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[2013] 2 R.C.F. 201

2011 CF 962

T-1437-10

Allan Adam, pour son propre compte et pour le compte de tous les autres membres de l’Athabasca Chipewyan First Nation; Athabasca Chipewyan First Nation; Alphonse Lameman, pour son propre compte et pour le compte de tous les autres membres de la Beaver Lake Cree Nation; Beaver Lake Cree Nation; Harry Sharphead, pour son propre compte et pour le compte de tous les autres membres de la Enoch Cree Nation; et Enoch Cree Nation (demandeurs)

c.

Ministre de l’Environnement et procureur général du Canada (défendeurs)

et

T-1439-10

Alberta Wilderness Association; et Pembina Institute for Appropriate Development (demandeurs)

c.

Ministre de l’Environnement et procureur général du Canada (défendeurs)

Répertorié : Athabasca Chipewyan First Nation c. Canada (Environnement)

Cour fédérale, juge Crampton—Edmonton, 22 juin; Ottawa, 28 juillet 2011.

Environnement — Demandes visant à obtenir : une ordonnance déclarant que le défendeur, le ministre de l’Environnement, a omis d’élaborer un programme de rétablissement du caribou boréal dans le délai prévu à l’art. 42(2) de la Loi sur les espèces en péril (LEP); une ordonnance de mandamus obligeant le défendeur à respecter l’obligation que lui impose l’art. 80(2) de la LEP; une ordonnance déclarant que l’omission du défendeur de recommander un décret d’urgence visant la protection du caribou boréal est illégale ou déraisonnable — Le défendeur a conclu que le caribou boréal n’est pas exposé à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement — Les demandeurs soulèvent des questions relatives aux droits issus de traités et à l’honneur de la Couronne — Les demandeurs ont demandé à la Cour de retenir certains arguments en ce qui concerne le libellé précis de l’art. 80(2) et ont donné une interprétation large du mot « rétablissement » figurant à l’art. 80(2) — Il s’agissait de savoir si le défendeur a commis une erreur en interprétant l’art. 80(2) — Le défendeur a commis une erreur en ne tenant pas compte des droits issus de traités des demandeurs et de l’honneur de la Couronne — Le défendeur doit adopter un point de vue plus large en appréciant la mesure dans laquelle la violation de la LEP est compatible avec l’honneur de la Couronne — L’interprétation donnée par les demandeurs au mot « rétablissement » n’est pas raisonnable — Les objectifs de rétablissement définis dans une ébauche de programme de rétablissement constituent des facteurs dont le défendeur devrait tenir compte — Le défendeur n’est pas toujours tenu de faire une recommandation de décret d’urgence en vertu de l’art. 80(2) — Compte tenu des faits de l’espèce, les raisons pour lesquelles le défendeur a conclu qu’il n’y avait pas de menaces imminentes pour le caribou ne sont pas évidentes — La décision du défendeur ne cadre pas bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité — La demande en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus est rejetée, la demande en vue d’obtenir une ordonnance déclarant que le défendeur a omis d’élaborer un programme de rétablissement est reportée — Demandes accueillies en partie.

Droit constitutionnel — Droits ancestraux ou issus de traités — Le défendeur, ministre de l’Environnement, a refusé de faire une recommandation en vertu de l’art. 80(2) de la Loi sur les espèces en péril quant à savoir si le caribou boréal est exposé à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement — Il est mentionné dans la décision que les droits conférés par traités aux demandeurs et l’obligation de la Couronne d’agir de façon honorable ne sont pas pertinents — Les demandeurs bénéficiaires des traités qui protègent le droit de chasse et de pêche préservent leur mode de vie traditionnel — Les traités et les dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux doivent être interprétés de manière à préserver l’intégrité de la Couronne.

Interprétation des lois — Le défendeur, ministre de l’Environnement, a refusé de faire une recommandation en vertu de l’art. 80(2) de la Loi sur les espèces en péril (LEP) quant à savoir si le caribou boréal est exposé à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement — Il s’agissait de savoir si le défendeur a commis une erreur en interprétant l’art. 80(2) de la LEP — Les droits conférés par traités aux demandeurs et l’honneur de la Couronne sont des facteurs pertinents dans l’interprétation de l’art. 80(2) de la LEP — Les traités et les dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux doivent être interprétés de manière à préserver l’intégrité de la Couronne — Le défendeur doit adopter un point de vue plus large en appréciant la mesure dans laquelle la violation de la LEP est compatible avec l’honneur de la Couronne — Les demandeurs présentent également une interprétation large du mot « rétablissement » qui figure à l’art. 80(2) de la LEP — Cette interprétation n’est pas raisonnable.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle judiciaire — Le défendeur, ministre de l’Environnement, a refusé de faire une recommandation en vertu de l’art. 80(2) de la Loi sur les espèces en péril (LEP) quant à savoir si le caribou boréal est exposé à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement — Aucun des arguments avancés par les demandeurs relativement à l’art. 80(2) de la LEP ne justifie d’écarter le principe selon lequel l’interprétation faite par un ministre de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée doit faire l’objet d’un examen selon la norme de la raisonnabilité — La LEP est pour le défendeur une loi étroitement liée.

Il s’agissait de demandes jointes visant notamment à obtenir, 1) une ordonnance déclarant que le défendeur, le ministre de l’Environnement, a omis d’élaborer un programme de rétablissement pour le caribou boréal vivant dans le Nord-Est de l’Alberta dans le délai prévu au paragraphe 42(2) de la Loi sur les espèces en péril (LEP), 2) une ordonnance de mandamus obligeant le défendeur à respecter l’obligation que lui impose le paragraphe 80(2) de la LEP, et 3) une ordonnance déclarant que l’omission du défendeur de recommander que le gouverneur en conseil prenne un décret d’urgence visant la protection du caribou boréal était illégale ou déraisonnable.

Après le dépôt de ces demandes, le défendeur a expressément refusé de faire la recommandation prévue au paragraphe 80(2), alors qu’il a accepté la recommandation (la décision) selon laquelle le caribou boréal n’est pas exposé à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement compte tenu du fait que l’aire de répartition et les conditions actuelles sont suffisantes pour les troupeaux de caribous.

Les premières nations demanderesses (les demandeurs) ont soulevé des questions graves quant à l’incidence de l’interprétation du paragraphe 80(2) faite par le défendeur sur leurs droits issus de traités et l’honneur de la Couronne. Les demandeurs ont demandé à la Cour de retenir certains arguments en ce qui concerne le libellé précis du paragraphe 80(2), soit que le paragraphe 80(2) impose une obligation impérative, que l’application du paragraphe 80(2) est déclenchée par les menaces pour le rétablissement ou la survie d’une espèce et que le paragraphe 80(2) exige que l’on procède à une enquête objective en fonction des meilleures données scientifiques disponibles. Les demandeurs ont également affirmé que le mot « rétablissement » figurant au paragraphe 80(2) devrait avoir le sens que lui accorde le programme de rétablissement final qui a été publié dans le registre public à l’égard d’une espèce particulière.

La principale question consistait à savoir si le défendeur a commis une erreur en interprétant le paragraphe 80(2) de la LEP.

  Arrêt : les demandes doivent être accueillies en partie.

Le défendeur a commis une erreur dans sa décision en interprétant la mission que lui impose le paragraphe 80(2) sans tenir compte des droits conférés aux demandeurs par traités ni de l’honneur de la Couronne. La décision indiquait clairement que les droits issus de traités des demandeurs et l’obligation de la Couronne d’agir de façon honorable envers les peuples autochtones n’étaient pas pertinents. Les demandeurs sont bénéficiaires des traités qui protègent leur droit de chasser et de pêcher et qui préservent leur mode de vie traditionnel. Les traités et des dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux et issus de traités doivent être interprétés de manière à préserver l’intégrité de la Couronne. Lorsqu’il réexaminera sa décision, le défendeur ne devra pas se limiter, s’agissant de l’honneur de la Couronne, à la question de savoir si une conduite active risque d’avoir un effet négatif sur les droits issus de traités des Premières Nations. Le défendeur doit adopter un point de vue plus large lorsqu’il apprécie la mesure dans laquelle la violation continue de la LEP et l’inaction continue, pour ce qui est du caribou boréal, sont compatibles avec l’honneur de la Couronne. Aucun des arguments avancés par les demandeurs ne justifie d’écarter le principe selon lequel l’interprétation faite par un ministre de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée doit faire l’objet d’un examen selon la norme de la raisonnabilité. La LEP est pour le défendeur une loi étroitement liée. À cet égard, il était possible d’établir une distinction entre les affaires Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans) et Environmental Defence Canada c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) et la présente affaire parce que la question de savoir si la LEP était une loi étroitement liée n’a pas été examinée. Le pouvoir d’urgence conféré par le paragraphe 80(1) de la LEP peut être exercé en attendant que l’élaboration du programme de rétablissement final soit terminée. Pour cette seule raison, l’interprétation du mot « rétablissement » faite par les demandeurs, laquelle interdirait de donner un sens quelconque au mot « rétablissement » tant que le programme de rétablissement final n’aurait pas été publié à l’égard de l’espèce inscrite, à savoir le caribou des bois et empêcherait le défendeur de recommander le décret de protection prévu à l’article 80, n’est pas raisonnable. Pour se faire une opinion au titre du paragraphe 80(2), les objectifs de rétablissement définis dans une ébauche de programme de rétablissement constituent des facteurs pertinents dont le défendeur devrait tenir compte. Le défendeur n’est pas tenu de recommander que soit pris le décret de protection d’urgence prévu au paragraphe 80(2) chaque fois qu’un troupeau ou qu’un groupe particulier d’une espèce inscrite, ou une sous-espèce ou une population individuelle d’une telle espèce, est exposé à des menaces pour sa survie ou son rétablissement dans une partie de son aire de répartition ou de son habitat. Les termes clefs de cette disposition sont « estime que l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement » (non souligné dans l’original). L’espèce en question est l’« espèce sauvage inscrite » à laquelle fait référence le paragraphe 80(1). Il n’est pas question de troupeaux ou d’autres populations locales d’une espèce ou d’une sous-espèce au paragraphe 80(2). Compte tenu des faits qui semblent avoir été acceptés par le défendeur, les raisons pour lesquelles le défendeur a pu raisonnablement conclure qu’il n’y avait pas de menaces imminentes pour le rétablissement national du caribou boréal ne sont pas à première vue évidentes. Cependant, comme la décision du défendeur ne contient pas d’explications satisfaisantes des motifs sur lesquels repose sa conclusion, il semble préférable d’annuler la décision du défendeur du fait qu’elle « ne cadr[e] [pas] bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité ».

Enfin, la demande des demandeurs en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus a été rejetée et la demande des demandeurs en vue d’obtenir une ordonnance déclarant que le défendeur avait omis d’élaborer un programme de rétablissement a été reportée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C., 1985, appendice II, no 44], art. 35.

Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29, art. 2(1) « espèce sauvage », 6, 15, 27(1.1), 37, 38, 42(2), 80.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), tarif B, colonne III.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention sur la diversité biologique, 4 décembre 1992, [1993] R.T. Can. no 24.

Traité no 6 (1876).

Traité no 8 (1899).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions différenciées :

Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CF 1233, [2012] 3 R.C.F. 136; Environmental Defence Canada c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2009 CF 878; Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772.

décisions examinées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339.

décisions citées :

Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245; R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; West Moberly First Nations v. British Columbia (Chief Inspector of Mines), 2010 BCSC 359, [2010] 11 W.W.R. 752, 6 B.C.L.R. (5th) 94; Callaghan c. Canada (Directeur général des élections), 2011 CAF 74, [2011] 1 R.C.F. 80; St-Brieux (Ville) c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CF 427; Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, [2007] 1 R.C.F. 490; Law Society of Upper Canada v. Neinstein, 2010 ONCA 193, 99 O.R. (3d) 1, 317 D.L.R. (4th) 419, 1 Admin. L.R. (5th) 1; Clifford v. Ontario (Attorney General), 2009 ONCA 670, 98 O.R. (3d) 210, 312 D.L.R. (4th) 70, 93 Admin. L.R. (4th) 131; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Alberta Wilderness Association c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2009 CF 710.

DOCTRINE CITÉE

Alberta. Alberta Woodland Caribou Recovery Plan 2004/05 - 2013/14, juillet 2005, en ligne : <http://www.srd.alberta.ca/FishWildlife/SpeciesAtRisk/LegalDesignationOfSpeciesAtRisk/RecoveryProgram/documents/final_caribou_recovery_plan_photo_cover_July_12_05.pdf>.

Canada. Chambre des communes. Comité permanent de l’environnement et du développement durable. Témoignages, 22 mars 2001 (Mme Karen Brown).

Débats de la Chambre des communes, vol. 137, 1re sess., 37e lég. (26 février 2002), aux p. 9235 et 9236 (hon. Karen Redman).

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2e éd. Toronto : Butterworths, 1983.

Environnement Canada. Examen scientifique aux fins de la désignation de l’habitat essentiel de la population boréale du caribou des bois (Rangifer tarandus caribou), au Canada, 2008, en ligne : <http://publications.gc.ca/collections/collection_2009/ec/En14-7-2008F.pdf>.

Environnement Canada. Politiques de la Loi sur les espèces en péril, Ébauche, 2009, en ligne : <http://publications.gc.ca/collections/collection_2009/ec/En4-113-2009-fra.pdf>.

DEMANDES en vue d’obtenir, notamment, 1) une ordonnance déclarant que le défendeur, le ministre de l’Environnement, a omis d’élaborer un programme de rétablissement pour le caribou boréal vivant dans le Nord-Est de l’Alberta dans le délai prévu par le paragraphe 42(2) de la Loi sur les espèces en péril (LEP), 2) une ordonnance de mandamus obligeant le défendeur à respecter l’obligation que lui impose le paragraphe 80(2) de la LEP, et 3) une ordonnance déclarant que l’omission du défendeur de recommander que le gouverneur en conseil prenne un décret d’urgence visant la protection du caribou boréal était illégale ou déraisonnable. Demandes accueillies en partie.

ONT COMPARU

Sean Nixon et David Rosenberg pour les demandeurs, Athabasca Chipewyan First Nation, Beaver Lake Cree Nation et Enoch Cree Nation.

Devon Page et Melissa Gorrie pour les demandeurs, Alberta Wilderness Association et Pembina Institute for Appropriate Development.

Mark Kindrachuk, c.r., pour les défendeurs.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Devon Page et Melissa Gorrie, Toronto, pour les demandeurs.

Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.

  Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Crampton : Les demandeurs sont des premières nations constituées en bandes, des membres de ces bandes et des organisations gouvernementales, qui ont tenté de convaincre le ministre de l’Environnement de : i) élaborer un programme de rétablissement du caribou boréal vivant dans le Nord-Est de l’Alberta; et ii) recommander, conformément au paragraphe 80(2) de la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29 (LEP), que le gouverneur en conseil prenne un décret d’urgence visant la protection de ces caribous.

[2]        Ces tentatives n’ayant pas jusqu’ici réussi, ils ont déposé à la Cour des demandes dans lesquelles ils sollicitent entre autres :

1. une ordonnance déclarant que le ministre a omis d’élaborer un programme de rétablissement du caribou dans le délai prévu au paragraphe 42(2) de la Loi sur les espèces en péril;

2. une ordonnance de mandamus obligeant le ministre à respecter l’obligation que lui impose le paragraphe 80(2) de la Loi sur les espèces en péril, tel que décrit ci-dessus;

3. en outre, ou subsidiairement à ce qui précède, une ordonnance déclarant que l’omission du ministre de recommander que le gouverneur en conseil prenne un décret d’urgence visant la protection du caribou boréal dans le Nord-Est de l’Alberta est illégale ou déraisonnable.

[3]        Après le dépôt de ces demandes, le ministre a expressément refusé de faire la recommandation prévue au paragraphe 80(2), alors qu’il a accepté la recommandation du sous-ministre d’Environnement Canada, qui conclut que [traduction] « le caribou boréal n’est pas exposé au Canada à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement » au sens de cette disposition.

[4]        Il n’est pas contesté par les parties que, même si le ministre avait fait la recommandation prévue au paragraphe 80(2), le gouverneur en conseil aurait pu refuser de prendre le décret d’urgence demandé, après avoir soupesé et mis en balance les considérations d’intérêt public pertinentes.

[5]        Pour les motifs exposés ci-dessous, j’ai conclu :

i) d’annuler la décision du ministre et de lui renvoyer l’affaire pour nouvel examen conformément aux présents motifs;

ii) de reporter au 1er septembre 2011 la décision sur la demande des demandeurs visant à obtenir la déclaration susmentionnée;

iii) de rejeter la demande d’ordonnance de mandamus présentée par les demandeurs.

I.          Contexte

[6]        Deux groupes principaux de demandeurs sont partie à la présente instance. Le premier groupe (collectivement appelé les premières nations) est composé de trois personnes qui se représentent elles-mêmes, des autres membres de leurs bandes respectives, ainsi que des bandes elles-mêmes, à savoir la Athabasca Chipewyan First Nation, la Beaver Lake Cree Nation et la Enoch Cree Nation. Ces trois premières nations pratiquent la chasse traditionnelle au caribou boréal. L’autre groupe de demandeurs est formé de l’Alberta Wilderness Association et du Pembina Institute for Appropriate Development (les ONGE), des associations environnementales sans but lucratif qui ont un intérêt véritable dans la survie et le rétablissement du caribou boréal.

[7]        Le 15 juillet 2010, les premières nations ont écrit au ministre de l’Environnement afin de lui demander qu’il recommande, dans les 45 jours, que le gouverneur en conseil prenne, en application de l’article 80 de la LEP, un décret d’urgence visant la protection de sept troupeaux (les sept troupeaux) de caribous des bois, population boréale, qui se déplacent dans le Nord-Est de l’Alberta.

[8]        Le 17 août 2010, les ONGE ont écrit au ministre afin d’appuyer les premières nations, lui redemandant essentiellement qu’il recommande la prise d’un décret d’urgence pour protéger les sept troupeaux.

[9]        N’ayant reçu aucune réponse du ministre, les premières nations et les ONGE ont déposé à la Cour, le 8 septembre 2010, leurs demandes de réparation respectives. Les demandes ont été jointes par la protonotaire Tabib le 21 octobre 2010.

II.         Les dispositions législatives pertinentes

[10]      Conformément au paragraphe 15(1), le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC) a entre autres pour mission d’évaluer la situation de toute espèce sauvage qu’il estime en péril ainsi que, dans le cadre de l’évaluation : i) de signaler les menaces réelles ou potentielles à son égard; et ii) d’établir, selon le cas, que l’espèce est disparue, disparue du pays, en voie de disparition, menacée ou préoccupante.

[11]      Selon le paragraphe 27(1.1), le gouverneur en conseil peut examiner l’évaluation du COSEPAC et, sur recommandation du ministre, confirmer l’évaluation et inscrire l’espèce en question sur la liste des espèces en péril (la liste), qui figure à l’annexe 1 de la LEP.

[12]      Conformément au paragraphe 37(1), le ministre est tenu d’élaborer un programme de rétablissement de l’espèce inscrite sur la liste.

[13]      Afin de compléter les différentes dispositions de la LEP portant sur la protection et le rétablissement des espèces, les paragraphes 80(1) et (2) prévoient la possibilité de prendre un décret d’urgence visant la protection d’une espèce :

Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29

80. (1) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut prendre un décret d’urgence visant la protection d’une espèce sauvage inscrite.

Décrets d’urgence

(2) Le ministre compétent est tenu de faire la recommandation s’il estime que l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement.

Recommandation obligatoire

III.        La décision visée par le contrôle

[14]      Après avoir résumé l’historique procédural de la présente affaire, j’estime que la recommandation qui a été adoptée par le ministre (la décision) portait sur la situation actuelle du caribou boréal. Entre autres choses, la décision mentionnait ce qui suit : le caribou boréal est l’une des six populations qui constituent la population de « caribous des bois ». Il existe environ 39 000 caribous boréaux au Canada, répartis en 57 troupeaux qui vivent dans la région forestière boréale de sept provinces et de deux territoires. Pour prospérer, ces caribous ont besoin de vastes superficies d’habitat adapté, d’un faible niveau de perturbation d’origine humaine et d’un nombre minimal de prédateurs. En 2002, le COSEPAC a estimé que la population générale du caribou boréal au Canada était menacée au sens de la LEP. Cette conclusion reposait sur le fait que les sous‑populations avaient diminué dans la plupart des aires de répartition du caribou boréal, que l’aire de répartition du caribou boréal s’était contractée et que le caribou boréal était menacé par une perte d’habitat et une augmentation de la prédation. En 2008, une étude scientifique menée par Environnement Canada (Examen scientifique de 2008 [Examen scientifique aux fins de la désignation de l’habitat essentiel de la population boréale du caribou des bois (Rangifer tarandus caribou) au Canada]) a conclu que 30 des 57 troupeaux — également connus sous le nom de populations locales — se trouvant dans différentes régions du Canada, n’étaient pas à l’heure actuelle autosuffisantes, ce qui voulait dire que les populations n’étaient pas stables ou croissantes et n’étaient pas suffisamment importantes pour résister aux événements aléatoires et aux pressions d’origine humaine. De ces 30 troupeaux, 21 étaient considérés comme étant soumis à des niveaux élevés de perturbation, c’est‑à‑dire que les conditions de leur habitat devaient être améliorées afin de les ramener à des niveaux d’autosuffisance et de réduire le risque de disparition. Parmi ces 21 troupeaux, les 13 troupeaux de l’Alberta faisaient face à un risque élevé de disparition du pays. Pour ce qui est des sept troupeaux en particulier, « leur population ne leur permettait pas d’être autosuffisants ».

[15]      La suite de la décision portait sur les pouvoirs d’urgence prévus à l’article 80 de la LEP. À ce propos, on y mentionnait que l’ébauche des Politiques de la Loi sur les espèces en péril publiée en 2009 par Environnement Canada (le projet de politiques) [traduction] « décrit les facteurs que le ministre prendra en considération pour se faire une opinion », à savoir si, au sens du paragraphe 80(2) « l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement ». Ces facteurs (qui sont énumérés à la page 18 des Politiques) sont les suivants :

•    Un déclin grave et soudain de la population et/ou de l’habitat de l’espèce menace la survie de l’espèce et se poursuivra à moins que des mesures de protection ne soient prises immédiatement;

•    Il y a des signes évidents de danger ou de menace pour l’espèce ou son habitat, mais aucune mesure d’atténuation adéquate n’est en place pour contrer la menace, de sorte que la survie ou le rétablissement de l’espèce sont menacés;

•    Une ou plusieurs lacunes ont été repérées dans la série existante de mesures de protection de cette espèce, lacunes qui mettent en péril sa survie ou son rétablissement, et il est impossible d’assurer sa protection par un autre moyen, en temps opportun.

[16]      Se fondant sur l’hypothèse que l’aire de répartition et les conditions actuelles sont suffisantes pour 27 des 57 troupeaux de caribous boréaux au Canada, le ministre déclare dans sa décision que [traduction] « le caribou boréal n’est pas exposé à des menaces imminentes pour sa survie » et qu’il n’est pas pour le moment justifié de prendre un décret fondé sur l’article 80 pour assurer la survie du caribou boréal.

[17]      Cela dit, la décision passe ensuite à la question de savoir s’il conviendrait de prendre un tel décret en raison de menaces imminentes pour le rétablissement de l’espèce. Sur ce point, on y précise au départ que l’examen des conditions préalables à la prise d’un décret fondé sur l’article 80 en raison de menaces pour le rétablissement de l’espèce est moins simple que l’appréciation de la nécessité d’assurer la survie de l’espèce, parce que les objectifs du rétablissement de l’espèce seront énoncés dans un programme de rétablissement national qui n’est pas encore terminé. On mentionne également qu’Environnement Canada a publiquement reconnu que le programme de rétablissement du caribou boréal devait être prêt en 2007, mais qu’après avoir consulté le Comité consultatif sur les espèces en péril, le ministère a admis que le programme de rétablissement devait au moins délimiter les habitats critiques. On ajoute que l’on avait déterminé les études scientifiques qui permettraient de prendre cette mesure et que l’on avait publiquement déclaré que le programme de rétablissement serait publié au cours de l’été 2011.

[18]      Le ministre poursuit en signalant que les provinces et les territoires sont responsables de la gestion des espèces terrestres sur les terres provinciales et territoriales, et que l’Alberta et les autres provinces et territoires avaient adopté leur propre programme de rétablissement du caribou comportant des objectifs en matière de population et de répartition.

[19]      Après un bref examen du programme de rétablissement du caribou des bois adopté en 2005 par l’Alberta [Alberta Woodland Caribou Recovery Plan 2004/05 - 2013/14, juillet 2005], le ministre reprend sa description de la situation dans laquelle se trouvent les 13 troupeaux de cette province, et fait remarquer qu’il serait extrêmement difficile de rétablir, dans la plupart des cas, ces populations de caribous, compte tenu de la situation et de la tendance actuelles.

[20]      Pour ce qui est des sept troupeaux en particulier, il signale que l’écart existant actuellement dans la répartition nationale du caribou boréal s’élargirait. Il a reconnu que ce phénomène : i) pourrait avoir des conséquences négatives, en raison de la perturbation des processus génétiques et démographiques qui aurait pour effet d’aggraver la menace touchant le rétablissement du caribou boréal au Canada; et ii) entraînerait une réduction de l’aire de répartition du caribou boréal au Canada. Il a également fait remarquer que la disparition du pays des sept troupeaux aurait un effet sur les populations de caribous boréaux dans les Territoires du Nord‑Ouest, en Colombie-Britannique et surtout en Saskatchewan. Il a également reconnu que la capacité de ces provinces et territoires à rétablir leur part des populations partagées de caribous boréaux serait freinée par le programme de rétablissement adopté par l’Alberta.

[21]      Malgré tout ce qui précède, le ministre a conclu que la population du caribou boréal du Manitoba et de l’Est du Canada, qui semblait être en bonne santé et bien répartie et au sein de laquelle les gènes se déplaçaient librement, permettrait au Canada de maintenir une population du caribou boréal autosuffisante.

[22]      À cet égard, la Commission a indiqué que les populations locales de l’Alberta ne représentaient que 6 p. 100 du nombre total de caribous boréaux au Canada, et que les sept troupeaux ne représentaient que 3 p. 100 de la population nationale du caribou boréal. La Commission a ajouté que la disparition du pays des sept troupeaux entraînerait une autre contraction de la partie centrale de l’aire de répartition du caribou boréal et freinerait les objectifs nationaux en matière de rétablissement, mais : i) qu’il était possible de maintenir une population autosuffisante de caribou boréal dans l’Est du Canada; et ii) que les populations locales se trouvant dans l’Est du Canada pouvaient servir de base à la réalisation d’un objectif national de rétablissement de cette espèce.

IV.       Les questions en litige

[23]      Dans leurs observations initiales, les demandeurs ont soutenu que le fait que le ministre ait tardé à rendre une décision fondée sur le paragraphe 80(2) constituait un refus de recommander le décret d’urgence prévu à cette disposition, lequel était donc susceptible de révision. Or, puisque le ministre a par la suite rendu sa décision, les demandeurs reconnaissent qu’il n’est plus nécessaire pour la Cour de trancher cette question.

[24]      Les autres questions soulevées par les demandeurs peuvent être regroupées comme suit :

i. Le ministre a-t-il commis une erreur dans son interprétation du paragraphe 80(2)?

ii. Y a-t-il lieu de rendre une ordonnance de mandamus obligeant le ministre à faire une recommandation en vertu du paragraphe 80(2)?

iii. Le ministre a-t-il commis une erreur en ne recommandant pas, ou en refusant de recommander, la prise d’un décret d’urgence en vertu du paragraphe 80(2), du fait qu’il n’a pas tenu compte de facteurs pertinents?

iv. La Cour devrait-elle déclarer que le ministre a contrevenu au paragraphe 42(2) en ne mettant pas dans le registre public un projet de programme de rétablissement du caribou des bois?

V.        Norme de contrôle

[25]      L’interprétation par le décideur de sa loi habilitante (ou constitutive) ou d’« une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » (loi étroitement liée), fait habituellement l’objet de déférence et est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 54; Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 34; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160 (Smith), au paragraphe 26). Cependant, lorsque des considérations constitutionnelles entrent en jeu, cette déférence n’est pas justifiée, du moins pour ce qui est de ces considérations (Dunsmuir, précité, au paragraphe 58; Smith, précité, au paragraphe 37).

[26]      Au paragraphe 41 de l’arrêt R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771 (Badger) (disponible sur CanLII), la Cour suprême a déclaré que : « Les traités et les dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux ou issus de traités doivent être interprétés de manière à préserver l’intégrité de la Couronne ». Plus récemment, dans l’arrêt Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103 (Little Salmon), au paragraphe 42, la Cour suprême a fait remarquer que « [l]’honneur de la Couronne a par conséquent été confirmé dans son statut de principe constitutionnel ». En outre, dans la mesure où l’interprétation d’une loi peut avoir des répercussions négatives sur les droits ancestraux ou issus de traités des peuples autochtones, l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] peut s’appliquer.

[27]      Les premières nations demanderesses ont soulevé des questions graves quant à l’incidence de l’interprétation du paragraphe 80(2) faite par le ministre sur les droits issus de traités et l’honneur de la Couronne. Par conséquent, j’estime que la norme de contrôle applicable à cette interprétation est celle de la décision correcte, du moins dans la mesure où elle touche ces questions. Comme nous le verrons au paragraphe 40, il existe de bonnes raisons pour lesquelles l’approche « habituelle », qui consiste à appliquer la norme de contrôle de la raisonnabilité à l’interprétation faite par le ministre de la mission que lui confie la loi, devrait s’appliquer aux autres aspects de son interprétation des termes du paragraphe 80(2).

[28]      La question de savoir si le ministre a commis une erreur en ne recommandant pas ou en refusant de recommander la prise d’un décret d’urgence en vertu du paragraphe 80(2), du fait qu’il n’a pas tenu compte de facteurs pertinents, est une question mixte de fait et de droit susceptible de révision selon la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir, précité, aux paragraphes 51 à 55).

[29]      Quant au fait que le ministre aurait contrevenu au paragraphe 42(2) de la LEP, les défendeurs admettent dans leurs observations que le ministre n’a pas élaboré de programme de rétablissement du caribou boréal dans le délai prévu par la LEP. Il n’est donc pas nécessaire de se pencher sur la norme de contrôle applicable à cette question.

VI.       Analyse

A. Le ministre a-t-il commis une erreur en interprétant le paragraphe 80(2)?

[30]      Dans son analyse des observations des demandeurs, le ministre a signalé que les premières nations demanderesses avaient soutenu que [traduction] « le ministre a commis une erreur de droit ou a agi de façon déraisonnable, ou les deux à la fois, en ne tenant pas compte adéquatement, sinon aucunement, de certains facteurs, notamment des droits conférés par traités aux demanderesses et de l’honneur de la Couronne ».

[31]      Sur ce dernier point, il est entre autres mentionné dans la décision :

[traduction] Des facteurs comme l’incidence possible du déclin de la population du caribou boréal sur les droits conférés par traités aux demanderesses et sur l’obligation de la Couronne d’agir de façon honorable dans tous ses rapports avec les peuples autochtones ne sont pas pertinents pour déterminer si la survie ou le rétablissement de l’espèce sont exposés à des menaces imminentes au sens de l’article 80.

[32]      À ce propos, les défendeurs ont soutenu que, dans l’exercice des pouvoirs que leur confère la loi sur les questions qui touchent à la fois des membres et des non‑membres des Premières Nations, les agents de la Couronne doivent tenir compte de l’intérêt de tous les intéressés, et non pas uniquement de l’intérêt exprimé par les membres des Premières Nations. Cette observation est étayée par l’arrêt Bande indienne de Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, au paragraphe 96. Elle manque toutefois sa cible parce qu’il est mentionné très clairement dans la décision que les [traduction] « droits conférés par traités aux demanderesses et l’obligation de la Couronne d’agir de façon honorable dans tous ses rapports avec les peuples autochtones ne sont [absolument] pas pertinents ».

[33]      Les défendeurs ne contestent pas que les membres de la Athabasca Chipewyan First Nation sont bénéficiaires du Traité n8 et que les membres de la Beaver Lake Cree Nation et de la Enoch Cree Nation sont bénéficiaires du Traité n6. Ils ne contestent pas non plus les éléments de preuve démontrant ce qui suit :

i. les Traités n8 et n6 protègent le droit des premières nations demanderesses d’exercer leurs « activités ordinaires » ou leurs « occupations ordinaires » de chasse et de pêche, sous réserve de certaines restrictions;

ii. le rapport des commissaires qui ont négocié le Traité n8 pour le compte du gouvernement du Canada confirme que les droits de chasse et de pêche revêtaient une importance particulière pour les Premières Nations et que les commissaires les avaient assurées [traduction] « que le traité ne mènerait à aucune intervention forcée dans leur manière de vivre » (R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901, aux pages 910, 934 et 935 (disponible sur CanLII));

iii. la chasse au caribou boréal fait partie intégrante du mode de vie traditionnel des premières nations demanderesses, qui ont un rapport et un lien spirituels avec le caribou;

iv. les premières nations demanderesses ont traditionnellement compté sur la viande de caribou, qui est une source essentielle de leur alimentation, et elles comptent également sur le caribou pour diverses autres fins;

v. les premières nations demanderesses ont volontairement cessé de chasser le caribou boréal afin de contrer la menace actuelle pour la survie et le rétablissement du caribou.

[34]      Dans l’arrêt R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, au paragraphe 6 (disponible sur CanLII), la Cour suprême a fait remarquer qu’« [i]l ressort clairement de l’historique des négociations entre Alexander Morris [lieutenant gouverneur] et les premières nations signataires du Traité n6 que le gouvernement entendait préserver le mode de vie traditionnel des autochtones. La chasse et la pêche avaient une importance fondamentale dans ce mode de vie ».

[35]      Compte tenu de tout ce qui précède, et vu que « [l]es traités et les dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux ou issus de traités doivent être interprétés de manière à préserver l’intégrité de la Couronne » (Badger, précité [au paragraphe 41]), j’estime que le ministre a manifestement commis une erreur dans sa décision en interprétant la mission que lui impose le paragraphe 80(2) sans tenir compte des droits issus de traités des premières nations demanderesses, ni de l’honneur de la Couronne. La décision doit donc être annulée pour cette seule raison (Little Salmon, précité). Il est possible de soutenir que cette conclusion est également étayée par les principes bien établis selon lesquels : i) « toute ambigüité dans le texte du traité ou du document en cause doit profiter aux Indiens »; et ii) « toute limitation ayant pour effet de restreindre les droits qu’ont les Indiens en vertu des traités doit être interprétée de façon restrictive » (Badger, précité).

[36]      Lorsqu’il réexaminera sa décision, le ministre ne devra pas se limiter, s’agissant de l’honneur de la Couronne, à la question de savoir si une conduite active risque d’avoir un effet négatif sur les droits issus de traités des Premières Nations. Je reconnais avec les demandeurs qu’une telle approche appauvrirait la notion d’honneur de la Couronne. Il convient d’adopter un point de vue plus large. Il faut ainsi apprécier la mesure dans laquelle la violation continue de la LEP (l’omission d’élaborer un programme de rétablissement) et l’inaction continue, pour ce qui est du caribou boréal, sont compatibles, compte tenu de toutes les circonstances examinées en l’espèce et exposées dans le dossier certifié détaillé se rapportant à la décision, avec l’honneur de la Couronne (R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, aux paragraphes 49 à 52 (disponible sur CanLII); West Moberly First Nation v. British Columbia (Chief Inspector of Mines), 2010 BCSC 359, [2010] 11 W.W.R. 752, aux paragraphes 51 à 55, 59 et 63).

[37]      Ce qui précède ne doit pas être interprété comme laissant entendre que si, dans l’exécution de la mission que lui confie le paragraphe 80(2), le ministre avait dûment tenu compte des droits conférés par traités aux premières nations demanderesses et de l’honneur de la Couronne, il serait nécessairement parvenu à une décision en particulier (voir, par exemple, Badger, précité, au paragraphe 58). En fait, je conclus simplement que le ministre a commis une erreur en décidant que ces questions ne concernaient pas l’interprétation du paragraphe 80(2).

[38]      Pour ce qui est du libellé précis du paragraphe 80(2), les demandeurs ont demandé à la Cour de retenir les arguments suivants :

i. le paragraphe 80(2) impose une obligation impérative;

ii. l’application du paragraphe 80(2) est déclenchée par les menaces pour le rétablissement ou la survie d’une espèce, ou les deux;

iii. l’objectif principal de l’article 80 est de protéger l’habitat en attendant l’adoption d’un programme de rétablissement;

iv. le paragraphe 80(2) exige que l’on procède à une enquête objective en fonction des meilleures données scientifiques disponibles;

v. le manque de certitude scientifique ne peut être prétexte à l’inaction;

vi. le décret prévu à l’article 80 peut ne viser qu’une partie de l’aire de répartition de l’espèce;

vii. il n’est pas nécessaire de prouver qu’il est certain que les menaces imminentes vont se concrétiser;

viii. il convient d’examiner l’effet des menaces sur une période appropriée d’un point de vue biologique;

ix. il est nécessaire de prendre des mesures en temps utile.

[39]      De façon générale, ces arguments sont étayés soit par le simple libellé de la Loi, y compris son préambule, soit par l’historique législatif de la LEP (voir, par exemple, Débats de la Chambre des communes, vol. 137, 1re session, 37législature, no 149 (26 février 2002), aux pages 9235 et 9236 (l’hon. Karen Redman); Comité permanent de l’environnement et du développement durable, Témoignages, 22 mars 2001, de 9 h 35 à 9 h 40). Cela dit, j’estime que ce qui suit est également clair :

i. L’obligation impérative prévue au paragraphe 80(2) ne prend naissance que lorsque le ministre « estime » qu’il existe des menaces imminentes au sens de cette disposition.

ii. Le libellé du paragraphe 80(1) est suffisamment large pour autoriser le gouverneur en conseil à prendre un décret d’urgence, sur recommandation du ministre compétent, dans des cas autres que ceux prévus au paragraphe 80(2); le ministre compétent n’a toutefois aucune obligation légale de faire cette recommandation dans ces autres cas.

iii. Pour se faire une opinion au titre du paragraphe 80(2), le ministre n’est pas tenu de se limiter aux meilleures données scientifiques — par exemple, le ministre peut également tenir compte des avis juridiques portant sur le sens du libellé du paragraphe 80(2).

iv. Vu le caractère « urgent » du pouvoir prévu à l’article 80, le ministre peut néanmoins légitimement prendre une courte période de temps, à la suite d’une demande comme celle présentée par les demandeurs, en vue d’obtenir : a) les renseignements nécessaires pour se faire une opinion éclairée au titre du paragraphe 80(2); ou b) des données scientifiques ou tout autre renseignement en voie de préparation.

v. Le fait qu’un décret puisse être pris (en vertu de l’alinéa 80(4)c)) et ne viser qu’une partie de l’aire de répartition d’une espèce inscrite, ainsi que le fait que le terme « espèce sauvage » soit défini au paragraphe 2(1) comme s’entendant d’une « [e]spèce, sous-espèce, variété ou population géographiquement ou génétiquement distincte », ne signifient pas qu’un décret doit être pris chaque fois qu’une espèce inscrite est exposée à des menaces pour sa survie ou son rétablissement dans une partie seulement de son habitat. La décision du ministre dépendra de la nature des renseignements scientifiques, des avis juridiques et des autres renseignements qui lui sont fournis et qui sont pertinents pour la décision qu’il doit prendre en vertu du paragraphe 80(2), y compris en ce qui concerne la période appropriée d’un point de vue biologique sur laquelle doit porter l’examen d’une menace particulière.

vi. Par contre, je souscris à l’argument des demandeurs selon lequel le libellé du paragraphe 80(2) ne contient aucun élément qui limite l’obligation impérative imposée au ministre aux seuls cas où une espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement sur une base nationale.

vii. Il est logique d’accorder aux menaces dont la probabilité est réduite une force probante moindre, lorsque le ministre apprécie le caractère imminent des menaces.

[40]      J’ajouterai qu’à mon avis, aucun des arguments avancés par les demandeurs ne justifie d’écarter le principe selon lequel l’interprétation faite par un ministre de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée doit faire l’objet d’un examen selon la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir, précité, au paragraphe 54). Bref, ces arguments ne soulèvent : i) aucune question constitutionnelle; ii) aucune question de « droit générale » à la fois d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise du ministre; iii) aucune question portant sur la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents; iv) aucune question « touchant véritablement à la compétence ou à la constitutionnalité » (Smith, précité, aux paragraphes 26 et 37). Par conséquent, dans la mesure où l’interprétation faite par le ministre du libellé du paragraphe 80(2) dans un cas donné est incompatible avec l’un des arguments ci-dessus avancés par les demandeurs, la décision du ministre sur ces points particuliers fera l’objet d’un examen selon la norme de la raisonnabilité, étant donné que la LEP est pour le ministre une loi étroitement liée, comme le prévoient les arrêts Dunsmuir et Smith, précités. À cet égard, il est possible de faire une distinction avec l’arrêt Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CF 1233, [2012] 3 R.C.F. 136, aux paragraphes 53 à 60, étant donné que, dans cette affaire, la Cour ne semble pas s’être demandé si la LEP était une loi étroitement liée pour les défendeurs. De même, il est possible d’établir une distinction avec la décision Environmental Defence Canada c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2009 CF 878, au paragraphe 31, parce que la question en litige dans cette affaire concernait le pouvoir du ministre de modifier les dispositions de la LEP par l’adoption d’une politique gouvernementale et encore une fois, la question de savoir si la LEP était une loi étroitement liée n’a pas été examinée, dans la mesure où l’affaire soulevait d’autres questions touchant l’interprétation de la LEP.

[41]      Les demandeurs ont également soutenu qu’il y avait lieu d’accorder au mot « rétablissement » le sens que lui accorde le programme de rétablissement final qui a été mis dans le registre public à l’égard d’une espèce particulière. À mon avis, cet argument est incompatible avec un autre argument avancé par les demandeurs, que je retiens, selon lequel le pouvoir d’urgence conféré par le paragraphe 80(1) peut être exercé en attendant que l’élaboration de ce programme de rétablissement final soit terminée. Pour cette seule raison, il ne serait pas raisonnable de limiter le sens du mot « rétablissement », figurant au paragraphe 80(2), au sens que lui accorde le programme de rétablissement final qui été publié à l’égard d’une espèce particulière. Dans le cas qui nous occupe, une telle interprétation aurait pour effet : i) d’interdire de donner un sens quelconque au mot « rétablissement » tant que le programme de rétablissement final n’aurait pas été publié à l’égard de l’espèce inscrite, à savoir le caribou des bois (population boréale); et ii) elle empêcherait le ministre de recommander le décret de protection prévu à l’article 80 dans une des situations pour lesquelles le législateur souhaitait que ce type de décret puisse être pris (Débats de la Chambre des communes, précité, aux pages 9235 et 9236); voir également la position adoptée par le ministre des Pêches et des Océans dans la décision Environmental Defence Canada c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2009 CF 878 [précitée], au paragraphe 50; et le projet de politiques d’Environnement Canada, précité, à la page 17).

[42]      Cela dit, je souscris à l’argument des demandeurs selon lequel les objectifs de rétablissement définis dans un programme de rétablissement dont une ébauche a pu être publiée à l’égard d’une espèce particulière constituent des facteurs pertinents dont le ministre devrait tenir compte lorsqu’il doit se faire une opinion en vertu du paragraphe 80(2). Cela ne veut pas dire que le seul fait d’avoir une opinion qui ne soit pas compatible avec les objectifs d’un projet de rétablissement rendrait cette opinion déraisonnable. Il s’agirait plutôt d’un facteur dont le tribunal de révision pourrait tenir compte pour déterminer si l’opinion du ministre était raisonnable. Cet aspect sera analysé en détail dans la section qui suit.

[43]      Les demandeurs ONGE soutiennent que l’interprétation par un décideur de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée devrait être examinée selon la norme de la décision correcte chaque fois que la disposition législative en question n’a jamais été soumise à un examen judiciaire. Je ne suis pas d’accord. Cet argument est incompatible avec ce qu’a énoncé clairement la Cour suprême — et qui a été analysé ci‑dessus — au sujet de la norme de contrôle applicable à l’interprétation de ces lois. Il est également incompatible avec la tendance de la Cour suprême à ne plus examiner l’interprétation administrative de ces lois selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir, précité, au paragraphe 54; Smith, précité, aux paragraphes 26 et 37 à 39), dans les cas autres que les quatre cas énumérés au paragraphe 42 ci-dessus. En outre, il est difficile de concilier cet argument avec le principe selon lequel « une disposition législative peut donner lieu à plus d’une interprétation valable » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 41; Smith, précité, au paragraphe 39). Bref, il en résulterait une situation où la première interprétation judiciaire d’une disposition législative serait assujettie à un examen selon la norme de la décision correcte, alors que les interprétations ultérieures feraient l’objet d’un examen fondé sur la norme de la raisonnabilité, même si une ou plusieurs de ces interprétations étaient incompatibles avec la première interprétation.

[44]      Outre ce qui précède, les premières nations demanderesses soutiennent qu’une interprétation des mots « survie » ou « rétablissement » qui permettrait la disparition du pays d’un ou de plusieurs des sept troupeaux irait à l’encontre des objectifs fondamentaux de la LEP. Ils ajoutent qu’une menace pour la survie ou le rétablissement d’un des sept troupeaux constitue par définition une menace pour la survie et le rétablissement du caribou boréal en général. Les demandeurs ONGE vont plus loin et soutiennent que [traduction] « [l]a seule interprétation raisonnable que l’on puisse donner aux mots “survie” ou “rétablissement” au paragraphe 80(2) est par conséquent celle qui permet de maintenir et de rétablir tous les troupeaux à des niveaux autosuffisants ». Dans leurs observations conjointes en réponse, les demandeurs ont ajouté les mots [traduction] « dans l’ensemble de leur aire de répartition actuelle » à cette dernière affirmation.

[45]      Dans la mesure où les demandeurs proposent que, chaque fois qu’un troupeau ou qu’un groupe particulier d’une espèce inscrite, ou une sous-espèce ou une population individuelle d’une telle espèce, est exposé à des menaces pour sa survie ou son rétablissement dans une partie de son aire de répartition ou de son habitat, le ministre est tenu de recommander que soit pris le décret de protection d’urgence prévu au paragraphe 80(2), je ne puis souscrire à cet argument. À mon avis, les termes clairs de cette disposition ne sauraient étayer cette interprétation.

[46]      Les termes clefs de cette disposition sont « estime que l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement » (non souligné dans l’original). L’espèce en question est l’« espèce sauvage inscrite » à laquelle fait référence le paragraphe 80(1). Il n’est pas question de troupeaux ou d’autres populations locales d’une espèce ou d’une sous-espèce au paragraphe 80(2). Si l’on poussait plus loin la logique de l’argument des demandeurs, le ministre serait tenu de recommander la prise du décret d’urgence prévu au paragraphe 80(2) même dans le cas où un petit troupeau, groupe ou population locale d’une espèce ou d’une sous-espèce serait exposé à une menace pour ce qui est de sa capacité à être autosuffisant dans un petit secteur d’une province particulière. Une simple lecture des termes du paragraphe 80(2) cités ci-dessus ne justifie pas une telle interprétation. En effet, celle-ci serait également incompatible avec la décision du législateur d’accorder une certaine latitude dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire subjectif du ministre, comme l’indique l’emploi des mots « s’il estime que ».

[47]      Bref, le ministre n’est pas tenu de recommander la prise du décret d’urgence prévu au paragraphe 80(2) dans les circonstances ci‑dessus décrites, sauf s’il estime que l’espèce inscrite en question (dans ce cas-ci, le caribou des bois, population boréale) est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement.

[48]      Les demandeurs soutiennent également que, compte tenu des faits qu’il semble avoir acceptés, le ministre ne pouvait pas raisonnablement conclure qu’[traduction] « il n’existe pas de menaces imminentes pour la survie ou le rétablissement national du caribou boréal au Canada ». Ces faits sont ainsi exposés dans la décision :

i.   En 2002, le COSEPAC a estimé que la population du caribou boréal au Canada était menacée parce que les populations avaient diminué dans la plus grande partie de son aire de répartition, que l’aire de répartition du caribou boréal s’était contractée et que cette espèce était menacée par une perte d’habitat et une augmentation de la prédation.

ii.   À l’issue d’un examen scientifique effectué en 2008, Environnement Canada concluait que 30 des 57 populations locales au Canada n’étaient pas, à l’heure actuelle, autosuffisantes.

iii.   Les 13 populations locales de caribous des bois, population boréale, se trouvant en Alberta risquent fortement de disparaître du pays, et la population actuelle et les conditions de l’habitat des sept troupeaux ne permettent pas à ces derniers d’atteindre l’autosuffisance.

iv.   La disparition du pays des troupeaux de l’Alberta ou même simplement des sept troupeaux ne serait pas compatible avec les programmes adoptés par l’Alberta. Or, le rétablissement de plusieurs de ces populations de caribous sera extrêmement difficile, étant donné la situation et la tendance actuelles.

v.    Le sous-comité scientifique de l’Endangered Species Conservation Committee de l’Alberta recommandait, en 2010, que l’inscription du caribou des bois dans cette province passe d’espèce menacée à espèce en danger.

vi.   Les cartes de la répartition actuelle du caribou boréal montrent que la disparition de cette espèce touche surtout le Nord-Est de l’Alberta et le Nord-Est de la Saskatchewan.

vii. Si les sept troupeaux disparaissaient du pays (c.-à-d., disparaissaient de l’Alberta), l’écart existant actuellement dans la répartition nationale du caribou boréal s’élargirait. Des conséquences négatives pourraient s’ensuivre en raison de la perturbation des processus génétiques et démographiques, ce qui menacerait davantage le rétablissement du caribou boréal au Canada. Cela pourrait également entraîner une autre contraction de l’aire de répartition du caribou au Canada. Si tous les troupeaux albertains disparaissaient, il deviendrait plus difficile de rétablir cette espèce. Étant donné qu’il existe une certaine migration entre les populations locales, le cas des troupeaux albertains a des répercussions qui dépassent les frontières de cette province. Plus précisément, la capacité de la Saskatchewan, des Territoires du Nord-Ouest et de la Colombie‑Britannique de récupérer leur partie des populations qu’ils partagent avec l’Alberta serait freinée par l’approche adoptée en matière de rétablissement des troupeaux en Alberta.

[49]      J’admets que les raisons pour lesquelles, compte tenu des faits qui précèdent, le ministre a pu raisonnablement conclure qu’il n’y avait pas de menaces imminentes pour le rétablissement national du caribou boréal ne sont pas à première vue évidentes.

[50]      Néanmoins, comme la décision du ministre ne contient pas d’explications satisfaisantes des motifs sur lesquels repose sa conclusion, je ne suis pas disposé à admettre avec les demandeurs que le ministre ne pouvait raisonnablement tirer cette conclusion.

[51]      À mon avis, il me semble préférable d’annuler la décision du ministre du fait qu’elle ne « cadr[e] [pas] bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59), étant donné que le ministre n’a pas expliqué, de façon appropriée, les motifs de sa décision. Cet aspect sera examiné ci-dessous dans la partie VI.C des présents motifs.

[52]      Les parties n’ayant formulé aucune autre observation sur le sens précis des mots « menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement », j’hésite à examiner davantage cet aspect, compte tenu, en particulier, de ma conclusion selon laquelle il y a lieu d’annuler la décision pour les raisons analysées ci-dessus et ci-dessous. J’estime qu’il serait préférable de reporter une telle analyse détaillée à plus tard, lorsque le sens de ces mots aura fait l’objet d’observations plus complètes. Ma conclusion sur ce point est renforcée par le fait que l’avocat des défendeurs n’a pas été en mesure d’expliquer à l’audience l’interprétation particulière du paragraphe 80(2) que le ministre a adoptée ou même qu’il pourrait avoir adoptée pour arriver à sa décision.

B. Y a-t-il lieu de rendre une ordonnance de mandamus obligeant le ministre à faire une recommandation en vertu du paragraphe 80(2)?

[53]      Les demandeurs soutiennent que la preuve scientifique dont fait état la décision du ministre était telle que le ministre ne pouvait que raisonnablement : i) conclure qu’il existait des menaces imminentes pour le rétablissement du caribou boréal; et ii) faire au gouverneur en conseil une recommandation, comme le prévoit le paragraphe 80(2). S’appuyant sur cet argument, les demandeurs affirment que la Cour devrait obliger le ministre à faire la recommandation prévue au paragraphe 80(2).

[54]      En l’espèce, les demandeurs admettent que le paragraphe 80(2) prévoit que le ministre doit prendre une décision qui est de nature discrétionnaire. C’est ce qui ressort clairement des mots « s’il estime que » (non souligné dans l’original). Par conséquent, il y a lieu d’appliquer le principe bien établi selon lequel le mandamus ne peut être accordé pour obliger un décideur à exercer son pouvoir discrétionnaire d’une façon particulière (Callaghan c. Canada (Directeur général des élections), 2011 CAF 74, [2011] 1 R.C.F. 80, au paragraphe 126; St-Brieux (Ville) c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CF 427, au paragraphe 57).

[55]      Tentant de contourner ce principe, les demandeurs affirment qu’ils [traduction] « ne cherchent pas à obliger le ministre à avoir une certaine opinion ». En fait, [traduction] « ils souhaitent l’obliger à recommander la prise d’un décret d’urgence compte tenu des admissions qu’il a faites au sujet de la situation des [sept] troupeaux et des menaces qu’elle représentait pour la survie ou le rétablissement du caribou boréal ». Ils invoquent à cet égard l’arrêt Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2011 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772, aux paragraphes 41 et 43. Or, cette affaire est différente de l’espèce parce que la seule raison donnée par le British Columbia College of Teachers (BCCT) pour refuser l’accréditation de l’appelante était l’adoption par cette dernière de pratiques discriminatoires, aspect que le BCCT n’avait pas le pouvoir d’examiner.

[56]      À mon avis, les faits « admis » par le ministre, qui sont résumés au paragraphe 48 ci-dessus, de même que les autres éléments de preuve contenus dans le dossier certifié, ne sont pas tels que la seule conclusion raisonnable que pouvait tirer le ministre était qu’il existait des menaces imminentes pour le rétablissement du caribou boréal.

[57]      Comme nous l’avons vu aux paragraphes 48 à 51 des présents motifs, j’admets qu’il n’est pas à première vue facile de comprendre comment le ministre a pu raisonnablement conclure que [traduction] « les populations locales de l’Est pourraient permettre de réaliser l’objectif national de rétablissement de l’espèce ». Cela vient du fait, comme nous le verrons dans la section qui suit, que la décision du ministre n’explique pas les motifs sur lesquels reposait cette conclusion. Dans les circonstances, et compte tenu des autres erreurs commises par le ministre, il convient d’annuler la décision du ministre et de la renvoyer au ministre pour qu’il examine le dossier à nouveau conformément aux présents motifs.

C. Le ministre a-t-il commis une erreur en ne recommandant pas, ou en refusant de recommander, la prise d’un décret d’urgence en vertu du paragraphe 80(2), du fait qu’il n’a pas tenu compte de facteurs pertinents?

[58]      À titre de mesure subsidiaire à une ordonnance de mandamus, les demandeurs sollicitent un jugement déclarant qu’en refusant de faire la recommandation prévue au paragraphe 80(2), le ministre a commis une erreur de droit ou a agi de façon déraisonnable ou les deux, en ne tenant pas compte de divers facteurs pertinents, notamment :

i. des droits issus de traités des premières nations demanderesses et l’honneur de la Couronne;

ii. du manquement par le ministre à son obligation impérative d’élaborer un programme de rétablissement du caribou boréal et de le mettre dans le registre public dans le délai imposé par le paragraphe 42(2) de la LEP;

iii. des objectifs de la LEP;

iv. des objectifs du programme de rétablissement du caribou boréal énoncés dans le projet de politiques;

v. des meilleures données scientifiques accessibles.

[59]      Compte tenu des conclusions que j’ai tirées dans la partie VI.A ci-dessus au sujet de la position du ministre concernant les droits conférés par traités aux premières nations demanderesses et l’honneur de la Couronne, il n’est pas nécessaire que je revienne sur ces questions.

[60]      Quant aux autres facteurs qui, selon les demandeurs, n’auraient pas été pris en compte par le ministre, je suis convaincu qu’à l’exception des objectifs de la LEP, ils ont en réalité tous été considérés par le ministre.

[61]      S’agissant du retard à élaborer un programme de rétablissement, cet aspect a été abordé au début de la décision et de nouveau lorsque le ministre aborde la question de l’opportunité de recommander le décret prévu à l’article 80 selon qu’il existe ou non des menaces imminentes pour le rétablissement du caribou boréal. Sur ce point, il a été expressément admis qu’[traduction] « étant donné que le projet de programme de rétablissement ne sera publié qu’au cours de l’été 2011, il est moins simple de se pencher sur l’opportunité de prendre un décret en vertu de l’article 80 du fait que cette espèce est exposée à des menaces imminentes pour son rétablissement plutôt que pour sa survie ». Le ministre ajoute que : [traduction] « Le ministère a reconnu publiquement que le programme de rétablissement du caribou boréal devait être présenté en 2007 ». Ensuite, dans l’avant-dernier paragraphe de la décision, on peut lire ce qui suit : [traduction] « Le projet de programme national de rétablissement qui doit être publié au cours de l’été 2011 fixera les objectifs relatifs à la population et à la répartition du caribou boréal. Lorsque ces objectifs de rétablissement auront été formulés, il sera peut-être nécessaire de réexaminer la question de savoir si le décret prévu à l’article 80 est justifié à l’égard de l’espèce ou d’une population de celle-ci ». L’annexe de la décision intitulée « Contexte » contient une autre analyse de l’état du programme de rétablissement. À la lumière de tout ce qui précède, j’estime que le ministre n’a pas commis d’erreur en ne tenant pas compte du manquement continu à son obligation d’élaborer un programme de rétablissement du caribou boréal et de le mettre dans le registre public dans le délai imposé par le paragraphe 42(2) de la LEP.

[62]      Pour ce qui est des objectifs de rétablissement du caribou boréal exposés dans le projet de politiques, je dirais encore une fois que ces aspects ont été examinés de façon appropriée dans la décision. Plus précisément, à la page 3, la décision reprend les trois facteurs qui, selon le projet de politiques, seront pris en compte par le ministre pour déterminer s’il existe une menace imminente pour la survie ou le rétablissement de l’espèce au sens de l’article 80. L’analyse de cette question dont fait état ensuite la décision porte sur des renseignements qui étaient de doute évidence pertinents pour l’examen de ces trois facteurs. Dans la section précédente de la décision, sous l’intitulé « Situation du caribou », ainsi que dans l’annexe à la décision intitulée « Contexte », le ministre analyse d’autres renseignements pertinents pour l’examen de ces trois facteurs. À mon avis, ce qui manquait dans la décision, c’était non pas une analyse des objectifs de rétablissement exposés dans le projet de politiques, mais plutôt une explication convaincante de la façon dont le ministre a tiré sa conclusion générale, alors que la décision faisait mention d’éléments de preuve contraires en ce qui concerne les menaces auxquelles était exposé le caribou boréal en Alberta. J’aborderai cette question plus loin.

[63]      Pour ce qui est des meilleures données scientifiques accessibles, je suis convaincu que le ministre a raisonnablement tenu compte des données scientifiques versées au dossier certifié lorsqu’il a rendu sa décision. Ce dossier certifié contenait des renseignements détaillés qui ont été analysés de façon raisonnable dans la décision (y compris dans l’annexe intitulée « Contexte » qui y était jointe), notamment ce qui suit :

•    l’évaluation de 2002 effectuée par le COSEPAC selon laquelle le caribou boréal du Canada est menacé parce que les populations ont diminué dans la plus grande partie de son aire de répartition, que son aire de répartition s’est contractée et que cette espèce est menacée par une perte d’habitat et une augmentation de la prédation;

•    les données sur lesquelles repose cette conclusion, qui se trouvent dans l’Examen scientifique de 2008 effectué par Environnement Canada, à savoir que 30 des 57 populations locales de caribou boréal dans l’ensemble du Canada ne sont pas à l’heure actuelle autosuffisantes;

•    les cartes de la répartition actuelle du caribou boréal en Alberta, qui montrent (i) la raréfaction progressive de cette espèce dans le Nord-Est de l’Alberta et le Nord-Ouest de la Saskatchewan, et (ii) la probabilité que les populations locales soient autosuffisantes, compte tenu de leur aire de répartition et des conditions actuelles;

•    une mise à jour du rapport sur la situation du caribou des bois pour l’Alberta, publiée en octobre 2010 par le gouvernement albertain, qui décrit le déclin constant du caribou des bois dans la province;

•    le programme de recouvrement du caribou des bois adopté en 2005 par l’Alberta et ses répercussions sur l’écart actuel dans la répartition nationale du caribou boréal dans le cas où les sept troupeaux disparaissaient du pays.

[64]      Bien que le ministre n’ait pas expressément traité de certaines autres données scientifiques qui ont été communiquées à Environnement Canada par les demandeurs avant qu’il ne rende sa décision, je suis convaincu que ces données étaient compatibles avec celles qu’il a abordées dans sa décision, et que, par conséquent, le ministre n’a pas commis d’erreur en ne traitant pas expressément de ces données, notamment des rapports préparés par M. Stan Boutin et par l’Athabasca Landscape Team, respectivement.

[65]      Compte tenu de l’ensemble des renseignements dont la décision fait expressément mention, le fait que le ministre n’ait pas traité expressément des objectifs de la LEP dans sa décision ne constitue pas une erreur susceptible de révision. À mon avis, la manière dont le ministre a traité des données et des autres renseignements pertinents contenus dans le dossier certifié n’était pas incompatible avec les objectifs de la LEP, qui consistent à « prévenir la disparition — de la planète ou du Canada seulement — des espèces sauvages, à permettre le rétablissement de celles qui, par suite de l’activité humaine, sont devenues des espèces disparues du pays, en voie de disparition ou menacées et à favoriser la gestion des espèces préoccupantes pour éviter qu’elles ne deviennent des espèces en voie de disparition ou menacées » (article 6).

[66]      Le ministre a par contre commis une erreur en omettant de fournir une explication convaincante de la façon dont il a conclu qu’il n’y avait pas lieu de recommander un décret d’urgence compte tenu de ce qui suit : i) des données scientifiques et autres renseignements qui sont examinés dans plusieurs pages de la décision, ii) des objectifs de rétablissement du caribou boréal exposés dans le projet de politiques, et iii) du libellé du paragraphe 80(2), de l’objet de la LEP, énoncé à l’article 6, ainsi que de l’économie générale de cette loi.

[67]      Malgré la quantité importante de données scientifiques et d’autres élément de preuve qui a été analysée et qui contredit la conclusion générale tirée par le ministre dans la décision, celui-ci a conclu qu’il n’existait pas de menaces imminentes pour le rétablissement national du caribou au Canada. La seule explication offerte par le ministre dans sa décision pour étayer cette conclusion est la suivante :

[traduction] La disparition du pays des [sept troupeaux] entraînerait une autre contraction touchant le centre de l’aire de répartition du caribou boréal, mais il est possible de maintenir une population autosuffisante de caribous des bois, population boréale, dans l’Est du Canada. Dans ce contexte, même si les objectifs et les méthodes de rétablissement national étaient limités par la disparition du pays ne serait-ce que des sept troupeaux albertains en question, les populations locales de l’Est du Canada permettraient de réaliser l’objectif de rétablissement national.

[68]      À mon avis, ces très brefs motifs sur lesquels s’appuie la conclusion du ministre ne me permettent pas de procéder à un examen valable de la décision (Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, [2007] 1 R.C.F. 490, au paragraphe 14). Il en est ainsi parce que le fondement de la conclusion générale tirée par le ministre, en particulier le fondement probatoire, n’a pas fait l’objet d’une véritable analyse (Law Society of Upper Canada v. Neinstein, 2010 ONCA 193, 99 O.R. (3d) 1, au paragraphe 61; Clifford v. Ontario (Attorney General), 2009 ONCA 670, 98 O.R. (3d) 210, au paragraphe 40; Khosa, précité), et que le dossier n’explique pas par ailleurs de façon satisfaisante la décision du ministre (R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, aux paragraphes 15, 24 et 28; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 37). Compte tenu de l’ensemble de la décision, cette conclusion vient en fin de compte « de nulle part ». Les demandeurs, le public et la Cour ne peuvent que formuler des hypothèses sur les points suivants :

i. la base scientifique sur laquelle repose la conclusion qu’il est possible de maintenir une population autosuffisante de caribous des bois, population boréale, dans l’Est du Canada;

ii. le contenu des [traduction] « objectifs et méthodes de rétablissement national qui seraient limités par la disparition du pays » des sept troupeaux;

iii. la raison pour laquelle il a été conclu que les populations locales de l’Est du Canada permettraient d’atteindre l’objectif de rétablissement national;

iv. la probabilité d’atteindre cet objectif national de rétablissement dans le cas où les sept troupeaux disparaîtraient du pays;

v. la raison pour laquelle on a estimé que cette conclusion était compatible avec le libellé du paragraphe 80(2), l’objet de la LEP, énoncé à l’article 6, et la LEP dans son ensemble (Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2éd. Toronto : Butterworths, 1983, à la page 87; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21).

[69]      La décision ne peut donc être confirmée et doit être annulée.

D. La Cour devrait-elle déclarer que le ministre a contrevenu au paragraphe 42(2) en ne mettant pas dans le registre public un projet de programme de rétablissement du caribou des bois?

[70]      Les défendeurs ont admis que le ministre avait omis d’élaborer un programme de rétablissement dans le délai de trois ans prévu au paragraphe 42(2), à savoir avant le 5 juin 2007. Les défendeurs ont expliqué que l’inscription d’un programme de rétablissement dans le registre [traduction] « a été retardée afin que l’on puisse procéder à d’autres études scientifiques et travailler avec les organisations autochtones et les intéressés touchés par le programme de rétablissement, étant donné que les renseignements dont on disposait ne permettaient pas de définir l’habitat essentiel du caribou boréal », vraisemblablement dans l’ébauche du programme de rétablissement. Les demandeurs n’ont pas allégué que le ministre était de mauvaise foi lorsqu’il a déclaré vouloir consulter davantage les organismes autochtones et les intéressés.

[71]      Cela dit, les demandeurs mentionnent qu’ils ont clairement indiqué, dans leur demande initiale visant à obtenir le décret d’urgence prévu au paragraphe 80(2), qu’il n’était pas nécessaire de procéder à d’autres consultations. Ils ont également fait remarquer à juste titre que : i) l’article 38 de la LEP codifie le principe de précaution voulant que « le manque de certitude scientifique ne doit pas être prétexte à retarder la prise de mesures efficientes pour prévenir sa disparition ou sa croissance [d’une espèce] » (Alberta Wilderness Association c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2009 CF 710, au paragraphe 25; Environmental Defence Canada, précité, aux paragraphes 34 à 39); ii) l’article 38 a été adopté en partie pour respecter les obligations qu’impose au Canada la Convention sur la diversité biologique de 1992 des Nations Unies; et iii) le principe de précaution ressort également du préambule de la LEP, qui énonce, entre autres :

que le gouvernement du Canada s’est engagé à conserver la diversité biologique et à respecter le principe voulant que, s’il existe une menace d’atteinte grave ou irréversible à une espèce sauvage, le manque de certitude scientifique ne soit pas prétexte à retarder la prise de mesures efficientes pour prévenir sa disparition ou sa décroissance;

[72]      Compte tenu de ce qui précède et considérant que le ministre était tenu de mettre le programme de rétablissement dans le registre il y a environ quatre ans, les demandeurs demandent à la Cour de déclarer que le ministre a contrevenu à l’obligation que lui impose le paragraphe 42(2) de la LEP, de façon à [traduction] « indiquer clairement au gouvernement fédéral et au public canadien qu’il est inacceptable que des ministres responsables continuent à ne pas respecter les délais de rigueur fixés par le législateur ».

[73]      Comme personne n’a prétendu, et moins encore démontré, que le ministre avait fait preuve de mauvaise foi en tardant à inscrire le programme de rétablissement, et en particulier, compte tenu du fait que le ministre s’est publiquement engagé à publier un programme de rétablissement [traduction] « au cours de l’été 2011 », c.-à-d. au cours des cinq prochaines semaines, j’ai décidé de reporter au 1er septembre 2011 ma décision sur le jugement déclaratoire demandé. Le ministre aura ainsi la possibilité de respecter l’engagement annoncé antérieurement.

VII.      Conclusion

[74]      Il est fait droit en partie à la demande. La décision du ministre est annulée. L’affaire est renvoyée au ministre pour qu’il l’examine à nouveau conformément aux présents motifs.

[75]      La demande des demandeurs en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus est rejetée.

[76]      La demande des demandeurs en vue d’obtenir une ordonnance déclarant que le ministre a omis d’élaborer un programme de rétablissement pour l’espèce inscrite du caribou des bois (population boréale) dans le délai établi par la LEP est reportée au 1er septembre 2011.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1. La présente demande est accueillie en partie.

2. La décision du ministre est annulée. L’affaire est renvoyée au ministre pour qu’il l’examine à nouveau conformément aux présents motifs.

3. La demande des demandeurs en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus est rejetée.

4. La demande des demandeurs en vue d’obtenir une ordonnance déclarant que le ministre a omis d’élaborer un programme de rétablissement pour l’espèce inscrite du caribou des bois (population boréale) dans le délai établi par la LEP, est reportée au 1er septembre 2011.

5. Les demandeurs ont droit à 75 p. 100 de leurs dépens dans la présente demande, calculés conformément à la colonne III du tarif B [des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], ainsi que leurs débours et la TVH, le cas échéant.

ANNEXE A

Dispositions pertinentes de la Loi sur les espèces en péril

Attendu :

[…]

que les espèces sauvages, sous toutes leurs formes, ont leur valeur intrinsèque et sont appréciées des Canadiens pour des raisons esthétiques, culturelles, spirituelles, récréatives, éducatives, historiques, économiques, médicales, écologiques et scientifiques;

[…]

que le gouvernement du Canada s’est engagé à conserver la diversité biologique et à respecter le principe voulant que, s’il existe une menace d’atteinte grave ou irréversible à une espèce sauvage, le manque de certitude scientifique ne soit pas prétexte à retarder la prise de mesures efficientes pour prévenir sa disparition ou sa décroissance;

[…]

que la connaissance des espèces sauvages et des écosystèmes est essentielle à leur conservation;

[…]

Préambule

6. La présente loi vise à prévenir la disparition — de la planète ou du Canada seulement — des espèces sauvages, à permettre le rétablissement de celles qui, par suite de l’activité humaine, sont devenues des espèces disparues du pays, en voie de disparition ou menacées et à favoriser la gestion des espèces préoccupantes pour éviter qu’elles ne deviennent des espèces en voie de disparition ou menacées.

[…]

Objet

15. (1) Le COSEPAC a pour mission :

a) d’évaluer la situation de toute espèce sauvage qu’il estime en péril ainsi que, dans le cadre de l’évaluation, de signaler les menaces réelles ou potentielles à son égard et d’établir, selon le cas :

(i) que l’espèce est disparue, disparue du pays, en voie de disparition, menacée ou préoccupante,

(ii) qu’il ne dispose pas de l’information voulue pour la classifier,

(iii) que l’espèce n’est pas actuellement en péril;

b) de déterminer le moment auquel doit être effectuée l’évaluation des espèces sauvages, la priorité étant donnée à celles dont la probabilité d’extinction est la plus grande;

c) d’évaluer de nouveau la situation des espèces en péril et, au besoin, de les reclassifier ou de les déclassifier;

c.1) de mentionner dans l’évaluation le fait que l’espèce sauvage traverse la frontière du Canada au moment de sa migration ou que son aire de répartition chevauche cette frontière, le cas échéant;

d) d’établir des critères, qu’il révise périodiquement, en vue d’évaluer la situation des espèces sauvages et d’effectuer leur classification, ainsi que de recommander ces critères au ministre et au Conseil canadien pour la conservation des espèces en péril;

e) de fournir des conseils au ministre et au Conseil canadien pour la conservation des espèces en péril et d’exercer les autres fonctions que le ministre, après consultation du conseil, peut lui confier.

Mission

(2) Il exécute sa mission en se fondant sur la meilleure information accessible sur la situation biologique de l’espèce en question notamment les données scientifiques ainsi que les connaissances des collectivités et les connaissances traditionnelles des peuples autochtones.

Critères

(3) Pour l’exécution de sa mission, il prend en compte les dispositions applicables des traités et des accords sur des revendications territoriales.

[…]

Liste des espèces en péril

27. […]

Traités et accords sur des revendications territoriales

(1.1) Sous réserve du paragraphe (3), dans les neuf mois suivant la réception de l’évaluation de la situation d’une espèce faite par le COSEPAC, le gouverneur en conseil peut examiner l’évaluation et, sur recommandation du ministre :

a) confirmer l’évaluation et inscrire l’espèce sur la liste;

b) décider de ne pas inscrire l’espèce sur la liste;

c) renvoyer la question au COSEPAC pour renseignements supplémentaires ou pour réexamen.

[…]

Gouverneur en conseil

37. (1) Si une espèce sauvage est inscrite comme espèce disparue du pays, en voie de disparition ou menacée, le ministre compétent est tenu d’élaborer un programme de rétablissement à son égard.

Élaboration

(2) Si plusieurs ministres compétents sont responsables de l’espèce sauvage, le programme de rétablissement est élaboré conjointement par eux. Le cas échéant, la mention du ministre compétent aux articles 38 à 46 vaut mention des ministres compétents.

Élaboration conjointe

38. Pour l’élaboration d’un programme de rétablissement, d’un plan d’action ou d’un plan de gestion, le ministre compétent tient compte de l’engagement qu’a pris le gouvernement du Canada de conserver la diversité biologique et de respecter le principe selon lequel, s’il existe une menace d’atteinte grave ou irréversible à l’espèce sauvage inscrite, le manque de certitude scientifique ne doit pas être prétexte à retarder la prise de mesures efficientes pour prévenir sa disparition ou sa décroissance.

[…]

Engagements applicables

80. (1) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut prendre un décret d’urgence visant la protection d’une espèce sauvage inscrite.

Décrets d’urgence

(2) Le ministre compétent est tenu de faire la recommandation s’il estime que l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement.

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