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DES‑04‑01

2006 CF 115

AFFAIRE CONCERNANT un certificat établi en vertu de l’article 40.1 de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, aujourd’hui censé établi en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27;

ET le renvoi de ce certificat à la Cour fédérale du Canada;

ET Mahmoud JABALLAH (demandeur)

et

Le procureur général de l’Ontario (intervenant)

Répertorié : Jaballah (Re) (C.F.)

Cour fédérale, juge suppléant MacKay—Toronto, 30 novembre, 1er et 2 décembre 2005; Ottawa, 1er février 2006.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Certificat de sécurité — Demande de mise en liberté jusqu’à ce qu’il soit statué à titre définitif sur les questions se rapportant à la procédure du certificat de sécurité — Le demandeur, un étranger, était en détention depuis 2001, lorsqu’un certificat de sécurité fut délivré contre lui en application de l’art. 40.1 de la Loi sur l’immigration — La Cour avait le pouvoir d’examiner la demande de mise en liberté présentée conformément à la Charte et à la Loi constitutionnelle de 1982 — En tant qu’étranger, le demandeur n’avait aucun droit d’être admis au Canada — La détention doit se poursuivre si le juge saisi de la procédure de contrôle est d’avis que le demandeur « constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi », en application de l’art. 83(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — La preuve montrait sans équivoque que le demandeur constituait toujours un danger pour la sécurité nationale — Demande rejetée.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Arrestation, détention, emprisonnement — Le demandeur a fait valoir que le maintien en détention d’un étranger en application de l’art. 82(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), sans que l’à‑propos de sa détention soit l’objet d’un contrôle judiciaire, contrevenait à ses droits garantis par la Charte — L’objet du maintien en détention est de faire en sorte qu’un étranger déclaré interdit de territoire au Canada soit détenu à titre de mesure préventive — Les conditions de détention du demandeur ne constituaient pas une peine cruelle et inusitée au sens de l’art. 12 de la Charte — Sa détention obligatoire, prévue par l’art. 82(2) de la LIPR, ne constituait pas une détention ou un emprisonnement arbitraire au sens de l’art. 9 de la Charte — La C.A.F. a jugé que les dispositions en matière de détention prévues par les art. 82 à 85 de la LIPR, n’empiétaient pas sur les droits garantis par les art. 7, 9, 12 de la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Le droit à l’égalité et le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, sans discrimination fondée sur un motif analogue à ceux qui sont énumérés, droits qui sont garantis au demandeur par l’art. 15(1) de la Charte, sont violés par les effets du maintien en détention résultant de l’art. 82(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le maintien en détention sans contrôle judiciaire, en application de l’art. 82(2), entraîne une perte du droit à la même protection et au même bénéfice de la loi pour un étranger, et cela uniquement à cause de son statut au regard de l’immigration.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Recours — L’application continue de l’art. 82(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, sans un contrôle judiciaire de la détention, a pour effet de nier au demandeur les droits à l’égalité garantis par l’art. 15(1) de la Charte — La réparation qui s’imposait selon l’art. 24(1) de la Charte, était une dispense de maintien en détention, pour des raisons constitutionnelles, sauf si un contrôle judiciaire pouvait être exercé sur cette détention comme celui dont pouvait se prévaloir un résident permanent détenu en vertu d’un certificat de sécurité — La réparation proposée était adéquate compte tenu des circonstances, le demandeur étant détenu depuis plus de quatre ans sans qu’un contrôle judiciaire ait eu lieu sur l’à‑propos de son maintien en détention — La réparation respectait l’art. 82(2).

Il s’agissait d’une demande de mise en liberté en attendant une décision définitive sur les questions concernant le demandeur après qu’un certificat de sécurité lui eut été délivré en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Le demandeur, un étranger de nationalité égyptienne, était en détention depuis le 14 août 2001, date à laquelle un certificat de sécurité fut délivré contre lui en vertu de l’article 40.1 de la Loi sur l’immigration. Sa demande d’asile était encore pendante lorsqu’il devint l’objet d’un deuxième certificat de sécurité délivré par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et par le solliciteur général du Canada de l’époque, certificat qui faisait état de leur opinion selon laquelle le demandeur était interdit de territoire pour des motifs liés à la sécurité nationale. Le demandeur fut mis en détention, sans mandat ni ordonnance, en application du paragraphe 82(2) de la LIPR, et le certificat fut renvoyé à la Cour fédérale pour qu’elle décide s’il était raisonnable ou non. Le demandeur a sollicité une dispense d’application des dispositions de la LIPR concernant le maintien de sa détention, en attendant que soient tranchés tous les points soulevés dans l’instance, au motif que l’application de ces dispositions constituerait une atteinte aux droits que lui garantissaient les articles 7, 9, 12 et 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le demandeur faisait valoir que la durée et les conditions de sa détention, ainsi que les effets qu’elles avaient sur lui, la durée indéfinie de sa détention si elle devait se poursuivre, l’absence dans la LIPR de toute disposition prévoyant un contrôle judiciaire qui permettrait de déterminer si sa détention était justifiée, enfin l’effet discriminatoire des dispositions sur le demandeur en tant qu’étranger, militaient en faveur de sa mise en liberté. Il a été placé en isolement cellulaire ou en isolement protecteur dans un centre régional provincial de détention provisoire à sécurité maximale, mais, à part quelques difficultés occasionnelles éprouvées au contact de certains gardiens ou d’autres détenus, il n’a pas été établi qu’il avait été traité autrement qu’en accord avec les politiques et pratiques généralement applicables aux détenus placés en isolement cellulaire. Toutefois, il a été établi que le fait d’être séparé de sa famille et de ne pas pouvoir, à cause de sa détention, exercer ses responsabilités envers sa famille constituait les aspects les plus douloureux et les plus pénibles de sa détention. Le demandeur a assuré que, une fois mis en liberté, il se conformerait aux conditions que lui imposerait la Cour, mais sa crédibilité, mise à mal sous d’autres aspects, jetait le doute sur la sincérité de cet engagement.

Jugement : la demande doit être rejetée.

La LIPR prévoit la détention des résidents permanents et des étrangers dans une gamme de circonstances, notamment lorsqu’est délivré, en vertu du paragraphe 77(1), un certificat attestant qu’une telle personne est interdite de territoire pour des raisons de sécurité. La LIPR ne renferme aucune disposition prévoyant l’examen de la détention d’un étranger en application du paragraphe 82(2), sauf sur demande de la personne détenue lorsqu’elle n’a pas été renvoyée du Canada dans un délai de 120 jours après que la Cour fédérale a jugé que le certificat délivré par les ministres était raisonnable. Puisqu’aucune décision n’avait été rendue sur le caractère raisonnable ou non du certificat depuis sa mise en détention quatre ans et demi auparavant, le demandeur ne pouvait pas, selon la LIPR, faire examiner le fondement de son maintien en détention. La situation du demandeur, un étranger, n’est pas la même que s’il était un résident permanent du Canada. Si un résident permanent du Canada en vertu d’un certificat de sécurité, un juge doit procéder à l’examen de sa détention continue dans les 48 heures qui suivent le début de la détention. Selon le paragraphe 83(2) de la LIPR, le résident permanent doit, s’il n’est pas remis en liberté après examen de sa détention, et jusqu’à ce qu’il soit statué sur le caractère raisonnable ou non du certificat, être amené devant un juge au moins une fois au cours des six mois qui suivent chacun des contrôles, ainsi que sur autorisation du juge.

D’après le principe de l’exemption constitutionnelle comme redressement possible en application du paragraphe 24(1) de la Charte, la Cour peut ordonner qu’une personne dont les droits sont lésés par l’application d’une loi autrement valide soit soustraite à l’application de cette loi dans la mesure où cette application porte atteinte à des droits garantis par la Charte. Ces garanties sont le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, et le droit qu’il ne soit porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale (article 7); le droit à la protection contre la détention arbitraire (article 9); le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités (article 12); et l’égalité devant la loi et le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi (paragraphe 15(1)). Le critère à appliquer pour savoir si une peine est cruelle et inusitée au sens de l’article 12 de la Charte consiste à établir si la peine prévue est totalement disproportionnée à l’infraction et au contrevenant, et si elle est excessive au point de heurter les normes de la décence. La détention du demandeur n’était pas, à strictement parler, une « peine ». Elle a été qualifiée par la Cour d’appel fédérale de mesure préventive appliquée pour assurer la sécurité du public et pour faire en sorte que celui qui est déclaré interdit de territoire et qui ne réussit pas à faire invalider cet avis des ministres concernés puisse être expulsé. Une détention de cette nature ne saurait être qualifiée de traitement ou peine cruel et inusité. Le processus de détention suivi dans la présente affaire, un processus engagé en vertu du paragraphe 82(2) de la LIPR, ne pouvait être comparé avec le processus jugé inconstitutionnel par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Swain. Ici, la disposition est obligatoire, mais elle n’est pas arbitraire. Par ailleurs, la détention prévue par le paragraphe 82(2), bien qu’obligatoire par l’effet du certificat des ministres, n’est pas indéfinie au sens de l’arrêt Swain. La détention obligatoire du demandeur ne constituait pas en soi une détention ou un emprisonnement arbitraire au sens de l’article 9 de la Charte. En outre, les conditions et effets de la détention du demandeur ne portaient pas atteinte aux droits que lui garantissait l’article 7 de la Charte. Ces conclusions à propos des conditions et des effets de sa détention s’accordaient avec les arrêts Ahani c. Canada et Charkaoui (Re) dans lesquels la Cour d’appel fédérale avait jugé que les dispositions de la LIPR en matière de détention ne portaient pas atteinte aux droits garantis par les articles 7, 9 et 12 de la Charte.

Mais le droit à l’égalité et le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, sans discrimination fondée sur un motif analogue à ceux qui sont énumérés, droits qui sont garantis au demandeur et à toute personne au Canada par le paragraphe 15(1) de la Charte, sont violés par les effets du maintien en détention découlant du paragraphe 82(2) de la LIPR, tel que ce paragraphe a été appliqué ici. Le groupe de référence est celui des résidents permanents détenus en vertu d’un certificat de sécurité qui, selon l’article 83 de la LIPR, bénéficient de droits procéduraux que n’ont pas les étrangers. Le fait de traiter un étranger différemment d’une autre personne qui a été admise comme résident permanent, et qui n’a qu’un droit limité de rester au Canada, ne peut être considéré comme un traitement offrant l’égalité devant la loi et le droit au même bénéfice de la loi. Le maintien en détention sans contrôle judiciaire, en application du paragraphe 82(2), entraîne une perte du droit à la même protection et au même bénéfice de la loi pour un étranger, et cela uniquement à cause de son statut au regard de l’immigration. Ce traitement constitue une discrimination fondée sur un motif analogue à ceux qui sont énumérés au paragraphe 15(1) de la Charte, et cela sans aucune raison aisément discernable, du moins aucune qui puisse toucher les impératifs de sécurité nationale, objet de la détention selon le paragraphe 82(2) et l’article 83 de la LIPR. La réparation qui, selon le paragraphe 24(1) de la Charte s’impose dans la présente affaire, où le demandeur a été détenu durant plus de quatre ans sans bénéficier d’un contrôle judiciaire de l’à‑propos du maintien de sa détention, serait, pour des raisons constitutionnelles, une dispense du maintien en détention, sauf si un contrôle judiciaire peut être exercé sur cette détention comme celui dont peut se prévaloir un résident permanent qui est détenu en vertu d’un certificat de sécurité. La détention devrait se poursuivre si le juge saisi de la procédure de contrôle est convaincu que le demandeur « constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi », selon ce que prévoit le paragraphe 83(3) de la LIPR. La réparation proposée respecte le paragraphe 82(2) de la LIPR, lequel reste en vigueur pour la détention obligatoire d’un étranger qui est visé par un certificat de sécurité. Une détention fondée sur le paragraphe 82(2) qui s’est prolongée sans contrôle judiciaire ne pourra se poursuivre que sur ordonnance d’un juge, après examen effectué selon les mêmes modalités que celles applicables, en vertu du paragraphe 83(3), au cas d’un résident permanent détenu pour des raisons similaires.

La preuve produite par un analyste principal, spécialisé dans le Moyen‑Orient, du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) montrait sans équivoque que le demandeur demeurait un danger pour la sécurité nationale. L’avis exprimé par l’analyste du SCRS était appuyé par la preuve versée dans le dossier public et le dossier confidentiel, contrairement à l’argument du demandeur selon lequel cet avis était infondé. Il n’a pas non plus été établi que le SCRS recourait au fichage racial pour savoir si tel ou tel individu posait une menace pour la sécurité nationale, comme l’avait donné à entendre le demandeur. Le demandeur constituait toujours un danger pour la sécurité nationale, et cette conclusion était autorisée par le dossier que la Cour avait devant elle. Il ne s’agissait pas d’une décision sur le caractère raisonnable ou non du certificat de sécurité.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 6, 7, 9, 12, 15(1), 24(1).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, partie II.1 (édictée par L.C. 2001, ch. 41, art. 4).

Loi constitutionnelle de l982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52(1).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 17 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3; 2002, ch. 8, art. 24), 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, art. 40.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; 1992, ch. 49, art. 31).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 77(1) (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194), 79, 80(2), 82, 83, 84, 85, 113d)(ii).

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, art. 172(2).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Charkaoui (Re), [2005] 2 R.C.F. 299; 2004 CAF 421; Ahani c. Canada, [1996] A.C.F. no 937 (C.A.) (QL).

décision différenciée :

R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933.

décisions examinées :

Jaballah (Re), [2005] 1 R.C.F. 560; 2004 CAF 257; Jaballah (Re), [2005] 4 R.C.F. 359; 2005 CF 399; Jaballah v. Canada (Attorney General) (2005), 258 D.L.R. (4th) 161 (C.S.J. Ont.); Ahani c. Canada, [1995] 3 C.F. (1re inst.); Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657; 2004 CSC 78; R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, [1991] 2 R.C.S. 577.

décisions citées :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Jaballah, [1999] A.C.F. no 1681 (1re inst.) (QL); Jaballah (Re), [2003] 4 C.F. 345; 2003 CFPI 640; Jaballah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 299; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mahjoub 2005 CF 1596; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1645; Charkaoui (Re), [2005] 3 R.C.F. 389; 2005 CF 248; Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1740; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143.

DEMANDE de mise en liberté jusqu’à ce qu’il soit statué à titre définitif sur les questions concernant le demandeur après qu’un certificat de sécurité lui eut été délivré en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande rejetée.

ont comparu :

Donald A. MacIntosh, Melkia Visnick, David Tyndale et Robert Batt, pour les ministres.

Barbara L. Jackman et John R. Norris, pour le demandeur.

avocats inscrits au dossier :

Le sous‑procureur général du Canada, pour les ministres.

Barbara L. Jackman, Toronto, et Ruby & Edwardh, Toronto, pour le demandeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge suppléant MacKay :

Introduction et contexte

[1]Le demandeur Mahmoud Es Sayy Jaballah sollicite, en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte), sa mise en liberté jusqu’à ce que l’on rende une décision définitive sur les questions soumises à la Cour, concernant la délivrance d’un certificat de sécurité en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

[2]M. Jaballah, un étranger de nationalité égyptienne, est en détention depuis le 14 août 2001, date à laquelle un certificat de sécurité a été délivré contre lui en vertu de l’article 40.1 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31] de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2] aujourd’hui le paragraphe 77(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194] de la LIPR. M. Jaballah et sa famille sont arrivés au Canada en 1996, puis ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention, revendication qui était encore pendante lorsqu’il a été incarcéré en 1999 en vertu d’un certificat antérieur de sécurité qui a été plus tard annulé par M. le juge Cullen en novembre 1999 [1999] A.C.F. no 1681 (1re inst.) (QL)]. Il est demeuré au Canada en tant qu’étranger jusqu’au règlement de sa revendication du statut de réfugié. Cette revendication a été rejetée, mais la décision fut annulée par contrôle judiciaire en octobre 2000, et la revendication était encore pendante lorsqu’il a fait l’objet d’un deuxième certificat de sécurité délivré par les ministres, et c’est alors qu’il a été mis en détention, sans mandat, le 14 août 2001. Après nouvelle audition, la demande d’asile de M. Jaballah a été rejetée en avril 2003, mais les demandes de son épouse et de quatre de ses enfants ont été accueillies, et ils ont été reconnus comme réfugiés au sens de la Convention.

[3]Le second certificat, délivré par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le solliciteur général du Canada de l’époque, lequel est aujourd’hui appelé ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada, faisait état de leur opinion selon laquelle M. Jaballah est interdit de territoire pour des raisons de sécurité nationale. Il a été mis en détention, sans mandat ni ordonnance, en application du paragraphe 82(2) de la LIPR, et le certificat a été renvoyé à la Cour, et à moi en tant que juge désigné en application de la LIPR, pour décision sur le caractère raisonnable du certificat.

[4]Cette décision a nécessité davantage de temps que quiconque aurait pu l’imaginer. Je résumerai très brièvement ici la procédure.

1) En juillet 2002, M. Jaballah a demandé, en vertu de la LIPR, d’être déclaré personne à protéger et, en application du paragraphe 79(1) de la LIPR, la procédure se rapportant à l’examen du certificat a été suspendue.

2) En août 2002, un agent d’ERAR [évaluation des risques avant renvoi] du ministère de l’Immigration a procédé à une évaluation des risques, laquelle fut communiquée à M. Jaballah. Dans cette évaluation, l’agent exprimait l’opinion que M. Jaballah serait exposé à un risque de torture, à une menace pour sa vie ou à des traitements cruels et inusités s’il était renvoyé en Égypte. La Cour a par la suite jugé que cette opinion ne représentait pas elle‑même la décision requise du ministre en vertu de la LIPR et du Règlement [Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227] en ce qui a trait à la demande de protection présentée par M. Jaballah.

3) Après que la Cour eut invité plusieurs fois, sans résultat, l’avocat du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à obtenir une décision du ministre sur la demande de protection, la Cour a jugé, après audition d’une requête de M. Jaballah en ce sens, entendue en avril 2003, que, vu les circonstances, l’absence d’une décision ministérielle sur la demande de protection constituait selon la LIPR un abus de procédure. La Cour a alors entrepris d’examiner le caractère raisonnable du certificat des ministres, et ce certificat a été déclaré raisonnable le 23 mai 2003 (voir Jaballah (Re), [2003] 4 C.F. 345 (1re inst.)).

4) Les ministres ont interjeté appel du jugement dans la mesure où il concluait à un abus de procédure, et M. Jaballah a déposé un appel incident ainsi qu’un appel distinct à l’encontre de la conclusion selon laquelle le certificat était raisonnable.

5) Le 20 novembre 2003, la Cour a entendu une requête déposée au nom de M. Jaballah, en vue de sa mise en liberté, conformément au paragraphe 84(2) de la LIPR, après qu’il fut demeuré en détention durant plus de 120 jours après le jugement déclarant le certificat raisonnable. Cette requête a été rejetée (voir Jaballah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 299).

6) Le 30 décembre 2003, M. Jaballah était informé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration que sa demande de protection présentée en juillet 2002 était refusée. La Cour a été informée du résultat, mais non de la décision, par lettre reçue le 6 janvier 2004. M. Jaballah a demandé le contrôle judiciaire de cette décision du ministre, demande qui n’avait pas été instruite avant l’examen des appels.

7) En juillet 2004, la Cour d’appel fédérale [[2005] 1 R.C.F. 560] statuait sur l’appel des ministres et celui de M. Jaballah à propos des décisions de mai 2003, en disant respectivement qu’il y avait eu abus de procédure et que le certificat des ministres était raisonnable. La Cour d’appel confirmait le jugement selon lequel il y avait eu abus de procédure, de même que le jugement visant à rectifier l’abus, c’est‑à‑dire celui où la Cour fédérale disait que la décision de l’agent d’ERAR d’août 2002 devrait être réputée celle du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à propos du risque que courrait M. Jaballah s’il était renvoyé en Égypte. Mais la Cour d’appel a jugé que la Cour fédérale avait outrepassé son pouvoir dans son jugement concluant au caractère raisonnable du certificat, car elle avait rendu ce jugement sans attendre la décision du ministre sur la demande de protection. Le jugement de la Cour fédérale concernant le certificat a été annulé et l’affaire lui a été renvoyée pour réexamen. La Cour, par l’intermédiaire du soussigné, en tant que juge désigné, a donc entrepris de réexaminer le certificat en application du paragraphe 79(2) de la LIPR.

8) Après avoir entendu les arguments en août 2004 et examiné les observations écrites supplémentaires des avocats, je suis arrivé à la conclusion en mars 2005 [[2005] 4 R.C.F. 359 (C.F.)] que la décision du ministre se rapportant à la demande de protection présentée par M. Jaballah n’était pas conforme au droit. La décision du ministre a été annulée et la procédure se rapportant au certificat a été de nouveau suspendue, en application du paragraphe 80(2), afin de permettre au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de se prononcer une nouvelle fois sur la demande de protection.

9) Par ordonnance du 7 juillet 2005, j’ai statué comme il suit, à l’issue de la nouvelle procédure :

a) la Cour confirme son jugement du 23 mai 2003 selon lequel la décision de l’agent d’ERAR d’août 2002 continue d’être réputée celle du ministre à propos du risque que courrait M. Jaballah s’il était renvoyé aujourd’hui en Égypte;

b) les points soumis au réexamen du ministre, et devant être l’objet d’un rapport à M. Jaballah et à la Cour conformément au sous‑alinéa 113d)(ii) de la LIPR et au paragraphe 172(2) du Règlement, sont le danger que M. Jaballah représente pour la sécurité du Canada s’il demeure dans ce pays, et la question de savoir si, malgré le risque qu’il court en cas de renvoi en Égypte, sa demande de protection devrait être refusée; et

c) la décision du ministre sur la demande de protection devra être déposée au plus tard le 26 septembre 2005, ainsi qu’elle l’a été par la suite, après que M. Jaballah aura eu l’occasion de s’exprimer sur le dossier devant être étudié par le ministre ou son représentant.

La demande de mise en liberté

[5]M. Jaballah a alors présenté une demande de mise en liberté à la Cour le 24 août 2005. Cette demande faisait suite à une demande d’habeas corpus et autre redressement présentée devant M. le juge Trafford, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Le juge Trafford a suspendu cette procédure à la demande de l’avocat des ministres fédéraux ainsi que de l’avocat du procureur général de l’Ontario, comptant que M. Jaballah pourrait demander un redressement à la Cour (Jaballah v. Canada (Attorney General) (2005), 258 D.L.R. (4th) 161 (C.S.J. Ont.). Des copies d’affidavits souscrits à l’origine en mai 2005 par M. Jaballah, des membres de sa famille et des cautions proposées, en vue de la procédure d’habeas corpus introduite devant la Cour de l’Ontario, ont été déposées sur ordre de la Cour, au soutien de la demande de mise en liberté de M. Jaballah.

[6]À la faveur d’une conférence téléphonique tenue entre les avocats des parties et la Cour le 29 août 2005, des dispositions ont été prises pour que l’audition de cette demande de mise en liberté débute à Toronto le 7 septembre 2005. Cette audition, qui, selon la Cour, constituait une affaire urgente, s’est poursuivie durant cinq jours et demi. Les avocats de M. Jaballah ont alors indiqué qu’il ne leur était pas possible de présenter immédiatement des observations orales, qu’un délai était nécessaire pour la préparation des observations requises et que les avocats des parties n’allaient pas pouvoir se libérer de nouveau avant le 19 octobre, soit quelque six semaines plus tard. À regret, la Cour a suspendu la séance jusqu’à cette date.

[7]L’audition de cette affaire s’est terminée le 21 octobre 2005. Par la suite, la Cour a consacré un temps considérable à l’examen des renseignements dont la communication avait été refusée à M. Jaballah et à ses avocats, pour voir si l’un quelconque de ces renseignements pouvait dès lors être communiqué. Cette tâche visait surtout les procédures futures se rapportant à la légalité de la décision rendue le 26 septembre 2005 par le représentant du ministre sur la demande de protection présentée par M. Jaballah, et celles se rapportant au caractère raisonnable du certificat de sécurité, mais, jusqu’à la conclusion de l’examen, il était impossible de savoir si les renseignements qui pourraient désormais être communiqués seraient pertinents aux fins de la demande de mise en liberté.

[8]Après l’examen des renseignements, les avocats ont demandé la possibilité, qui leur a été accordée, de présenter des observations sur deux jugements récents concernant d’autres demandes de mise en liberté, à savoir la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mahjoub, 2005 CF 1596 (juge Dawson, 25 novembre 2005) (ci‑après la décision Mahjoub), et la décision Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1645 (juge Layden‑Stevenson, 5 décembre 2005) (ci‑après la décision Almrei). Des observations écrites ont été reçues des avocats de M. Jaballah et des avocats des ministres fédéraux, le 12 et 19 décembre 2005 respectivement.

[9]Outre ces décisions, la Cour a examiné la décision Charkaoui (Re), [2005] 3 R.C.F. 389 (C.F.) (juge Noël) et la décision Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1740 (juge Lemieux). Dans toutes ces affaires, les tribunaux étaient saisis de demandes de mise en liberté fondées sur les exigences de l’article 83 et du paragraphe 84(2) de la LIPR, exigences non indiquées comme applicables selon la LIPR en ce qui a trait au maintien en détention sous le régime du paragraphe 82(2).

[10]Après examen scrupuleux de la preuve relative à la demande de mise en liberté, et des arguments des avocats, mes conclusions, fondées sur les motifs qui suivent, sont les suivantes :

i) la Cour a le pouvoir d’examiner cette demande de redressement fondé sur la Charte et la Loi constitution-nelle de1982.

ii) dans la présente affaire, la longue détention imposée à M. Jaballah à titre d’étranger, en application du paragraphe 82(2), sans qu’il ait la possibilité légale de faire examiner cette détention jusqu’à ce qu’il soit statué sur le caractère raisonnable ou non du certificat des ministres, conduit à le priver, d’une manière discrimina-toire, de son droit à l’égalité devant la loi et de son droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, en violation du paragraphe 15(1) de la Charte, en compa-raison du traitement réservé à un résident permanent pareillement détenu en vertu d’un certificat de sécurité selon l’article 83 de la LIPR, et cela parce que M. Jaballah a le statut d’étranger, un motif de discrimina-tion analogue à ceux que prévoit le paragraphe 15(1).

iii) de telles circonstances justifient, à titre de réparation selon le paragraphe 24(1) de la Charte, une exemption de l’application continue du paragraphe 82(2) de la LIPR, à moins que sa détention ne soit ordonnée par un juge, en l’occurrence le juge soussigné, après examen de sa détention selon les mêmes conditions que celles qui sont applicables au cas d’un résident permanent pareillement détenu, c’est‑à‑dire selon les conditions prévues par le paragraphe 83(3), ainsi libellé :

83. [. . .]

(3) L’intéressé est maintenu en détention sur preuve qu’il constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.

iv) après examen de la demande de mise en liberté, j’arrive à la conclusion que M. Jaballah constitue toujours un danger pour la sécurité du Canada et que sa détention devrait se poursuivre, jusqu’à nouvelle ordonnance.

v) la demande de mise en liberté présentée par M. Jaballah est rejetée.

vi) la Cour d’appel a jugé que les dispositions des articles 82 à 85 de la LIPR relatives à la détention ne portaient pas atteinte aux droits garantis par les articles 7, 9 et 12 de la Charte. La Cour est liée par ces décisions. La Cour ne se prononce pas sur la validité constitutionnelle du paragraphe 82(2) de la LIPR au regard du paragraphe 15(1) de la Charte, et cette disposition de la LIPR demeure en vigueur.

La détention et l’examen d’un certificat de sécurité

[11]La LIPR prévoit la détention des résidents permanents et des étrangers dans une gamme de circonstances, notamment lorsqu’est délivré, en vertu du paragraphe 77(1), un certificat attestant qu’une telle personne est interdite de territoire pour des raisons de sécurité. Les dispositions relatives à la détention dans ces circonstances sont les suivantes :

Détention

82. (1) Le ministre et le solliciteur général du Canada peuvent lancer un mandat pour l’arrestation et la mise en détention du résident permanent visé au certificat dont ils ont des motifs raisonnables de croire qu’il constitue un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.

(2) L’étranger nommé au certificat est mis en détention sans nécessité de mandat.

83. (1) Dans les quarante‑huit heures suivant le début de la détention du résident permanent, le juge entreprend le contrôle des motifs justifiant le maintien en détention, l’article 78 s’appliquant, avec les adaptations nécessaires, au contrôle.

(2) Tant qu’il n’est pas statué sur le certificat, l’intéressé comparaît au moins une fois dans les six mois suivant chaque contrôle, ou sur autorisation du juge.

(3) L’intéressé est maintenu en détention sur preuve qu’il constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.

84. (1) Le ministre peut, sur demande, mettre le résident permanent ou l’étranger en liberté s’il veut quitter le Canada.

(2) Sur demande de l’étranger dont la mesure de renvoi n’a pas été exécutée dans les cent vingt jours suivant la décision sur le certificat, le juge peut, aux conditions qu’il estime indiquées, le mettre en liberté sur preuve que la mesure ne sera pas exécutée dans un délai raisonnable et que la mise en liberté ne constituera pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui.

[12]Naturellement, si le juge désigné estime que le certificat de sécurité n’est pas raisonnable, le certificat est annulé (paragraphe 80(2)), et la personne détenue en vertu du certificat est libérée. Par ailleurs, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, sur demande de la personne détenue, qu’il s’agisse d’un résident permanent ou d’un étranger, peut la mettre en liberté si elle veut quitter le Canada (paragraphe 84(1)).

[13]La LIPR ne renferme aucune disposition prévoyant l’examen de la détention d’un étranger en application du paragraphe 82(2), sauf sur demande de la personne détenue lorsqu’elle n’a pas été renvoyée du Canada dans un délai de 120 jours après que la Cour fédérale a jugé que le certificat délivré par les ministres était raisonnable. Si ce droit conféré par la loi prenait naissance, comme ce fut le cas pour M. Jaballah en 2003, le juge chargé de l’examen peut ordonner la mise en liberté de l’étranger selon certaines conditions, sur preuve que la mesure de renvoi ne sera pas exécutée dans un délai raisonnable et que la mise en liberté n’entraînera pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui (paragraphe 84(2) de la LIPR). En l’espèce, puisqu’aucune décision n’a été rendue sur le caractère raisonnable du certificat depuis sa mise en détention il y a quatre ans et demi, la LIPR n’accorde pas à M. Jaballah le droit de faire examiner le fondement de son maintien en détention.

[14]La situation de M. Jaballah, un étranger, n’est pas la même que s’il était un résident permanent du Canada. Si un résident permanent du Canada est détenu en vertu d’un certificat de sécurité, un juge doit procéder à l’examen de sa détention dans les 48 heures qui suivent le début de la détention. Le juge chargé de l’examen ordonne le maintien en détention s’il est convaincu que le résident permanent demeure un danger pour la sécurité nationale ou pour la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi (paragraphe 83(3) de la LIPR). S’il n’est pas remis en liberté après examen de sa détention, le résident permanent doit, jusqu’à ce qu’il soit statué sur le caractère raisonnable du certificat, être amené devant un juge au moins une fois au cours des six mois qui suivent chacun des contrôles, ainsi que sur autorisation du juge (paragraphe 83(2) de la LIPR).

[15]La situation d’un citoyen canadien dont on considère qu’il constitue un risque pour la sécurité nationale contraste avec celle d’un étranger ou d’un résident permanent qui présente un risque semblable. Un citoyen canadien ne peut être détenu que s’il est arrêté et accusé d’une infraction ou, dans des cas exceptionnels, à titre préventif et sous réserve d’examen, en application du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C‑46]. Dans ces conditions, des poursuites sont engagées, et les normes de preuve en matière criminelle s’appliquent. Il n’est pas nécessaire qu’un résident permanent ou un étranger soit poursuivi avant que son expulsion ne soit ordonnée à la suite d’une décision de la Cour selon laquelle le certificat de sécurité est raisonnable.

Points de procédure

[16]Certains points de procédure ont été soulevés au début de l’audition du 7 septembre 2005.

[17]Premièrement, il a été ordonné aux avocats de M. Jaballah de signifier sans délai, en application de l’article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod.,  idem, art. 14)], et modifications, aux procureurs généraux des provinces et des territoires, sauf à celui de l’Ontario, qui était au fait de l’audience, un avis des questions constitutionnelles découlant en particulier du redressement possible sollicité en raison de la violation alléguée de la Charte canadienne des droits et libertés. Confirmation de la signification aux procureurs généraux, par télécopieur, a été par la suite déposée auprès de la Cour.

[18]Deuxièmement, l’avocat du procureur général de l’Ontario a demandé l’autorisation d’intervenir dans la procédure se rapportant à la demande de mise en liberté. Il a demandé cette autorisation en prévision de l’avis des questions constitutionnelles soulevées, confirmées oralement au début de l’audience, et aussi parce qu’il avait un intérêt particulier dans les allégations à prévoir selon lesquelles les conditions de détention de M. Jaballah, au centre provincial de détention où il se trouve, sont telles qu’elles  violent certains droits confé-rés par la Charte. Après audition des avocats des parties ainsi que du procureur général de l’Ontario, la Cour a accueilli la requête en intervention présentée par celui-ci, aux fins de la recevabilité de la preuve par affidavit ainsi que des arguments, avec préavis aux autres avocats, se rapportant aux conditions de la détention et à leur effet, le cas échéant, sur les droits accordés par la Charte. Il restait à statuer, si l’avocat du procureur général de l’Ontario le souhaitait, sur l’autorisation d’interroger ou de contre‑interroger tel ou tel témoin. Le procureur général de l’Ontario a par la suite demandé, et obtenu, d’interroger le surintendant par intérim du Centre de détention de Toronto Ouest, lieu de détention de M. Jaballah, qui avait été appelé à témoigner par M. Jaballah, et de contre‑interroger M. Jaballah à propos des services médicaux dont il bénéficiait durant sa détention.

[19]Troisièmement, un autre point de procédure mentionné, mais non contesté par les avocats des parties, concernait le pouvoir de la Cour de considérer la réparation principale ici sollicitée, c’est‑à‑dire la mise en liberté de M. Jaballah au motif que les dispositions de la LIPR ou leur application à M. Jaballah porteraient atteinte à des droits garantis par la Charte. Tous les avocats présents devant la Cour prennent acte de l’avis de M. le juge Trafford, de la Cour supérieure de Justice de l’Ontario [(2005), 258 D.L.R. (4th) 161], selon lequel la Cour fédérale n’est pas compétente pour délivrer un bref d’habeas corpus, sauf dans les circonstances expressément prévues pour les membres des forces armées, en application de l’article 17 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3; 2002, ch. 8, art. 24] de la Loi sur les Cours fédérales. Tous ont admis cependant le pouvoir de la Cour de statuer sur la demande de mise en liberté dans le cas présent, où on exhorte la Cour à accorder réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte ou en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, au motif qu’il a été porté atteinte à des droits garantis par la Charte.

[20]À mon avis, compte tenu de l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans Charkaoui (Re), [2005] 2 R.C.F. 299, il ne fait aucun doute que la Cour a le pouvoir de décider les points soulevés dans la présente demande. En tant que juge désigné en vertu de la LIPR, il m’appartient d’entendre et de décider les questions constitutionnelles auxquelles donne lieu la procédure visant à déterminer si le certificat de sécurité est raisonnable, y compris ici la procédure connexe d’examen du maintien en détention de M. Jaballah. (Voir l’arrêt Charkaoui, juges Décary et Létourneau, au paragraphe 144.)

Les motifs du redressement

[21]Les motifs du redressement sollicité ici par M. Jaballah dans sa requête sont les suivants :

i.              La détention continue de M. Jaballah, en application des articles 82 à 85 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), qui prévoient la détention automatique et obligatoire d’un étranger visé par un certificat de sécurité délivré en vertu de l’article 77 de la LIPR, et qui interdisent toute possibilité d’examen de la nécessité de la détention jusqu’à ce que le certificat de sécurité soit confirmé, avec absence de renvoi de l’intéressé du Canada dans un délai de 120 jours par la suite, contrevient aux principes de justice fondamentale établis à l’article 7 de la Charte des droits et libertés en excluant la possibilité d’un examen rapide et équitable fondé sur des normes acceptables de mise en liberté, et nie au demandeur, par l’application des dispositions en cause aux seuls étrangers, l’égalité devant la loi ainsi que la même protection et le même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, en violation de l’article 15 de la Charte des droits et libertés;

ii.             La détention continue de M. Jaballah dans un établissement provincial de détention, dans des conditions qui sont cruelles et inusitées, contrevient aux droits que lui confère l’article 12 de la Charte des droits et libertés et contrevient aux principes de justice fondamentale établis à l’article 7 de la Charte des droits et libertés;

iii.            La détention continue de M. Jaballah au Centre de détention de Toronto Ouest, un établissement provincial de détention provisoire, sans qu’une autre forme de détention soit possible dans un établissement de longue durée, constitue un traitement cruel et inusité contraire à l’article 12 de la Charte des droits et libertés, n’est pas conforme aux normes de traitement équitable que requièrent les principes de justice fondamentale établis à l’article 7 de la Charte des droits et libertés, et, comme ce traitement est réservé au demandeur en tant qu’étranger et en tant que musulman, il porte atteinte au droit à l’égalité devant la loi et nie au demandeur la même protection et le même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, en violation de l’article 15 de la Charte des droits et libertés.

[22]Quand la présente demande a été instruite, l’avocat de M. Jaballah a précisé que la requête principale présentée à la Cour avait pour objet de faire soustraire M. Jaballah à l’application de la disposition prévoyant son maintien en détention, et cela à titre de réparation suivant le paragraphe 24(1) de la Charte ou le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, parce que l’application des dispositions de la LIPR dans la présente affaire constituait une atteinte aux droits garantis par la Charte. Si un redressement de cette nature n’est pas jugé adéquat, alors l’avocat de M. Jaballah demande que ces dispositions de la LIPR soient déclarées invalides parce qu’elles portent atteinte aux droits de M. Jaballah garantis par la Charte.

[23]L’une et l’autre des lignes de conduite proposées seraient fondées sur des facteurs contextuels semblables, notamment les textes législatifs applicables et la preuve concernant la demande de mise en liberté. Je me propose d’examiner la preuve présentée à la Cour, pour passer ensuite aux observations des avocats.

[24]Il convient sans doute de souligner que la demande est instruite sans autre fondement légal que la Constitution du Canada, y compris la Charte. Une preuve relativement mince a résulté des témoignages et documents axés sur les motifs justifiant une ordonnance judiciaire de mise en liberté en application du paragraphe 83(3) pour les résidents permanents, ou du paragraphe 84(2) pour les étrangers, détenus durant quatre mois après qu’un certificat de sécurité délivré par les ministres a été jugé raisonnable. Les autres décisions où furent appliquées ces dispositions prévoyant la mise en liberté par ordonnance judiciaire sont donc de peu d’utilité ici. En l’espèce, les arguments constitutionnels étaient fondés sur les faits, en particulier le maintien en détention de M. Jaballah, privé de tout droit accordé par la loi de faire examiner sa détention jusqu’à ce qu’il soit statué sur le caractère raisonnable du certificat, ou, si le certificat est jugé raisonnable, jusqu’à l’expiration de quatre mois par la suite. À ce stade, on peut raisonnablement compter que la première de ces possibilités ne se présentera sans doute qu’au moins deux mois après le dépôt de la présente décision.

[25]Je passe à l’examen de la preuve qui a été présentée à la Cour et sur laquelle repose la demande.

Preuve relative aux conditions de détention

[26]Après son arrestation le 14 août 2001, M. Jaballah a été détenu durant environ six semaines à Millbrook, un établissement carcéral fédéral. Après le 11 septembre 2001, il a été enfermé à cet endroit, en isolement cellulaire, comme il l’a été à partir de la mi‑octobre 2001, quand il a été transféré au Centre de détention de Toronto Ouest (le CDTO), un centre régional provincial de détention provisoire.

[27]Les conditions de l’isolement cellulaire dans les deux établissements n’étaient pas agréables, puisqu’il devait passer presque 24 heures par jour seul dans une très petite cellule, d’abord sans eau courante ni cabinet d’aisances, et avec des possibilités très limitées de contact, que ce soit sous forme de visites ou de conversations téléphoniques, avec sa famille ou avec d’autres personnes. Ses repas lui étaient servis pour consommation dans sa cellule. Le seul moment qu’il passait en dehors de sa cellule était bref, pour une douche, une courte période dans la « cour » ou une très brève visite. Tous ses effets personnels, y compris les brosses à dent et les livres, dont son livre de prières, étaient gardés en dehors de sa cellule et il ne pouvait les obtenir que si un gardien le voulait bien. Les chaussures n’étaient pas autorisées dans sa cellule. La literie était limitée et, de l’avis de M. Jaballah, elle était souvent sale quand on la lui remettait. Durant quelques jours, M. Jaballah est resté nu dans sa cellule, une condition qui heurtait ses convictions religieuses, d’autant plus qu’il pouvait être observé à tout moment. Les raisons de sa détention en isolement cellulaire étaient sans aucun rapport avec son propre comportement en détention, et elles ne lui ont d’ailleurs pas été expliquées.

[28]Le directeur intérimaire du CDTO, qui a témoigné à l’audience, a expliqué que la mise en isolement cellulaire de M. Jaballah avait été décidée pour sa propre sécurité et pour la sécurité générale des autres détenus et du personnel de l’établissement, en accord avec la politique et les pratiques des centres régionaux de détention de l’Ontario. Vu l’incertitude générale sur le risque que posait la présence de personnes détenues en vertu de certificats de sécurité dans le sillage du 11 septembre 2001, il a fait valoir que l’on craignait pour la sécurité de M. Jaballah dans la population carcérale générale. M. Jaballah a fait état de difficultés occasionnelles rencontrées avec certains gardiens ou d’autres détenus, mais il n’est pas établi qu’il a été traité autrement qu’en accord avec les politiques et pratiques généralement applicables aux détenus placés en isolement cellulaire.

[29]Durant près d’un mois, en décembre 2001 et janvier 2002, M. Jaballah a été transféré dans une rangée générale du CDTO, mais, à la suite d’un avis à propos du risque que sa présence faisait peser sur la sécurité, il a alors été de nouveau placé en isolement cellulaire. En juillet 2002, encore au CDTO, il a été transféré dans une aire d’isolement protecteur, et c’est là qu’il se trouve depuis.

[30]Le CDTO est un établissement à sécurité maximale. En tant que centre régional de détention provisoire, sa fonction principale consiste à détenir les personnes accusées, mais non encore jugées ou condamnées pour des infractions criminelles, surtout des infractions graves. Ces personnes ne sont l’objet d’aucune évaluation en matière de classification du risque. Cette évaluation n’est faite qu’après le prononcé de la peine, lorsque la personne déclarée coupable doit être placée dans un centre provincial de détention ou a été placée dans un établissement carcéral fédéral. Sans cette évaluation, les personnes détenues au CDTO sont soumises aux pratiques générales d’un établissement à sécurité maximale.

[31]Dans l’aire d’isolement protecteur où est détenu M. Jaballah, les cellules sont conçues pour loger deux personnes chacune, mais, durant une bonne partie de son séjour dans l’établissement, certaines cellules ont été occupées par trois détenus, le troisième devant dormir sur le sol. Les détenus passent de leurs cellules à une salle commune de la rangée, habituellement depuis le matin jusqu’à 19 h 30. La salle commune est équipée de tables et de chaises en métal qui sont fixes. Il y a un téléviseur. Les repas sont servis dans la salle commune, et toutes les activités s’y déroulent à la vue de tous, à l’exception des fréquentes fouilles à nu effectuées sur les détenus qui ont été sortis de la rangée pour une visite ou à une autre fin. Dans une pièce réservée aux visites, les familles ou autres personnes, y compris les avocats, ne sont pas libres de leurs mouvements, et les visites peuvent être annulées sans préavis pour raison de sécurité de l’établissement, d’inquiétude liée à la santé publique, par exemple le SRAS, ou de conflit de travail avec les employés de l’établissement. Les confinements aux cellules, quand l’établissement est fermé aux visiteurs et que les détenus sont tenus de retourner ou de rester dans leurs cellules, ne sont pas rares lorsque la sécurité est en jeu.

[32]Selon M. Jaballah, fervent musulman, sa détention a porté atteinte à sa pratique religieuse et à ses convictions religieuses. Au début, quand il était en isolement, il a eu de la difficulté à se faire remettre un exemplaire du Coran. Il devait parfois dire ses prières sans procéder aux ablutions requises, et sans tapis de prière, et il les disait en public, devant les autres détenus, qui le regardaient et parfois le dérangeaient. Il n’a eu que rarement la visite d’un imam. Au début, il trouvait que les repas qu’on lui servait n’avaient pas été préparés selon la méthode halal, et il se demande encore si tel est le cas malgré la politique officielle et les pratiques décrites garantissant une alimentation halal aux détenus de confession musulmane, par recrutement de traiteurs extérieurs. Les fouilles à nu, effectuées régulièrement en application de la politique de l’établissement, et cela pour des raisons de sécurité après qu’un détenu a quitté la rangée pour telle ou telle fin, heurtent ses principes religieux.

[33]J’accepte le témoignage de l’épouse de M. Jaballah, Husnah Mohammed Al‑Mastouli, et celui de son fils aîné, Ahmed, qui commence maintenant des études universitaires, à propos des grandes difficultés que cause à sa famille son absence due à sa détention. J’accepte aussi le propre témoignage de M. Jaballah selon lequel le fait d’être séparé de sa famille et de ne pas pouvoir, à cause de sa détention, exercer ses responsabilités envers sa famille constitue l’aspect le plus douloureux et le plus pénible de sa détention. Même quand son épouse et ses enfants ont la possibilité de le visiter, ils sont toujours séparés de lui par une cloison vitrée, et ils ne communiquent que par téléphone. En accord avec la politique de l’établissement, il n’a pas la possibilité de les toucher ou de les tenir contre lui. Je relève que, avec la collaboration des agents de sécurité qui accompagnent M. Jaballah aux audiences relatives à la demande, de brèves visites avec contact ont pu avoir lieu dans la salle d’audience quand la séance était suspendue pour la pause de mi‑journée.

[34]J’accepte aussi le témoignage de Paul Evan Greer, directeur intérimaire du CDTO, à propos des raisons justifiant les politiques de sécurité maximale, le régime de réglementation détaillée et l’application de cette réglementation. J’accepte aussi la description qu’il a faite des moyens pris par l’établissement, en particulier ces dernières années, pour favoriser une application non discriminatoire des politiques et pratiques, sauf, le cas échéant, afin de reconnaître les pratiques religieuses ou sociales propres à certains détenus. S’agissant des détenus de confession musulmane, les derniers moyens pris sont : la fourniture de livres de prières et de tapis de prière, l’obtention d’aliments halal auprès de traiteurs extérieurs, les dispositions particulières applicables à l’alimentation des musulmans durant le Ramadan, de même que les visites bénévoles, hebdomadaires et régulières, d’un imam.

[35]J’accepte aussi le témoignage de M. Greer, fondé sur les dossiers du CDTO, selon lequel M. Jaballah a déposé, selon la procédure établie, peu de plaintes formelles de mauvais traitements de la part des gardiens ou d’autres détenus et, abstraction faite des préoccupa-tions de M. Jaballah au sujet des conditions sanitaires, les seules plaintes notables qu’il a déposées concernent l’absence occasionnelle d’aliments halal. J’admets aussi que les circonstances de la détention découragent probablement le dépôt de plaintes, ainsi qu’en ont témoigné à la fois M. Greer et M. Jaballah. La preuve montre aussi que les sérieuses préoccupations de M. Jaballah pour sa santé physique sont maintenant dissipées grâce à une veille médicale organisée par le CDTO.

[36]Je passe au témoignage produit sous forme d’un rapport écrit uniquement, qui émane du Dr Michael Bagby, psychologue clinicien agréé et professeur au Département de psychiatrie de l’Université de Toronto, qui, à la demande de l’avocat de M. Jaballah, a examiné les effets psychologiques sur M. Jaballah de sa détention, et présenté un rapport sur son évaluation. L’évaluation était fondée sur deux entretiens menés en tête‑à‑tête dans une salle privée du CDTO, à la mi‑juillet 2005, sur les résultats de tests administrés et sur des entretiens menés par téléphone avec d’autres personnes.

[37]Au risque de simplifier à l’excès l’évaluation effectuée par le Dr Bagby, je résume ainsi ses conclusions. M. Jaballah souffre de certains troubles psychologiques, en particulier de panique et de dépression, parfois sérieux, surtout lorsqu’il apprend les difficultés que vivent son épouse et ses enfants. Le maintien de sa détention lui cause un stress considérable, parce qu’il « craint pour le bien‑être de sa famille, pour sa santé et sa sécurité et pour l’incertitude de son avenir ». Son arrestation et sa détention continue seraient les causes directes de ses troubles psychologi-ques et affectifs actuels. Il refuse tout traitement pharmacologique qui lui permettrait d’en venir à bout, à l’exception des analgésiques en vente libre et des agents anti‑inflammatoires. Le rapport du Dr Bagby se termine ainsi :

[traduction] Sauf un retournement dans ses démêlés avec la loi, et devant la perspective d’une incarcération indéfinie, mon pronostic à son sujet n’est guère optimiste. M. Jaballah manifeste déjà une réaction de stress et son état mental semble sur une pente descendante.

[38]Malgré les difficultés que l’incarcération continue de M. Jaballah présente pour lui‑même et pour sa famille, la manière dont il a été traité, tant en isolement cellulaire que dans l’unité d’isolement protecteur, est restée conforme aux lignes directrices de l’établissement applicables à tous les détenus des établissements concernés. Par ailleurs, les diverses conditions de détention auxquelles il a été soumis étaient conformes à ces lignes directrices, et je n’ai pas la preuve qu’elles ont été appliquées à M. Jaballah ou aux autres musulmans en général d’une manière déraisonnable ou avec un effet discriminatoire préjudiciable. Comme nous le verrons, les arguments au sujet du traitement discriminatoire et de la possible atteinte à son droit à l’égalité devant la loi, un droit garanti par l’article 15 de la Charte, sont fondés non sur des différences concrètes, mais sur des différences au chapitre des conséquences juridiques découlant des dispositions de la LIPR.

[39]Je relève pour mémoire que, au cours de l’audience, l’avocat du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a consigné dans la preuve une déclaration faite au nom du ministre et se rapportant aux changements prévus du dispositif de détention des personnes assujetties à des certificats de sécurité (transcription, 19 octobre 2005, de la page 830, ligne 3, à la page 832, ligne 20). Cette déclaration est la suivante :

[traduction]

M. MacINTOSH : J’ai quelque chose à signaler à la Cour. Les paragraphes qui suivent exposent la position du gouvernement du Canada, et j’ai été autorisé à en informer la Cour.

Le gouvernement du Canada a pris la décision de prendre à son compte la détention des personnes soumises à un certificat de sécurité et actuellement détenues dans la province de l’Ontario. Ces personnes seront détenues dans un établissement fédéral de détention.

Le régime envisagé par le gouvernement fédéral améliorera les conditions de détention des personnes assujetties à des certificats de sécurité.

Le lieu de détention sera un endroit où les installations et infrastructures nécessaires et adéquates existent en Ontario.

Il est prévu qu’un établissement fédéral sera prêt, dans un délai de quatre à six mois, à accueillir les détenus soumis à des certificats de sécurité. C’est la date la plus proche à laquelle un établissement peut être adéquatement équipé et remis à niveau pour loger ces personnes, et aussi pour faire en sorte qu’elles ne soient pas logées avec le reste de la population carcérale.

J’ai aussi été autorisé à exposer certains détails se rapportant aux conditions de détention.

Sous réserve des impératifs de sécurité pouvant exister dans tel ou tel cas et en général, les détenus seront autorisés :

1. à porter leurs propres vêtements;

2. à acheter à leurs frais un téléviseur et une radio pour utilisation dans leur cellule;

3. à acheter à leurs frais les produits d’hygiène personnelle dont ils ont besoin, en plus des produits de base qui leur seront fournis;

4. à s’abonner à des imprimés (journaux et périodiques);

5. à faire des exercices à l’extérieur qui répondent aux normes applicables aux détenus des pénitenciers fédéraux, possibilité qui sera revue au gré des circonstances, mais dont la durée ne sera pas inférieure à une heure;

6. à emprunter les livres de la bibliothèque du pénitencier, sous réserve des impératifs de logistique;

7. à obtenir des repas en conformité avec les normes du pénitencier;

8. à bénéficier d’un accès surveillé à un téléphone;

9. à recevoir des visites religieuses et à assister à des cérémonies religieuses dans l’unité, sous réserve des impératifs de logistique;

10. à obtenir les soins médicaux et dentaires essentiels;

11. à recevoir des visites avec contact, sous réserve des conditions applicables, et en particulier de fouilles.

[40]Selon l’avocat de M. Jaballah, cette ligne directrice devrait procurer des commodités accrues et être appliquée d’une manière qui offre aux familles et aux avocats un accès raisonnable.

Preuve relative à d’autres aspects

[41]Je laisse la preuve relative aux conditions de détention de M. Jaballah pour examiner d’autres preuves se rapportant à la demande de mise en liberté. Trois autres aspects généraux ont été abordés : le soutien d’éventuelles cautions, et de garants s’ils sont requis, selon les conditions auxquelles la mise en liberté pourrait être ordonnée, l’évaluation générale de la menace d’actes de terrorisme international au Canada, une évaluation qui ressort du témoignage d’un agent du Service canadien du renseignement de sécurité [SCRS] et de la preuve documentaire produite, ainsi que le témoignage de M. Jaballah qui se dit prêt à se conformer aux éventuelles conditions, et les autres aspects de son témoignage qui ont suscité un doute sur sa crédibilité.

Le  soutien  d’éventuelles cautions pour M. Jaballah

[42]Outre qu’ils ont témoigné à propos des difficultés résultant pour eux de la détention de M. Jaballah, son épouse et son fils aîné, Ahmad, se sont déclarés convaincus qu’il n’était nullement impliqué dans des activités terroristes, et que sa situation actuelle était la conséquence des efforts soutenus des autorités égyptiennes en matière de sécurité pour le persécuter en communiquant de fausses informations sur ses activités en Égypte, activités dont la plupart remontent aujourd’hui à plus de 20 ans. Ils ont souligné l’injustice de sa détention alors qu’il n’est l’objet d’aucune accusation, au Canada ou ailleurs, contre laquelle il pourrait se défendre, et ils se sont dits convaincus que, s’il est mis en liberté, M. Jaballah se conformera aux conditions raisonnables imposées, pour ne causer aucune difficulté supplémentaire à sa famille. L’épouse et le fils aîné ont tous deux témoigné que, si M. Jaballah est mis en liberté et n’observe pas les conditions imposées par la Cour, alors ils auront l’obligation de signaler tout manquement de ce genre aux autorités, et c’est ce qu’ils feraient. Le fils de M. Jaballah s’est engagé, pour le cas où on le lui demanderait, à se dessaisir de son propre ordinateur, dont il se sert pour ses études, afin d’empêcher son père de l’utiliser s’il venait à être libéré.

[43]Il y avait aussi 18 autres cautions éventuelles, principalement des citoyens canadiens et quelques résidents permanents, disposés à agir comme garants, à des conditions raisonnables, pour la mise en liberté de M. Jaballah. La plupart avaient fait sa connaissance ou avaient entendu parler de lui par l’intermédiaire de sa famille ou à l’occasion des cours qu’il donnait à l’école de Toronto où il avait été professeur et directeur durant quelques mois en 2000. Aucun d’eux ne l’avait connu avant son arrivée à Toronto. Aucun n’avait connaissance des relations que lui prêtait le SCRS avec d’autres personnes à l’égard desquelles les services de sécurité, au Canada ou à l’étranger, avaient des doutes. Aucun ne connaissait les détails qui figuraient dans les documents publics déposés dans la procédure du certificat de sécurité et qui auraient suscité des doutes dans l’esprit des ministres. Tous ont pourtant exprimé leur respect et leur sympathie pour M. Jaballah et pour son engagement profond envers sa famille. Ils se sont déclarés certains que, une fois mis en liberté, M. Jaballah se conformerait à toutes les conditions imposées et ne ferait rien qui soit susceptible de causer des difficultés à sa propre famille, ni aux cautions ou à leurs proches. Toutes les éventuelles cautions partageaient la même croyance : M. Jaballah n’est pas une personne violente et il ne pouvait pas être associé au terrorisme.

[44]La plupart de ces personnes se sont dites prêtes, dans leur affidavit ou leur déposition, à déposer des garanties susceptibles d’être confisquées pour le cas où M. Jaballah, une fois mis en liberté, n’observerait pas les conditions imposées par la Cour. L’une d’elles était disposée à le remplacer en détention durant un mois, si cela pouvait se faire, afin que M. Jaballah retrouve sa famille. Les garanties que tous ces gens s’engageaient à déposer se chiffraient au total à près de 120 000 $, une somme substantielle pour un groupe relativement modeste de gens prêts à le soutenir au sein de sa communauté. Comme je n’ordonnerai pas sa libération à ce stade, il n’est pas nécessaire d’examiner davantage les engagements qu’ils proposent.

Évaluation générale de la menace terroriste au Canada

[45]P.G., un analyste principal du Moyen‑Orient à l’emploi du SCRS, chargé de la recherche et de l’analyse, ainsi que de la rédaction de documents et d’études sur l’extrémisme islamique, a témoigné au nom du SCRS. Avant de se joindre au SCRS en 2001, il avait travaillé durant quelque 18 ans comme analyste de recherche multilingue au Centre de la sécurité des télécommunications.

[46]P.G. a fait l’historique d’Al‑Qaida depuis les années 1980, cette organisation travaillant d’abord contre les forces soviétiques en Afghanistan, et plus tard aux côtés des Talibans, consacrant ses efforts à former des terroristes originaires de nombreux pays et à les envoyer aux quatre coins du monde pour des missions terroristes, ou comme « cellules dormantes » n’ayant pas de mission immédiate à accomplir, mais appelées éventuellement à lancer des attaques contre les gouvernements du Moyen‑Orient jugés favorables aux intérêts et gouvernements occidentaux, et contre les institutions et sociétés occidentales elles‑mêmes. Depuis les attaques menées à New York le 11 septembre 2001, Al‑Qaida, organisation insaisissable, s’est transformée. Son centre névralgique, encore dominé par Oussama ben Laden, serait situé dans la région frontalière du nord du Pakistan. Un nouveau rôle est joué aujourd’hui par les cellules d’Al‑Qaida dont les dirigeants avaient été entraînés durant les années 1980 et 1990, surtout en Afghanistan. Ces cellules se manifestent périodiquement par des attentats dans divers pays, par exemple à Bali ou à Madrid, et auparavant contre des ambassades des États‑Unis en Afrique de l’Est, et contre le navire U.S.S. Cole au Koweït. Finalement, il faut compter avec d’autres personnes ou organisations qui n’ont pas de véritables liens avec Al‑Qaida, mais qui sont résolues à l’imiter, comme semblent l’avoir été les auteurs des attentats à la bombe commis dans le métro de Londres, en 2005.

[47]Parmi les cellules d’Al‑Qaida, le Djihad islami-que égyptien ou Al Djihad égyptien demeure une organisation généralement qualifiée de terroriste. Depuis qu’elle a formé une association par entente avec ben Laden en 1998 pour promouvoir le djihad, elle a élargi ses cibles au‑delà de l’Égypte. Il s’agit d’une organisation, désignée au 23 juillet 2002 comme organisation terroriste en vertu de la partie II.1 [édictée par L.C. 2001, ch. 41, art. 4] du Code criminel du Canada, dans laquelle les ministres concernés croient que M. Jaballah joue un rôle depuis au moins le milieu des années 1980.

[48]À au moins deux reprises depuis le 11 septembre 2001, des déclarations publiques faites par ben Laden ou en son nom nous ont appris que le Canada pourrait devenir la cible d’activités terroristes. Le dossier du défendeur déposé dans le cadre de la présente demande contient des copies d’articles de presse, d’autres écrits et des publications gouvernementales concernant la menace d’actes terroristes contre le Canada et concer-nant des activités menées dans ce pays qui confirment cette menace. Certains Canadiens ou certaines personnes qui sont depuis arrivées au Canada ont été entraînés dans des camps en Afghanistan lorsque ces camps étaient en activité. Il ne fait aucun doute que le terrorisme international est une menace constante pour la sécurité canadienne, et il ne fait aucun doute qu’il y a au Canada des personnes soupçonnées d’être liées à des activités terroristes internationales.

[49]Durant  son témoignage, P.G. s’est exprimé ainsi :

[traduction] Le Service croit que la détention, qu’elle soit de courte ou de longue durée, n’a aucun effet sur le dévouement et l’allégeance des extrémistes islamiques à leurs causes. On a connaissance de plusieurs exemples, dans plusieurs pays de par le monde, où des individus qui ont été incarcérés durant des périodes variées ont obtenu leur mise en liberté et ont repris les activités auxquelles ils s’adonnaient avant leur incarcération et pour lesquelles ils avaient en fait été incarcérés.

P.G. a illustré cette conviction par des exemples précis, notamment un rapport sur dix détenus de Guantanamo Bay qui avaient été libérés et qui, à leur retour en Afghanistan, avaient récidivé en commettant des actes violents contre les forces coalisées occidentales. Deux autres individus auraient, après leur mise en liberté, joué un rôle prépondérant dans les attentats terroristes commis à Madrid et en Iraq. Ces exemples ne tenaient pas compte bien entendu d’autres détenus mis en liberté dont les activités ultérieures sont inconnues ou ne sont pas rapportées, par exemple les personnes suspectées de terrorisme qui, au Royaume‑Uni en 2004, virent leur détention préventive annulée par ordonnance de la Chambre des lords, selon le régime juridique jugé applicable dans ce pays.

[50]P.G. avait lu la preuve, tant publique que confidentielle, concernant M. Jaballah, mais il a admis qu’il n’avait pas rencontré M. Jaballah, qu’il ne l’avait pas d’une autre manière étudié précisément et qu’il n’était pas informé des vues exprimées à son sujet par sa famille et par les membres de sa communauté à Toronto. P.G. a admis que, après que le premier certificat de sécurité délivré contre M. Jaballah fut annulé et que M. Jaballah fut mis en liberté, que le dossier public n’indique nulle part qu’il avait repris telle ou telle de ses associations avec d’autres personnes jugées louches par le SCRS, ou qu’il s’était engagé dans d’autres activités qui seraient considérées comme préjudiciables à la sécurité nationale du Canada. P.G. a reconnu aussi qu’il n’avait connaissance, dans le dossier public, d’aucun renseignement attestant que M. Jaballah avait été entraîné dans un camp en Afghanistan, et il n’avait connaissance non plus d’aucune allégation publique selon laquelle M. Jaballah avait jamais personnellement pris part à une lutte active.

[51]Néanmoins, P.G. a aussi témoigné que :

[traduction] Le Service croit que M. Jaballah représente encore une menace pour la sécurité du Canada et que cette menace n’a pas—je dis bien « n’a pas »—été neutralisée par son incarcération.

Je reviendrai sur cette évaluation lorsque j’examinerai le redressement demandé ici.

L’attitude de M. Jaballah au regard de sa mise en liberté et de sa crédibilité

[52]M. Jaballah a témoigné à propos des conditions de sa détention, ainsi qu’à propos des effets qu’elle a sur lui et sur sa famille. Il n’avait pas auparavant témoigné dans la procédure relative au certificat de sécurité qui avait débuté en août 2001, sauf après que son avocat à l’époque se soit retiré de l’instance introduite devant la Cour et eut cessé d’occuper pour M. Jaballah, celui‑ci témoignant alors à seule fin d’affirmer qu’il ne produirait aucune preuve en réponse à l’opinion certifiée des ministres selon laquelle il était interdit de territoire au Canada en raison de ses rapports présumés ou de sa complicité présumée avec les milieux terroristes. À présent, durant sa déposition au soutien de sa demande de mise en liberté, il a témoigné à propos des circonstances entourant les arrestations, la torture et les détentions dont il a fait l’objet en Égypte, et à propos de ses déplacements et activités après son départ d’Égypte et avant son arrivée au Canada en 1996.

[53]Durant sa déposition, M. Jaballah a promis que, s’il était maintenant mis en liberté, il se conformerait aux conditions que lui imposerait la Cour. Il a souligné que, pour lui, le plus important est d’être auprès de sa famille. Il s’est engagé à respecter les conditions de sa mise en liberté, qu’il s’agisse des conditions de la résidence surveillée ou de la condition selon laquelle il ne pourrait quitter son domicile qu’accompagné de personnes agréées par la Cour. Selon ses propres mots (transcription, page 501, lignes 7 à 12) :

[traduction] […] je suis disposé à accepter toute condition que la Cour me demandera d’observer, parce que la violation de ces conditions signifierait que je serais privé de l’unique chose pour laquelle je lutte, c’est‑à‑dire être auprès de mes enfants.

[54]Je ne doute nullement du profond désir de M. Jaballah d’être auprès de sa famille et de subvenir à ses besoins. Toutefois, sa crédibilité sous d’autres aspects laisse beaucoup à désirer. En contre‑interrogatoire, il a d’abord dit qu’il ne se souvenait pas d’avoir communiqué avec quiconque au Pakistan après être arrivé au Canada, qu’il n’avait communiqué avec personne au Yémen après avoir quitté ce pays où il ne connaissait qu’une personne avec laquelle il avait travaillé, et que, plus tard, après avoir quitté l’Azerbaïdjan en 1995, il n’y avait pas laissé d’amis et n’avait pas communiqué avec quiconque dans l’un ou l’autre de ces pays, une fois arrivé au Canada. Plus tard, il a été interrogé sur des relevés de téléphone, produits à ce moment‑là, qui indiquaient plusieurs appels vers ces trois pays, notamment 72 appels au Yémen et 47 appels en Azerbaïdjan depuis son téléphone au Canada, principalement en 1996 et 1997. Il a alors reconnu que certains des appels indiqués avaient été faits par lui, ou peut‑être par son épouse. Certains des appels indiqués étaient si brefs, une minute environ, qu’il avait pu s’agir, comme il l’a donné à entendre, d’appels impossibles à exécuter, mais de nombreux appels d’une durée plus longue, qu’il a semblé reconnaître comme siens, n’ont pas été expliqués d’une manière satisfaisante.

[55]Les relevés de téléphone indiquent aussi qu’il a fait depuis son téléphone quelque 75 appels à Londres, en Angleterre, principalement au International Office for Defence of the Egyptian People, organisme dont on croit qu’il constitue un lien opérationnel pour Al‑Qaida. Ces appels, il a reconnu les avoir faits quand il était en quête de conseils ou d’une aide pour sa demande d’asile, afin d’appuyer sa demande de révision à l’encontre du rejet de sa demande d’asile. Il reste que de nombreux appels consignés en 1996 et au début de 1997 ont été faits avant que la demande d’asile de M. Jaballah soit entendue et, à mon avis, ces appels n’ont pas été expliqués d’une manière satisfaisante. Il n’y a pas eu non plus d’explication satisfaisante pour plus de 20 appels facturés par Bell Canada au numéro de téléphone de M. Jaballah pour la période allant du 4 au 6 juin 1996, peu après son arrivée au Canada, appels qui étaient dirigés vers le Royaume‑Uni, le Yémen, l’Azerbaïdjan et le Pakistan.

[56]Un autre témoignage de M. Jaballah au cours duquel il a dit qu’il n’avait pas communiqué avec d’autres au Canada après son arrivée ici a été mis en doute en raison de relevés indiquant des appels faits depuis son téléphone vers Montréal, Winnipeg et Edmonton, dans chaque cas vers des numéros de téléphone de personnes suspectées par le SCRS d’avoir des liens avec le terrorisme international. Quant à ses déplacements à l’intérieur du Canada, il a d’abord dit qu’il n’avait visité que Montréal (afin d’obtenir une assurance automobile moyennant une prime inférieure à celle qu’il pouvait obtenir à Toronto), Niagara Falls et London. Prié plus tard de préciser les autres endroits qu’il avait visités, il a reconnu qu’il s’était rendu en voiture à St. Catherine’s et aussi à Winnipeg pour visiter une personne en particulier, dont il a dit qu’elle n’était pas véritablement un ami, mais qui l’avait aidé, lui et sa famille, à leur arrivée au Canada. Il a dit que sa relation avec une autre personne, qui vivait alors en Alberta et qui a depuis été accusée par des procureurs aux États‑Unis d’activités de financement du terrorisme, avait été accidentelle et s’était produite à l’initiative de la personne en Alberta dont M. Jaballah a dit qu’il ne la connaissait pas vraiment. Or, d’après les relevés, M. Jaballah a fait, depuis son numéro de téléphone de Toronto, de nombreux appels téléphoniques à Edmonton et à Leduc, où sa relation résidait alors. Ces appels n’ont pas été expliqués d’une manière satisfaisante.

[57]Les appels et visites en question ont eu lieu presque dix ans auparavant, mais les explications de M. Jaballah, bien que ne concernant pas directement les conditions de sa détention, qui constituent la principale question soulevée dans sa demande de mise en liberté, n’ont pas été satisfaisantes et ne sont tout simplement pas crédibles. À mon avis, cela jette également le doute sur tout engagement qu’il pourrait donner au regard des conditions imposées s’il était aujourd’hui mis en liberté.

La demande d’« exemption constitutionnelle »

[58]Le redressement principal sollicité par M. Jaballah est une dispense d’application des dispositions de la LIPR concernant la détention jusqu’à ce que l’on tranche définitivement tous les points soulevés dans la présente instance. Selon lui en effet, l’application de ces dispositions dans son cas constitue une atteinte aux droits garantis par la Charte, en particulier ses articles 7, 9 et 12 ainsi que son paragraphe 15(1). Cet argument est avancé sans référence à la validité constitutionnelle des dispositions relatives à la détention telles qu’elles ont été adoptées. En fait, d’après le principe de l’exemption constitutionnelle comme redressement possible en application du paragraphe 24(1) de la Charte, la Cour peut ordonner qu’une personne dont les droits sont lésés par l’application d’une loi autrement valide soit soustraite à l’application de cette loi dans la mesure où cette application porte atteinte à des droits garantis par la Charte.

[59]M. Jaballah presse la Cour de lui accorder un redressement de cette nature, en application du paragra-phe 24(1) de la Charte, qui prévoit ce qui suit :

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[60]Il est allégué que le maintien en détention de M. Jaballah, en application ici du paragraphe 82(2) puisqu’il est un étranger, sans possibilité d’un contrôle judiciaire de l’à‑propos de sa détention jusqu’à ce que l’on rende une décision sur le caractère raisonnable ou non du certificat des ministres en vertu duquel il est détenu, constitue une atteinte aux droits que lui garantit la Charte.

[61]Plusieurs facteurs militeraient en faveur de cette conclusion, des facteurs qui sous‑tendent aussi la conclusion subsidiaire selon laquelle les dispositions relatives à la détention, telles qu’elles existent aujourd’hui, sont inconstitutionnelles parce qu’elles sont incompatibles avec les garanties suivantes énoncées dans la Charte :

—            le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, et l’obligation de ne porter atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale (article 7);

—            le droit à la protection contre la détention arbitraire (article 9);

—            le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités (article 12);

—            l’égalité devant la loi et le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépen-damment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur l’origine nationale ou ethnique, la religion ou autres motifs désignés ou analogues (paragraphe 15(1)).

[62]Les facteurs invoqués par M. Jaballah au soutien de sa mise en liberté, soit parce qu’une exemption devrait être accordée dans son cas, soit parce que les dispositions relatives à la détention seraient inconstitu-tionnelles, sont les suivants :

i)             la durée de sa détention, aujourd’hui quatre ans et demi, depuis août 2001;

ii)            les conditions de sa détention et les effets qu’elles ont sur lui;

iii)           la durée future indéfinie de sa détention si elle devait se poursuivre;

iv)           l’absence dans la LIPR de toute disposition prévoyant un contrôle judiciaire qui permettrait de décider si sa détention est justifiée; et

v)            l’effet discriminatoire des dispositions sur M. Jaballah en tant qu’étranger.

[63]Il est impossible de considérer la durée de sa détention sans au moins admettre que son objet est la détention d’un étranger que deux ministres de la Couronne déclarent interdit de territoire parce qu’il présente un risque pour la sécurité nationale, et cela à titre de mesure préventive, non pas indéfiniment, mais aussi longtemps que l’avis des ministres est contesté et, s’il est jugé raisonnable, alors jusqu’au départ de l’étranger du Canada. Le paragraphe 82(2) de la LIPR, qui prévoit la détention d’un étranger sans mandat et sans procédure de contrôle judiciaire, doit ête lu en corrélation avec d’autres dispositions, notamment celle qui autorise le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, sur demande de la personne détenue, à la mettre en liberté pour qu’elle quitte le Canada (paragraphe 84(1)). Si le certificat est contesté, mais qu’il est jugé raisonnable, la détention peut, par la suite, en cas de non‑exécution de la mesure de renvoi dans un délai de 120 jours, être revue par un juge (paragraphe 84(2)). Dans le contexte des dispositions relatives à la détention, considérées globalement, la durée future du maintien en détention n’est indéfinie qu’autant qu’il est impossible de prédire avec quelque certitude la date à laquelle M. Jaballah sera mis en liberté.

[64]Son avocat fait valoir que la demande dont il s’agit ici ne concerne que la mise en liberté par ordonnance judiciaire et que la disposition prévoyant la mise en liberté par le ministre est hors de propos, mais la Cour ne peut faire abstraction du contexte dans lequel la détention a lieu ici. En tant qu’étranger, M. Jaballah n’a aucun droit d’être admis au Canada. Il est, selon l’avis certifié des ministres compétents, interdit de territoire pour des motifs qui, selon le législateur, sont graves au point de justifier sa détention sans mandat jusqu’à ce qu’il accepte l’avis des ministres et qu’il quitte le Canada, ou jusqu’à ce que l’avis des ministres soit jugé déraisonnable ou, s’il est jugé raisonnable, alors jusqu’à l’expiration de quatre mois additionnels de détention, après quoi il est mis en liberté en vertu du paragraphe 84(2).

[65]Dans la mesure où les conditions et les effets de la détention de M. Jaballah touchent l’examen de sa requête en mise en liberté, j’accepte le témoignage du Dr Bagby concernant les effets psychologiques des conditions de détention sur M. Jaballa, ainsi que le témoignage de l’épouse et du fils de M. Jaballah à propos des effets de son maintien en détention sur sa famille. Cela dit, les conditions de sa détention sont celles d’un établissement à sécurité maximale conçu et géré comme centre de détention provisoire, où sont détenus jusqu’à leur procès les individus sur lesquels pèsent de graves accusations criminelles. Les conditions sont loin d’être idéales, et elles peuvent être particulièrement difficiles pour quiconque est détenu pendant une longue période. Les établissements concernés ne sont pas des lieux de vacances. Certains aspects de la détention, pour les personnes qui veulent contester l’avis des ministres, seront réglés, du moins en partie, par la politique annoncée de modifier les modalités de détention des personnes soumises à des certificats de sécurité.

[66]Dans la décision Ahani c. Canada, [1995] 3 C.F. 669 (1re inst.), s’exprimant sur l’article 40.1 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31] de la Loi sur l’immigration (le texte qui avait précédé la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés), qui concernait la détention de personnes visées par un certificat de sécurité, la juge McGillis écrivait à la page 669 :

En ce qui concerne l’article 9 de la Charte, l’avocat du demandeur se fonde sur les observations qu’il a formulées à l’appui de son argument que le droit de ne pas être détenu arbitrairement fait partie des principes de justice fondamentale. Je suis convaincue que la détention, en vertu de l’article 40.1 de la Loi sur l’immigration, de la personne nommée dans l’attestation avant qu’une décision ne soit prise à son sujet ne constitue pas une détention arbitraire, étant donné qu’elle est expressément autorisée par la loi et qu’elle n’a lieu qu’après que deux ministres ont respectivement décidé qu’une personne qui n’est ni citoyen canadien ni résident permanent a des antécédents ou des penchants terroristes. Dans ces conditions, il n’y a ni violation ni négation du droit prévu à l’article 9 de la Charte.

[67]S’exprimant pour la Cour d’appel ([1996] A.C.F. no 937 (QL), au paragraphe 4), qui a confirmé la décision Ahani, M. le juge Marceau écrivait ce qui suit à propos de la détention des personnes visées par un certificat de sécurité :

Certes, le dépôt de l’attestation a pour conséquence immédiate et fâcheuse de conduire à l’arrestation et à la détention de la personne concernée, sort normalement réservé aux criminels, et c’est indubitablement l’aspect le plus délicat de la disposition. Toutefois, il ne faut pas oublier que cette détention n’est pas imposée comme sanction, que sa seule fonction était d’assurer la présence de la personne. Il s’agit principalement là d’un moyen d’assurer une protection préventive au public canadien. Et étant donné le critère de la délivrance de l’attestation, c’est‑à‑dire l’avis raisonné de deux ministres fondé sur les renseignements de sécurité, le fait que la disposition prévoit l’examen judiciaire obligatoire du caractère raisonnable de ces avis dans un délai assez bref, la possibilité donnée au détenu de mettre fin à la détention en tout temps en acceptant de quitter le pays, et étant donné, en dernier lieu, le type de la catégorie interdite d’individus auquel il y a lieu de croire que nous avons affaire, c’est‑à‑dire les individus associés au terrorisme d’une façon ou d’une autre, il nous semble que, comme dans le cas du juge de première instance, une telle détention préventive n’est ni arbitraire ni excessive.

[68]L’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, est invoqué, par analogie, au nom de M. Jaballah. Dans cet arrêt, le juge en chef Lamer considérait les articles 9 et 12 comme des exemples de droits protégés également sous la garantie plus générale de l’article 7 de la Charte. Le critère à appliquer pour savoir si une peine est cruelle et inusitée au sens de l’article 12 consiste à établir si la peine prévue est totalement disproportionnée à l’infraction et au contrevenant, et si elle est excessive au point de heurter les normes de la décence. En l’espèce, la détention de M. Jaballah n’est pas, à strictement parler, une « peine ». Elle a été qualifiée par la Cour d’appel, dans l’arrêt Ahani et dans l’arrêt (Re) Charkaoui, [2005] 2 R.C.F. 299 (C.A.F.), de mesure préventive appliquée pour assurer la sécurité du public et pour faire en sorte que celui qui est déclaré interdit de territoire et qui ne réussit pas à faire invalider cet avis des ministres concernés puisse être expulsé. Cette mesure préventive est un aspect de la responsabilité du gouvernement canadien au regard de la sécurité nationale devant le terrorisme international, et au regard de l’application des règles d’immigration. Une détention de cette nature, selon les conditions applicables dans les établissements ordinaires ayant pour mandat de détenir les personnes accusées d’infractions criminelles, et qui ne comprend pas de conditions excessives aux fins générales de la sécurité dans les établissements, ne saurait être qualifiée de traitement ou peine cruel et inusité.

[69]À mon avis, le processus de détention suivi dans la présente affaire, un processus engagé en vertu du paragraphe 82(2) de la LIPR, ne peut être comparé avec le processus jugé inconstitutionnel dans l’arrêt Swain. Ici, la disposition est obligatoire, mais elle n’est pas arbitraire. Elle prévoit la détention d’un étranger pour une raison précise, c’est‑à‑dire l’avis de deux ministres de la Couronne, l’un chargé de l’immigration et l’autre de la sécurité nationale, selon lequel M. Jaballah est interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité nationale. Les fondements de cet avis lui ont été signifiés, même si tous les renseignements auxquels ont eu accès les ministres ne lui ont pas été communiqués. Par ailleurs, la détention prévue par le paragraphe 82(2), bien qu’obligatoire par l’effet du certificat des ministres, n’est pas indéfinie au sens de l’arrêt Swain. Elle se terminera lorsque M. Jaballah décidera de ne pas contester davantage l’avis des ministres et d’accepter son renvoi du Canada, ou s’il parvient à établir que l’avis est déraisonnable et qu’il doit être annulé, ou, en cas d’insuccès de cette démarche, alors s’il reste en détention durant 120 jours après que le certificat a été jugé raisonnable, et s’il répond aux exigences d’une mise en liberté selon le paragraphe 84(2). À mon avis, ces possibilités de cessation de la détention dans la présente affaire établissent une distinction entre la détention dans la présente affaire et la détention dans l’affaire Swain.

[70]Finalement, je mentionnerai brièvement trois autres aspects de la situation de M. Jaballah qui sont invoqués en son nom. Premièrement, il est allégué que la Cour devrait prendre en compte, en tant qu’aspect de la sécurité personnelle menacée de M. Jaballah au regard des droits garantis par l’article 7, l’état de stress qui résulte de la menace de renvoi de M. Jaballah vers l’Égypte, un pays où il risque la mort ou la torture. Je ne suis pas persuadé que cet aspect concerne l’examen des effets de sa détention, car même s’il était aujourd’hui mis en liberté, étant un étranger qui n’a encore aucun droit de rester au Canada, il serait encore soumis à la même menace et au même état de stress. Deuxièmement, la durée de sa détention, depuis août 2001, n’est pas en soi une norme permettant d’évaluer la célérité de la présente instance. Dans les décisions Ahani et Charkaoui, les juridictions concernées disaient que le processus prévu par la loi était un processus conçu pour être expéditif. Or, ces mêmes juridictions ont également fait observer que tout délai résultant d’une procédure judiciaire ou autre introduite par la personne en détention en vue de contester l’avis des ministres ne permet pas à lui seul de décider si la procédure est raisonnablement expéditive, sauf s’il y a des retards pouvant être considérés comme un abus de procédure.

[71]Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis le début de cette instance relative au certificat de sécurité, mais ce temps a été nécessaire, essentiellement pour garantir l’équité de la procédure, qui a été introduite principalement par M. Jaballah, comme il en avait le droit.

[72]On fait valoir que la détention ici devrait être subordonnée à des limites prescrites par une règle de droit et justifiées dans le cadre d’une société libre et démocratique (article 7 de la Charte) et que certaines de ces limites applicables ici devraient comprendre l’obligation d’examiner la nécessité ou l’objet de la détention, avant qu’elle débute, et périodiquement par la suite tant qu’elle se poursuit, comme le prévoient nombre d’accords internationaux. Ces accords peuvent dans certains cas nous renseigner sur le contenu des « limites prescrites par une règle de droit », selon l’article 7, mais, non pas à mon avis, dans le cadre d’un processus dans lequel le législateur, conscient des protections procédurales dont bénéficient les résidents permanents visés par des certificats de sécurité en application de l’article 83, n’a pas prévu les mêmes protections pour les étrangers visés par des certificats de sécurité.

[73]Vu la nature et l’objet de la détention de M. Jaballah, les conditions de sa détention, si difficiles qu’elles puissent être pour lui et sa famille, ne constituent pas, à mon avis, une peine cruelle et inusitée au sens de l’article 12 de la Charte. Sa détention obligatoire, prévue par le paragraphe 82(2) de la LIPR, ne constitue pas en soi une détention ou un emprisonnement arbitraire au sens de l’article 9 de la Charte. En outre, les conditions et leurs effets ne portent pas atteinte aux droits que lui garantit l’article 7 de la Charte.

[74]Ces conclusions à propos des conditions de la détention de M. Jaballah et à propos de leurs effets s’accordent avec les décisions Ahani et Charkaoui de la Cour d’appel. Dans ces décisions, la Cour d’appel a validé le processus du certificat de sécurité, y compris les dispositions en matière de détention qui figurent dans la LIPR et dans le texte qui le précédait, concluant qu’elles ne portaient pas atteinte aux droits garantis par les articles 7, 9 et 12 de la Charte.

[75]J’arrive à une conclusion autre en ce qui a trait aux droits à l’égalité garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte. À mon avis, le droit à l’égalité et le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, sans discrimination fondée sur un motif analogue à ceux qui sont énumérés, droits qui sont garantis à M. Jaballah et à toute personne au Canada par le paragraphe 15(1), sont violés par les effets du maintien en détention découlant du paragraphe 82(2) tel que ce paragraphe a été appliqué dans son cas.

[76]Le paragraphe 15(1) de la Charte est ainsi rédigé :

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[77]La norme qui permet d’établir s’il y a ou non infraction au paragraphe 15(1) de la Charte a été résumée par la juge en chef McLachlin, pour la Cour suprême, dans l’arrêt Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique(Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657, au paragraphe 22, et appliqué dans cette affaire comme il est indiqué à partir du paragraphe 27. Le résumé de la norme est le suivant : 1) y a‑t‑il une différence de traitement selon la loi? 2) cette différence de traitement est‑elle fondée sur un motif énuméré ou analogue? 3) constitue‑t‑elle une discrimination en ce sens qu’elle prive le demandeur, en tant qu’être humain, de l’égalité sur le plan de la valeur et de la dignité?

[78]Examinant les droits à l’égalité qui sont compromis ici par l’application continue du paragraphe 82(2), je souligne que je n’évalue pas la validité constitutionnelle de cette disposition de la LIPR à la lumière du paragraphe 15(1) de la Charte. Ce sont plutôt les effets de cette application continue du paragraphe 82(2) qui ici sont source d’inquiétude, puisqu’elle a eu lieu à l’abri de tout contrôle judiciaire.

[79]On fait valoir pour M. Jaballah que, s’agissant de savoir s’il y a différence de traitement, le groupe de référence à retenir se compose des citoyens canadiens qui sont considérés comme une menace à la sécurité nationale et pour lesquels l’unique disposition en matière de détention préventive se trouve dans le Code criminel, avec contrôle rapide et périodique de cette détention jusqu’au procès criminel lui‑même. Je ne suis pas persuadé qu’il s’agit là du bon groupe de référence. Le Code criminel, qui règle l’application du droit criminel, s’applique à toutes les personnes au Canada, quelle que soit leur nationalité ou leur statut au regard de l’immigration. La LIPR s’applique aux immigrants et aux étrangers, non aux citoyens canadiens qui, selon l’article 6 de la Charte, jouissent de la liberté de circulation et d’établissement, c’est‑à‑dire du droit de demeurer au Canada, d’y entrer, d’en sortir ou de s’y déplacer. Les résidents permanents et les étrangers au Canada n’ont que des droits restreints d’y demeurer, et les étrangers doivent obtenir une autorisation avant d’y être admis.

[80]Il y a un autre groupe de référence, celui des résidents permanents détenus en vertu d’un certificat de sécurité qui, selon l’article 83 de la LIPR, bénéficient de droits procéduraux que n’ont pas les étrangers. Lorsqu’un mandat est délivré, le ressortissant étranger visé par un certificat de sécurité délivré par les ministres est sujet à une détention obligatoire, mais cette détention se poursuit sous réserve du contrôle exercé par un juge dans un délai de 48 heures après le début de la détention, et elle se poursuit sous réserve d’un contrôle additionnel périodique exercé au moins une fois tous les six mois par la suite. Ce contrôle n’est pas offert à l’étranger détenu en vertu du paragraphe 82(2) de la LIPR. S’agissant de l’admission au barreau d’une province, la nationalité est considérée comme un motif de discrimination analogue à ceux qui sont énumérés au paragraphe 15(1) (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143). Selon moi, le fait de traiter un étranger différemment d’une autre personne qui a été admise comme résident permanent, et qui n’a qu’un droit limité de rester au Canada, ne peut être considéré comme un traitement offrant l’égalité devant la loi et le droit au même bénéfice de la loi.

[81]À mon avis, le maintien en détention sans contrôle judiciaire, en application du paragraphe 82(2), entraîne une perte du droit à la même protection et au même bénéfice de la loi pour un étranger, et cela uniquement à cause de son statut au regard de l’immigration. Ce traitement constitue une discrimination fondée sur un motif analogue à ceux qui sont énumérés au paragraphe 15(1) de la Charte, et cela sans aucune raison aisément discernable, du moins aucune qui puisse toucher les impératifs de sécurité nationale, l’objet de la détention selon le paragraphe 82(2) et l’article 83 de la LIPR.

[82]Si l’application continue du paragraphe 82(2), sans contrôle judiciaire possible, a pour effet, comme je l’ai dit, de nier à M. Jaballah les droits qui lui sont garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte, quelle est alors la réparation qui s’impose selon le paragraphe 24(1) de la Charte? Pour M. Jaballah, on fait valoir qu’il devrait maintenant bénéficier, pour des raisons constitutionnelles, d’une dispense de maintien en détention, sauf si un contrôle judiciaire peut être exercé sur cette détention comme celui dont peut se prévaloir un résident permanent qui est détenu, comme l’est M. Jaballah, en vertu d’un certificat de sécurité, c’est‑à‑dire si sa détention est considérée selon les normes exposées au paragraphe 83(3) de la LIPR.

[83]Je suis d’avis que la réparation proposée est adéquate compte tenu des circonstances de la présente affaire, M. Jaballah étant détenu depuis plus de quatre ans sans qu’un contrôle judiciaire n’ait été exercé sur l’à‑propos de son maintien en détention. L’avocat de M. Jaballah a proposé qu’un contrôle de ce genre se déroule d’après la preuve produite dans la demande de mise en liberté, et je vais l’entreprendre maintenant sur une base semblable à celle qui est applicable à un résident permanent en application du paragraphe 83(3). Cela signifie que la détention se poursuivra si, en tant que juge chargé du contrôle, je suis convaincu que M. Jaballah « constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi ».

[84]Je relève que la juge McLachlin (son titre à l’époque), après examen de la possibilité d’une « exemption constitutionnelle » dans l’arrêt R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, [1991] 2 R.C.S. 577, aux pages 627 et suivantes, avait refusé d’appliquer le principe de l’exemption dans cette affaire parce que l’application de ce principe eût été contraire à la disposition légale en cause telle que l’avait adoptée le législateur, qu’elle eût conféré un pouvoir discrétionnaire sans directives adéquates, et qu’elle eût produit un résultat équivalant à invalider la disposition pour des raisons constitution-nelles.

[85]Selon moi, aucun des problèmes évoqués dans l’arrêt Seaboyer à propos d’une exemption constitutionnelle n’est en jeu ici. La réparation ici proposée respecte tout à fait la disposition légale en cause, le paragraphe 82(2) de la LIPR reste en vigueur pour la détention obligatoire d’un étranger qui est visé par un certificat de sécurité, enfin le pouvoir discrétionnaire conféré à un juge permet uniquement de dire que, après une longue détention sans contrôle judiciaire des motifs de cette détention, celle-ci ne se poursuivra que s’il l’ordonne, après examen, et selon les mêmes justifications que celles applicables à l’examen du maintien en détention d’un résident permanent détenu pour les mêmes raisons. Ce pouvoir discrétionnaire n’entraîne pas un résultat semblable à celui que l’on obtiendrait si la disposition ici en cause était invalidée pour des raisons constitutionnelles. Le paragraphe 82(2) de la LIPR demeure en vigueur et prévoit encore la détention obligatoire d’un étranger visé par un certificat de sécurité.

Les dispositions de la LIPR relatives à la détention et la Charte

[86]Compte tenu de ma décision d’accorder à M. Jaballah une exemption constitutionnelle du maintien en détention prévu par le paragraphe 82(2) de la LIPR à moins qu’un juge examine la détention et ordonne qu’elle se poursuive, il ne m’est pas nécessaire d’examiner l’argument subsidiaire soulevé en son nom, selon lequel la disposition relative à la détention devrait être invalidée pour des motifs constitutionnels, parce qu’elle contrevient aux droits à l’égalité garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte. Je ne me prononce donc pas sur la validité du paragraphe 82(2) de la LIPR au regard du paragraphe 15(1) de la Charte.

[87]Il en résulte qu’une détention fondée sur le paragraphe 82(2), qui s’est prolongée sans contrôle judiciaire, ne pourra se poursuivre que sur ordonnance d’un juge, après examen effectué selon les mêmes modalités que celles applicables, en vertu du paragraphe 83(3), au cas d’un résident permanent détenu pour les mêmes raisons.

Examen de la détention de M. Jaballah

[88]J’adopte par analogie les termes du paragraphe 83(3) en tant que normes de contrôle applicables à la détention de M. Jaballah. Le paragraphe 83(3) est ainsi rédigé :

83. [. . .]

(3) L’intéressé est maintenu en détention sur preuve qu’il constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.

[89]Selon moi, la preuve qui m’a été présentée dans la présente demande de mise en liberté montre sans équivoque que M. Jaballah constitue toujours un danger pour la sécurité nationale. C’était là le témoignage de P.G. Lui et les avocats se sont référés à une preuve documentaire contextuelle concernant les terroristes en général, notamment les extrémistes islamiques et autres, ainsi qu’à des rapports du directeur du SCRS présentés à des comités parlementaires. Cette preuve documentaire ne se rapportait pas directement à M. Jaballah, mais elle concerne le contexte général du terrorisme international tel qu’il existe aujourd’hui.

[90]En réponse à cela, l’avocat de M. Jaballah insiste sur la prise en compte de plusieurs facteurs, notamment les suivants :

1) l’opinion du SCRS exprimée par P.G. serait infondée;

2) l’absence de preuve d’une participation de M. Jaballah à des activités menaçant la sécurité nationale du Canada après l’annulation du premier certificat délivré contre lui;

3) le danger qu’il a pu poser en 1999 devrait aujourd’hui en réalité être éliminé par la publicité et par sa longue détention à titre de présumé terroriste;

4) Al‑Qaida et le Djihad égyptien ont vraisemblablement évolué depuis 1999 et les liens que M. Jaballah a pu avoir avec eux ne peuvent sans doute plus être rétablis;

5) la Cour a le pouvoir d’établir les modalités de sa mise en liberté et lesdites modalités seraient inévitablement accompagnées d’une surveillance constante de la part du personnel du Service;

6) la situation des personnes qui ont été détenues ces dernières années en vertu de certificats de sécurité atteste un profilage racial de la part du SCRS.

[91]Seul le premier de ces facteurs touche directement le point de savoir si M. Jaballah constitue un danger pour la sécurité nationale, soit le point essentiel pouvant justifier le maintien de sa détention. Je ne suis pas convaincu que l’avis exprimé par P.G. est infondé. Le dossier public renferme des preuves et des renseignements, et le dossier confidentiel encore davantage, qui tendent à confirmer l’évaluation de P.G., évaluation que j’accepte aux fins du présent examen. Plusieurs des autres facteurs concernent la mesure de la menace que constitue M. Jaballah, et il s’agit d’observations faites essentiellement en l’absence de preuve. Je reconnais que la Cour a la possibilité d’établir les modalités d’une mise en liberté (voir Re Charkaoui), mais il n’a été avancé ici aucun argument persuasif selon lequel cela pourrait ou devrait être fait alors qu’il existe une menace pour la sécurité nationale. Je dois ajouter, s’agissant du dernier des facteurs proposés, qu’il n’est nullement établi que le SCRS recourt au profilage racial pour savoir si tel ou tel individu pose une menace pour la sécurité nationale. Le fait que seuls des étrangers d’origine arabe et sans doute de religion musulmane soient actuellement détenus, si tel est le cas, n’est pas la preuve que le SCRS s’intéresse uniquement ou principalement aux personnes présentant de tels attributs.

[92]Finalement, j’ajouterai pour mémoire que, eu égard aux témoignages et arguments produits dans la procédure du certificat de sécurité et la demande de mise en liberté, ma décision selon laquelle M. Jaballah constitue toujours un danger pour la sécurité nationale est à ce stade une décision rendue d’après le dossier que j’ai devant moi. Il ne s’agit pas d’une décision sur le caractère raisonnable ou non du certificat de sécurité. Cet aspect sera examiné après audition de témoignages complémentaires, dont la production a été autorisée.

Dispositif

[93]Comme je l’ai dit plus haut, au paragraphe 10 des présents motifs, les nombreuses conclusions auxquelles je suis arrivé à l’égard de la demande de mise en liberté et qui apparaissent maintenant dans une ordonnance distincte, sont les suivantes :

i) La Cour a le pouvoir d’examiner la demande de mise en liberté présentée en vertu de la Charte et de la Loi constitutionnelle de 1982;

ii) Eu égard aux circonstances de la présente affaire, la longue détention de M. Jaballah en application du paragraphe 82(2) de la LIPR, en tant qu’étranger, sans la possibilité d’un contrôle judiciaire de cette détention jusqu’à ce qu’il soit statué sur le caractère raisonnable du certificat des ministres, conduit à le priver de son droit à l’égalité devant la loi et de son droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, et cela en raison d’une discrimination fondée sur son statut en matière d’immigration, en violation du paragraphe 15(1) de la Charte, si l’on compare la situation de M. Jaballah à celle d’un résident permanent qui serait pareillement détenu en vertu d’un certificat de sécurité selon l’article 83 de la Loi;

iii) Ces circonstances justifient, à titre de réparation selon le paragraphe 24(1) de la Charte, une exemption de l’application continue du paragraphe 82(2) de la LIPR, à moins que la détention de M. Jaballah ne soit ordonnée par un juge, en l’occurrence le juge soussigné, après examen de cette détention selon les mêmes conditions que celles applicables au cas d’un résident permanent pareillement détenu, c’est‑à‑dire selon les conditions prévues par le paragraphe 83(3) de la LIPR, ainsi formulé :

83. [. . .]

(3) L’intéressé est maintenu en détention sur preuve qu’il constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.

iv) Après examen de la demande, de la preuve produite et des arguments avancés, je suis convaincu que M. Jaballah constitue toujours un danger pour la sécurité nationale et que sa détention devrait donc être maintenue jusqu’à nouvelle ordonnance;

v) La demande de mise en liberté de M. Jaballah est rejetée;

vi) La Cour d’appel a jugé que les dispositions relatives à la détention, soit les articles 82 à 85 de la LIPR, ne portent pas atteinte aux droits garantis par les articles 7, 9 et 12 de la Charte. La Cour est liée par les décisions de la Cour d’appel. La Cour n’exprime aucun avis sur la validité constitutionnelle du paragraphe 82(2) de la LIPR au regard du paragraphe 15(1) de la Charte, et cette disposition de la LIPR demeure en vigueur.

vii) Les dépens avocat‑client demandés par M. Jaballah n’ont pas été abordés lorsque l’affaire en l’espèce a été instruite. Il n’est pas adjugé de dépens avocat‑client. La question des dépens afférents à la présente demande pourra être plaidée par les avocats à l’issue de l’instance.

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