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gestion complexe cousineau c. canada

A-45-95

Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc. (appelante) (requérante)

c.

Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada et Procureur général du Canada pour Sa Majesté la Reine, chef du Canada (intimés) (intimés)

et

Complexe Métro Longueuil Ltée et Ministre du Revenu du Canada (mis en cause) (mis en cause)

Répertorié: Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux) (C.A.)

Cour d'appel, juges Hugessen, Desjardins et Décary, J.C.A."Ottawa, 4, 5 et 12 mai 1995.

Compétence de la Cour fédérale " Section d'appel " Appel formé contre le rejet d'une demande de contrôle judiciaire d'un appel d'offres et de l'adjudication d'un contrat pour la location de locaux " Le Règlement concernant les immeubles fédéraux, pris en vertu de la Loi sur les immeubles fédéraux, permet au ministre de procéder à la location d'un immeuble " L'art. 18(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale permet le contrôle de l'exercice d'un pouvoir prévu par une loi fédérale " Objet de l'art. 18(1)a) " Il n'exige pas que la loi soit la source même du pouvoir exercé " Une fois codifié en termes de pouvoir conféré par la loi, le pouvoir du ministre de procéder à la location d'un immeuble est un "pouvoir prévu par une loi fédérale".

Interprétation des lois " L'art. 18(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale permet le contrôle judiciaire de l'exercice d'un "pouvoir prévu par une loi fédérale" " Objet de l'art. 18(1)a) " Interprétation libérale à la lumière de la tendance, affichée par le Parlement lui-même, à rendre l'Administration de plus en plus comptable de ses actes " Le ministre qui est expressément habilité par un règlement pris en vertu d'une loi fédérale à procéder à la location d'un immeuble exerce un pouvoir "prévu par une loi fédérale" lorsqu'il procède à un appel d'offres.

Droit administratif " Contrôle judiciaire " Appel formé contre le rejet d'une demande de contrôle judiciaire d'un appel d'offres et de l'adjudication d'un contrat pour la location de locaux " Le ministre est autorisé par un règlement, pris en vertu d'une loi fédérale, à procéder à la location d'un immeuble " L'art. 18(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale permet le contrôle judiciaire de l'exercice d'un pouvoir prévu par une loi fédérale " Il n'exige pas que la loi soit la source même du pouvoir " Une fois codifié en termes de pouvoir conféré par la loi, le pouvoir du ministre de procéder à la location d'un immeuble est un pouvoir prévu par une loi fédérale.

Couronne " Contrats " Appel formé contre le rejet d'une demande de contrôle judiciaire d'un appel d'offres et de l'adjudication d'un contrat pour la location de locaux " Les documents de soumission confèrent au ministre une marge considérable d'appréciation qui lui permettait de se satisfaire de ce qui constituait des variantes acceptables " Le processus d'appel d'offres vise à protéger les contribuables en permettant au ministre de choisir, parmi les soumissions qui rencontrent substantiellement les exigences, celle qui est la plus avantageuse pour l'État " Le ministre est habilité à poursuivre le dialogue avec les soumissionnaires de manière à écarter une ambiguïté ou obtenir une clarification et à former en conséquence un consentement éclairé " Intervention non justifiée étant donné la nature des documents de soumission; aucune exigence de nature législative ou réglementaire; nature des objections.

Il s'agissait d'un appel formé contre le rejet d'une demande de contrôle judiciaire du processus par lequel le ministre des Travaux publics a lancé un appel d'offres et accordé un contrat pour la location de locaux. Les intimés ont soutenu que la Cour n'avait pas compétence pour entendre la demande parce que le processus d'appel d'offres comportait l'exercice par le ministre de son pouvoir inhérent de conclure des contrats et non pas un "pouvoir prévu par une loi fédérale". L'alinéa 18(1)a ) de la Loi sur la Cour fédérale confère à la Cour le pouvoir de contrôler les décisions de "tout office fédéral", que le paragraphe 2(1) définit comme toute "personne . . . exerçant . . . des pouvoirs prévus par une loi fédérale". Les intimés ont allégué que la "loi fédérale" doit être la source même du pouvoir exercé par le ministre. Le paragraphe 4(1) du Règlement concernant les immeubles fédéraux permet au ministre de procéder à l'acquisition d'immeubles. Le Règlement a été pris en vertu de l'alinéa 16(2)b) de la Loi sur les immeubles fédéraux, qui prévoit que le gouverneur en conseil peut prendre des règlements pour régir l'achat, la location ou autre forme d'acquisition d'immeubles. Les intimés ont fait valoir que l'alinéa 16(1)b) est tout au plus une disposition d'autorisation qui codifie sans le restreindre le pouvoir inhérent de la Couronne et que les décisions prises dans l'exercice d'un pouvoir général de gestion ne sont pas soumises au contrôle judiciaire.

L'appelante reprochait au ministre d'avoir accepté une soumission qui ne répondait pas aux exigences essentielles que contenaient les documents et aussi d'avoir permis à la mise en cause de bonifier son offre une fois expirée la date d'ouverture des soumissions.

Arrêt: l'appel doit être rejeté.

L'expression "pouvoirs prévus par une loi fédérale" ("

conferred by or under an Act of Parliament") est particulièrement englobante et ne permet pas la restriction qu'y suggère le ministre. Une fois que le pouvoir du ministre de louer des immeubles a été codifiée en termes de pouvoir conféré par la loi, ce n'était plus un pouvoir inhérent, mais un "pouvoir prévu par une loi fédérale".

En modifiant en 1990 l'alinéa 18(1)a) de manière à permettre le contrôle judiciaire des décisions prises dans le cadre de l'exercice d'une prérogative royale, le Parlement a voulu que bien peu de chose ne soit à l'abri du contrôle judiciaire. La "légalité" des actes posés par l'administration ne se détermine pas en fonction seulement de la conformité avec les exigences législatives et réglementaires expresses. Lorsque le ministre procède à un appel d'offres, il se trouve à établir un cadre procédural qui rend applicable le principe de l'espérance raisonnable ou de l'attente légitime que le ministre respectera les engagements qu'il a pris quant à la procédure qu'il entendait suivre, et ce, peu importe que le ministre ait agi de sa propre initiative ou sous la dictée d'un règlement. Cette approche libérale des termes de l'alinéa 18(1)a ) est en accord avec la tendance, affichée par le Parlement lui-même, à rendre l'Administration de plus en plus comptable de ses actes. En l'absence de disposition expresse, le droit d'un soumissionnaire de s'adresser à cette Cour ne varie pas selon que l'appel d'offres soit prescrit par règlement ou qu'il soit laissé à l'initiative du ministre. Ce serait aller à l'encontre de la lettre et de l'esprit de l'alinéa 18(1)a) que de dire qu'un ministre expressément habilité par un règlement pris en vertu de l'alinéa 16(2)b) de la Loi sur les immeubles fédéraux à procéder à la location d'un immeuble, n'exerce pas, lorsqu'il procède à un appel d'offres menant à la conclusion d'un bail, un pouvoir "prévu par une loi fédérale".

C'est à tort que l'appelante qualifie d'essentielles les exigences mentionnées dans les documents de soumission. Les termes de ces documents confèrent au ministre une marge considérable d'appréciation qui lui permettait de se satisfaire de ce qui constituait des variantes acceptables des exigences décrites dans les documents. Quant à la deuxième objection, la mise en cause a été simplement invitée à préciser la réponse qu'elle avait donnée dans sa soumission à une question posée par le ministre et à laquelle elle avait répondu. Le processus d'appel d'offres vise à protéger les contribuables en permettant au ministre de choisir, parmi les soumissions qui rencontrent substantiellement les exigences, celle qui, tout considéré, est la plus avantageuse pour l'État. Le ministre est habilité, une fois les soumissions ouvertes, à poursuivre le dialogue avec les soumissionnaires de manière à écarter une ambiguïté ou obtenir une clarification et à former en conséquence un consentement éclairé.

lois et règlements

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5].

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2(1) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1), (2) (mod., idem), 18(1)a) (mod., idem, art. 4), 18.1(4)e) (édicté, idem, art. 5).

Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1.

Loi sur les immeubles fédéraux, L.C. 1991, ch. 50, art. 16(2)b).

Règlement concernant les immeubles fédéraux, DORS/92-502, art. 2, 4(1).

jurisprudence

décision appliquée:

Bendahmane c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 3 C.F. 16; (1989), 61 D.L.R. (4th) 313; 8 Imm. L.R. (2d) 20; 95 N.R. 385 (C.A.).

distinction faite avec:

Southam Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465; (1990), 73 D.L.R. (4th) 289; 1 C.R.R. (2d) 193; 114 N.R. 255 (C.A.); inf. [1989] 3 C.F. 147; (1989), 43 C.R.R. 87; 27 F.T.R. 189 (1re inst.).

décision examinée:

R. du chef de l'Ontario et autre c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111; (1981), 119 D.L.R. (3d) 267; 13 B.L.R. 72; 35 N.R. 40.

décisions citées:

Grand Council of the Crees (of Quebec) c. R., [1982] 1 C.F. 599; (1981), 124 D.L.R. (3d) 574; 41 N.R. 257 (C.A.); autorisation d'interjeter appel à la C.S.C. refusée [1982) 1 R.C.S. VIII; (1982), 41 N.R. 354; Northeast Marine Services Ltd. c. Administration de Pilotage de l'Atlantique, [1995] F.C.J. No. 99 (C.A.) (QL); Travailleurs des pâtes, des papiers et du bois du Canada, section locale 8 c. Canada (Ministre de l'Agriculture) (1994), 174 N.R. 37 (C.A.F.); Haig c. Canada, [1992] 3 C.F. 611 (C.A.); conf. par Haig c. Canada (Directeur général des élections), [1993] 2 R.C.S. 995; (1993), 156 N.R. 81; Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1992] 3 C.F. 192; (1992), 95 D.L.R. (4th) 106; [1992] 4 C.N.L.R. 71; 10 C.R.R. (2d) 268; 146 N.R. 40 (C.A.); inf. par Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627; Administration régionale Crie c. Canada (Administrateur fédéral), [1991] 3 C.F. 533; (1991), 81 D.L.R. (4th) 659; 1 Admin L.R. (2d) 173 (C.A.); Thomas C. Assaly Corp. c. R. (1990), 44 Admin. L.R. 89; 34 F.T.R. 156 (C.F. 1re inst.); Friends of the Island Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1993] 2 C.F. 229; (1993), 102 D.L.R. (4th) 696; 10 C.E.L.R. (N.S.) 204; 61 F.T.R. 4 (1re inst.); Beauchamp c. Hockin (1989), 30 F.T.R. 318 (C.F. 1re inst.); Peet c. Canada (Procureur général), [1994] 3 C.F. 128; (1994), 78 F.T.R. 44 (1re inst.).

doctrine

Canada. Débats de la Chambre des communes, 2e sess., 34e lég., 38 Eliz. II, Vol. IV, 1er novembre 1989.

Desjardins, Alice. "Review of Administrative Action in the Federal Court of Canada: The New Style in a Pluralist Setting", in Special Lectures of the Law Society of Upper Canada , Toronto: Carswell, 1992.

APPEL du rejet d'une demande de contrôle judiciaire (Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux), [1995] A.C.F. no 97 (1re inst.) (QL)). Appel rejeté.

avocats:

Sylvain Lussier et Line Lacasse pour l'appelante (requérante).

Jacques Ouellet, c.r. et André Brault pour les intimés (intimés).

procureurs:

Desjardins, Ducharme, Stein, Monast, Montréal, pour l'appelante (requérante).

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés (intimés).

Voici les motifs du jugement rendus en français par

Le juge Décary, J.C.A.: Le Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada (le ministre) étant à la recherche de locaux sur la Rive-Sud de Montréal pour y loger à bail à compter de juin 1995 des bureaux du ministère du Revenu, il lançait, en août 1994, un appel d'offres. Trois soumissionnaires se sont présentés, dont l'appelante et la mise en cause Complexe Métro Longueuil Ltée. Après analyse et évaluation des soumissions, le ministre a retenu celle de la mise en cause.

L'appelante s'est empressée de rechercher devant cette Cour, par demande de contrôle judiciaire, la révision du processus d'octroi du contrat à la mise en cause. Les conclusions recherchées étaient une déclaration de nullité de l'adjudication du contrat et l'annulation de la décision du ministre accueillant la soumission de la mise en cause.

Le juge des requêtes a rejeté la demande, pour le motif, essentiellement, que les documents de soumission accordaient au ministre une très grande discrétion et écartaient "le rigorisme absolu dans la considération des soumissions, lesquelles, à [son] point de vue, se [devaient] simplement de répondre de manière substantielle aux exigences . . . de l'appel d'offres"11 [1995] A.C.F. no 97 (1re inst.) (QL), aux p. 12 et 13. . Il ne jugeait pas opportun, en conséquence, de se prononcer sur l'argument du ministre à l'effet que la Cour fédérale n'avait pas compétence, selon les termes de l'alinéa 18(1)a) de sa loi habilitante [Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4)], pour entendre une demande de contrôle judiciaire visant l'exercice par le ministre de son pouvoir inhérent de gestion.

Je trancherai au départ la question de compétence.

Réduit à sa plus simple expression, l'argument des intimés va comme suit:

a) l'alinéa 18(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale (la Loi) confère à la Cour le pouvoir de contrôler judiciairement les décisions de "tout office fédéral";

b) le paragraphe 2(1) [mod., idem, art. 1] de la Loi définit ainsi le terme "office fédéral": "Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ("having, exercising or purporting to exercise jurisdiction or powers conferred by or under an Act of Parliament") ou par une ordonnance prise en vertu d'une prérogative royale" (mes soulignements);

c) lorsque le ministre lance un appel d'offres aux fins de choisir l'éventuel propriétaire de locaux qu'il veut louer, il agit en vertu du pouvoir inhérent de la Couronne de contracter et comme "fonctionnaire de la Couronne", plutôt que "comme un mandataire de la législature chargé d'exécuter une obligation spécifique que lui imposerait une loi au profit de quelque tiers désigné"2. 2 Les expressions utilisées par le procureur des intimés sont tirées des motifs de la décision de cette Cour dans le Grand Council of the Crees (of Quebec) c. R., [1982] 1 C.F. 599 (C.A.), à la p. 601.

d) ni l'alinéa 16(2)b) de la Loi sur les immeubles fédéraux3 3 L.C. 1991, ch. 50. , qui prévoit que le gouverneur en conseil peut prendre des règlements pour "régir l'achat, la location ou autre forme d'acquisition d'immeubles au nom de Sa Majesté", ni le paragraphe 4(1) du Règlement concernant les immeubles fédéraux4 4 DORS/92-502. (le Règlement), pris en vertu de cet alinéa 16(2)b), qui prévoit qu'"[u]n ministre peut procéder à une acquisition ou à une aliénation ou prendre une option d'acquisition ou d'aliénation5 5 Selon l'art. 2 du Règlement, "acquisition" signifie l'"Acquisition d'un immeuble par Sa Majesté, notamment par voie de bail". " ne constituent une "loi fédérale" visée dans la définition d'"office fédéral", car la "loi fédérale" à laquelle renvoie cette définition doit être la source même du pouvoir exercé par le ministre6 6 Voir: Southam Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465 (C.A.), à la p. 479; inf. [1989] 3 C.F. 147 (1re inst.). et en l'espèce l'alinéa 16(2)b) est tout au plus une disposition d'autorisation qui codifie sans le restreindre le pouvoir inhérent de la Couronne;

e) les décisions prises dans l'exercice d'un pouvoir général de gestion ne sont pas soumises au contrôle judiciaire;

f) avec la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. du chef de l'Ontario et autre c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd.7 7 [1981] 1 R.C.S. 111. , les décisions de l'Administration en matière d'appel d'offres ont quitté le champ du droit administratif proprement dit pour rejoindre celui du droit des contrats et qui plus est, par un curieux retour des choses, les tribunaux ont depuis imposé à celui des contractants qui lançait les appels d'offres, donc à l'Administration, des obligations implicites d'équité qui s'apparenteraient, selon les intimés, à celles définies dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire8 8 Voir: Northeast Marine Services Ltd. c. Administration de Pilotage de l'Atlantique (25 janvier 1995), A-1520-92 (encore inédit), le juge Stone, aux p. 13 et 14 [[1995] F.C.J. No. 99 (QL)]. ;

g) bref, c'est un recours de nature contractuelle qui s'ouvre au soumissionnaire déçu, lequel ne pourrait pas attaquer en tant que telle la légalité de la décision prise par le ministre.

Pour séduisante qu'elle soit, cette proposition se heurte à des arguments de texte et de principe qui m'apparaissent insurmontables.

L'expression "pouvoirs prévus par une loi fédérale" ("powers conferred by or under an Act of Parliament") qu'on retrouve dans la définition d'"office fédéral" est particulièrement englobante et ne permet pas la restriction qu'y suggère le ministre. Je n'ai pas en l'espèce à me demander si le ministre est un fonctionnaire de Sa Majesté, ou si le geste qu'il a posé a lié Sa Majesté. Je n'ai pas non plus à me demander si le ministre fait partie de l'Administration fédérale selon l'entendement courant de cette expression, ni si le geste posé relève de la compétence du Parlement du Canada par opposition à celle des législatures provinciales. Ce sont là choses acquises. Je n'ai pas non plus à me lancer dans une exégèse constitutionnelle de la notion de "pouvoir inhérent de gestion de la Couronne", puisque le pouvoir du ministre de procéder à l'acquisition d'un immeuble par bail ne peut plus être qualifié de pouvoir inhérent à compter du moment où le gouverneur en conseil, autorisé par législation, a jugé opportun de le codifier en des termes qui ne portent pas à équivoque: "un ministre peut procéder à une acquisition". Il se peut, et c'est ce que soutiennent les intimés, que cette habilitation par voie combinée de loi et de règlement n'ait pas été nécessaire, mais j'en suis à me demander strictement s'il y a "pouvoir prévu par une loi fédérale" au sens de la définition d'"office fédéral" et je ne puis que constater que si.

Il s'agit en l'espèce, ne l'oublions pas, de déterminer le droit d'accès d'un justiciable au contrôle judiciaire de cette Cour dans le contexte d'une disposition législative"l'alinéa 18(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale"par laquelle le Parlement a voulu assujettir l'Administration fédérale au pouvoir de surveillance de cette Cour. Il n'est pas indiqué, me semble-t-il, de chercher à dénaturer le sens usuel des mots ou encore de s'employer à les vider de tout sens pratique en recourant à des nuances propres au langage constitutionnel qui produiraient des effets stérilisants contraires à l'intention du législateur.

En modifiant en 1990 l'alinéa 18(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale9 9 Loi modifiant la Loi sur la Cour fédérale, la Loi sur la responsabilité de l'État, la Loi sur la Cour suprême et d'autres lois en conséquence, L.C. 1990, ch. 8, sanctionnée le 29 mars 1990 et qui est entrée en vigueur le 1er février 1992. , de manière à désormais permettre le contrôle judiciaire des décisions prises dans le cadre de l'exercice d'une prérogative royale10 10 Le Parlement a pris soin de préciser, à l'art. 2(2) [mod., idem, art. 1] de la Loi sur la Cour fédérale, que le Sénat et la Chambre des communes ou tout comité ou membre de l'une ou l'autre chambre étaient exclus de la définition d'"office fédéral". Cette dernière modification visait vraisemblablement à faire échec à la décision rendue le 8 juin 1989 par le juge Strayer, alors juge de première instance, dans l'affaire Southam (supra, note 6), décision qui devait par la suite être infirmée en appel, le 23 août 1990 (supra note 6), à un moment où la modification en cause n'était pas encore en vigueur. Sur la portée de la modification apportée à la définition d'"office fédéral", voir les commentaires du juge Alice Desjardins, de cette Cour, dans "Review of Administrative Action in the Federal Court of Canada: The New Style in a Pluralist Setting", Special Lectures of the Law Society of Upper Canada, Toronto, Carswell, 1992, aux p. 405 à 437. , le Parlement, à n'en pas douter, faisait une concession considérable au pouvoir judiciaire et infligeait un recul extrême à la Couronne en tant que pouvoir exécutif, si tant est qu'on puisse qualifier de recul le fait d'assujettir l'État encore davantage au pouvoir judiciaire11 11 En proposant au Parlement la seconde lecture du projet de loi C-38, le 1er novembre 1989, le ministre de la Justice du Canada, l'honorable Doug Lewis, affirmait notamment ce qui suit (Débats de la Chambre des communes, 2e sess., 34e Lég., 38, Eliz. II, vol. IV, 1er nov. 1989, aux p. 5413 et 5414):

L'objectif global de ce projet de loi est double, soit faciliter au citoyen ordinaire qui désire poursuivre le gouvernement fédéral l'accès aux tribunaux et diminuer ou éliminer certaines barrières et inégalités que confronte ce dernier lorsqu'il intente de telles poursuites.

. . .

Le projet de loi supprime ou modifie ces privilèges [de la Couronne]; à ce titre, il respecte la tendance voulant que la Couronne soit de plus en plus placée sur un pied d'égalité avec les citoyens ordinaires.

. Ce qu'il faut retenir de cette modification importante, c'est que le Parlement ne s'est pas satisfait de l'assujettissement au pouvoir judiciaire de l'"Administration fédérale" dans l'entendement traditionnel de cette expression et qu'il a voulu que bien peu de chose, désormais, ne soit à l'abri du contrôle judiciaire. Dans ce contexte, j'avoue avoir du mal à donner à l'alinéa 18(1)a) une interprétation telle qu'elle mette les ministres à l'abri de ce contrôle lorsqu'ils exercent les pouvoirs de gestion les plus usuels de la Couronne, codifiés par surcroît par législation et règlement.

Ce serait là, je le dis avec égards, avoir une conception dépassée du contrôle de l'administration gouvernementale. La "légalité" des actes posés par l'administration et qui est l'objet même du contrôle judiciaire, ne se détermine pas en fonction seulement de la conformité avec les exigences législatives et réglementaires expresses. Par exemple, lorsque le ministre procède à un appel d'offres, il se trouve à établir un cadre procédural qui rend applicable le principe de l'espérance raisonnable ou de l'attente légitime reconnu par cette Cour dans Bendahmane c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)12 12 [1989] 3 C.F. 16 (C.A.). Voir, également, Travailleurs des pâtes, des papiers et du bois du Canada, section locale 8 c. Canada (Ministre de l'Agriculture) (1994), 174 N.R. 37 (C.A.F.). . Le soumissionnaire évincé aurait ainsi la possibilité de s'adresser à la Cour, par voie de demande de contrôle judiciaire, pour contraindre le ministre à respecter les engagements qu'il a pris quant à la procédure qu'il entendait suivre, et ce, peu importe que le ministre ait agi de sa propre initiative ou sous la dictée d'un règlement.

De plus, le ministre lui-même, dans l'affidavit de Dominique Lévesque13 13 D.A., vol. 3, à la p. 657. , reconnaissait qu'une "tentative de bonifier [une] offre au point de vue financier" ne pouvait être considérée "parce qu'à l'encontre des règles applicables en matière de soumissions publiques", Bien que le procureur du ministre ait refusé de préciser quelles règles, outre celle de non-modification du prix, étaient applicables, le fait demeure qu'il existe, de l'aveu même du ministre, des règles implicites.

Cette approche libérale des termes de l'alinéa 18(1)a) n'est pas nouvelle en cette Cour14

14 Voir: Haig c. Canada, [1992] 3 C.F. 611 (C.A.); conf. par [1993] 2 R.C.S. 995; Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1992] 3 C.F. 192 (C.A.); inf. sur un autre point par [1994] 3 R.C.S. 627; Administration régionale Crie c. Canada (Administrateur fédéral), [1991] 3 C.F. 533 (C.A.); Thomas C. Assaly Corp. c. R. (1990), 44 Admin. L.R. 89 (C.F. 1re inst.), le juge Strayer, alors en première instance; Friends of the Island Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1993] 2 C.F. 229 (1re inst.), le juge Reed; Beauchamp c. Hockin (1989), 30 F.T.R. 318 (C.F. 1re inst.), le juge Denault; Peet c. Canada (Procureur général), [1994] 3 C.F. 128 (1re inst.), le juge Reed. . Elle s'explique aisément, pour peu que l'on se place du point de vue du justiciable et que l'on soit conscient de la tendance, affichée par le Parlement lui-même, à rendre l'Administration de plus en plus comptable de ses actes. Il serait étonnant, en l'absence de disposition expresse, que le droit d'un soumissionnaire de s'adresser à cette Cour puisse varier selon que l'appel d'offres soit prescrit par règlement (comme dans l'affaire Assaly15 15 Supra, note 14. ) ou qu'il soit, comme en l'espèce, laissé à l'initiative du ministre. Il s'agit du même ministre, du même type d'appel d'offres, du même cadre procédural, des mêmes règles implicites, du même type de décision et du même type de préjudice subi. Qu'il puisse y avoir, une fois le justiciable rendu devant la Cour, une possibilité plus grande d'attaquer la légalité lorsqu'il existe des dispositions législatives ou réglementaires, cela va de soi et j'y reviendrai, mais que le droit même de s'adresser à la Cour dépende de ce que le ministre qui lance un appel d'offres agisse en vertu du pouvoir inhérent de la Couronne, de ce qu'il agisse en vertu de ce pouvoir inhérent simplement codifié ou de ce qu'il agisse en vertu d'une disposition législative lui imposant des obligations spécifiques, défie toute logique.

Les intimés, s'appuyant sur l'arrêt Southam Inc. c. Canada (Procureur général)16 16 Supra, note 6. , soutiennent que lorsqu'une loi vient définir ou expliciter sans plus le pouvoir inhérent de gestion de la Couronne, comme en l'espèce, la source du pouvoir n'est pas la loi elle-même, mais le pouvoir inhérent en question, et qu'en conséquence il n'est pas permis de dire que le pouvoir exercé par le ministre soit "prévu par une loi fédérale".

L'on ne saurait généraliser à ce point la portée de l'arrêt Southam. Les pouvoirs du Sénat émanaient clairement de l'article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] et la nature de ces pouvoirs aussi bien sur le plan du droit constitutionnel que sur le plan du droit administratif, n'étaient en rien comparables à ceux d'un ministre de la Couronne. Le juge en chef Iacobucci, alors membre de cette Cour, s'empressait d'ailleurs, sitôt après s'être dit d'avis que la source des pouvoirs du Sénat était la Loi constitutionnelle de 1867 plutôt que la Loi sur le Parlement du Canada, d'ajouter que quoi qu'il en fût, il ne voyait pas "comment le Sénat ou l'un de ses comités [pouvait] être considéré comme un "office fédéral" selon le sens ordinaire des mots utilisés à l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale" (à la page 480) et il se disait incapable "d'admettre que lorsque le Parlement a adopté la Loi sur la Cour fédérale en 1970, il avait l'intention de donner à la Cour fédérale un pouvoir de contrôle judiciaire sur le Sénat, la Chambre des communes ou leurs comités, comme s'il s'agissait d'"offices fédéraux"" (à la page 481). Il rappelait par ailleurs que la loi fédérale en question avait été adoptée en vertu de l'article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 et non pas en vertu de l'article 91 de cette Loi; or, comme il l'indique à la page 482, il est uniquement question, à l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 (lequel est le fondement constitutionnel de la Cour fédérale) de la meilleure administration des lois adoptées sous le régime de l'article 91.

Le Parlement a fait des efforts considérables, ces dernières années, pour adapter la compétence de cette Cour aux réalités contemporaines et pour éliminer les problèmes de compétence qui avaient considérablement terni l'image de la Cour. Entre une interprétation qui favorise l'accès au contrôle judiciaire et assoit la compétence de la Cour sur une base ferme et uniforme, et une interprétation qui restreint l'accès au contrôle judiciaire, segmente la compétence de la Cour en fonction de critères incertains et impraticables et amène inéluctablement une avalanche de débats liminaires, le choix s'impose de lui-même. Je ne puis supposer que le Parlement ait voulu jouer d'astuce avec les administrés.

J'en arrive ainsi à la conclusion que ce serait aller à l'encontre de la lettre et de l'esprit de l'alinéa 18(1)a) que de dire qu'un ministre expressément habilité par un règlement pris en vertu de l'alinéa 16(2)b) de la Loi sur les immeubles fédéraux à procéder à la location d'un immeuble, n'exerce pas, lorsqu'il procède à un appel d'offres menant à la conclusion d'un bail, un pouvoir "prévu par une loi fédérale".

Je ne cache pas la réticence que j'aurais eue à déclarer de façon catégorique qu'en aucune circonstance la Cour fédérale ne pourrait, par demande de contrôle judiciaire, vérifier la légalité d'un processus d'appel d'offres. Car c'est de cela, au fond, qu'il est question, quand on prétend que la Cour n'aurait pas compétence. C'est une chose, en effet, que de dire qu'un recours est plus ou moins approprié selon les circonstances. C'en est une autre que de dire qu'un recours est systématiquement prohibé en toutes circonstances. Les intimés, me semble-t-il, confondent ces deux notions. Il se peut que dans la réalité des choses ils aient plus souvent qu'autrement raison, en ce que les tribunaux auront cherché en vain l'illégalité qui, seule, peut justifier une intervention. Il n'en reste pas moins qu'en termes de compétence de la Cour, le Parlement a permis que ces décisions soient attaquées et le fait qu'en pratique elles puissent rarement l'être avec succès ne signifie pas que la Cour ait été sans compétence à leur égard.

Il suffit d'imaginer, dans le cas présent, que l'appelante fût parvenue à prouver les allégations de collusion entre la Couronne et la mise en cause qui constituaient à l'origine son principal motif d'attaque (et qu'elle a abandonnées en cours de route). La Cour n'aurait-elle pas eu compétence, dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire, pour prononcer la nullité des actes attaqués au motif de fraude décrit à l'alinéa 18.1(4)e) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale? Par ailleurs, que dire du tiers qui se serait abstenu, vu la collusion, de présenter une soumission et qui, du fait de son abstention, ne serait pas un "contractant" au sens de Ron Engineering17 17 Supra, note 7. ? Pourrait-on le forcer à tenter sa chance par un recours de nature délictuelle contre la Couronne? Et qu'en serait-il de l'acte frauduleux qui, à l'abri de tout contrôle judiciaire lequel, en cette Cour, comprend la demande de jugement déclaratoire, ne pourrait jamais être déclaré nul?

Cela dit, la proposition du ministre, que je ne retiens pas, a le mérite d'attirer l'attention sur le degré de difficulté auquel un soumissionnaire fera face s'il opte pour une demande de contrôle judiciaire, et qui variera selon les motifs et l'objet de son attaque.

Le contrôle judiciaire visant par définition la légalité des actes de l'Administration fédérale, et le processus de demande de soumissions n'étant assujetti à aucune exigence de forme ou de fond législative ou réglementaire, il ne sera pas facile, là où les documents de soumission n'imposent pas de restrictions sévères à l'exercice par le ministre de sa liberté de choix, de démontrer à quelle illégalité s'adonne le ministre lorsque, dans le cours normal des choses, il compare les offres reçues, détermine si une soumission est conforme ou non aux documents ou retient une soumission plutôt qu'une autre.

Ceci m'amène aux moyens d'attaque de l'appelante.

Elle reproche au ministre d'avoir accepté une soumission qui ne répondait pas aux exigences, qu'elle qualifie d'essentielles, que contenaient les documents de soumission eu égard à la contiguïté des locaux loués et à leur accès par des personnes handicapées. C'est à tort que l'appelante qualifie d'essentielles lesdites exigences ou qu'elle prétend que le ministre était lié de manière inextricable par le langage précis qu'il avait utilisé dans les documents de soumission. Les termes de ces documents n'ont d'une part ni le sens ni la rigueur que leur attribue l'appelante; ils confèrent d'autre part au ministre une marge considérable d'appréciation qui lui permettait de se satisfaire de ce qui, à son avis, constituait des variantes acceptables des exigences décrites dans les documents.

L'appelante reproche aussi au ministre d'avoir permis à la mise en cause de bonifier son offre une fois expirée la date d'ouverture des soumission. Encore là, ce reproche est sans fondement. La mise en cause a été simplement invitée à préciser la réponse qu'elle avait donnée dans sa soumission à une question posée par le ministre et à laquelle elle avait répondu. Le processus d'appel d'offres vise en définitive à protéger les contribuables en permettant au ministre de choisir, parmi les soumission qui rencontrent substantiellement les exigences, celle qui, tout considéré, est la plus avantageuse pour l'État. Le ministre est dès lors très certainement habilité, une fois les soumission ouvertes, à poursuivre le dialogue avec les soumissionnaires de manière à écarter une ambiguïté ou obtenir une clarification et à former en conséquence un consentement éclairé.

L'appelante demande à la Cour, au fond, de faire preuve d'un rigorisme que rien ne justifie. Bien au contraire, la marge de manoeuvre que s'est donnée le ministre dans les documents de soumission, l'absence de quelque exigence législative ou réglementaire que ce soit et la nature des reproches adressés au ministre, invitent la Cour en l'espèce à ne pas intervenir. L'attaque, en réalité, porte sur cette catégorie d'activités du ministre qui est le plus susceptible d'échapper au contrôle judiciaire et les motifs allégués devant nous par l'appelante sont de ceux qui font du contrôle judiciaire un recours presqu'assurément voué à l'échec dans des circonstances comme celle-ci.

L'appel devrait être rejeté. Comme le débat devant nous a porté en grande partie sur la question de la compétence de la Cour, soulevée en vain par les intimés, je n'accorderais à ces derniers que la moitié des dépens de l'appel.

Le juge Hugessen, J.C.A.: J'y souscris.

Le juge Desjardins, J.C.A.: J'y souscris.

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