceptable, est la suivante. Le gouvernement fédéral et plusieurs provinces ont légiféré contre celle‑ci. D’autres ont refusé de le faire. Ces décisions ont été prises au moyen du processus démocratique habituel et, de toute évidence, ce processus va se poursuivre à moins qu’une décision de notre Cour n’y mette fin. Qui plus est, les employeurs et les employés peuvent, dans le cadre du processus de la négociation collective, déterminer eux‑mêmes s’il y a lieu de fixer un âge de retraite obligatoire et quel devrait être cet âge. Ils l’ont fait dans le passé et la position adoptée par les syndicats à l’égard de cette question indique qu’ils veulent que ce processus se poursuive. Une décision portant que la retraite obligatoire est inconstitutionnelle imposerait à tout le pays un régime qui a été conçu non pas dans le cadre du processus démocratique mais par la puissance du droit. Ironiquement, la Charte serait utilisée pour limiter la liberté de bien des gens pour promouvoir les intérêts de quelques‑uns. Bien que la reconnaissance des droits et libertés des particuliers comporte en soi une certaine restriction des droits d’autrui, la nature et l’étendue de la restriction en l’espèce serait tout à fait injustifiée. Par conséquent, je suis d’avis de statuer sur le pourvoi de la manière proposée par le juge La Forest.

[75]      Le juge Cory va encore plus loin dans sa défense des négociations collectives (McKinney, précité, aux pages 447 et 448) :

Les ententes conclues où l’on prévoit que des salaires plus élevés sont versés à un âge plus jeune en échange de la retraite obligatoire à un âge fixe et précis peuvent fort bien conférer un véritable avantage au travailleur et ne toucher d’aucune façon à sa dignité ou à sa valorisation personnelles. Si ces contrats étaient déclarés invalides, on porterait atteinte aux fondements mêmes de la négociation collective et on pourrait fort bien mettre en péril certains droits durement acquis en matière de travail.

La convention collective reflète la décision, fondée sur des conseils judicieux, de personnes adultes intelligentes qu’il est dans leur meilleur intérêt, ainsi que dans celui de leur famille, d’accepter pour l’immédiat et un avenir rapproché un salaire plus élevé en échange de l’établissement d’une date fixe précise pour la retraite. Dans ces circonstances, il serait inconvenant et malheureux qu’un tribunal dise à un travailleur syndiqué que, même si cette décision soigneusement prise est dans son meilleur intérêt et celui de sa famille, on ne lui permettra pas de conclure ce contrat. Il s’agit d’une position que j’estime inacceptable.

[76]      Ces deux passages soulignent à quel degré le juge La Forest considère qu’il convient de s’en remettre aux choix de la législature pour ce qui est de l’organisation, par les employeurs et les employés, du marché du travail.

[77]      Cela étant, quelle est, au juste, la portée de l’arrêt McKinney?

[78]      Peut-être est-il plus aisé de dire quels sont les points sur lesquels l’arrêt McKinney ne s’est pas prononcé. L’arrêt McKinney n’a notamment pas dit que les dispositions du Code autorisant la retraite obligatoire à partir de 65 ans se défendaient au regard de l’article premier de la Charte parce que 65 ans est considéré comme l’âge de la retraite en vigueur. Le juge La Forest a bien dit que 65 ans était dorénavant considéré comme l’âge de la retraite en vigueur, mais il ne reprend pas cette observation plus loin, lors de son application du critère dégagé par l’arrêt Oakes. Il s’agit d’une simple observation de caractère démographique, qui s’explique au vu de certains facteurs économiques.

[79]      L’âge de 65 ans ne saurait en soi justifier une atteinte à l’article 15 de la Charte. Les facteurs qui justifient la retraite obligatoire doivent logiquement s’appliquer indépendamment de l’âge car on ne saurait, sous peine de tautologie, invoquer l’âge de l’intéressé pour justifier une atteinte au droit d’échapper aux mesures discriminatoires fondées sur l’âge.

[80]      Selon moi, ce que l’arrêt McKinney a dit, c’est que la retraite obligatoire, qui constitue une exception à l’interdiction de toute mesure discriminatoire fondée sur l’âge, peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte lorsqu’elle correspond à un arrangement qui est dans l’intérêt à la fois des employeurs et des employés, puisqu’il permet une organisation du travail correspondant aux besoins des deux parties. De tels arrangements ne se limitent pas aux emplois syndiqués, mais le juge La Forest était tout à fait conscient de l’importance des négociations collectives lorsqu’il s’agit de parvenir à ce type d’arrangement : voir McKinney, précité, aux pages 312 à 314.

[81]      Il n’y a rien, dans l’arrêt McKinney, qui permette de dire que l’analyse ayant mené à conclure que l’alinéa 9a) du Code se défendait au regard de l’article premier de la Charte ne s’applique pas aux dispositions autorisant la retraite obligatoire avant l’âge de 65 ans.

[82]      L’âge de 65 ans est certes l’âge normal de la retraite pour l’ensemble de la main-d’œuvre, mais il existe depuis longtemps, pour certains groupes professionnels, des dispositions prévoyant la retraite obligatoire à un âge autre que 65 ans. Le présent cas n’est qu’un exemple de ce genre d’arrangement. L’arrêt McKinney ne contient rien qui contraigne à conclure que de tels arrangements ne se justifient pas au regard de l’article premier de la Charte simplement parce qu’ils prévoient la retraite obligatoire à moins de 65 ans.

[83]      Précisons par ailleurs que la manière dont est fixé l’âge de la retraite obligatoire ne change rien à l’analyse de la validité constitutionnelle d’une disposition autorisant la retraite obligatoire. Pour ce qui est de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, la retraite obligatoire devient possible dès l’âge de la retraite en vigueur pour un genre d’emploi donné, ce qui ne fait que reconnaître que certains groupes professionnels peuvent avoir négocié des arrangements prévoyant, comme date fixe et certaine du départ à la retraite, un âge autre que 65 ans.

[84]      Simplement à titre d’exemple, la Cour fédérale a, dans son jugement Vilven, cité les observations du Tribunal concernant la retraite obligatoire des pilotes d’Air Canada (Vilven, précité, au paragraphe 217) :

En l’espèce, l’APAC et Air Canada ont convenu de fixer l’âge de la retraite à 60 ans en échange d’un généreux système de rémunération, qui comporte un régime de retraite qui situe les pilotes d’Air Canada dans un groupe privilégié de pensionnés. Se fondant sur la déposition d’un témoin d’Air Canada, le Tribunal a fait remarquer [au paragraphe 100] que les employés, dont les pilotes d’Air Canada, ne sont pas mis dans la situation embarrassante d’être obligés de prendre leur retraite parce qu’il a été conclu qu’ils sont incapables de satisfaire aux exigences de leur emploi ou que leur état de santé se dégrade. Au contraire, « la retraite à 60 ans pour les pilotes est la conclusion entièrement comprise et attendue d’une carrière prestigieuse et valorisante pécuniairement ».

[85]      La question à trancher en l’espèce n’est pas celle de la validité de la politique d’Air Canada en matière de retraite obligatoire, mais ce passage précise bien que les mécanismes adoptés dans les entreprises où l’âge de la retraite obligatoire est fixé à 65 ans s’appliquent également aux cas où les parties ont convenu d’un départ obligatoire à la retraite à un âge moins avancé.

[86]      Bref, j’estime que, selon l’arrêt McKinney, une disposition autorisant la retraite obligatoire se défend au regard de la Constitution, car l’existence, pour le départ à la retraite, d’un âge fixe et certain, permet la négociation, dans l’intérêt des diverses parties concernées, d’arrangements qui ne seraient peut-être pas possibles autrement. Une disposition qui, comme l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, permet de tels arrangements, est donc conforme aux principes dégagés par l’arrêt McKinney.

[87]      Cela étant, il se peut que les conditions aient évolué au point où la Cour suprême serait disposée à réexaminer la question. Si c’est effectivement le cas, il est clair que la présente décision ne comporte rien qui l’empêcherait de le faire.

[88]      Je considère, par conséquent, que la jurisprudence McKinney s’imposait au Tribunal et à la Cour fédérale et qu’il y avait lieu pour eux de l’appliquer.

CONCLUSION

[89]      Dans le jugement Vilven, la Cour fédérale estime qu’il était, de la part du Tribunal, raisonnable de conclure que 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour les pilotes : voir Vilven, précité, au paragraphe 174. Étant donné la validité constitutionnelle de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, et puisque la plainte déposée par les Pilotes tombe sous le coup de l’alinéa 15(1)c), leur plainte doit être rejetée.

[90]      J’accueillerais, par conséquent, l’appel, avec dépens tant devant notre Cour que devant la Cour fédérale. J’infirmerais la décision de la Cour fédérale, renvoyant l’affaire au Tribunal pour qu’il rejette les plaintes déposées par MM. Kelly et Vilven, l’alinéa 15(1)c) de la LCDP étant constitutionnellement valide, et 60 ans étant l’âge normal de la retraite pour ce genre d’emploi.

[91]      Je rejetterais, également avec dépens, l’appel incident.

La juge Gauthier, J.C.A. : Je suis d’accord.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.