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[2013] 3 R.C.F. 109

A-468-10

2011 CAF 297

Commission canadienne des droits de la personne (appelante)

c.

Richard Warman et Terry Tremaine (intimés)

Répertorié : Warman c. Tremaine

Cour d’appel fédérale, juges Noël, Pelletier et Dawson, J.C.A.—Vancouver, 19 septembre; Ottawa, 26 octobre 2011.

Pratique — Outrage au tribunal — Appel d’un jugement de la Cour fédérale rejetant la procédure d’outrage contre l’intimé — Le Tribunal canadien des droits de la personne a ordonné à l’intimé Tremaine, tenant de la suprématie blanche, de cesser de communiquer de la propagande haineuse sur Internet — Il n’a pas été signifié à l’intimé qu’une ordonnance du Tribunal avait été déposée au greffe de la Cour fédérale en vertu de l’art. 57 de la Loi canadienne sur les droits de la personne — Les messages n’ont pas été enlevés du site Internet, et d’autres y ont été affichés — La Cour fédérale a conclu que l’intimé a commis un outrage au Tribunal, mais non à la Cour fédérale — Le critère de l’outrage civil, exposé dans l’arrêt Services aux enfants et adultes de Prescott-Russell c. G. (N.), a été appliqué, et la Cour a conclu que l’intimé n’était pas au courant du dépôt de l’ordonnance — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale pouvait dire, dans le cas où une ordonnance a été déposée en vertu de l’art. 57 de la Loi, que la connaissance de l’ordonnance du Tribunal ne saurait, à elle seule, autoriser une conclusion d’outrage — La Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la violation de l’ordonnance du Tribunal ne pouvait donner lieu à une conclusion d’outrage — Il s’agissait de déterminer si l’ordonnance exécutée en vertu de l’art. 57 était l’ordonnance du Tribunal ou celle de la Cour — L’art. 57 autorise l’exécution des décisions des tribunaux d’instance inférieure — L’ordonnance du Tribunal a été exécutée comme si elle était une ordonnance de la Cour fédérale — Il n’existe aucune exigence légale selon laquelle l’avis d’enregistrement doit être signifié — La connaissance de l’ordonnance du Tribunal est la seule exigence en tant que critère de l’outrage civil — Appel accueilli — Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident) : Après dépôt de l’ordonnance à la Cour fédérale, l’ordonnance du Tribunal devient une ordonnance judiciaire aux fins de son exécution — Sinon, l’ordonnance du Tribunal ne pourrait pas, en elle-même, faire intervenir l’art. 466b) des Règles des Cours fédérales, qui requiert la désobéissance à une ordonnance ou à un autre moyen de contrainte de la Cour — Il faut que le dépôt d’une ordonnance au greffe de la Cour fédérale soit signifié à une personne avant que celle-ci puisse être reconnue coupable d’outrage au tribunal — Ce raisonnement n’est pas incompatible avec l’arrêt United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général) — Les actes commis par l’intimé avant qu’il n’apprenne le dépôt de l’ordonnance ne sauraient autoriser une conclusion d’outrage — La signification d’un avis de dépôt n’est pas un simple point de détail; elle est importante pour l’administration de la justice.

Droits de la personne — Jugements et ordonnances — Exécution — Le Tribunal canadien des droits de la personne a ordonné à l’intimé Tremaine, tenant de la suprématie blanche, de cesser de communiquer de la propagande haineuse sur Internet — Il n’a pas été signifié à l’intimé qu’une ordonnance du Tribunal avait été déposée au greffe de la Cour fédérale, en vertu de l’art. 57 de la Loi canadienne sur les droits de la personne — Les messages n’ont pas été enlevés du site Internet, et d’autres y ont été affichés — La Cour fédérale a conclu que l’intimé a commis un outrage au Tribunal, mais non à la Cour fédérale — Il s’agissait de déterminer si l’ordonnance exécutée en vertu de l’art. 57 était l’ordonnance du Tribunal ou celle de la Cour fédérale — L’art. 57 autorise l’exécution des décisions des tribunaux d’instance inférieure — L’ordonnance du Tribunal a été exécutée comme si elle était une ordonnance de la Cour fédérale — Il n’existe aucune exigence légale selon laquelle l’avis d’enregistrement doit être signifié — La connaissance de l’ordonnance du Tribunal est la seule exigence en tant que critère de l’outrage civil.

Il s’agissait d’un appel d’un jugement de la Cour fédérale rejetant la procédure d’outrage introduite contre l’intimé Terry Tremaine parce que celui-ci aurait fait défaut de se conformer à l’ordonnance de cesser et de s’abstenir rendue contre lui par le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal).

Le Tribunal a conclu que l’intimé, tenant de la suprématie blanche, s’était livré à des actes discriminatoires interdits en vertu de l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi), en affichant de la propagande haineuse sur Internet. Le Tribunal a ordonné à l’intimé de cesser d’utiliser un téléphone pour communiquer du matériel ou des messages qui contreviennent au paragraphe 13(1) de la Loi. L’appelante a déposé au greffe de la Cour fédérale une copie certifiée conforme de l’ordonnance du Tribunal, en vertu de l’article 57 de la Loi. Malgré que l’intimé ait eu connaissance de l’ordonnance rendue par le Tribunal, il ne lui avait pas été signifié que celle-ci avait été enregistrée auprès de la Cour fédérale. Après que le Tribunal eut rendu son ordonnance, nombre des messages haineux sont demeurés sur Internet, et plusieurs messages additionnels y ont été affichés. Bien que la Cour fédérale a conclu que l’intimé avait commis un outrage lié à l’ordonnance du Tribunal, elle ne l’a pas jugé coupable d’outrage à la Cour fédérale. S’intéressant au deuxième volet du triple critère de l’outrage civil exposé par la Cour suprême dans l’arrêt Services aux enfants et adultes de Prescott-Russell c. (G.) N., la Cour fédérale a conclu que l’intimé ne savait pas que l’ordonnance du Tribunal avait été enregistrée auprès de la Cour fédérale. L’intimé ne pouvait donc pas être reconnu coupable d’outrage pour les messages affichés sur Internet avant d’avoir appris que l’ordonnance du Tribunal avait été enregistrée.

La principale question était de savoir si la Cour fédérale peut dire, dans le cas précis où une ordonnance du Tribunal a été déposée au greffe de la Cour fédérale à des fins d’exécution conformément à l’article 57 de la Loi, que la connaissance de l’ordonnance du Tribunal ne saurait à elle seule autoriser une conclusion d’outrage.

Arrêt (le juge Pelletier, J.C.A., dissident) : l’appel doit être accueilli.

La Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la violation délibérée de l’ordonnance du Tribunal ne pouvait pas, à elle seule, donner lieu à une conclusion d’outrage. La question soulevée en l’espèce porte sur l’enregistrement des ordonnances aux termes de l’article 57 de la Loi, et en particulier la question de savoir si l’ordonnance exécutée en vertu de cette disposition est l’ordonnance du Tribunal ou celle de la Cour fédérale. Dans l’arrêt United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’existe aucun principe juridique limitant la procédure de l’outrage aux seules ordonnances rendues par les cours supérieures. Les décisions des tribunaux d’instance inférieure peuvent être exécutées en elles-mêmes par l’entremise de procédures d’outrage parce que, comme pour les décisions des cours supérieures, le législateur estime qu’elles méritent le respect que les procédures d’outrage sont censées assurer. C’est ce que fait l’article 57 pour les ordonnances rendues par le Tribunal en vertu de l’article 53 de la Loi. En l’espèce, l’ordonnance du Tribunal a été exécutée par la Cour fédérale conformément à l’article 57, comme si elle était une ordonnance de cette Cour. Il n’existe aucune exigence légale, qu’il s’agisse de la Loi, de la Loi sur les Cours fédérales ou des Règles des Cours fédérales, selon laquelle l’avis d’enregistrement doit être signifié. S’il y a une obligation de signifier l’enregistrement, il faut prouver cette obligation selon la common law. L’unique exigence qui puisse être déduite de la jurisprudence de la Cour suprême quant au deuxième volet du critère de l’outrage civil est qu’il doit y avoir connaissance effective d’une ordonnance juridiquement contraignante, de sorte qu’il puisse être prouvé hors de tout doute raisonnable que l’ordonnance est transgressée délibérément ou volontairement par la personne qui aurait commis l’outrage. C’est ce que la preuve établit en l’espèce.

La décision de la Cour fédérale a été annulée, l’intimé a été déclaré coupable d’avoir commis un outrage lié à l’ordonnance du Tribunal, et l’affaire a été renvoyée à la Cour fédérale pour qu’elle détermine la peine à imposer.

Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident) : L’ordonnance du Tribunal était, à la date de son dépôt devant la Cour fédérale, une ordonnance de la Cour fédérale. Avant que l’on puisse être déclaré coupable d’outrage pour avoir contrevenu à une ordonnance de la Cour fédérale, il faut être informé du fait que l’ordonnance a été déposée au greffe de la Cour fédérale, et c’est alors que l’on saura que l’on désobéit à ce qui est maintenant une ordonnance judiciaire. Après dépôt de l’ordonnance à la Cour fédérale, l’ordonnance du tribunal administratif devient une ordonnance judiciaire aux fins de son exécution. L’article 57 de la Loi et la partie 12 des Règles des Cours fédérales (les Règles) s’inscrivent dans un mécanisme législatif portant sur l’exécution des ordonnances des tribunaux administratifs. Le dernier élément du mécanisme législatif est le fait qu’il est reconnu que l’ordonnance demeure une ordonnance du tribunal administratif à toutes fins autres que son exécution, de sorte que ce tribunal conserve la possibilité de modifier ou de rescinder son ordonnance initiale. L’effet combiné de ces divers éléments est que, une fois déposée devant la Cour fédérale, l’ordonnance du tribunal administratif devient une ordonnance de la Cour fédérale. La version française de l’article 57 de la Loi ne confirme pas l’idée que les ordonnances des tribunaux administratifs ne deviennent pas les ordonnances de cours de justice après qu’elles y sont déposées. Si on lit les mots « assimilées aux ordonnances rendues par celle-ci » dans le contexte du mécanisme législatif évoqué plus haut, alors le sens commun qui apparaît à la lecture des deux versions de l’article 57 est qu’une ordonnance du Tribunal devient une ordonnance judiciaire dès son dépôt au greffe de la Cour. Si tel n’était pas le cas, l’ordonnance d’un tribunal administratif ne pourrait pas, en elle-même, faire intervenir l’alinéa 466b) des Règles, qui requiert la désobéissance à une ordonnance ou à un autre moyen de contrainte de la Cour. Ce raisonnement n’est pas incompatible avec l’arrêt United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général). Dans cet arrêt, la Cour suprême ne faisait rien de plus que régler la question constitutionnelle de savoir si les lois provinciales pouvaient prévoir que la désobéissance à une ordonnance rendue par un tribunal administratif de création provinciale aurait les mêmes conséquences que la désobéissance à une ordonnance d’une cour supérieure. Les actes commis avant que l’intimé n’apprenne que l’ordonnance du Tribunal avait été déposée devant la Cour fédérale ne sauraient autoriser une conclusion d’outrage. Le deuxième volet du critère dans l’arrêt Prescott-Russell, c.-à-d. que « la partie qui désobéit à l’ordonnance doit le faire de façon délibérée et volontaire », doit être lue en corrélation avec l’alinéa 466b) des Règles. On ne peut désobéir délibérément et volontairement à une ordonnance judiciaire que si l’on sait qu’il s’agit d’une ordonnance judiciaire. La nécessité de donner avis du dépôt de l’ordonnance d’un tribunal administratif devant la Cour fédérale n’est pas un simple point de détail. Le fait de prévenir la transgression des ordonnances de tribunaux administratifs en faisant connaître rapidement les conséquences possibles d’une telle transgression est au moins aussi important pour l’administration de la justice que l’exécution de telles ordonnances au moyen d’une procédure d’outrage lorsque les ordonnances ont été transgressées.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 127 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 185(F); L.C. 2005, ch. 32, art. 1).

Labour Relations Act, R.S.A. 1980, ch. L-1.1, art. 142(7).

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 13 (mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 88), 53 (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 27), 54 (mod., idem, art. 28), 57 (mod., idem, art. 29).

Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, art. 13.

Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 66.7 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 12; L.C. 2002, ch. 8, art. 131(F)), 67.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 12; L.C. 1997, ch. 24, art. 45; L.C. 2001, ch. 34, art. 35(A)).

Loi sur l'équité en matière d'emploi, L.C. 1995, ch. 44, art. 31.

Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 8 (mod. par L.C. 2002, ch. 16, art. 16.1).

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 99 (édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 7).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14).

Loi sur les opérations pétrolières au Canada, L.R.C. (1985), ch. O-7, art. 1 (mod. par L.C. 1992, ch. 35, art. 2), 13.

Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1980, ch. 228.

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2, art. 52.

Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, art. 63.

Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, art. 33 (mod. par L.C. 2007, ch. 19, art. 6).

Loi sur l'Office national de l'énergie, L.R.C. (1985), ch. N-7, art. 17.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 423 (mod., idem, art. 33), 424, 466, 467, 468, 469, 470, 471, 472.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Services aux enfants et adultes de Prescott-Russell c. G. (N.), 2006 CanLII 21037, 82 R.J.O. (3e) 669 (C.A.); United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901.

décisions différenciées :

Bhatnager c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1990] 2 R.C.S. 217; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892.

décisions examinées :

Warman c. Tremaine, 2007 TCDP 2; Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd. et autres c. Cutter (Canada), Ltd., [1983] 2 R.C.S. 388; Telus Mobilité c. Syndicat des travailleurs des télécommunications, 2002 CFPI 656; Ajax and Pickering General Hospital et al. and Canadian Union of Public Employees et al. (Re) (1982), 35 O.R. (2d) 293, 132 D.L.R. (3d) 270 (C.A.).

décisions citées :

Tremaine c. Warman, 2008 CF 1032; Warman c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2010 CF 680; Goldman c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 976; SOCAN – Tarif 22 (Transmission d'œuvres musicales à des abonnés d'un service de télécommunications non visé par le tarif 16 ou le tarif 17 (Commission du droit d'auteur du Canada, en ligne : <http://www.sb-cda.gc.ca/decisions/1999/19991027-m-b.pdf>; Skipper Fisheries Ltd. v. Thorbourne (1997), 157 N.S.R. (2d) 241, 45 D.L.R. (4th) 28 (C.A.); Peel Financial Holdings Ltd. v. Western Delta Lands Partnership, 2003 BCCA 551, 21 B.C.L.R. (4th) 340, 188 B.C.A.C. 58, 42 C.P.C. (5th) 1.

appel d’un jugement de la Cour fédérale (2010 CF 1198) rejetant la procédure d’outrage contre l’intimé Terry Tremaine, parce que celui-ci aurait fait défaut de se conformer à l’ordonnance de cesser et de s’abstenir rendue contre lui par le Tribunal canadien des droits de la personne. Appel accueilli, le juge Pelletier, J.C.A., étant dissident.

ONT COMPARU

Daniel Poulin pour l’appelante.

Douglas H. Christie pour l’intimé Terry Tremaine.

Aucune représentation pour l’intimé Richard Warman.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour l’intimé.

Douglas H. Christie, Victoria (Colombie-Britannique), pour l’intimé Terry Tremaine.

  Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Noël, J.C.A. : La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission, ou l’appelante) fait appel d’un jugement par lequel le juge Harrington, de la Cour fédérale [2010 CF 1198] (le juge de la Cour fédérale), a rejeté la procédure d’outrage que la Commission avait introduite contre Terry Tremaine (l’intimé, ou M. Tremaine) parce que celui-ci aurait fait défaut de se conformer à l’ordonnance de cesser et de s’abstenir rendue contre lui par le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal).

[2]        Bien que le juge de la Cour fédérale ait conclu que M. Tremaine a commis un outrage lié à l’ordonnance du Tribunal, il a jugé que l’outrage ne pouvait être prononcé que pour une violation délibérée d’une ordonnance de la Cour fédérale puisque, à l’époque pertinente, M. Tremaine n’était pas informé que l’ordonnance du Tribunal avait été enregistrée à la Cour fédérale, et qu’il ne pouvait donc être déclaré coupable d’outrage. L’appelante soutient que, statuant ainsi, le juge de la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs de droit.

[3]        Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’appel devrait être accueilli et que M. Tremaine devrait être déclaré coupable d’outrage pour s’être soustrait à l’ordonnance du Tribunal.

LES FAITS

[4]        Le 13 octobre 2004, Richard Warman (le plaignant) a déposé une plainte contre l’intimé auprès de la Commission en vertu de l’article 13 [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 88] de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la Loi). Le plaignant, un ancien employé de la Commission, affirmait avoir surveillé durant de nombreuses années les activités de groupes « suprémacistes blancs » et « néo-nazis » menées au Canada et à l’étranger. Le plaignant prétendait que l’intimé s’était livré, sur Internet, à des actes discriminatoires fondés sur la religion, l’origine nationale ou ethnique, la race et la couleur. La Commission a enquêté sur la plainte et l’a renvoyée au Tribunal.

[5]        Le 2 février 2007, le Tribunal a jugé que la plainte était fondée [Warman c. Tremaine, 2007 TCDP 2]. Au cours de l’audience tenue devant le Tribunal, le plaignant avait témoigné qu’il surveillait depuis de nombreuses années le site Web <stormfront.org> et qu’il suivait en particulier les messages affichés par une personne employant le pseudonyme « mathdoktor99 ». Il n’est pas contesté que l’auteur des messages portant le pseudonyme « mathdoktor99 » est M. Tremaine (motifs du Tribunal, au paragraphe 52). Le plaignant a aussi renvoyé le Tribunal au site Web <nspcanada.nfshost.com> établi par l’intimé, un site où celui-ci affichait ce qu’il disait être le programme politique du Parti national-socialiste du Canada, un parti « résolu à établir au Canada un État raciste blanc » (motifs du Tribunal, aux paragraphes 80 et 82).

[6]        Le Tribunal, après examen de la preuve, a conclu que les messages transmis par l’intimé étaient susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris les personnes de religion juive, les Noirs et autres minorités non blanches, et qu’un acte discriminatoire aux termes du paragraphe 13(1) de la Loi avait été établi (motifs du Tribunal, aux paragraphes 140 à 142). Le Tribunal a rendu une ordonnance de cesser et de s’abstenir et a imposé une amende de 4 000 $ à M. Tremaine. L’ordonnance contient le passage suivant (motifs du Tribunal, au paragraphe 169) :

[…] le Tribunal affirme que la plainte déposée contre [M.] Tremaine est fondée et il ordonne ce qui suit :

1.  que [M.] Tremaine, et les autres personnes qui agissent en concertation avec lui, mettent fin à l’acte discriminatoire consistant à utiliser ou à faire utiliser un téléphone en recourant ou en faisant recourir aux services d’une entreprise de télécommunications relevant de la compétence du Parlement, pour communiquer des messages du genre de ceux qui ont ici été déclarés contraires au paragraphe 13(1), ou tout autre message présentant un contenu sensiblement analogue, qui sont susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable en raison d’un motif de distinction illicite, contrevenant ainsi au paragraphe 13(1) de la [Loi];

[7]        Le 13 février 2007, la Commission a déposé au greffe de la Cour fédérale une copie certifiée conforme de l’ordonnance du Tribunal, en vertu de l’article 57 [mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 29] de la Loi (dossier d’appel, à la page 73). L’intimé n’a pas reçu avis de ce dépôt.

[8]        L’intimé a sollicité le contrôle judiciaire de l’ordonnance du Tribunal devant la Cour fédérale. Le 12 septembre 2008, dans la décision Tremaine c. Warman, 2008 CF 1032, la juge Snider a rejeté sa demande. L’intimé n’a pas fait appel.

[9]        Depuis que le Tribunal a rendu son ordonnance, nombre des messages qui avaient été déclarés contraires à l’article 13 de la Loi sont demeurés sur Internet et plusieurs messages additionnels y ont été affichés. Le plaignant a déposé deux affidavits qui témoignent de ces « nouveaux » messages, ainsi que du maintien des précédents messages, au 12 février 2009 et au 19 mars 2010 respectivement (dossier d’appel, vol. 1, à la page 122; et vol. 3, à la page 713).

[10]      En mars 2009, la Commission, conformément à la règle 467 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] (les Règles des Cours fédérales), a présenté une requête en ordonnance de justifier. Le 22 juin 2010, le juge de la Cour fédérale, estimant qu’une preuve prima facie de l’outrage avait été apportée, a rendu une ordonnance de justifier, dans la décision Warman c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2010 CF 680.

DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE

[11]      Le juge de la Cour fédérale s’est d’abord demandé si la procédure dont il était saisi concernait un outrage criminel ou un outrage civil. Il a entrepris de faire son analyse en tenant pour acquis que c’était un outrage civil qui était allégué (motifs, au paragraphe 9).

[12]      Le juge de la Cour fédérale a adopté le triple critère de l’outrage civil, exposé dans l’arrêt Services aux enfants et adultes de Prescott-Russell c. G. (N.), 2006 CanLII 21037, 82 R.J.O (3e) 669 (C.A.) (l’arrêt Prescott-Russell). S’intéressant au deuxième volet de ce critère, c’est-à-dire le principe selon lequel il doit y avoir manquement délibéré à une ordonnance, le juge de la Cour fédérale a défini comme suit le « moyen de défense primordial » de M. Tremaine (motifs, au paragraphe 23) :

[…] il a appris seulement en août 2010, lorsqu’il en a reçu signification, que l’ordonnance du Tribunal avait été enregistrée à la Cour. Il n’avait aucune intention de défier la Cour.

Le juge de la Cour fédérale a plus tard indiqué mars 2009 plutôt qu’août 2010 comme date à laquelle M. Tremaine avait été informé de cet enregistrement, conclusion qui n’est pas contestée dans le présent appel (motifs, au paragraphe 25).

[13]      Quant aux messages choquants qui sont demeurés sur Internet après cette date, le juge de la Cour fédérale a pris note de l’argument additionnel de M. Tremaine selon lequel l’ordonnance du Tribunal n’était pas suffisamment précise pour l’obliger à supprimer ces messages (motifs, aux paragraphes 22 et 29).

[14]      S’exprimant quant à l’argument selon lequel l’enregistrement de l’ordonnance n’a pas été signifié à M. Tremaine, le juge de la Cour fédérale a reconnu qu’il n’existait aucune obligation légale de signification de l’enregistrement (motifs, au paragraphe 6). Cependant, il a estimé que, selon la common law relative à l’outrage, la Commission est tenue d’établir que la personne qui aurait commis l’outrage savait qu’une « ordonnance de la cour » avait été rendue, par opposition à une ordonnance d’un tribunal de juridiction inférieure. À cet égard, le juge de la Cour fédérale citait deux précédents, l’arrêt Bhatnager c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 R.C.S. 217 (Bhatnager), et l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892 (Taylor), qui selon lui permettaient d’affirmer qu’il doit y avoir manquement à une ordonnance de la Cour avant qu’on puisse être reconnu coupable d’outrage (motifs, aux paragraphes 24 et 27).

[15]      Malgré que l’intimé ait eu connaissance de l’ordonnance du 2 février 2007 rendue par le Tribunal, il n’a pas su avant au moins mars 2009 que l’ordonnance avait été enregistrée auprès de la Cour — lorsqu’une copie du certificat a été insérée parmi les pièces de la requête en ordonnance de justifier (motifs, au paragraphe 25). Il ne pouvait donc pas être reconnu coupable d’outrage pour les messages affichés sur Internet avant cette date (motifs, au paragraphe 28).

[16]      Quant aux messages que M. Tremaine a laissés sur Internet après mars 2009, le juge de la Cour fédérale a admis l’argument de l’intimé selon lequel l’ordonnance ne précisait pas d’une manière suffisamment claire qu’il devait les supprimer (motifs, au paragraphe 29). Selon le juge, les mots « articles du genre de », dans l’ordonnance du Tribunal, renvoient à des messages qui sont distincts de ceux à l’égard desquels le Tribunal a effectivement conclu à une violation du paragraphe 13(1) [de la Loi].

[17]      Le juge de la Cour fédérale a donc rejeté la demande de la Commission qui le priait de déclarer M. Tremaine coupable d’outrage (motifs, aux paragraphes 28 et 29).

[18]      Bien qu’il ne fût pas nécessaire pour lui de le faire, le juge de la Cour fédérale a examiné les autres aspects de la défense de l’intimé. Plus précisément, il a rejeté l’affirmation selon laquelle l’intimé n’avait pas « communiqué » au sens du paragraphe 13(1) de la Loi. Cet argument a été rejeté pour diverses raisons, notamment parce qu’il n’avait pas été avancé devant le Tribunal ou devant la Cour fédérale dans les procédures antérieures (motifs, aux paragraphes 33 et 35). Enfin, l’argument selon lequel il était interdit à M. Tremaine d’accéder à Internet à cause de l’une des conditions de sa mise en liberté sous caution, dans le cadre d’une procédure criminelle engagée contre lui en Saskatchewan, a lui aussi été rejeté, car cette condition ne lui avait été imposée qu’en janvier 2008 et qu’elle était sans rapport avec l’outrage.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[19]      L’article 57 de la Loi prévoit ce qui suit, pour l’exécution des ordonnances du Tribunal :

57. Aux fins de leur exécution, les ordonnances rendues en vertu des articles 53 et 54 peuvent, selon la procédure habituelle ou dès que la Commission en dépose au greffe de la Cour fédérale une copie certifiée conforme, être assimilées aux ordonnances rendues par celle-ci.

Exécution des ordonnances

[20]      La règle 424 des Règles des Cours fédérales dispose ainsi, pour l’exécution de telles ordonnances par l’entremise de la Cour fédérale :

424. (1) Lorsque la Cour est autorisée, en vertu d’une loi fédérale, à poursuivre l’exécution forcée de l’ordonnance d’un office fédéral et qu’aucune autre procédure n’est prévue aux termes de cette loi ou de ses textes d’application, l’exécution forcée de l’ordonnance est assujettie à la présente partie.

Exécution de l’ordonnance d’un office fédéral

(2) L’ordonnance visée au paragraphe (1) est déposée avec un certificat de l’office fédéral ou un affidavit de la personne autorisée à la déposer, attestant l’authenticité de l’ordonnance.

Dépôt de l’ordonnance

[21]      Les règles 466 à 472 des Règles des Cours fédérales ont codifié ainsi les règles applicables à l’outrage :

466. Sous réserve de la règle 467, est coupable d’outrage au tribunal quiconque :

a) étant présent à une audience de la Cour, ne se comporte pas avec respect, ne garde pas le silence ou manifeste son approbation ou sa désapprobation du déroulement de l’instance;

b) désobéit à un moyen de contrainte ou à une ordonnance de la Cour;

c) agit de façon à entraver la bonne administration de la justice ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour;

d) étant un fonctionnaire de la Cour, n’accomplit pas ses fonctions;

e) étant un shérif ou un huissier, n’exécute pas immédiatement un bref ou ne dresse pas le procès-verbal d’exécution, ou enfreint une règle dont la violation le rend passible d’une peine.

Outrage

467. (1) Sous réserve de la règle 468, avant qu’une personne puisse être reconnue coupable d’outrage au tribunal, une ordonnance, rendue sur requête d’une personne ayant un intérêt dans l’instance ou sur l’initiative de la Cour, doit lui être signifiée. Cette ordonnance lui enjoint :

a) de comparaître devant un juge aux date, heure et lieu précisés;

b) d’être prête à entendre la preuve de l’acte qui lui est reproché, dont une description suffisamment détaillée est donnée pour lui permettre de connaître la nature des accusations portées contre elle;

c) d’être prête à présenter une défense.

Droit à une audience

(2) Une requête peut être présentée ex parte pour obtenir l’ordonnance visée au paragraphe (1).

Requête ex parte

(3) La Cour peut rendre l’ordonnance visée au paragraphe (1) si elle est d’avis qu’il existe une preuve prima facie de l’outrage reproché.

Fardeau de preuve

(4) Sauf ordonnance contraire de la Cour, l’ordonnance visée au paragraphe (1) et les documents à l’appui sont signifiés à personne.

Signification de l’ordonnance

468. En cas d’urgence, une personne peut être reconnue coupable d’outrage au tribunal pour un acte commis en présence d’un juge et condamnée sur-le-champ, pourvu qu’on lui ait demandé de justifier son comportement.

Outrage en présence d’un juge

469. La déclaration de culpabilité dans le cas d’outrage au tribunal est fondée sur une preuve hors de tout doute raisonnable.

Fardeau de preuve

470. (1) Sauf directives contraires de la Cour, les témoignages dans le cadre d’une requête pour une ordonnance d’outrage au tribunal, sauf celle visée au paragraphe 467(1), sont donnés oralement.

Témoignages oraux

(2) La personne à qui l’outrage au tribunal est reproché ne peut être contrainte à témoigner.

Témoignage facultatif

471. La Cour peut, si elle l’estime nécessaire, demander l’assistance du procureur général du Canada dans les instances pour outrage au tribunal.

Assistance du procureur général

472. Lorsqu’une personne est reconnue coupable d’outrage au tribunal, le juge peut ordonner :

a) qu’elle soit incarcérée pour une période de moins de cinq ans ou jusqu’à ce qu’elle se conforme à l’ordonnance;

b) qu’elle soit incarcérée pour une période de moins de cinq ans si elle ne se conforme pas à l’ordonnance;

c) qu’elle paie une amende;

d) qu’elle accomplisse un acte ou s’abstienne de l’accomplir;

e) que les biens de la personne soient mis sous séquestre, dans le cas visé à la règle 429;

f) qu’elle soit condamnée aux dépens.

Peine

[22]      Finalement, il est utile de reproduire ici l’article 13 de la Loi :

13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait, pour une personne ou un groupe de personnes agissant d’un commun accord, d’utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d’une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l’article 3.

Propagande haineuse

(2) Il demeure entendu que le paragraphe (1) s’applique à l’utilisation d’un ordinateur, d’un ensemble d’ordinateurs connectés ou reliés les uns aux autres, notamment d’Internet, ou de tout autre moyen de communication semblable mais qu’il ne s’applique pas dans les cas où les services d’une entreprise de radiodiffusion sont utilisés.

Interprétation

(3) Pour l’application du présent article, le propriétaire ou exploitant d’une entreprise de télécommunication ne commet pas un acte discriminatoire du seul fait que des tiers ont utilisé ses installations pour aborder des questions visées au paragraphe (1).

Interprétation

POSITION DE L’APPELANTE

[23]      D’après l’appelante, la conclusion du juge de la Cour fédérale selon laquelle l’intimé a commis un outrage lié à l’ordonnance du Tribunal alors même que cette ordonnance avait été déposée au greffe de la Cour fédérale doit nécessairement déboucher sur une conclusion d’outrage, et le juge de la Cour fédérale a donc commis une erreur en statuant différemment.

[24]      Comme le juge de la Cour fédérale, l’appelante soutient que le critère de l’outrage civil, exposé dans l’arrêt Prescott-Russell, requiert une ordonnance claire et sans équivoque ainsi qu’une intention délibérée, hors de tout doute raisonnable, d’y contrevenir. Toutefois, contrairement au juge de la Cour fédérale, l’appelante affirme que c’est la connaissance de l’ordonnance du Tribunal qui importe.

[25]      Selon l’appelante, le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en disant que l’ordonnance du Tribunal « est devenue » une ordonnance de la Cour fédérale pour l’application de l’article 57 de la Loi. Elle signale la version française de cette disposition, où il est précisé que l’ordonnance est « assimilée » à une ordonnance de la Cour fédérale. Selon l’appelante, l’ordonnance demeure donc une ordonnance du Tribunal (mémoire de l’appelante, au paragraphe 59).

[26]      L’appelante fait valoir que, hormis les conditions énoncées dans l’article 57 de la Loi et dans la règle 424 des Règles des Cours fédérales, il n’existe aucune autre obligation de faire exécuter une ordonnance du Tribunal en tant qu’ordonnance de la Cour fédérale. Nulle part dans les lois n’est requise la connaissance de l’enregistrement. L’appelante fait remarquer que le certificat délivré par la Cour fédérale n’est pas signé par un juge, qu’il ne contient pas d’obligations et qu’il ne contient pas de motifs.

[27]      Subsidiairement, l’appelante soutient que l’alinéa 466c) des Règles des Cours fédérales est applicable. Elle se fonde sur l’arrêt Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd. et autres c. Cutter (Canada), Ltd., [1983] 2 R.C.S. 388 (l’arrêt Baxter Travenol), où la Cour suprême a conclu que, dès qu’un juge a rendu publics ses motifs, y contrevenir constitue un outrage, même si les faits d’outrage devaient survenir avant l’inscription du jugement officiel. La Cour suprême expliquait qu’une conclusion contraire aurait pour effet d’entraver le cours de la justice et de « min[er] tout le processus de recours aux tribunaux pour régler des différends » (arrêt Baxter Travenol, à la page 397).

POSITION DE L’INTIMÉ

[28]      Le principal argument de l’intimé est que l’acte consistant à déposer l’ordonnance du Tribunal au greffe de la Cour fédérale est un acte discrétionnaire séparé et distinct et qu’il n’est pas automatique (mémoire de l’intimé, au paragraphe 2). Il fait valoir que le juge de la Cour fédérale a bien appliqué le critère de l’arrêt Prescott-Russell applicable à l’outrage civil. Tout comme lui, l’intimé se fonde sur l’arrêt Bhatnager pour affirmer que la personne qui aurait commis l’outrage doit avoir une connaissance personnelle de l’ordonnance de la Cour et que cette connaissance doit être prouvée hors de tout doute raisonnable (mémoire de l’intimé, au paragraphe 16). L’intimé se réfère aussi au jugement Telus Mobilité c. Syndicat des travailleurs des télécommunications, 2002 CFPI 656 (la décision Telus), où un protonotaire de la Cour fédérale concluait qu’une ordonnance arbitrale rendue en vertu du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, ne prenait effet que lorsqu’elle avait été déposée auprès de la Cour fédérale et signifiée à toutes les parties concernées — le simple dépôt ne suffisant pas (décision Telus, au paragraphe 4). L’intimé souligne que M. Tremaine ne savait pas qu’une ordonnance avait été déposée au greffe de la Cour fédérale et il laisse entendre que la Commission avait pu à dessein le laisser dans l’ignorance de ce fait pour le piéger (mémoire de l’intimé, au paragraphe 18).

[29]      En outre, l’intimé prétend que, après l’ordonnance du Tribunal, il n’a pas communiqué ni fait communiquer de nouveaux messages. Selon lui, l’ordonnance judiciaire est sans ambiguïté et l’obligeait uniquement à cesser de communiquer ou de faire communiquer. Selon l’intimé, on ne saurait prétendre que les données qui étaient déjà téléversées sur Internet avant l’ordonnance ont été communiquées depuis l’ordonnance, puisque la communication suppose la transmission d’une pensée. L’ordonnance, d’après lui, ne visait que de nouveaux actes de communication. Pour l’interprétation de ce que signifie une « communication », il se fonde sur l’arrêt Goldman c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 976, et sur la décision SOCAN – Tarif 22 (Transmission d’œuvres musicales à des abonnés d’un service de télécommunications non visé par le tarif 16 ou le tarif 17) (Comission du droit d’auteur). Il prétend aussi que le téléversement vers un serveur étranger n’était pas un acte de communication. C’est plutôt la personne téléchargeant le message qui accomplit la communication (mémoire de l’intimé, au paragraphe 13).

[30]      En ce qui concerne ce dernier argument, j’observe que, malgré l’emploi des mots [traduction] « serveur Web étranger » (mémoire de l’intimé, au paragraphe 14), aucune conclusion de l’intimé ne porte sur le fait que le serveur est situé en dehors du Canada.

[31]      Finalement, l’intimé rappelle qu’une ordonnance de remise en liberté sous caution lui interdisait d’accéder à Internet et qu’il était donc empêché de supprimer les messages durant la période où l’outrage aurait été commis.

ANALYSE

La connaissance d’une « ordonnance de la Cour » comme condition préalable à une conclusion d’outrage

[32]      Il importe de souligner au départ que M. Tremaine ne prétend pas que l’ordonnance du Tribunal ne pouvait pas juridiquement être exécutée parce qu’il n’était pas informé qu’elle avait été enregistrée auprès de la Cour fédérale. M. Tremaine a clairement souligné durant son interrogatoire principal qu’il était ignorant de la procédure d’enregistrement indiquée à l’article 57 (transcription, vol. 3, à la page 474, lignes 7 à 15).

[33]      Selon le témoignage de M. Tremaine, la raison pour laquelle il a décidé de ne pas respecter l’ordonnance du Tribunal est qu’il ressentait du mépris pour le Tribunal (transcription, vol. 3, à la page 476, lignes 8 à 15) et que selon lui ses idées devaient être considérées, sans égard à l’ordonnance du Tribunal (transcription, vol. 3, à la page 564, lignes 5 à 7; voir aussi le dossier d’appel, vol. 4, à la page 964) :

[traduction] En ignorant l’ordonnance de cesser et de s’abstenir, je cherchais à faire reconnaître l’urgence d’empêcher l’extinction de la race blanche.

[34]      S’appuyant sur le témoignage de M. Tremaine, le juge de la Cour fédérale n’a eu aucune difficulté à conclure que M. Tremaine avait commis un outrage relié à l’ordonnance du Tribunal (motifs, au paragraphe 1). Cependant, il a jugé qu’il ne pouvait conclure à l’outrage que pour la violation d’une ordonnance de la Cour fédérale et que par conséquent, il ne pouvait être trouvé coupable d’outrage à l’égard de quoi que ce soit fait avant mars 2009, lorsqu’il a eu connaissance de l’enregistrement de l’ordonnance du Tribunal auprès de la Cour fédérale.

[35]      Les deux parties ont fait valoir, et le juge de la Cour fédérale a reconnu, que le critère applicable à l’outrage civil est le critère exposé par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Prescott-Russell. Seul le deuxième volet de ce critère est en cause ici (arrêt Prescott-Russell, au paragraphe 27) :

Les critères qui s’appliquent à une conclusion de culpabilité d’outrage au tribunal sont bien établis. Un test à trois volets s’impose. D’abord, l’ordonnance qui n’a pas été respectée doit énoncer clairement et sans équivoque ce qui doit être fait ou ne doit pas être fait. Deuxièmement, la partie qui désobéit à l’ordonnance doit le faire de façon délibérée et volontaire. Troisièmement, la preuve doit établir l’outrage hors de tout doute raisonnable. C’est clair que tout doute doit être résolu en faveur de la personne ou de l’entité alléguée d’avoir violé l’ordonnance. [Références omises; non souligné dans l’original.]

[36]      Comme l’a bien précisé le juge de la Cour fédérale, une personne ne saurait sciemment contrevenir à une ordonnance à moins d’en avoir connaissance. La question qui se pose en l’espèce est de savoir si le juge de la Cour fédérale pouvait dire, dans le cas précis où une ordonnance du Tribunal a été déposée au greffe de la Cour fédérale à des fins d’exécution conformément à l’article 57 de la Loi, que la connaissance de l’ordonnance du Tribunal ne saurait à elle seule autoriser une conclusion d’outrage. La question ainsi décrite donne lieu à une question de droit qui doit être revue selon la norme de la décision correcte.

[37]      En affirmant qu’il fallait la connaissance d’une « ordonnance de la Cour », le juge de la Cour fédérale se fondait sur de brefs extraits de deux arrêts de la Cour suprême, où l’on peut lire que, pour être reconnu coupable d’outrage, il faut avoir connaissance de l’existence d’une ordonnance de la Cour (motifs, aux paragraphes 24 et 27). Cependant, aucun de ces deux précédents n’abordait la question qui nous intéresse ici. Dans l’arrêt Taylor, l’élément central de l’analyse est que la personne qui aurait commis l’outrage doit savoir qu’elle contrevient à une ordonnance (arrêt Taylor, aux pages 933 et 934). Dans l’arrêt Bhatnager, la mention par le juge Sopinka d’une ordonnance de la Cour s’explique par le fait que l’unique ordonnance que l’on cherchait à faire exécuter dans ce précédent était une ordonnance de la Cour fédérale. Là encore, l’élément central de l’analyse est la connaissance de la violation d’une ordonnance.

[38]      Selon moi, la question soulevée dans le présent appel porte sur l’enregistrement des ordonnances aux termes de l’article 57 de la Loi, et en particulier la question de savoir si l’ordonnance exécutée en vertu de cette disposition est l’ordonnance du Tribunal ou celle de la Cour.

[39]      La réponse à cette question est relativement simple si l’on considère que l’unique ordonnance exécutée selon ce régime est celle du Tribunal et qu’il n’existe aujourd’hui aucun principe juridique limitant la procédure de l’outrage aux seules ordonnances rendues par les cours supérieures.

[40]      Ce dernier principe découle de l’arrêt de la Cour suprême United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901 (l’arrêt United Nurses). La question posée dans ce précédent concernait le paragraphe 142(7) du Labour Relations Act de l’Alberta, R.S.A. 1980, ch. L-1.1, une disposition analogue à l’article 57 de la Loi :

[traduction]

142. […]

(7) En cas de violation d’une directive émise par la Commission en conformité avec les paragraphes (5) et (6), la Commission peut, […] déposer, au greffe de la Cour [du banc de la Reine] […] une copie de la directive, qui est alors exécutoire au même titre qu’un jugement ou une ordonnance de la Cour.

[41]      La question était de savoir si une procédure d’outrage criminel pouvait validement être engagée après qu’une directive de la Commission albertaine a été déposée en vertu de cette disposition auprès de la Cour du banc de la Reine de l’Alberta. L’un des arguments avancés était que, en common law, le pouvoir de punir un outrage criminel n’existe que pour les ordonnances des cours supérieures et, puisque la directive à exécuter était celle d’un tribunal de juridiction inférieure, la Cour du banc de la Reine de l’Alberta n’était pas habilitée à invoquer ses pouvoirs de punir pour outrage pour faire respecter la directive (arrêt United Nurses, à la page 940).

[42]      La juge McLachlin (maintenant juge en chef) s’exprimant pour les juges majoritaires, a rejeté cet argument. Elle expliquait que, bien que les ordonnances de la Commission albertaine ne soient pas des ordonnances de la Cour du banc de la Reine de l’Alberta, cela ne signifie pas que les cours supérieures sont de ce fait moins habilitées à les faire exécuter par l’entremise de procédures d’outrage (arrêt United Nurses, à la page 940). Elle adoptait ainsi le raisonnement suivi par le juge Blair dans un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario Ajax and Pickering General Hospital et al. and Canadian Union of Public Employees et al. (Re) (1982), 35 O.R. (2d) 293 (C.A.) (Ajax), pour qui l’ordonnance rendue par une commission conformément à la disposition correspondante de la Loi sur les relations de travail de l’Ontario, L.R.O. 1980, ch. 228, était exécutoire, en elle-même, dès son dépôt devant la Cour supérieure de justice (arrêt Ajax, aux paragraphes 63 à 83).

[43]      Plus haut dans ses motifs, la juge McLachlin expliquait qu’autrefois seules les ordonnances des cours supérieures étaient considérées comme méritant le respect qu’une procédure d’outrage est censée assurer. Cependant, il n’en est plus ainsi; la question de savoir si les pouvoirs de sanction de l’outrage criminel devraient pouvoir être exercés pour les ordonnances des tribunaux de juridiction inférieure ne porte plus sur une question de compétence, mais sur une question de principe (arrêt United Nurses, à la page 939) :

Il soulève la question de savoir si le législateur provincial devrait décréter que la violation d’une ordonnance d’un tribunal est assujettie aux mêmes conséquences que la violation d’une ordonnance d’une cour de justice. Le pouvoir de la législature d’agir ainsi ne peut être mis en doute; les législatures apportent couramment à la loi des modifications qui exigent que les juges nommés par le gouvernement fédéral imposent certaines réparations ou qui leur en donnent le pouvoir. Par conséquent, il s’agit d’une question de principe qui, par ailleurs, peut être contestée. À la prétention que le pouvoir de condamner pour outrage est tellement important qu’il ne devrait être exercé que dans les cas de violation d’ordonnances rendues par les juges nommés en vertu de l’art. 96, on peut opposer la prétention que, en réalité, d’importantes parties de notre droit sont administrées non pas par ces juges, mais par des tribunaux inférieurs, et que ces décisions, comme celles des cours de justice, font partie du droit et méritent le respect et, par conséquent, le soutien qu’offre le pouvoir de condamner pour outrage.

[44]      Il est aujourd’hui bien établi que les décisions des tribunaux de juridiction inférieure peuvent être exécutées en elles-mêmes par l’entremise de procédures d’outrage parce que, comme pour les décisions des cours supérieures, le législateur estime qu’elles méritent le respect que les procédures d’outrage sont censées assurer. C’est ce que fait l’article 57 pour les ordonnances rendues par le Tribunal en vertu des articles 53 [mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 27] et 54 [mod., idem, art. 28] de la Loi.

[45]      Il s’ensuit que, dans la présente affaire, il n’y a qu’une seule ordonnance — l’ordonnance du Tribunal — qui est exécutée par la Cour fédérale conformément à l’article 57, comme si elle était une ordonnance de cette Cour. Cette intention est on ne peut mieux exprimée par la version française, selon laquelle : « les ordonnances rendues en vertu des articles 53 et 54 peuvent […] être assimilées aux ordonnances rendues par celle-ci [c’est-à-dire la Cour fédérale] » [non souligné dans l’original].

[46]      Le juge de la Cour fédérale a donc commis une erreur lorsqu’il a conclu que la violation délibérée de l’ordonnance du Tribunal ne pouvait pas à elle seule donner lieu à une conclusion d’outrage (motifs, au paragraphe 28).

[47]      L’avocat de M. Tremaine soutient que, même si la violation de l’ordonnance du Tribunal peut donner lieu à une conclusion d’outrage, l’avis de l’enregistrement de l’ordonnance du Tribunal auprès de la Cour fédérale demeure une condition préalable.

[48]      J’observe qu’il n’existe aucune exigence légale — qu’il s’agisse de la Loi, de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)] ou des Règles des Cours fédérales — selon laquelle l’avis de l’enregistrement doit être signifié. Il s’ensuit que, s’il y a obligation de signifier l’enregistrement, il faut prouver cette obligation selon la common law.

[49]      Le seul précédent pertinent semble être une décision du protonotaire Hargrave, la décision Telus, dans laquelle, se fondant sur l’arrêt Bhatnager, il concluait que la connaissance de l’« ordonnance déposée », par opposition à la connaissance de l’ordonnance, était une condition préalable (décision Telus, aux paragraphes 3, 4 et 5). Cependant, comme je l’expliquais plus haut, l’arrêt Bhatnager ne concernait pas l’enregistrement d’une ordonnance. Il s’agissait de savoir si l’acceptation de la signification d’une ordonnance de la Cour fédérale par l’avocat des deux ministres qui étaient visés par l’ordonnance suffisait pour considérer que les ministres aient connaissance de ladite ordonnance et puissent ainsi être reconnus coupables d’outrage. Le juge Sopinka, s’exprimant pour la Cour suprême, avait répondu par la négative. D’après lui, l’unique exigence de common law est qu’il doit y avoir signification en main propre ou connaissance personnelle effective de l’ordonnance à exécuter (arrêt Bhatnager, au paragraphe 16).

[50]      En l’espèce, il est établi que M. Tremaine avait cette connaissance.

[51]      L’avocat de M. Tremaine fait observer avec raison que, dans l’arrêt United Nurses, comme dans tous les précédents qui ont été portés à notre attention et où fut employée une procédure analogue d’exécution, il se trouve que la personne qui aurait commis l’outrage avait reçu signification de l’enregistrement de l’ordonnance du Tribunal ou de la Commission.

[52]      Il est facile de comprendre pourquoi il en est ainsi. Comme j’y faisais allusion plus haut, on peut s’interroger sur le caractère exécutoire de telles ordonnances avant leur enregistrement. Cependant, les doutes se dissipent entièrement quand l’ordonnance est enregistrée. En l’espèce, l’ordonnance avait été enregistrée quand le prétendu outrage a eu lieu, et le fait que M. Tremaine n’en était pas informé importe peu puisqu’il a bien précisé que cela n’avait eu aucun effet sur la ligne de conduite qu’il avait décidé de suivre.

[53]      À mon avis, l’unique exigence qui puisse être déduite de la jurisprudence de la Cour suprême quant au deuxième volet du critère de l’outrage civil est qu’il doit y avoir connaissance effective d’une ordonnance juridiquement contraignante de sorte qu’il puisse être prouvé hors de tout doute raisonnable que l’ordonnance est transgressée délibérément ou volontairement par la personne qui aurait commis l’outrage. C’est ce que la preuve établit en l’espèce.

[54]      Puisque tous les faits d’outrage ont été commis après que M. Tremaine eut appris l’existence de l’ordonnance du Tribunal, il n’est pas nécessaire d’examiner l’autre argument de l’appelante fondé sur l’arrêt Baxter Travenol.

Portée de l’ordonnance du Tribunal

[55]      Le juge de la Cour fédérale a aussi admis l’argument de l’intimé selon lequel l’ordonnance du Tribunal était trop vague pour l’obliger à supprimer les messages que le Tribunal avait déclarés choquants. Bien qu’il serait étrange si l’ordonnance du Tribunal était interprétée d’une manière qui permette à l’intimé de laisser sur Internet les messages mêmes que le Tribunal a déclarés choquants, il n’est pas nécessaire de consacrer du temps à cette question parce que les messages affichés par M. Tremaine après qu’il eut connaissance de l’ordonnance du Tribunal contreviennent manifestement à l’ordonnance. D’ailleurs, l’avocat de l’intimé a reconnu que l’ordonnance oblige M. Tremaine « à cesser et à s’abstenir, ce qui signifie arrêter et ne pas recommencer » (mémoire de l’intimé, au paragraphe 22 (non souligné dans l’original)), et M. Tremaine a décidé de faire exactement l’opposé (dossier d’appel, vol. 1, aux pages 249 et 250; vol. 2, aux pages 294, 301 à 305, 312 à 315, 356 à 359, 366 à 368, 457 à 463). J’arrive donc à la conclusion que M. Tremaine a commis un outrage lié à l’ordonnance du Tribunal quand il a continué d’afficher des messages choquants après le 2 février 2007, date à laquelle il a eu connaissance de l’ordonnance du Tribunal.

L’intimé a-t-il « communiqué »?

[56]      L’intimé fait remarquer que les mots « utiliser un téléphone pour communiquer » sont employés dans l’ordonnance sans autre description (mémoire de l’intimé, aux paragraphes 8 et 9). Il prétend que ces mots ne sont pas suffisamment précis pour englober les communications qui ont eu lieu sur Internet.

[57]      Sur ce point, j’observe, comme l’a fait le juge de la Cour fédérale, que l’ordonnance elle-même du Tribunal ne peut être dissociée des motifs exposés pour la justifier (motifs, au paragraphe 34). Si l’on se reporte aux motifs, il est clair qu’il était interdit à l’intimé de communiquer sur Internet (voir par exemple la décision du Tribunal, au paragraphe 149).

[58]      L’intimé affirme aussi que le simple téléversement de données sur un serveur Web étranger ne constitue pas une communication (mémoire de l’intimé, aux paragraphes 13 à 15). L’intimé soutient plutôt que (mémoire de l’intimé, au paragraphe 13) :

[traduction] Toute communication des pensées, des idées, des mots ou des renseignements de M. Tremaine résultait du nouvel acte intermédiaire de la personne qui les téléchargeait, en l’occurrence le plaignant, Richard Warman.

[59]      Cette prétention est elle aussi dépourvue de bien-fondé. En l’espèce, la preuve montre hors de tout doute raisonnable que M. Tremaine plaçait ses messages sur un site Web où ils pouvaient être consultés, et étaient consultés, à tout le moins par des individus animés des mêmes idées que lui (voir par exemple le dossier d’appel, vol. 1, aux pages 249 et 250; vol. 2, aux pages 294, 301 à 305, 312 à 315, 356 à 359). Il n’en faut pas davantage pour établir que M. Tremaine « communiquait » ses messages comme l’envisage l’article 13 (l’article 13 de la Loi).

La défense de l’intimé fondée sur l’ordonnance de remise en liberté sous caution

[60]      Enfin, l’intimé fait valoir qu’il lui était impossible de supprimer les messages affichés sur Internet parce que les conditions de sa mise en liberté sous caution lui interdisaient d’y accéder. Cependant, comme l’écrivait le juge de la Cour fédérale, les conditions en question n’ont été imposées qu’en janvier 2008, et elles ne pouvaient donc avoir aucune incidence avant cette date sur l’insoumission de M. Tremaine. Par ailleurs, le dossier révèle que M. Tremaine a bel et bien accédé à Internet après janvier 2008, en dépit des conditions qui lui avaient été imposées (dossier d’appel, vol. 4, à la page 959).

DÉCISION

[61]      Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel, j’annulerais la décision du juge de la Cour fédérale et, rendant le jugement qu’il aurait dû rendre, je déclarerais M. Tremaine coupable d’avoir commis un outrage lié à l’ordonnance du Tribunal en communiquant par l’entremise d’Internet, après le 2 février 2007, des messages interdits, et je renverrais l’affaire au juge de la Cour fédérale pour qu’il détermine la peine à imposer, les dépens étant adjugés à la Commission pour l’ensemble des procédures.

La juge Dawson, J.C.A. : Je suis d’accord.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[62]      Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident) : J’ai lu l’ébauche des motifs de mon collègue, le juge Noël. Il m’est impossible de souscrire à la manière dont il dispose du présent appel. Je rejetterais l’appel et accorderais les dépens à M. Tremaine.

[63]      Ce qui nous fait chacun conclure différemment, c’est que, selon moi, avant que l’on puisse être déclaré coupable d’outrage pour avoir contrevenu à l’ordonnance d’un tribunal administratif, il faut être informé que l’ordonnance a été déposée au greffe de la Cour fédérale, et c’est alors que l’on saura que l’on désobéit à ce qui est maintenant une ordonnance judiciaire. Si je comprends bien les motifs de mon collègue, un avis de dépôt de l’ordonnance du tribunal administratif devant la Cour fédérale n’est pas, selon lui, nécessaire pour autoriser une conclusion d’outrage. Il suffit que l’intéressé enfreigne sciemment et volontairement l’ordonnance. Le dépôt de l’ordonnance devant la Cour fédérale est une étape nécessaire de l’exécution de l’ordonnance, au sens où l’affaire ressortira dès lors à la Cour, mais l’avis du dépôt de l’ordonnance n’est pas une condition nécessaire à une conclusion d’outrage puisque ce qui importe c’est la connaissance de l’existence de l’ordonnance du tribunal administratif.

[64]      La différence à l’origine de nos deux points de vue est la nature de l’ordonnance à exécuter. Selon moi, après dépôt de l’ordonnance à la Cour fédérale, l’ordonnance du tribunal administratif devient une ordonnance judiciaire aux fins de son exécution. Selon mon collègue, d’après ce que je crois comprendre, l’ordonnance du tribunal administratif demeure une ordonnance du tribunal administratif, et uniquement une ordonnance de ce tribunal, même après qu’elle a été déposée devant la Cour fédérale. Néanmoins, une personne qui enfreint volontairement une ordonnance du tribunal administratif peut être reconnue coupable d’outrage. Pour les motifs que j’exposerai maintenant, il m’est impossible de partager cette manière de voir.

[65]      Le législateur a établi un mécanisme portant sur l’exécution des ordonnances de tribunaux administratifs; l’un des éléments clés de ce mécanisme est que les ordonnances des tribunaux administratifs deviennent des ordonnances judiciaires après avoir été déposées devant la Cour.

[66]      L’article 57 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la LCDP), reproduit ci-après, est un exemple du genre de dispositions que le législateur a adoptées pour donner effet au mécanisme susdit :

57. Aux fins de leur exécution, les ordonnances rendues en vertu des articles 53 et 54 peuvent, selon la procédure habituelle ou dès que la Commission en dépose au greffe de la Cour fédérale une copie certifiée conforme, être assimilées aux ordonnances rendues par celle-ci.

Exécution des ordonnances

[67]      On peut trouver d’autres dispositions du même genre dans les lois fédérales suivantes : Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, article 13; Loi sur les opérations pétrolières au Canada, L.R.C. (1985), ch. O-7 [art. 1 (mod. par L.C. 1992, ch. 35, art. 2)], article 13; Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, article 33 [mod. par L.C. 2007, ch. 19, art. 6]; Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, article 66.7 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 12; L.C. 2002, ch. 8, art. 131(F)]; Loi sur l’équité en matière d’emploi, L.C. 1995, ch. 44, article 31; Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. (1985), ch. N-7, article 17; Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, article 99 [édicté par L.C. 1993 ch. 2, art. 7]; Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2, article 52; Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, article 63. Toutes ces dispositions s’appuient sur le même principe : l’ordonnance du tribunal administratif devient une ordonnance de la Cour fédérale ou d’une cour supérieure provinciale après avoir été déposée au greffe d’une telle cour. La mention des cours supérieures provinciales ne change pas grand-chose au mécanisme. Le tribunal administratif a simplement le loisir d’amorcer la procédure d’exécution devant la cour supérieure provinciale. Pour les besoins de la présente analyse, je n’évoquerai que le dépôt d’une ordonnance du tribunal administratif devant la Cour fédérale.

[68]      Un autre élément du mécanisme législatif est la partie 12 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). La partie 12 des Règles, qui comprend les règles 423 [mod. par DORS/2004-283, art. 33] et 424, est intitulé « Exécution forcée des ordonnances » :

423. Toute question concernant l’exécution forcée d’une ordonnance relève de la Cour fédérale.

Compétence exclusive

424. (1) Lorsque la Cour est autorisée, en vertu d’une loi fédérale, à poursuivre l’exécution forcée de l’ordonnance d’un office fédéral et qu’aucune autre procédure n’est prévue aux termes de cette loi ou de ses textes d’application, l’exécution forcée de l’ordonnance est assujettie à la présente partie.

Exécution de l’ordonnance d’un office fédérale

(2) L’ordonnance visée au paragraphe (1) est déposée avec un certificat de l’office fédéral ou un affidavit de la personne autorisée à la déposer, attestant l’authenticité de l’ordonnance.

Dépôt de l’ordonnance

[69]      La partie 12 traite ensuite de tous les aspects de l’exécution forcée des ordonnances judiciaires, notamment de l’outrage. Selon l’alinéa 466b), est coupable d’outrage au tribunal quiconque désobéit à un moyen de contrainte ou à une ordonnance de la Cour. (Selon la version anglaise de cette disposition, est coupable d’outrage au tribunal quiconque désobéit à « an order or process of the Court ».)

[70]      Le dernier élément du mécanisme législatif est le fait qu’il est reconnu que, lorsque l’intérêt du tribunal administratif dans l’objet de l’ordonnance est ininterrompu, alors l’ordonnance demeure une ordonnance du tribunal administratif à toutes fins autres que son exécution, de sorte que ce tribunal conserve la possibilité de modifier ou de rescinder son ordonnance initiale. Lorsque l’ordonnance initiale du tribunal administratif est modifiée ou rescindée, son assimilation à une ordonnance judiciaire devient caduque. On trouve un exemple de cette disposition dans la Loi sur les télécommunications :

63. […]

 

(3) Les décisions assimilées peuvent être annulées ou modifiées par le Conseil, auquel cas l’assimilation devient caduque. Les décisions qui sont modifiées peuvent, selon les modalités énoncées au paragraphe (2), faire à nouveau l’objet d’une assimilation.

Annulation ou modification

[71]      D’autres exemples de cette disposition se trouvent dans les lois suivantes : Loi sur la radiodiffusion, paragraphe 13(3); Loi sur les opérations pétrolières au Canada, paragraphe 13(3); Loi sur les transports au Canada, paragraphe 33(3); Loi sur le droit d’auteur, paragraphe 67.1(4) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 12; L.C. 1997, ch. 24, art. 45; L.C. 2001, ch. 34, art. 35(A)); et Loi sur les brevets, paragraphe 99(3). Une telle disposition ne serait pas nécessaire si les ordonnances des tribunaux administratifs, une fois déposées devant la Cour fédérale, ne devenaient pas des ordonnances de la Cour.

[72]      Les dispositions de cette nature n’empêchent pas les ordonnances des tribunaux administratifs de demeurer telles à toutes fins relevant de la compétence du tribunal administratif, même après qu’elles sont déposées devant la Cour fédérale. Elles intéressent simplement la question des modifications apportées à une ordonnance du tribunal administratif après son dépôt.

[73]      L’effet combiné de ces divers éléments est que, une fois déposée devant la Cour fédérale, l’ordonnance du tribunal administratif devient une ordonnance de la Cour fédérale. La transgression d’une telle ordonnance est une transgression d’une ordonnance judiciaire au sens de l’alinéa 466b) des Règles et constitue un outrage au tribunal. Les procédures qui président à l’instruction des allégations d’outrage sont énoncées dans la partie 12 des Règles, de même que dans la jurisprudence en la matière. Quand l’ordonnance du tribunal administratif est modifiée ou rescindée, l’ordonnance judiciaire qui résulte du dépôt de l’ordonnance est elle aussi rescindée. La conversion d’une ordonnance du tribunal administratif en ordonnance judiciaire est un élément essentiel de ce mécanisme.

[74]      Je ne partage pas l’avis de mon collègue pour qui la version française de l’article 57 de la LCDP confirme l’idée que les ordonnances des tribunaux administratifs ne deviennent pas les ordonnances de cours de justice après qu’elles y sont déposées. Si on lit les mots « assimilées aux ordonnances rendues par celle-ci » dans le contexte du mécanisme législatif évoqué plus haut, alors le sens commun qui apparaît à la lecture des deux versions de l’article 57 est qu’une ordonnance du Tribunal devient une ordonnance judiciaire dès son dépôt au greffe de la Cour. Si tel n’était pas le cas, l’ordonnance d’un tribunal administratif ne pourrait pas en elle-même faire intervenir l’alinéa 466b) [des Règles], qui requiert la désobéissance à une ordonnance ou à un autre moyen de contrainte de la Cour.

[75]      Je ne crois pas que mon raisonnement soit incompatible avec l’arrêt United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901 (United Nurses of Alberta), de la Cour suprême, sur lequel s’appuie mon collègue. Dans cette affaire, la Cour examinait si l’inobservation de l’ordonnance d’un tribunal administratif qui avait été déposée auprès de la Cour du banc de la Reine de l’Alberta pouvait être l’objet de poursuites pour outrage criminel. Il n’était pas question d’un avis signifié aux personnes accusées d’avoir commis un outrage. L’un des arguments avancés en leur nom était que seules les personnes qui désobéissaient à des ordonnances rendues par les cours supérieures étaient susceptibles de poursuites pour outrage criminel. Le passage cité par mon collègue se trouve dans les propos de la juge McLachlin se rapportant à cette question. Pour bien comprendre le raisonnement de la juge McLachlin, il importe de lire le paragraphe qui précède le passage cité par mon collègue. Tous deux sont reproduits ci-après (United Nurses of Alberta, précité, aux pages 939 et 940) :

Mais, peut‑on se demander, est‑ce à bon droit qu’une ordonnance rendue par un tribunal inférieur peut revêtir le caractère d’une ordonnance d’une cour de justice par autorisation législative, avec pour résultat que la violation d’une ordonnance d’un tribunal devient un outrage au tribunal? Devrait‑on pouvoir utiliser l’infraction de common law d’outrage criminel pour protéger les ordonnances des tribunaux inférieurs, ou cette infraction devrait‑elle être restreinte aux ordonnances rendues par la cour elle‑même? L’outrage criminel est une infraction grave, prétend‑on, qu’il n’est ni justifié ni nécessaire d’invoquer lors d’un conflit de travail de nature civile.

Ce moyen porte non pas sur la compétence, mais sur une question de principe. Il soulève la question de savoir si le législateur provincial devrait décréter que la violation d’une ordonnance d’un tribunal est assujettie aux mêmes conséquences que la violation d’une ordonnance d’une cour de justice. Le pouvoir de la législature d’agir ainsi ne peut être mis en doute; les législatures apportent couramment à la loi des modifications qui exigent que les juges nommés par le gouvernement fédéral imposent certaines réparations ou qui leur en donnent le pouvoir. Par conséquent, il s’agit d’une question de principe qui, par ailleurs, peut être contestée. À la prétention que le pouvoir de condamner pour outrage est tellement important qu’il ne devrait être exercé que dans les cas de violation d’ordonnances rendues par les juges nommés en vertu de l’art. 96, on peut opposer la prétention que, en réalité, d’importantes parties de notre droit sont administrées non pas par ces juges, mais par des tribunaux inférieurs, et que ces décisions, comme celles des cours de justice, font partie du droit et méritent le respect et, par conséquent, le soutien qu’offre le pouvoir de condamner pour outrage […] Quelles que soient les réponses à ces questions épineuses, si la législature a agi à bon droit à l’intérieur de sa compétence, il n’appartient pas aux cours de justice de substituer leurs opinions sur le principe juridique approprié à celle de la législature. [Non souligné dans l’original.]

[76]      Selon mon interprétation de cet extrait de l’arrêt, la juge McLachlin ne faisait rien de plus que régler la question constitutionnelle de savoir si les lois provinciales pouvaient prévoir que la désobéissance à une ordonnance rendue par un tribunal administratif de création provinciale aurait les mêmes conséquences que la désobéissance à une ordonnance d’une cour supérieure. D’après elle, une loi provinciale pouvait effectivement renfermer une telle disposition; c’est au législateur provincial qu’il revenait de prendre cette décision, une décision qui faisait intervenir les considérations évoquées par elle dans le reste de cet extrait. Si je comprends bien l’arrêt United Nurses of Alberta, la Cour suprême disait que les mots employés par la législature albertaine avaient pour effet de convertir les directives de la Labour Relations Board de l’Alberta, après leur dépôt devant la Cour du banc de la Reine de l’Alberta, en ordonnances judiciaires aux fins de leur exécution.

[77]      Je suis conforté dans cette manière de voir par le fait que c’est la question même sur laquelle l’opinion du juge Sopinka différait de celle des juges majoritaires dans ce précédent : voir l’arrêt United Nurses of Alberta, précité, à la page 943.

[78]      Le législateur fédéral a toute latitude de décider du statut qu’il accordera aux ordonnances des tribunaux administratifs. Il peut, comme il l’a fait dans la Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, conférer au tribunal tous les pouvoirs d’une cour supérieure d’archives pour ce qui concerne l’exécution de ses ordonnances, y compris le pouvoir d’exécution au moyen d’une procédure d’outrage : voir l’article 8 [mod. par L.C. 2002, ch. 16, art. 16.1]. Ou bien il peut établir (ce qu’il a déjà fait) un mécanisme, applicable à divers tribunaux administratifs, autorisant l’exécution de leurs ordonnances en tant qu’ordonnances judiciaires, y compris le recours à des procédures d’outrage.

[79]      On se trouverait devant un résultat étrange si ce mécanisme législatif, qui a déjà une longue existence, devait maintenant être supplanté par une brève mention dans l’arrêt United Nurses of Alberta, une affaire jugée en 1992.

[80]      Je suis donc d’avis que l’ordonnance que la Commission voudrait faire exécuter contre M. Tremaine est, à la date de son dépôt devant la Cour fédérale, une ordonnance de la Cour fédérale.

[81]      Il faut maintenant se demander si l’avis de dépôt de l’ordonnance devant la Cour est une condition préalable à une conclusion d’outrage pour refus d’obéir à ladite ordonnance. Je partage l’avis de mon collègue pour qui le triple critère énoncé dans l’arrêt Services aux enfants et adultes de Prescott-Russell c. G. (N.), 2006 CanLII 21037, 82 R.J.O. (3e) 669 (C.A.) est applicable. Selon le deuxième volet du critère [au paragraphe 27], « la partie qui désobéit à l’ordonnance doit le faire de façon délibérée et volontaire ». Cette condition doit être lue en corrélation avec l’alinéa 466b) [des Règles], selon lequel est coupable d’outrage au tribunal quiconque désobéit à un moyen de contrainte ou à une ordonnance de la Cour. Si l’on considère ensemble les deux conditions, alors quiconque désobéit délibérément et volontairement à une ordonnance judiciaire peut être déclaré coupable d’outrage. On ne peut désobéir délibérément et volontairement à une ordonnance judiciaire que si l’on sait qu’il s’agit d’une ordonnance judiciaire. La désobéissance délibérée et volontaire à l’ordonnance d’un tribunal est une conduite déshonorante pour laquelle d’autres recours sont prévus (voir l’article 127 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 185(F); L.C. 2005, ch. 32, art. 1] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46), mais ce n’est pas un outrage sauf si, d’après ce que sait l’intéressé, l’ordonnance du tribunal administratif a le statut juridique et moral d’une ordonnance de la Cour fédérale.

[82]      Je reconnais avec mon collègue que les précédents sur la question sont peu nombreux et que la plupart d’entre eux ne sont pas assimilables à la présente espèce, comme il a pu le constater. Le fait que la jurisprudence sur la question soit mince et que les quelques précédents existants soulignent tous la nécessité d’un avis donne à penser qu’il est depuis longtemps admis qu’il faut avoir connaissance de l’existence de l’ordonnance pour être reconnu coupable d’outrage. Comme c’est là une condition qu’il est facile de remplir, ceux qui cherchent à faire exécuter les ordonnances de tribunaux administratifs s’organisent en général eux-mêmes pour y satisfaire, comme ils auraient facilement pu le faire ici. L’absence totale de jurisprudence appuyant le point de vue adopté par mon collègue est, d’après moi, plus éloquente que la jurisprudence restreinte appuyant la position que je préconise.

[83]      Je ne considère pas comme un simple point de détail la nécessité de donner avis du dépôt de l’ordonnance d’un tribunal administratif devant la Cour fédérale. Lorsque la personne concernée apprend que l’ordonnance a été déposée devant la Cour fédérale, elle est réputée savoir que la situation n’est plus la même, ce qui peut fort bien dans de nombreux cas avoir un effet dissuasif. Il me semble que le fait de prévenir la transgression des ordonnances de tribunaux administratifs en faisant connaître rapidement les conséquences possibles d’une telle transgression est au moins aussi important pour l’administration de la justice que l’exécution de telles ordonnances au moyen d’une procédure d’outrage lorsque les ordonnances ont été transgressées. La signification d’un avis de dépôt d’une ordonnance rendue par un tribunal administratif auprès de la Cour fédérale favorise les deux objectifs, à un coût très faible pour la partie qui veut faire exécuter l’ordonnance.

[84]      Il en résulte que, s’agissant de M. Tremaine, les actes commis, ou la situation qui a perduré, avant qu’il n’apprenne que l’ordonnance du Tribunal canadien des droits de la personne avait été déposée devant la Cour fédérale, ne sauraient autoriser une conclusion d’outrage. Le juge de la Cour fédérale a constaté que M. Tremaine avait appris en mars 2009 que la décision du Tribunal avait été déposée devant la Cour fédérale. Il en a conclu que, puisque les messages qui étaient à l’origine de l’ordonnance de justifier avaient été affichés avant cette date, M. Tremaine ne pouvait pas être reconnu coupable d’outrage (voir le paragraphe 28 des motifs du juge de la Cour fédérale). Le juge de la Cour fédérale a conclu aussi que l’ordonnance n’était pas suffisamment précise pour obliger M. Tremaine à supprimer d’Internet les messages que le Tribunal avait jugés contraires à l’article 13 de la LCDP.

[85]      M. Tremaine a-t-il enfreint l’ordonnance du Tribunal après avoir appris que l’ordonnance avait été déposée auprès de la Cour fédérale? La Commission a déposé la décision intégrale du Tribunal auprès de la Cour fédérale, mais l’ordonnance elle-même du Tribunal contient le passage suivant [au paragraphe 169] :

1.  que Terry Tremaine, et les autres personnes qui agissent en concertation avec lui, mettent fin à l’acte discriminatoire consistant à utiliser ou à faire utiliser un téléphone en recourant ou en faisant recourir aux services d’une entreprise de télécommunications relevant de la compétence du Parlement, pour communiquer des messages du genre de ceux qui ont ici été déclarés contraires au paragraphe 13(1), ou tout autre message présentant un contenu sensiblement analogue, qui sont susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable en raison d’un motif de distinction illicite, contrevenant ainsi au paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne;

[86]      Je fais remarquer que l’article 53 de la LCDP prévoit que, lorsque le Tribunal juge la plainte fondée, il peut rendre contre l’auteur de l’acte discriminatoire l’une de plusieurs ordonnances. Puis l’article 57 prévoit le dépôt de cette ordonnance auprès de la Cour fédérale. Rien n’exige que soient déposés au greffe de la Cour fédérale les motifs de l’ordonnance du Tribunal. Seule l’ordonnance elle-même doit être déposée. Ce point a son importance, parce que seule l’ordonnance peut devenir une ordonnance de la Cour fédérale. Le dépôt des motifs auprès de la Cour fédérale ne leur confère aucun effet coercitif.

[87]      La défense de M. Tremaine est que l’ordonnance du Tribunal ne l’obligeait pas à supprimer les messages que le Tribunal avait jugés contraires à la LCDP, ni à éliminer le site Web. Quant aux messages affichés ultérieurement, M. Tremaine invoque le fait qu’ils avaient été affichés avant le dépôt de l’ordonnance du Tribunal auprès de la Cour fédérale.

[88]      Les règles régissant l’outrage constituent un volet de la primauté du droit. Ceux qui sont soumis à une ordonnance de la Cour doivent s’y conformer selon ses termes. S’il n’y avait aucun moyen d’assurer le respect des ordonnances judiciaires, la promesse constitutionnelle selon laquelle les différends seront tranchés d’une manière impartiale et en conformité avec le droit serait vide, et l’administration de la justice risquerait d’être déconsidérée. La procédure d’outrage est le moyen par lequel est assurée l’observation des ordonnances judiciaires.

[89]      Mais la primauté du droit est une arme à double tranchant. La Cour n’exécutera les ordonnances que selon leurs termes. L’ordonnance que rend la Cour est l’ordonnance à exécuter, non celle qu’elle aurait pu rendre, ni même celle qu’elle entendait rendre. La personne qui est soumise à une ordonnance judiciaire doit pouvoir dire, au vu de l’ordonnance elle-même, ce qu’elle est censée faire ou s’abstenir de faire.

[90]      Pour cette raison, il est de jurisprudence constante que l’ordonnance que l’on cherche à faire exécuter au moyen d’une procédure d’outrage doit être claire et sans équivoque : voir l’arrêt Services aux enfants et adultes de Prescott-Russell c. G. (N.), 2006 CanLII 21037, 82 R.J.O. (3e) 669 (C.A.) [précité], au paragraphe 27; Skipper Fisheries Ltd v. Thorbourne (1997), 157 N.S.R. (2d) 241 (C.A.), aux paragraphes 31 et 76; Peel Financial Holdings Ltd. v. Western Delta Lands Partnership, 2003 BCCA 551, 21 B.C.L.R. (4th) 340, au paragraphe 36.

[91]      À mon avis, l’ordonnance dont il s’agit ici n’oblige pas clairement et sans équivoque M. Tremaine à enlever d’Internet les messages que le Tribunal a jugés contraires à l’article 13 de la LCDP. Dans sa partie essentielle, l’ordonnance renferme ce qui suit :

que Terry Tremaine […] mett[e] fin à l’acte discriminatoire consistant à utiliser […] un téléphone […] pour communiquer des messages du genre de ceux qui ont ici été déclarés contraires au paragraphe 13(1) […]

[92]      Comme le faisait observer le juge de la Cour fédérale, les « messages du genre de » ne sont pas les messages initiaux : voir le paragraphe 29 de ses motifs. Il aurait été assez facile pour le Tribunal d’ordonner à M. Tremaine d’éliminer le site Web qu’il dirigeait et de faire enlever du site Web Stormfront les messages choquants qu’il y avait affichés, avec indication de la date à laquelle cela devait se faire. Il ne l’a pas fait; il s’est contenté de répéter les parties essentielles de l’article 13 de la LCDP et de faire directement référence à M. Tremaine et à ceux qui agissaient en concertation avec lui. Selon moi, cela n’est pas suffisant pour qu’on puisse conclure à un outrage.

[93]      Je souligne qu’aucune date limite n’était indiquée pour l’observation de l’ordonnance. Cette omission s’accorde avec l’idée que l’ordonnance ne portait que sur une conduite future.

[94]      S’agissant des messages antérieurs à la date à laquelle M. Tremaine a reçu avis du dépôt de l’ordonnance du Tribunal auprès de la Cour fédérale, je suis d’avis que, même si ces messages pourraient bien constituer une transgression de l’ordonnance du Tribunal, ils ne constituent pas un refus volontaire et délibéré de se conformer à une ordonnance judiciaire. En effet, M. Tremaine ne savait pas que l’ordonnance du Tribunal était une ordonnance judiciaire à la date des messages en question.

[95]      Je rejetterais donc l’appel, avec dépens en faveur de M. Tremaine. J’imagine que d’aucuns trouveront qu’il s’agit là d’une réponse mal adaptée à la conduite odieuse de M. Tremaine. Je ferais simplement remarquer que, dans la mesure où ma conclusion tient à la formulation de l’ordonnance du Tribunal et à la date de signification de l’avis de dépôt de l’ordonnance du Tribunal auprès de la Cour fédérale, l’issue de la présente affaire est une blessure auto-infligée.

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