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[1995] 2 C.F. 778

T-225-90

L’Association des distillateurs canadiens (requérante/demanderesse)

c.

Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (intimé/ défendeur)

Répertorié : Assoc. des distillateurs canadiens c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (1re inst.)

Section de première instance, juge Dubé—Ottawa, 30 mai et 12 juin 1995.

Radiodiffusion — Requête visant à l’obtention d’un jugement sommaire déclarant inopérant l’art. 6(2) du Règlement de 1987 sur la télédiffusion — Interdiction aux distillateurs de faire la publicité de spiritueux contenant plus de 7 p. 100 d’alcool — La publicité télévisée est une activité d’expression protégée par la Charte — Les restrictions imposées par l’art. 6(2) établissent des distinctions fondées sur le type de boisson plutôt que sur le contenu en alcool — Requête accueillie.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — L’art 6(2) du Règlement de 1987 sur la télédiffusion interdit la publicité des spiritueux contenant plus de 7 p. 100 d’alcool — Cette disposition est-elle incompatible avec l’art. 2b) de la Charte, portant sur la liberté d’expression? — L’art. 6(2) du Règlement a pour but de restreindre le contenu de l’expression commerciale — La restriction est arbitraire et sans lien rationnel — Elle ne satisfait pas aux critères de l’atteinte minimale et de la proportionnalité — La disposition est déclarée inopérante.

Pratique — Jugements et ordonnances — Jugement sommaire — Jugement déclarant inopérant une disposition du Règlement de 1987 sur la télédiffusion parce qu’elle enfreint la liberté d’expression garantie par la Charte — Les nouvelles Règles 432.1 à 432.7 ont été adoptées dans le but d’épargner aux plaideurs les dépenses et les délais liés à un procès, lorsque l’issue de l’action laisse peu de doute et que toutes les parties désirent la même solution.

Il s’agit d’une requête visant à l’obtention d’un jugement sommaire, conformément aux Règles 432.1 à 432.7 des Règles de la Cour fédérale, déclarant inopérant le paragraphe 6(2) du Règlement de 1987 sur la télédiffusion. Ce règlement interdit la diffusion à la télévision de messages publicitaires pour les spiritueux contenant plus de 7 p. 100 d’alcool en volume. La requérante soutient qu’il est interdit aux distillateurs qu’elle représente de faire la publicité de boissons contenant plus de 7 p. 100 d’alcool en volume, alors qu’il est pourtant permis de faire la publicité télévisée de boissons, par exemple le vin renforcé, contenant un pourcentage encore plus fort d’alcool. Même s’il lui était loisible de modifier son Règlement, le CRTC a décidé qu’il ne le ferait pas avant qu’il n’ait été statué sur la présente action. La question en litige est de savoir si le paragraphe 6(2) du Règlement viole la liberté d’expression de la requérante et de ses membres, garantie par l’alinéa 2b) de la Charte, et si la restriction imposée à la publicité télévisée des spiritueux est une limite raisonnable dont la justification puisse être démontrée dans une société libre et démocratique en vertu de l’article premier de la Charte.

Jugement : la requête doit être accueillie.

Selon la preuve scientifique, aucun des principaux problèmes médicaux et psychosociaux liés aux abus d’alcool n’est attribué à un type particulier de boisson alcoolisée. Les témoins experts ont affirmé à l’unanimité que toutes les boissons alcoolisées sont essentiellement les mêmes, quelle que soit la forme qu’elles prennent, et qu’elles peuvent autant faire l’objet d’un abus que d’une consommation modérée. À leur avis, il n’y a aucune preuve scientifique qui justifie un traitement inégal.

La Cour a l’obligation, à titre de gardienne de la Constitution, d’exercer le pouvoir de contrôle judiciaire qui lui est accordé par la Constitution, que l’organisme de réglementation, quelles que soient ses raisons, veuille ou non prendre l’initiative. L’expression commerciale, y compris la publicité télévisée, est une activité d’expression et, par conséquent, elle est protégée par l’alinéa 2b) de la Charte. Le paragraphe 6(2) du Règlement a pour but de restreindre le contenu de l’expression commerciale. Il revient aux autorités gouvernementales de montrer que la disposition contestée n’est pas arbitraire, mais qu’elle a été soigneusement conçue pour atteindre l’objectif du gouvernement. Étant donné que la preuve des experts déposée devant la Cour donne à entendre que les spiritueux ne sont pas plus susceptibles d’être l’objet d’abus que le sont la bière, le vin ou le cidre, la restriction absolue imposée par le paragraphe 6(2) est arbitraire et n’a pas de lien rationnel. L’atteinte n’est pas aussi minime qu’elle pourrait l’être, étant donné que le CRTC dispose d’autres moyens réglementaires, dont celui utilisant un critère non discriminatoire, comme le pourcentage d’alcool, et non le type de boisson. Le paragraphe 6(2) du Règlement n’est pas une réponse proportionnée qui pourrait justifier un règlement incompatible avec les dispositions de la Constitution. Les nouvelles Règles 432.1 à 432.7 des Règles de la Cour fédérale ont été adoptées principalement pour épargner aux plaideurs le fardeau, les dépenses et les délais liés à un procès, lorsque l’issue de l’action laisse peu de doute, comme en l’espèce, où toutes les parties à l’action désirent la même solution. Le paragraphe 6(2) du Règlement est invalide et inopérant.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b), 24(1).

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19).

Loi sur les permis d’alcool, L.R.O. 1990, ch. L.19.

Règlement de 1987 sur la télédiffusion, DORS/87-49, art. 6 (mod. par DORS/93-208, art. 1).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 432.1 (édictée par DORS/94-41, art. 5), 432.2 (édictée, idem), 432.3 (édictée, idem), 432.4 (édictée, idem), 432.5 (édictée, idem), 432.6 (édictée, idem), 432.7 (édictée, idem).

JURISPRUDENCE

DÉCISION EXAMINÉE :

Assoc. des distillateurs canadiens c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1994] F.C.J. no 1937 (1re inst.) (QL).

DÉCISIONS CITÉES :

Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; (1988), 44 D.L.R. (4th) 385; 37 C.C.C. (3d) 449; 62 C.R. (3d) 1; 31 C.R.R. 1; 82 N.R. 1; 26 O.A.C. 1.

DOCTRINE

Hogg, Peter. Constitutional Law of Canada, 3rd ed. (Supplemented), Scarborough : Carswell, 1992.

REQUÊTE en vue d’obtenir un jugement sommaire en vertu des Règles 432.1 à 432.7 des Règles de la Cour fédérale, déclarant inopérant le paragraphe 6(2) du Règlement de 1987 sur la télédiffusion. Requête accueillie.

AVOCATS :

Stephen B. Acker pour la requérante/demanderesse.

Avrum Cohen et Carolyn G. Pinsky pour l’intimé/défendeur.

PROCUREURS :

Johnston & Buchan, Ottawa, pour la requérante/ demanderesse.

Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, Ottawa, pour l’intimé/défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Dubé : La présente requête vise l’obtention d’un jugement sommaire, conformément aux nouvelles Règles 432.1 à 432.7 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663 (édictées par DORS/94-41, art. 5)] déclarant le paragraphe 6(2) du Règlement de 1987 sur la télédiffusion[1] (le Règlement) inopérant.

Les motifs de la requête allèguent que le paragraphe 6(2) du Règlement, qui interdit la diffusion à la télévision de messages publicitaires pour les spiritueux contenant plus de 7 p. 100 d’alcool en volume, enfreint la liberté d’expression de la demanderesse (l’ADC) et de ses membres, garantie par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch.11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte), et que ce paragraphe ne constitue pas une limite raisonnable dont la justification puisse être démontrée dans une société libre et démocratique, selon l’article premier de la Charte.

1.         La procédure

L’ADC a déposé une déclaration en la présente action le 25 janvier 1990, demandant un jugement déclaratoire en ce sens. Le défendeur (le CRTC) a déposé une défense le 30 avril 1991, niant plusieurs allégations de la déclaration, en admettant d’autres et sollicitant le rejet de l’action. Le procureur général du Canada, initialement désigné à titre de défendeur, a demandé de ne plus être partie à l’action. Sa demande a été accueillie par ordonnance de la Cour le 5 septembre 1991. La Fondation de la recherche sur la toxicomanie (la Fondation) a demandé et a obtenu, par ordonnance de la Cour en date du 17 octobre 1991, le statut d’intervenante avec droits de participation limités.

Le CRTC a toutefois changé sa position et s’est joint à l’ADC pour présenter à la Cour une demande de jugement d’expédient. La demande commune a été rejetée par le juge Rouleau le 16 décembre 1994 [[1994] F.C.J. no 1937 (1re inst.)(QL)] pour deux motifs : (1) il n’y avait pas suffisamment de faits présentés à la Cour; (2) il était loisible au CRTC d’abroger le paragraphe 6(2) de son propre Règlement, s’il le désirait. L’Association des brasseurs du Canada (l’ABC) et l’Association canadienne des radiodiffuseurs (l’ACR) ont aussi demandé séparément à la Cour le statut d’intervenantes dans le contexte de la demande commune, mais leurs deux demandes ont été rejetées.

La présente requête en jugement sommaire a été rejetée par le juge Pinard le 10 mai 1995, pour le motif que les procureurs généraux des provinces n’avaient pas reçu l’avis prévu par l’article 57 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19)], qui exige la signification d’un avis aux procureurs généraux du Canada et des provinces lorsque des questions constitutionnelles sont soulevées. Toutefois, le juge Pinard a déclaré qu’il était loisible à l’ADC de présenter une nouvelle demande une fois faite la signification des avis exigés. Il a ajouté que le procureur général du Canada n’avait pas à être avisé, étant donné qu’il avait demandé de ne plus être partie à l’action à titre de défendeur. Tous les procureurs généraux des provinces ont été régulièrement avisés le 12 mai 1995, mais ont décidé de ne pas comparaître à l’audition de la présente requête. La Fondation, qui avait obtenu le statut d’intervenante, comme je l’ai mentionné plus tôt, a déposé une lettre datée du 25 mai 1995 affirmant qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’un jugement sommaire soit rendu en l’espèce.

À l’ouverture de l’audition de la présente requête, que j’ai présidée le 26 mai 1995, j’ai annoncé que j’avais de fortes réticences à prononcer un jugement d’expédient dans une affaire de droit public, principalement pour les deux mêmes motifs déjà exprimés par le juge Rouleau, soit qu’il n’y avait pas suffisamment de faits présentés à la Cour et qu’il était loisible au CRTC de modifier son propre Règlement. On a immédiatement répondu que la situation avait changé. Il ne s’agit pas d’un jugement d’expédient, mais d’une demande de jugement sommaire présentée en vertu des nouvelles Règles 432.1 à 432.7 quant à une réclamation qui n’est pas contestée. Les faits maintenant fournis à la Cour devraient être suffisants. Tous les procureurs généraux ont été avisés, comme la Cour l’a ordonné, et non seulement le CRTC, mais aussi la Fondation ne s’opposent pas à la requête. Il est certes loisible au CRTC de modifier son propre Règlement, mais il ne désire pas le faire. Alors, avance l’avocat de la requérante, l’ADC demande à bon droit un jugement déclaratoire statuant que le paragraphe 6(2) est discriminatoire, qu’il enfreint l’alinéa 2b) de la Charte et qu’il n’est pas justifié en vertu de l’article premier de la Charte.

2.         La question en litige

Les dispositions pertinentes de l’article 6 du Règlement sont rédigées de la façon suivante :

6. (1) Sous réserve du paragraphe (3), il est interdit au titulaire de diffuser un message publicitaire qui constitue une réclame directe ou indirecte pour des boissons alcoolisées.

(2) Le paragraphe (3) ne s’applique pas aux boissons alcoolisées suivantes :

a) les spiritueux;

b) les liqueurs ou cordiaux alcooliques;

c) les boissons alcoolisées pour lesquelles une norme n’est pas prescrite en vertu de la Loi des aliments et drogues, qui sont un distillat ou qui contiennent un spiritueux et qui ont plus de 7 pour cent d’alcool éthylique en volume.

(3) Le titulaire peut diffuser un message publicitaire qui constitue une réclame directe ou indirecte pour des boissons alcoolisées, si les conditions suivantes sont réunies :

a) le commanditaire du message publicitaire est un brasseur, un distilleur ou un fabricant de vin ou de cidre;

b) les lois de la province où le message publicitaire est diffusé n’interdisent pas au commanditaire de faire la réclame des boissons alcoolisées faisant l’objet du message;

c) sous réserve du paragraphe (4), le message publicitaire n’est pas destiné à encourager la consommation en général des boissons alcoolisées.

L’ADC déclare que le résultat final du paragraphe 6(2) est de permettre la télédiffusion d’un message publicitaire sur le vin renforcé contenant 20 p. 100 d’alcool en volume, mais d’interdire la publicité des boissons à base de spiritueux contenant une moins grande proportion d’alcool, tels l’Irish Cream de marque Bailey (17 p. 100) et le rhum « Hot Buttered » de marque Bacardi (11 p. 100). En d’autres termes, l’ADC affirme que les distillateurs qu’elle représente sont soumis à des règles du jeu qui ne sont pas équitables en matière de télédiffusion, parce qu’il ne leur est pas permis de faire la réclame de boissons alcoolisées contenant plus de 7 p. 100 d’alcool, alors que cela est permis aux commanditaires de boissons contenant plus de 7 p. 100 d’alcool.

Par conséquent, l’ADC affirme que le paragraphe 6(2) du Règlement viole l’alinéa 2b) de la Charte, qui édicte que chacun a la liberté fondamentale d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication. Elle allègue aussi que la violation n’est pas justifiée en vertu de l’article premier de la Charte, étant donné qu’il ne s’agit pas de « limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».

3.         La preuve scientifique

Comme on peut s’y attendre, la preuve par affidavit réunie par l’ADC est à la base de son argumentation. Aucune preuve contradictoire n’a été déposée, pour la simple raison que les parties qui auraient pu présenter un point de vue différent ont choisi de ne pas le faire.

Selon Harold Kalant, M.D., Ph.D., médecin et pharmacologue qui travaille dans le domaine des toxicomanies depuis 1950, l’alcool contenu dans la bière, le vin, le cidre et les spiritueux est le même composé chimique, connu sous le nom d’alcool éthylique. Dans le milieu médical et pharmacologique, il est d’usage d’utiliser des « mesures normalisées » en rapport avec la consommation d’alcool, soit 12 onces liquides de bière, 5 onces liquides de vin de table et 1,5 once liquide d’un spiritueux de distillation. Chacune de ces mesures correspond à une consommation typique, résultat de l’expérience accumulée pendant des siècles selon laquelle de telles consommations produisent les mêmes effets sur le sujet quelle que soit la boisson consommée.

Le Dr Allan Wilson, médecin et psychologue, déclare que, même si des différences existent dans la manière dont le corps absorbe et métabolise les boissons contenant diverses concentrations d’alcool, il n’y a aucune différence physique ou médicale significative dans les effets ressentis par la personne consommant divers types de boissons alcoolisées. En fait, aucun des principaux problèmes médicaux et psychosociaux liés aux abus d’alcool n’est attribué à un type particulier de boisson alcoolisée.

Selon Andromache Karakatsanis, président de la Commission des permis de vente d’alcool de l’Ontario depuis 1988, la loi ontarienne intitulée Loi sur les permis d’alcool [L.R.O 1990, ch. L. 19], de même que le règlement et les lignes directrices sur la publicité qui ont été adoptés en vertu de cette loi ne font pas de distinctions, sauf dans le cas d’exceptions mineures, entre les différents types de boissons alcoolisées : il n’y a aucune raison convaincante sur le plan des principes qui puisse justifier de la part des décideurs un traitement inégal entre la bière, le vin et les spiritueux dans la réglementation de la publicité des boissons alcoolisées.

Ces trois déposants sont aussi d’avis, avec Jan Skirrow, qui a été chef de la direction de l’Alberta Alcohol and Drug Abuse Commission (de 1981 à 1988) et qui a ensuite occupé (de 1989 à 1992) le même poste au Centre canadien de lutte contre les toxicomanies qui venait d’être créé, que toutes les boissons alcoolisées sont essentiellement les mêmes, quelle que soit la forme qu’elles prennent. Elles peuvent autant faire l’objet d’un abus que d’une consommation modérée et responsable. Ces déposants sont d’avis que les mesures de contrôle de l’alcool comme celles régissant la publicité des boissons alcoolisées devraient traiter toutes les formes de boissons alcoolisées sans faire de distinction entre elles : il n’y a aucune preuve scientifique, selon eux, qui justifie un traitement inégal.

4.         La réponse du CRTC à la présente action

Comme je l’ai mentionné plus tôt, l’ADC a engagé la présente action en janvier 1990. Elle a laissé l’affaire en plan pendant plusieurs mois afin de permettre à un processus public de réglementation engagé par le CRTC de suivre son cours. Le CRTC a annoncé ses conclusions à la suite d’un processus de consultation publique en juin 1991 par la voie d’un avis public (CRTC 1991-65). Il y a affirmé que les membres du public intéressés n’avaient présenté aucune preuve qui justifie la distinction faite dans le Règlement entre vin, bière et cidre, d’une part, et les spiritueux, d’autre part. Toutefois, le CRTC a conclu qu’il ne modifierait pas son Règlement avant qu’il n’ait été statué sur la présente action : « toute autre démarche du Conseil à ce sujet sera prise à la suite du dénouement des poursuites judiciaires ».

Dans le but de préparer sa défense à la présente action, le CRTC a mené lui-même une étude approfondie. Il est arrivé à la conclusion que, dans le contexte du Règlement actuel, l’interdiction prononcée contre la publicité des spiritueux à la télévision n’avait aucun fondement véritable sur le plan scientifique ou sur le plan de l’intérêt public. Le CRTC a aussi découvert que peu d’autres pays font une distinction, dans leurs lois et leurs règlements, entre les boissons à base de spiritueux et la bière, le vin et le cidre. Finalement, il a conclu que l’interdiction totale de la publicité à la télévision des boissons à base de spiritueux contenant plus de 7 p. 100 d’alcool en volume ne peut pas être qualifiée de limite raisonnable dans une société libre et démocratique. Par conséquent, le CRTC et l’ADC se sont entendus pour régler la présente action au moyen d’une demande commune à la Cour.

5.         La loi et la jurisprudence

Il faut remarquer dès le début que le redressement demandé n’est pas fondé sur le paragraphe 24(1) de la Charte, qui prévoit que le respect des droits et libertés garantis peut être assuré au moyen d’une réparation obtenue d’un tribunal, mais sur l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], qui proclame que la Constitution du Canada est la loi suprême du pays et qu’elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. Alors que le paragraphe 24(1) accorde à la Cour un pouvoir discrétionnaire, le paragraphe 52(1) exige que celle-ci rende un jugement d’invalidité si elle conclut que la loi (ou le règlement) est incompatible avec la Constitution[2]. La Cour a l’obligation, à titre de gardienne de la Constitution, d’exercer le pouvoir de contrôle judiciaire qui lui est accordé par la Constitution, que l’organisme de réglementation, quelles que soient ses raisons, veuille ou non prendre l’initiative.

La Cour suprême du Canada a de façon constante reconnu que l’expression commerciale, y compris la publicité télévisée, est une activité d’expression et que, par conséquent, elle est protégée par l’alinéa 2b) de la Charte[3]. Le paragraphe 6(2) du Règlement a clairement pour but de restreindre le contenu de l’expression commerciale. Par conséquent, l’intimé a la charge de prouver que les restrictions imposées sont justifiées en vertu de l’article premier de la Charte, comme « limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Puisque le CRTC a déjà admis que le paragraphe 6(2) du Règlement ne pouvait pas se justifier, et que la Couronne, du chef du Canada ou des provinces, n’a pas comparu pour se charger de la preuve, l’analyse de la justification ne nécessite pas un long développement. J’examinerai donc brièvement la disposition quant à sa conformité aux trois critères de base.

a)         Le critère du lien rationnel

Il revient aux autorités gouvernementales de montrer que la disposition contestée n’est pas arbitraire, mais qu’elle a été soigneusement conçue pour atteindre l’objectif du gouvernement. Dans le cas contraire, la règle de droit n’a pas de lien rationnel avec l’objectif[4]. En l’espèce, sauf en ce qui concerne l’exception du 7 p. 100 à l’égard des boissons dites « coolers », la disposition contestée fait des distinctions plutôt sur le type de boisson que sur le contenu, ce qui a pour résultat d’interdire la publicité télévisée de boissons alcoolisées qui contiennent un pourcentage d’alcool en volume moins grand que certaines boissons alcoolisées pour lesquelles la publicité est autorisée. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la preuve des experts déposée devant la Cour donne à entendre que les spiritueux ne sont pas plus susceptibles d’être l’objet d’abus que le sont la bière, le vin ou le cidre : la restriction absolue imposée par le paragraphe 6(2) est donc arbitraire et n’a pas de lien rationnel.

b)         Le critère de l’atteinte minimale

Ce critère exige que le gouvernement fasse la preuve que la disposition contestée porte atteinte aussi peu que possible à la liberté d’expression tout en permettant la réalisation des objectifs du gouvernement[5]. En l’espèce, l’atteinte n’est pas aussi minime qu’elle pourrait l’être, étant donné que le CRTC dispose d’autres moyens réglementaires, dont celui utilisant un critère non discriminatoire, comme le pourcentage d’alcool, et non le type de boisson.

c)         Le critère de la proportionnalité

Compte tenu de ce qui précède, il est évident que le paragraphe 6(2) du Règlement n’est pas une réponse proportionnée qui pourrait justifier un règlement incompatible avec les dispositions de la Constitution. Une réponse proportionnée serait plutôt fondée sur une seule et même limite qui prendrait seulement en considération le taux d’alcool.

6.         Jugement sommaire

Les nouvelles Règles 432.1 à 432.7 des Règles de la Cour fédérale sont entrées en vigueur le 13 janvier 1994. Elles ont été adoptées principalement pour épargner aux plaideurs le fardeau, les dépenses et les délais liés à un procès, lorsque l’issue de l’action laisse peu de doute, comme en l’espèce, où toutes les parties à l’action désirent la même solution. Par conséquent, dans le but de permettre au CRTC de modifier son Règlement conformément aux présents motifs, le présent jugement n’entrera en vigueur que 90 jours après son dépôt.

7.         Dispositif

Par conséquent, il est ordonné que le paragraphe 6(2) du Règlement de 1987 sur la télédiffusion, DORS/87-49, et ses modifications, sera inopérant quatre-vingt-dix (90) jours à compter de la date du présent jugement.



[1] DORS/87-49, art. 6 (mod. par DORS/93-208, art. 1).

[2] Hogg, Constitutional Law of Canada (3e éd.), Carswell, 1992, à la page 37-3.

[3] Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.

[4] R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30.

[5] Irwin Toy, précité, à la p. 994.

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