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T-103-04

2005 CF 958

Dr Shiv Chopra (demandeur)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le Conseil du Trésor (défenderesse)

Répertorié : Chopra c. Canada (Conseil du Trésor) (C.F.)

Cour fédérale, juge suppléant MacKay--Ottawa, 7 décembre 2004; Halifax, 8 juillet 2005.

Fonction publique -- Relations du travail -- Grief -- Contrôle judiciaire d'une décision arbitrale rendue sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, rejetant le grief par lequel le demandeur contestait une suspension de cinq jours -- Le demandeur, microbiologiste et vétérinaire à Santé Canada, avait formulé des remarques rapportées par les médias à l'automne 2001 -- Ces remarques critiquaient vivement la décision de Santé Canada de stocker des médicaments en raison d'une menace de bioterrorisme -- À la suite de discussions avec le demandeur, sa supérieure l'avait avisé que sa conduite enfreignait son obligation de loyauté envers l'employeur et lui avait infligé une suspension de cinq jours -- L'arbitre a confirmé la suspension -- L'obligation de loyauté du fonctionnaire envers son employeur lui interdit de formuler des remarques favorables ou défavorables aux motifs ou aux valeurs qui sous-tendent selon lui les politiques gouvernementales, à moins que ces remarques ne relèvent manifestement des exceptions définies par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique -- L'arbitre a outrepassé le principe formulé dans Haydon c. Canada en posant que les fonctionnaires qui souhaitent critiquer le gouvernement doivent au préalable essayer de régler le problème à l'interne -- L'arbitre a aussi commis une erreur en posant que les déclarations des fonctionnaires doivent en règle générale être étayées de preuves -- Ces erreurs n'ont pas influé de manière déterminante sur la conclusion selon laquelle la nature des remarques du demandeur mettait en question son impartialité et son efficacité en tant que fonctionnaire -- Les inférences de fait selon lesquelles les tensions entre le demandeur et sa supérieure nuisaient au travail de celui-là et à son utilité en tant que fonctionnaire ne sont pas manifestement déraisonnables -- La conclusion selon laquelle il y a eu manquement à l'obligation de loyauté n'est pas déraisonnable -- Demande rejetée -- Il a été ordonné que chacune des parties supporterait ses propres dépens, étant donné que la question en litige était toujours d'actualité.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Libertés fondamentales -- La limite à la liberté d'expression (art. 2b) de la Charte) imposée par l'obligation de loyauté à l'employeur est une restriction acceptable sous le régime de l'article premier de la Charte si cette obligation est régulièrement appliquée.

Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Certiorari -- Norme de contrôle -- La norme de contrôle applicable aux décisions sur des questions de droit est celle de la décision correcte -- Pour les questions relevant de la compétence traditionnelle de l'arbitre sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la norme applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable -- La norme applicable aux questions mixtes de fait et de droit touchant la conduite du demandeur et la mesure disciplinaire dont il a fait l'objet est celle du caractère raisonnable -- Équité procédurale -- Il est regrettable que le demandeur n'ait pas été contre-interrogé au sujet de ses déclarations dont l'arbitre mettait en question la crédibilité, mais ce n'est pas là un point fondamental sur lequel reposait la décision de ce dernier.

Il s'agissait d'une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le président de la Commission des relations de travail dans la fonction publique, en qualité d'arbitre désigné sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, avait rejeté le grief du demandeur et confirmé la suspension sans traitement de cinq jours prononcée contre celui-ci par son employeur, le gouvernement du Canada.

L'affaire avait trait à la liberté d'expression dont jouissait le demandeur en vertu de l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, compte tenu de l'obligation de loyauté du fonctionnaire envers son employeur. Plus précisément, la question en litige était de savoir si cette obligation, telle que l'arbitre lui avait donné effet par la décision faisant l'objet de la demande, constituait sous le régime de l'article premier de la Charte une limite raisonnable à la liberté d'expression garantie au demandeur.

Le demandeur, microbiologiste et vétérinaire employé à Santé Canada en 2001, avait été suspendu pour avoir formulé des remarques que les médias avaient rapportées. Les faits suivants étaient à l'origine de sa suspension. Afin de répondre aux inquiétudes touchant le risque de bioterrorisme qui se sont fait jour à la suite des événements du 11 septembre 2001, Santé Canada a mis sur pied une Équipe d'intervention d'urgence, qui a recommandé le stockage d'antibiotiques et de vaccins pour lutter contre le charbon et la variole. À quatre occasions, le demandeur a vivement critiqué la décision prise par Santé Canada de stocker des médicaments, à la suite de quoi sa supérieure l'a convoqué à une « rencontre pour établir les faits » et a soulevé avec lui un certain nombre de questions. Le demandeur a reconnu l'exactitude des remarques que lui attribuait la presse. Quelques mois après le dernier des incidents considérés, la supérieure du demandeur lui a adressé une lettre où elle lui reprochait sa conduite et insistait sur l'obligation de loyauté des fonctionnaires envers leur employeur. Elle l'y avisait en outre de sa suspension sans traitement de cinq jours. L'arbitre a confirmé cette suspension par la décision faisant l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

Jugement : la demande doit être rejetée.

La raison pour laquelle les critiques du demandeur ont été perçues comme un manquement à son obligation de loyauté en tant que fonctionnaire est qu'il a attribué publiquement au ministre et à son ministère des motifs discutables, sans rapport avec la santé publique. Un fonctionnaire occupant un poste tel que celui du demandeur a envers son employeur une obligation de loyauté qui lui interdit de formuler publiquement des remarques favorables ou défavorables aux motifs ou aux valeurs qui sous-tendent selon lui les politiques gouvernementales, à moins que ces remarques ne relèvent manifestement des exceptions définies par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique.

La norme de contrôle applicable à la décision de l'arbitre est celle de la décision correcte pour ce qui concerne les questions de droit. Quant aux questions relevant de la compétence traditionnelle des arbitres, la norme applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. Les points de savoir si les interventions publiques du demandeur constituaient un manquement à son obligation de loyauté et, dans l'affirmative, si elles justifiaient la sanction prononcée contre lui, sont des questions mixtes de fait et de droit, auxquelles s'applique la norme de la décision raisonnable.

La limite imposée par l'application régulière de l'obligation de loyauté au cas d'un fonctionnaire est une restriction acceptable à la liberté d'opinion et d'expression au sens de l'article premier de la Charte. La question était en l'espèce de savoir si l'arbitre avait régulièrement donné effet à cette obligation.

L'arbitre n'a pas commis d'erreur en n'attribuant pas aux remarques du demandeur le bénéfice de l'exception à l'obligation de loyauté prétendument établie par les termes « question[s] [qui] suscite[nt] un intérêt public légitime » de Haydon c. Canada. Ces termes n'ajoutaient pas une autre exception à l'obligation de loyauté à celles définies dans l'arrêt Fraser. L'arbitre a cependant outrepassé le principe formulé dans Haydon en posant que les fonctionnaires qui souhaitent critiquer publiquement les politiques gouvernementales devraient en règle générale faire des efforts raisonnables pour corriger la situation à l'interne. Il n'en reste pas moins qu'il a fondé sa décision sur la nature des remarques du demandeur et non sur le fait que ce dernier n'avait pas essayé d'exprimer ses préoccupations à l'interne. La conclusion finale de l'arbitre n'était donc pas subordonnée à cette erreur. L'arbitre a aussi commis une erreur en posant, sur le fondement de l'arrêt Grahn c. Canada (Conseil du Trésor), qu'en règle générale la vérité ou le caractère soutenable de critiques formulées publiquement par un fonctionnaire doivent être étayés de preuves. Ce principe n'est pas pertinent dans les cas où les remarques en cause constituent l'expression d'opinions, lesquelles ne se prêtent pas à une telle obligation.

Pour ce qui concerne l'équité procédurale, il est regrettable que le demandeur n'ait pas été contre-interrogé au sujet des parties de son témoignage dont l'arbitre mettait en question la crédibilité, mais il ne s'agit pas là d'un point fondamental sur lequel reposait la décision arbitrale.

Les décisions finales de l'arbitre n'étaient pas tributaires des erreurs relevées ci-dessus, étant donné qu'aucune de celles-ci n'a influé de manière déterminante sur la décision selon laquelle la nature des remarques du demandeur jetait un doute sur son impartialité et son efficacité en tant que fonctionnaire. L'arbitre a conclu que les tensions entre le demandeur et sa supérieure réduiraient « la capacité du [demandeur] de faire son travail ». Il a aussi conclu que « les déclarations répétées [du demandeur], des déclarations qui allaient au-delà de ce qui constitue un débat scientifique acceptable, sapaient son utilité comme fonctionnaire ». Ces inférences de fait n'étaient pas manifestement déraisonnables, pas plus que n'était déraisonnable l'appréciation de l'arbitre selon laquelle, vu les faits, le demandeur avait manqué à son obligation de loyauté en tant que fonctionnaire en exprimant les opinions considérées et en attribuant des motivations illégitimes au ministre et à son ministère.

Étant donné qu'était encore d'actualité la question soulevée par la demande--soit celle des limites, découlant de l'obligation de loyauté envers l'employeur, qu'on peut légitimement fixer à la liberté d'opinion et d'expression garantie par la Charte dans le cas des fonctionnaires--et que l'affaire contribuait à une définition plus précise de ces limites, il a été ordonné que chacune des parties supporterait ses propres dépens.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b).

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35.

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Haydon c. Canada, [2001] 2 C.F. 82; (2000), 192 F.T.R. 161 (1re inst.); Haydon c. Canada (Conseil du Trésor), [2005] 1 R.C.F. 511; (2004), 253 F.T.R. 230; 2004 CF 749; conf. par 2005 CAF 249; [2005] A.C.F. no 1146 (QL); Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455; (1985), 23 D.L.R. (4th) 122; 18 Admin. L.R. 72; 9 C.C.E.L. 233; 86 CLLC 14,003; 19 C.R.R. 152; 63 N.R. 161.

décisions examinées :

Grahn c. Canada (Conseil du Trésor) (1987), 91 N.R. 394 (C.A.F.); Chopra c. Conseil du Trésor (Santé Canada) (2001), 96 L.A.C. (4th) 367; 2001 CRTFP 23.

décision citée :

Forgie c. Conseil du Trésor (Commission d'appel de l'immigration), [1986] C.R.T.F.P.C. no 310 (QL).

DEMANDE de contrôle judiciaire d'une décision arbitrale ((2003 CRTFP 115; [2003] C.R.T.F.P.C. no 95 (QL)) rendue sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, confirmant la suspension dont le demandeur avait fait l'objet pour avoir formulé publiquement des remarques qui enfreignaient son obligation de loyauté envers son employeur, le gouvernement du Canada. Demande rejetée.

ont comparu :

David G. Yazbeck pour le demandeur.

Patrick D. Bendin et Richard E. Fader pour la défenderesse.

avocats inscrits au dossier :

Raven, Allen, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, s.r.l., Ottawa, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1] Le juge suppléant MacKay : Le demandeur, le Dr Chopra, sollicite le contrôle judiciaire d'une décision en date du 17 décembre 2003 [2003 CRTFP 115], rendue par le président de la Commission des relations de travail dans la fonction publique en qualité d'arbitre sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35, dans sa version modifiée (la Loi), ainsi qu'une ordonnance annulant cette décision, par laquelle l'arbitre a rejeté un grief du demandeur et confirmé la suspension sans traitement de cinq jours prononcée contre lui par son employeur, le gouvernement du Canada.

[2]La présente demande soulève, à propos de déclarations publiques faites par le Dr Chopra à l'automne 2001, la question des limites qu'on peut légitimement imposer, par voie de mesures disciplinaires, à l'exercice de la liberté de parole. Le Dr Chopra est microbiologiste et vétérinaire, ainsi que fonctionnaire de longue date; il travaillait à l'époque pertinente à la Division de l'innocuité pour les humains, un service de la Direction des drogues vétérinaires (la DDV) à Santé Canada. La présente affaire a trait à la liberté d'expression dont il jouit en vertu de l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], compte tenu de l'obligation de loyauté du fonctionnaire envers son employeur telle qu'elle a été appliquée en l'occurrence.

[3]La présente affaire n'exige pas directement que soit tranchée la question de la Charte. La défenderesse, en tant qu'employeur, soulève la question de savoir non pas si l'obligation de loyauté du Dr Chopra en tant que fonctionnaire, telle qu'elle est établie en common law, peut limiter sa liberté, mais plutôt si cette obligation, telle que l'arbitre lui a donné effet par la décision dont le contrôle judiciaire est demandé, constitue sous le régime de l'article premier de la Charte une limite raisonnable à la liberté d'opinion et d'expression que garantit l'alinéa 2b) de ladite Charte. La défenderesse invoque à cet égard les conclusions formulées par la juge Tremblay-Lamer dans Haydon c. Canada, [2001] 2 C.F. 82 (1re inst.), aux paragraphes 63 à 89 [ci-après Haydon (no 1)], et appliquées par le juge Martineau au paragraphe 69 de la décision Haydon c. Canada (Conseil du Trésor), [2005] 1 R.C.F. 511 (C.F.) [ci-après Haydon (no 2)], confirmée en appel par 2005 CAF 249.

Récapitulation des faits

[4]Pendant la période d'incertitude et d'appréhension qui a suivi immédiatement les événements tragiques du 11 septembre 2001, des inquiétudes publiques se sont fait jour, aux États-Unis et au Canada, touchant les risques de bioterrorisme, en particulier de recours à des agents pathogènes tels que le bacille du charbon et le virus de la variole. Afin de répondre à cette menace, Santé Canada a mis sur pied une Équipe d'intervention d'urgence (l'EIU) pour conseiller le ministre de la Santé relativement aux risques de bioterrorisme et aux mesures qu'ils rendaient nécessaires.

[5]L'EIU a recommandé, entre autres, le stockage d'antibiotiques et de vaccins pour lutter contre le charbon et la variole dans le cas où ces maladies se propageraient par suite d'attentats terroristes. Cette recommandation était fondée sur de larges consultations menées au sein d'un comité ministériel et auprès d'autres ministères fédéraux, ainsi qu'auprès des autres paliers de gouvernement et de divers experts, notamment de spécialistes des maladies infectieuses de l'intérieur comme de l'extérieur de Santé Canada.

[6]Le demandeur, chercheur scientifique supérieur à la DDV, n'était pas membre de l'EIU, et sa division n'était pas chargée de stocker des médicaments. Jusqu'au 12 octobre 2001, il ignorait l'existence et le rôle de l'EIU comme les recommandations que celle-ci avait pu donner au ministre. Il n'était pas un porte-parole de Santé Canada et, selon ses dires, n'a prétendu agir en cette qualité à aucun des moments pertinents.

[7]Néanmoins, le Dr Chopra était considéré par sa supérieure comme ayant critiqué publiquement la décision prise par Santé Canada de stocker des médicaments, notamment de la ciprofloxacine. Il avait formulé ces critiques en se fondant sur ses connaissances de microbiologiste, ainsi que sur ses connaissances et son expérience relatives à la maladie du charbon. Il soutient l'avoir fait parce que l'inquiétude publique touchant l'usage possible du bacille du charbon par des terroristes, par exemple, était à son sens injustifiée, puisqu'il n'y avait aucun véritable risque de voir cette maladie se propager par contagion. Selon lui, les réserves normales d'antibiotiques suffiraient à combattre toute manifestation limitée du charbon. En outre, il pensait que la ciprofloxacine était le moins utile des antibiotiques pour le charbon et la variole, et que son utilisation éventuelle pour protéger les enfants présentait des risques que rien ne justifiait de courir.

[8]Les remarques du Dr Chopra ont été rapportées dans la presse écrite ou formulées à la télévision à quatre occasions (dont la liste suit), et dans chaque cas il a été présenté comme un chercheur scientifique de Santé Canada.

i) Le 12 octobre 2001, la Winnipeg Free Press a publié un article intitulé [traduction] « Les experts estiment que la panique relative aux attentats au bacille du charbon ne se justifie pas ». On y rapportait les remarques de trois personnes, définies comme des experts, selon lesquelles la crainte de voir des bioterroristes utiliser comme arme le bacille du charbon [traduction] « n'[était] pas fondée ». La première des personnes citées dans cet article était le demandeur, le Dr  Chopra, présenté comme un microbiologiste de la Direction des drogues vétérinaires à Santé Canada. On lui attribuait les observations suivantes : « Cette histoire remonte à l'époque de Hitler, où on examinait déjà la possibilité de créer des armes biologiques. Or, jusqu'à maintenant, aucune arme biologique n'a jamais marché. »

On lisait ensuite dans cet article que M. Chopra contestait vigoureusement la décision de Santé Canada de stocker des antibiotiques en prévision d'un éventuel attentat terroriste, qui n'était d'après lui qu'une opération de relations publiques. [traduction] « Le stockage d'antibiotiques [selon les paroles attribuées à M. Chopra] ne fait que présenter le ministre de la Santé sous un jour favorable [. . .] de façon qu'il puisse dire : "Nous sommes prêts". Je pense que ce n'est là qu'une hystérie médiatique. On effraie inutilement les gens en leur disant : "Il va arriver quelque chose". En fait, il ne va rien arriver. »

ii) Le 18 octobre 2001, le Dr Chopra, présenté encore une fois comme un microbiologiste de Santé Canada, a répondu par les observations suivantes, dans le cadre d'une émission de la station de télévision CJOH, à des questions touchant le stockage d'antibiotiques par l'État fédéral : [traduction] « N'importe quel organisme peut être utilisé pour commettre un crime, mais, du point de vue des terroristes, ce qu'il faut c'est un organisme qui infecte les gens et se propage ensuite de lui-même. La maladie doit être contagieuse. Or, le charbon ne l'est pas. Donc, cela n'arrivera pas. Il n'est pas nécessaire de stocker des antibiotiques. Il n'est pas nécessaire non plus d'en prendre--je veux dire aux fins de prévention. Il suffit de garder son calme ». À la question du journaliste qui voulait savoir pourquoi dans ce cas l'État stockait des antibiotiques, M. Chopra a répondu : « Je me le demande bien ».

iii) Le 26 octobre 2001 a paru dans la Gazette de Montréal un article selon lequel le demandeur, présenté comme un scientifique de Santé Canada, avait annulé sa participation à un colloque à Montréal où il devait faire un exposé la veille, après avoir, écrit le journaliste, [traduction] « reçu une lettre de menaces de Diane Kirkpatrick, haute fonctionnaire de Santé Canada, selon laquelle sa participation à ce colloque devrait être approuvée par le ministère ». Cet article était intitulé : [traduction] « La crise? Quelle crise? Le gouverne-ment utilise la crainte sans fondement d'attentats au bacille du charbon pour justifier une atteinte aux libertés ». Le journaliste attribuait au demandeur les remarques suivantes : « Le ministère se sent encouragé par cette guerre. Le moment est venu pour lui de s'en prendre aux gens qu'il estime vulnérables ». Selon cet article, le Dr Chopra avait annulé sa participation au colloque de l'Université McGill et aurait déclaré : « Je m'inquiète pour mon emploi. J'ai peur de ce qu'ils pourraient faire. Cela me met dans une situation très dangereuse ».

L'article de la Gazette rapportait en outre les observations du Dr Chopra touchant les « rumeurs alarmistes d'éventuels attentats au bacille du charbon » et son opinion, formulée à titre de scientifique connaissant bien la maladie du charbon, selon laquelle celle-ci ne constituait pas un danger sur le plan du bioterrorisme.

iv) Le 6 novembre 2001, le Calgary Herald a publié un article présentant le demandeur comme un scientifique de Santé Canada. Après avoir fait état de critiques formulées à la Chambre des communes contre le ministre de la Santé pour [traduction] « ce qu'on déclarait être une préparation insuffisante » à d'éventuels attentats terroristes, ainsi que des doutes de certains qui se demandaient « si l'on [avait] vraiment besoin de ce vaccin », l'auteur cite les propos du demandeur selon lesquels « [ce vaccin] n'est pas nécessaire ».

[9]À chacune de ces occasions, le Dr Chopra avait été invité par un journaliste à s'exprimer : il n'avait pris l'initiative d'aucun de ces contacts. Selon son témoignage, il avait chaque fois essayé de bien faire comprendre qu'il s'exprimait en tant que savant, que microbiologiste, mais non en qualité de porte-parole de son Ministère.

[10]Le jour même de la publication de l'article du 12 octobre 2001 dans la Winnipeg Free Press, Mme Diane Kirkpatrick, directrice générale de la DDV et supérieure du demandeur, a convoqué ce dernier à une [traduction] « rencontre pour établir les faits ». Elle a fait de même le 23 octobre 2001, après l'entrevue télévisée et juste avant sa participation prévue au colloque de l'Université McGill. Le 16 novembre 2001, elle a envoyé au demandeur un courriel où elle lui posait un certain nombre de questions, auxquelles il a répondu également par courriel. Au cours des rencontres susdites et dans son courriel, le Dr Chopra a fait valoir que lorsqu'on parle aux médias, on ne contrôle pas la manière dont on sera cité, mais il a reconnu l'exactitude des remarques qui lui sont attribuées dans les articles qui nous intéressent ici.

[11]Il a été informé à la rencontre du 12 octobre de l'existence de l'EIU et de ses travaux concernant le stockage de médicaments. Aux deux rencontres destinées à établir les faits, il a été avisé qu'il n'était pas un porte-parole du Ministère. Environ un an avant ces rencontres, le ministère de la Santé avait publié une directive d'orientation mettant en garde les fonctionnaires autres que les porte-parole désignés contre l'expression publique d'opinions sur des questions relevant de ce Ministère.

[12]Ni l'arbitre ni Mme Kirkpatrick ne semblent s'être rendu compte de l'irrégularité manifeste de la directive donnée par cette dernière au Dr Chopra avant la présentation de son exposé au colloque de l'Université McGill prévu pour le 25 octobre et dont il s'est décommandé, laquelle directive portait qu'en raison de [traduction] « la nécessité de s'assurer de l'exactitude de [son] exposé », celui-ci devait être soumis à l'examen d'une personne désignée de Santé Canada. Cette directive me paraît tout à fait inhabituelle, adressée comme elle l'était à un scientifique de niveau supérieur invité à participer à une discussion publique extérieure sur des questions scientifiques--celle du bioterrorisme éventuel étant exclue--dans le cadre de laquelle rien ne donne à penser qu'il devait participer à titre de porte-parole de Santé Canada.

[13]La crainte de l'utilisation du bacille du charbon à des fins bioterroristes et le stockage d'antibiotiques pour parer à ce danger faisaient l'objet d'un débat dans l'opinion publique et les médias, auquel participaient d'autres personnes en plus du demandeur. Il n'en a plus été question entre le Dr Chopra et la directrice générale de la DDV avant le 25 mars 2002, soit plus de quatre mois après le dernier des incidents considérés. À cette date, la directrice générale a adressé au demandeur une lettre où elle passait en revue les circonstances de ses quatre entrevues, des deux rencontres d'octobre destinées à établir les faits et de l'échange de courriels de novembre. Mme Kirkpatrick exprimait ensuite dans sa lettre l'opinion que le Dr Chopra s'était mal conduit, insistant sur l'obligation de loyauté des fonctionnaires envers leur employeur. Elle terminait sa lettre par les observations suivantes, où elle formulait l'objet de celle-ci :

[traduction] [. . .] je vous informe officiellement par la présente que je considère votre conduite comme inacceptable. Vos critiques d'une décision du gouvernement, formulées dans une période de crise internationale, manquaient d'objectivité, et vos actions d'alors sont incompatibles avec votre responsabilité de fonctionnaire. Ces actions minent la relation nécessaire entre employeur et employé et constituent un manquement à votre obligation de loyauté.

Je vous avise que vous serez en conséquence suspendu sans traitement pendant cinq jours ouvrables. Cette suspension prendra effet du jeudi 4 au mercredi 10 avril 2002 inclusivement.

La décision de l'arbitre

[14]Le Dr Chopra a contesté la mesure disciplinaire que sa supérieure a prononcée contre lui pour ses entretiens avec les médias en formant un grief, qui a en fin de compte été instruit par l'arbitre sous le régime de la Loi. C'est la décision de l'arbitre qui fait l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[15]L'arbitre formule les observations suivantes dans l'exposé des motifs de sa décision, aux paragraphes 80 et 81 :

Cette affaire soulève une fois de plus la question toujours importante, mais difficile, de l'équilibre à respecter entre la liberté d'expression protégée par la Constitution et le devoir d'un fonctionnaire fédéral de faire en sorte que la fonction publique à l'endroit de laquelle il a une obligation de loyauté soit impartiale et efficace.

Il est depuis longtemps reconnu que les fonctionnaires fédéraux doivent faire preuve de prudence et de modération lorsqu'ils critiquent publiquement la politique gouverne-mentale. Dans notre société, le droit des fonctionnaires de s'exprimer est assorti de certaines obligations.

Il cite ensuite un certain nombre d'arrêts et de décisions, soit : Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455; Forgie c. Conseil du Trésor (Commission d'appel de l'immigration), [1986] C.R.T.F.P.C. no 310 (QL); Haydon (no 1); et Grahn c. Canada (Conseil du Trésor) (1987), 91 N.R. 394 (C.A.F.). Je note que, parmi ces affaires, seule la décision Haydon (no 1) porte sur la liberté d'expression envisagée sous le régime de l'alinéa 2b) de la Charte. La Cour suprême a rendu l'arrêt Fraser explicitement sans tenir compte de la Charte, puisque celle-ci avait été promulguée après les événements ayant donné lieu à cette affaire. L'arbitre invoque l'arrêt Grahn à l'appui de la thèse selon laquelle la vérité ou le caractère soutenable des critiques formulées publiquement par un fonctionnaire devraient être étayés de preuves, mais à mon sens cet arrêt et le principe susdit fondé sur celui-ci n'ont de pertinence que lorsque les remarques publiques en question accusent le gouvernement ou ses représentants d'actes illégaux (voir les observations du juge Hugessen, J.C.A., aux pages 394 et 395 de Grahn). Dans ce cas, la dérogation à l'obligation de loyauté exige des preuves des illégalités imputées à l'État, mais il se peut qu'il n'en soit pas ainsi pour les remarques publiques formulées à propos d'autres questions, par exemple les expressions d'opinion (voir Chopra c. Conseil du Trésor (Santé Canada) (2001), 96 L.A.C. (4th) 367 (C.R.T.F.P.), ou les observations sur des problèmes de santé publique qu'on a d'abord essayé en vain de résoudre à l'intérieur du Ministère (voir Haydon (no 1)).

[16]On lit en outre ce qui suit dans la décision de l'arbitre, aux paragraphes 93 et 94, 96 à 98, 101 à 107 :

Les commentaires persistants et parfois agressifs du fonctionnaire s'estimant lésé contestant les politiques de son employeur étaient inacceptables. M. Chopra prétend qu'il tentait simplement d'apaiser l'hystérie médiatique en période de crise internationale. Il affirme que ses commentaires portaient sur des questions de santé et de sécurité publiques et qu'ils sont par conséquent protégés par la Charte.

Bien qu'on puisse facilement accepter l'idée qu'une surutilisation d'antibiotiques puisse finir par les rendre inefficaces et que des antibiotiques puissent être contre-indiqués pour de jeunes enfants, le fait reste que, dans des situations d'urgence, le gouvernement peut devoir disposer d'importantes quantités d'antibiotiques et de vaccin.

[. . .]

M. Chopra a affirmé catégoriquement que l'accumulation de stocks d'antibiotiques et de vaccin était inutile, sans avancer de preuves. Il n'avait aucune justification pour s'en prendre aux motifs du ministre de la Santé, et ce nonobstant son explication à l'audience, où il a déclaré n'avoir eu aucune intention de nuire. Il a admis n'avoir eu connaissance d'aucun fait précis pour justifier cette déclaration, qui attaquait clairement l'intégrité et les motifs du Ministre responsable de son Ministère.

Enfin, les commentaires de M. Chopra [. . .] montrent qu'il tenait davantage à critiquer et à attaquer son Ministère qu'à calmer les esprits. Des remarques comme [traduction] « Le Ministère se sent encouragé par cette guerre » et [traduction] « Le moment est venu pour lui de s'en prendre aux gens qu'il croit vulnérables » ont une allure théâtrale, en plus d'être dérogatoires et de ne reposer sur aucune preuve.

Après avoir entendu le témoignage de M. Chopra, je conclus que les commentaires qui lui sont attribués reflètent étroitement les discussions qu'il a choisi d'avoir avec des journalistes. En outre, les contacts répétés qu'il a eus avec les médias m'amènent à conclure que la possibilité que ses opinions et ses commentaires antérieurs aient été mal interprétés ne l'inquiétait pas.

[. . .]

Le fonctionnaire s'estimant lésé est en défaut aussi dans cette affaire parce qu'il ne s'est pas prévalu des mécanismes internes d'examen et de discussion. Je ne peux tout simplement pas accepter sa piètre excuse qu'il ne savait pas à qui s'adresser. Il savait ou aurait dû savoir qu'il pouvait soulever la question avec sa superviseure immédiate et obtenir d'elle les noms d'autres contacts au Ministère. C'est d'ailleurs exactement ce que Mme Kirkpatrick a fait dans la pièce E-6, en lui rappelant qu'il devait s'assurer que tout ce qu'il dirait dans son exposé serait fondé et que, à cette fin, il pouvait [traduction] « communiquer avec [. . .] à l'ARLA ».

M. Chopra n'a pas démontré que la situation qui a suivi les attentats du 11 septembre exigeait qu'il passe outre aux mécanismes internes normaux de discussion. Les avantages et les inconvénients de l'accumulation de stocks d'antibiotiques et de vaccin faisaient l'objet d'une discussion publique par d'autres scientifiques qui n'étaient pas au service de SC, au cours de cette même période. Le gouvernement ne commettait pas d'actes criminels et il n'existait pas non plus de danger immédiat pour la santé et la sécurité des Canadiens qui aurait pu justifier certains des commentaires de M. Chopra.

Je devrais ajouter que, même si M. Chopra avait tenté sans succès de soulever ces préoccupations et de régler le problème à l'interne, certains de ses commentaires, particulièrement ceux qui concernaient les motifs du Ministre, de même que ses déclarations qu'on aurait essayé de le bâillonner, n'en seraient pas moins inacceptables.

En l'espèce, les déclarations publiques du fonctionnaire s'estimant lésé ont eu une incidence néfaste sur son emploi des deux façons que la CSC a décrites dans l'arrêt Fraser, supra. Premièrement, Mme Kirkpatrick a témoigné que les critiques publiques du Ministère et du Ministre que le fonctionnaire s'estimant lésé a faites avaient sapé sa relation avec lui. Ce fait a été confirmé par M. Chopra lui-même lorsqu'il a témoigné que sa relation avec sa superviseure était tendue. Les tensions entre Mme Kirkpatrick et M. Chopra qui résultent de ces incidents sont évidentes à la lecture de la transcription des deux rencontres organisées pour établir les faits (pièces E-9 et E-11). Il est certain que ces tensions réduisent la capacité du fonctionnaire s'estimant lésé de faire son travail.

Deuxièmement, je conclus que les déclarations répétées de M. Chopra, des déclarations qui allaient au-delà de ce qui constitue un débat scientifique acceptable, sapaient son utilité comme fonctionnaire. Ses attaques contre le Ministre, contre son Ministère et contre sa superviseure étaient répétées et dérogatoires. Je n'ai aucun doute que sa conduite en l'espèce a sérieusement sapé son utilité comme fonctionnaire.

L'avocat du fonctionnaire s'estimant lésé a proposé que je ramène la sanction imposée à une réprimande si je devais conclure que des mesures disciplinaires étaient justifiées. Compte tenu de ce qui précède, j'estime que la suspension de cinq jours dont M. Chopra a écopée était tout à fait justifiée compte tenu des critères applicables aux sanctions discipli-naires.

Pour tous ces motifs, le grief est rejeté.

Les questions en litige

[17]La question fondamentale en litige est de savoir si l'arbitre s'est trompé en concluant, comme il l'a fait dans sa décision, que le Dr Chopra avait manqué à son obligation de loyauté d'une manière qui justifiait la suspension de cinq jours prononcée contre lui à titre de mesure disciplinaire. Le demandeur soulève d'autres questions accessoires dans le cadre du contrôle judiciaire de cette décision, soit :

1. la norme de contrôle;

2. des erreurs de droit que l'arbitre aurait commises, notamment le manquement à son obligation d'équité procédurale;

3. des erreurs de fait que l'arbitre aurait commises.

[18]Avant d'aborder ces questions, il est à mon sens important de se faire une idée précise des aspects des interventions du Dr Chopra qui ont donné lieu à la mesure disciplinaire et au dépôt de son grief. On se rappellera à ce propos que dans l'arrêt Fraser, le juge en chef Dickson fondait son raisonnement sur l'importance d'« une discussion libre et franche des questions d'intérêt public » (à la page 467), y compris par les fonction-naires, sous la seule réserve de l'obligation de loyauté bien comprise. En tant que personne résidant au Canada, même s'il était fonctionnaire, le Dr Chopra jouissait de la liberté d'opinion et d'expression garantie par l'alinéa 2b) de la Charte. Les remarques publiques sur un sujet de débat public telles que celles qu'il a formulées, même touchant une politique et un programme adoptés par son propre ministère, échappent en général à l'obligation de silence, à moins que le fonctionnaire soit de niveau assez élevé pour participer activement à la prise des décisions d'orientation de son ministère ou que ses interventions fassent douter de son impartialité ou de son efficacité dans l'exercice de ses fonctions. Le Dr Chopra ne participait pas à l'élaboration des décisions d'intérêt public de la nature de celles qui étaient ici débattues. En outre, ce qu'on lui reproche en l'occurrence ne peut être simplement d'avoir exprimé comme il l'a fait des opinions personnelles sur l'opportunité de stocker des antibiotiques ou que ces opinions ne fussent pas fondées sur des preuves comme on pourrait s'attendre à ce que le soient les déclarations factuelles.

[19]Sa supérieure, représentant l'employeur, aussi bien que l'arbitre ont fait état de ce que le Dr Chopra n'avait pas étayé ses critiques, c'est-à-dire, vraisembla-blement, pour établir que le stockage de médicaments était inutile ou nuisible à la santé. Le Dr Chopra a pour sa part déclaré qu'aucun membre du Ministère n'avait contredit ses remarques sur la nature de la maladie du charbon ou de la variole ni ne lui avait dit explicitement ne pas s'exprimer comme il l'avait fait. La substance de ses remarques publiques, fondées sur ses connaissances en microbiologie, était l'expression d'opinions sur la politique gouvernementale, et non de conclusions scientifiques ou juridiques fondées sur des faits. Quant à ces opinions, dans la mesure où elles concernaient la politique gouvernementale, il y avait un débat public en cours entre les intéressés, y compris le Dr Chopra.

[20]Si les remarques du Dr Chopra s'étaient limitées à l'expression d'une opinion personnelle sur une politique ou un programme adoptés, les faits de la présente espèce seraient raisonnablement comparables à ceux de Chopra c. Conseil du Trésor (Santé Canada) (2001), 96 L.A.C. (4th) 367. L'arbitre, dans cette affaire, a confirmé le bien-fondé du grief déposé par le Dr Chopra contre la sanction qu'on lui avait infligée pour avoir exprimé ses opinions dans une discussion publique sur les progrès accomplis par Santé Canada en matière de droits de la personne, question d'intérêt public sur laquelle il a été conclu que les opinions exprimées par lui ne contrevenaient pas à son obligation de loyauté.

[21]La raison pour laquelle, à mon avis, ses critiques ont été perçues comme un manquement à son obligation de loyauté en tant que fonctionnaire a trait au fait qu'il ait attribué publiquement au ministre d'alors et à son Ministère des motifs discutables, sans rapport avec la santé publique. En admettant l'existence pour lui d'un droit général à la libre expression d'opinions sur des questions d'intérêt public, même sur des questions qui vont au-delà du cadre de ses attributions, un fonctionnaire occupant un poste tel que celui du Dr Chopra n'en a pas moins envers son employeur une obligation de loyauté qui lui interdit de formuler publiquement des remarques favorables ou défavorables aux motifs ou aux valeurs qui sous-tendent selon lui les politiques gouvernementales, à moins que ces remarques ne tombent manifestement sous le coup des exceptions définies dans l'arrêt Fraser.

[22]J'examinerai maintenant les questions soulevées par les parties.

La norme de contrôle

[23]Nul ne conteste que, s'agissant des questions de droit, y compris de celles qui touchent la Charte (dans l'hypothèse où elles se poseraient ici), la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. En ce qui concerne les questions relevant de la compétence traditionnelle des arbitres, c'est-à-dire les questions de fait ou relatives aux pratiques et à la conduite acceptables dans le cadre d'un emploi, ou encore les questions d'interprétation ou d'application d'une convention collective, la norme applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable.

[24]Dans la présente espèce, les questions fondamentales sont liées, étant celles de savoir si les interventions publiques du Dr Chopra constituaient un manquement à son obligation de loyauté en tant que fonctionnaire et si, dans l'affirmative, elles justifiaient la sanction prononcée contre lui. Ce sont là des questions mixtes de droit et de fait auxquelles s'applique la norme de la décision raisonnable. Dans l'application de cette norme, il convient de faire preuve d'une grande retenue à l'égard de la décision rendue par un arbitre du travail expérimenté (voir par exemple les observations formulées par le juge en chef Dickson s'exprimant au nom de la Cour suprême dans l'arrêt Fraser, à la page 473).

Les erreurs de droit imputées à l'arbitre

[25]L'avocat du Dr Chopra soutient que les sanctions infligées en rapport avec la libre expression d'opinions ne sont pas valides dans les cas où leur nécessité n'est pas établie par la preuve claire et convaincante d'une préoccupation urgente et réelle exigeant une atteinte minimale à ce droit. Comme je le faisais remarquer plus haut en citant avec approbation la juge Tremblay-Lamer dans Haydon (no 1) et le juge Martineau dans Haydon (no 2), la limite imposée par l'application régulière de l'obligation de loyauté au cas d'un fonctionnaire est une restriction acceptable à la liberté d'opinion et d'expression au sens de l'article premier de la Charte. Je souscris à la thèse que ces principes constituent en substance le droit applicable à la présente espèce.

[26]L'avocat du demandeur fait valoir que l'arrêt Fraser n'interdit pas d'établir d'autres exceptions à l'obligation de loyauté que celles qui y sont prévues et qu'en outre, la juge Tremblay-Lamer avait formulé dans Haydon (no 1) une autre exception de cette nature, à savoir lorsqu'une question suscite un intérêt public légitime et doit être débattue ouvertement. L'arbitre a commis une erreur, affirme l'avocat, en n'accordant pas aux remarques du Dr Chopra le bénéfice de cette exception.

[27]Je ne suis pas convaincu que ma collègue ait effectivement établi une autre exception. À mon sens, l'expression générale qu'elle a employée--« question[s] [qui] suscite[nt] un intérêt public légitime »--ne visait qu'à désigner collectivement les exceptions déjà définies dans l'arrêt Fraser. En effet, dans Haydon (no 1), la décision d'un sous-ministre délégué de prononcer une sanction relativement aux interventions publiques du Dr Chopra et d'une autre personne a été déclarée déraisonnable du fait, notamment, qu'on n'a pas reconnu que ces interventions tombaient sous le coup de la première exception définie dans Fraser, à savoir la critique publique touchant la sécurité et l'efficacité de la procédure d'approbation des médicaments de Santé Canada, une question de santé et de sécurité publiques.

[28]L'avocat du demandeur reproche à l'arbitre une autre erreur de droit, soit d'avoir mal interprété le principe du « recours interne » énoncé dans Haydon (no 1) en l'invoquant comme une confirmation du [au paragraphe 90] « principe que les fonctionnaires qui souhaitent critiquer publiquement les politiques gouver-nementales devraient en règle générale faire des efforts raisonnables pour corriger la situation à l'interne ». Je conviens que cette formulation dépasse peut-être la pensée de la juge Tremblay-Lamer dans Haydon (no 1) qui écrivait (au paragraphe 112) : « je suis d'avis que la critique ouverte sera justifiée lorsqu'une tentative raisonnable de résoudre la question à l'interne n'a eu aucun résultat ». Dans cette affaire, la juge a conclu que les interventions publiques en question étaient liées à la santé et à la sécurité publiques et que les fonctionnaires en cause avaient essayé à plusieurs reprises, en vain, de faire examiner leurs préoccupations à l'interne.

[29]Dans la présente espèce, l'arbitre a conclu que le Dr Chopra n'avait fait aucun effort pour régler à l'interne les problèmes qu'il a révélés au grand jour, mais que même s'il l'avait fait sans succès, certains de ses commentaires [au paragraphe 103], « particulièrement ceux qui concernaient les motifs du Ministre [. . .] n'en seraient pas moins inacceptables ». Ainsi, l'arbitre déclare se fonder principalement sur la nature des commentaires, et non sur le fait que le Dr Chopra n'a pas essayé d'exprimer ses préoccupations à l'interne. Je ne suis pas convaincu que sa conclusion finale était tributaire du défaut du Dr Chopra d'émettre ses réserves à l'interne.

[30]La troisième erreur de droit reprochée à l'arbitre est sa déclaration, fondée sur l'arrêt Grahn, qu'en règle générale la vérité ou le caractère soutenable de remarques formulées publiquement par un fonctionnaire doivent être étayés de preuves. Je conviens que l'arrêt Grahn doit être interprété à la lumière des faits auxquels il s'applique, c'est-à-dire que les remarques publiques en question faisaient état de prétendues activités illégales du gouvernement sans preuves à l'appui. Je suis également d'accord pour dire que la décision de l'arbitre est guidée par la nécessité, pour le fonctionnaire dont les déclarations sont en cause, d'étayer ses propos. Or, on voit mal quelle pourrait être la pertinence de ce principe dans les cas où les remarques en cause constituent l'expression d'opinions, c'est-à-dire non pas des propositions devant être étayées, mais bien des conclusions auxquelles mènent la persuasion et le raisonnement et sur lesquelles les points de vue peuvent différer.

[31]Cela dit, la validité de la décision de l'arbitre ne dépend pas de son interprétation du droit concernant la nécessité de tenter de résoudre les questions à l'interne avant d'exprimer publiquement son opinion.

[32]Une quatrième erreur de droit reprochée à l'arbitre concerne le manquement à l'obligation d'équité procédurale. On lui reproche par exemple de s'être fondé sur un article de journal pour faire valoir un point à l'encontre du Dr Chopra, article qui relevait pour l'essentiel du ouï-dire et qui avait été admis à l'audience expressément à condition qu'on ne puisse l'invoquer pour la véracité de son contenu. Je ne suis pas convaincu que l'arbitre ait invoqué cet article pour véracité de son contenu; je crois plutôt qu'il l'a fait simplement pour faire état d'une opinion contraire à celle du Dr Chopra. Quoi qu'il en soit, l'article en question n'a pas servi de fondement à la conclusion finale de l'arbitre.

[33]Un autre manquement allégué à l'équité procédurale concerne la conclusion de l'arbitre sur la crédibilité des déclarations du Dr Chopra quant à savoir si c'est de ce dernier qu'un journaliste avait appris l'existence de la lettre de sa supérieure qui l'avait amené à annuler sa participation à un colloque à l'Université McGill en novembre 2001. Le Dr Chopra n'a pas été contre-interrogé sur ce point à l'audience devant l'arbitre et n'a pas été avisé que la question serait prise en compte dans la décision de l'arbitre. Le résultat est malheureux, mais l'arbitre n'est pas tenu d'accepter le témoignage de quiconque n'aurait pas été contre-interrogé. Qui plus est, il ne s'agit pas là d'un point fondamental sur lequel reposerait la décision de l'arbitre, car à mon avis, même si la preuve du Dr Chopra avait été acceptée et que sa crédibilité sur ce point n'était pas mise en cause, l'arbitre n'aurait pas tranché autrement les questions selon lui déterminantes.

[34]En résumé, je suis d'accord pour dire que l'arbitre a commis une erreur en décrivant l'état du droit comme il l'a fait concernant l'importance de l'omission de recourir à des mécanismes de résolution à l'interne, la nécessité d'établir la véracité de toutes les remarques formulées publiquement et certains aspects de l'équité procédurale. Il est inhabituel que, ces erreurs ayant été constatées, on n'en conclue pas moins, comme je le fais ici, que les décisions finales en cause n'ont pas été tributaires de ces erreurs. En effet, aucune de celles-ci n'influe de manière déterminante sur la décision selon laquelle la nature des remarques du Dr Chopra, qui remettait en question les motifs du ministre et du Ministère, jetait un doute sur son impartialité et son efficacité en tant que fonctionnaire.

Les erreurs de fait imputées à l'arbitre

[35]Le demandeur reproche à l'arbitre d'avoir commis des erreurs de fait en concluant--dans les deux cas par inférence, sans autre preuve directe que l'opinion de la supérieure du Dr Chopra-- que ses interventions publiques avaient nui à sa capacité de remplir ses fonctions et, de façon plus générale, eu une incidence néfaste sur son aptitude à occuper un poste de fonctionnaire, pour lequel l'impartialité et l'efficacité sont essentiels.

[36]S'exprimant au nom de la Cour suprême, le juge en chef Dickson a dit dans l'arrêt Fraser (à la page 472) :

En ce qui a trait à l'empêchement d'accomplir le travail précis, je crois que selon la règle générale la preuve directe de l'incidence néfaste devrait être exigée. Toutefois cette règle n'est pas absolue.

[37]Dans cette affaire, il a été conclu que les excès du fonctionnaire en question, qui était chef de groupe de la Division de la vérification des dossiers d'entreprises dans un bureau de district de Revenu Canada, étayaient la déduction raisonnable de l'incidence néfaste sur son aptitude à remplir ses obligations professionnelles. L'absence de preuve directe de l'incidence néfaste n'a pas empêché la Cour suprême, dans Fraser, de conclure sur la base d'inférences que la conduite du fonctionnaire avait porté atteinte à sa capacité d'exécuter ses obligations professionnelles et--chose essentielle-- d'être perçu comme impartial. « Lorsqu'on examine [écrit le juge en chef Dickson] le fond des critiques (deux politiques gouvernementales importantes et la personnalité et l'intégrité du Premier ministre et du gouvernement), le contexte de ces critiques (prolongées, pratiquement à temps plein, dans des assemblées publiques, à la radio, à la télévision, dans les journaux, aux niveaux local, national et international) et la forme de ces critiques (au départ limitées, mais de plus en plus cinglantes et injurieuses), on peut constater la justesse de la conclusion de l'arbitre » (Fraser, à la page 474).

[38]Les faits en l'espèce ne sont pas comparables à ceux de Fraser. Une différence importante est le « climat public » de l'époque considérée, ici caractérisée par la crainte générale d'éventuelles activités terroristes en Amérique du Nord dans la foulée du 11 septembre, facteur inconnu en 1982, lorsque M. Fraser s'en prenait publiquement aux politiques gouvernementales. L'arbitre a pleinement rendu compte de ce facteur dans la présente espèce. Une autre différence est évidemment que les critiques du Dr Chopra étaient moins « cinglantes et injurieuses » que celles de M. Fraser.

[39]En ce qui concerne l'empêchement possible d'accomplir son travail, le Dr Chopra soutient qu'on ne lui a rien dit à cet égard, et il n'existe aucune preuve directe de la façon dont l'exécution de ses obligations professionnelles aurait été compromise. Il y avait cependant des éléments de preuve dont l'arbitre a déduit l'existence d'une incidence néfaste, à savoir le témoignage de la supérieure du Dr Chopra portant que ses critiques publiques du ministre et du Ministère avaient nui à leurs rapports, ainsi que les transcriptions des deux rencontres destinées à établir les faits, qui ont confirmé les relations tendues entre Mme Kirkpatrick et le Dr Chopra. « Il est certain [conclut l'arbitre] que ces tensions réduisent la capacité du fonctionnaire s'estimant lésé de faire son travail » [au paragraphe 104].

[40]Le second aspect de l'incidence néfaste est inféré par l'arbitre, qui tire la conséquence suivante des faits tels qu'ils lui ont été présentés, au paragraphe 105 :

Deuxièmement, je conclus que les déclarations répétées de M. Chopra, des déclarations qui allaient au-delà de ce qui constitue un débat scientifique acceptable, sapaient son utilité comme fonctionnaire. Ses attaques contre le Ministre, contre son Ministère et contre sa superviseure étaient répétées et dérogatoires. Je n'ai aucun doute que sa conduite en l'espèce a sérieusement sapé son utilité comme fonctionnaire.

[41]Ces conclusions selon lesquelles les interventions du Dr Chopra ont nui à l'exécution de ses obligations professionnelles particulières et miné son aptitude générale à remplir efficacement son rôle de fonctionnaire devant être perçu comme impartial constituent des inférences de fait. Il existe des éléments de preuve étayant la première inférence, et pour ce qui est de la seconde, la décision d'un arbitre du travail qualifié (en l'occurrence le président de la C.R.T.F.P.) mérite la déférence de notre Cour, comme en a conclu le juge en chef Dickson à la page 473 de l'arrêt Fraser.

[42]À mon avis, aucune des deux inférences de fait ne peut être considérée manifestement déraisonnable eu égard aux circonstances de la présente espèce, et rien ne justifie que la Cour fasse fi de la retenue judiciaire dont il convient de faire preuve à l'égard des conclusions de fait de l'arbitre.

Conclusion

[43]Passons maintenant aux questions déterminantes. Il ressort selon moi de sa décision que l'arbitre s'est principalement attaché à examiner la nature des remarques publiques du Dr Chopra, comme en témoignent en particulier les paragraphes 96 à 98. Après avoir évoqué les « commentaires persistants et parfois agressifs [du demandeur] contestant les politiques de son employeur », commentaires qu'il considère inacceptables, et après avoir conclu que les propos attribués au Dr Chopra par les journalistes rendaient fidèlement compte des entrevues en question, l'arbitre formule les observations suivantes, aux paragraphes 96 et 97 :

Il n'avait aucune justification pour s'en prendre aux motifs du ministre de la Santé, et ce nonobstant son explication à l'audience, où il a déclaré n'avoir eu aucune intention de nuire [. . .] Cette déclaration [. . .] attaquait clairement l'intégrité et les motifs du Ministre responsable de son Ministère.

Enfin, les commentaires de M. Chopra [. . .] montrent qu'il tenait davantage à critiquer et à attaquer son Ministère qu'à calmer les esprits. Des remarques comme [traduction] « Le Ministère se sent encouragé par cette guerre » et [traduction] « Le moment est venu pour lui de s'en prendre aux gens qu'il croit vulnérables » ont une allure théâtrale, en plus d'être dérogatoires et de ne reposer sur aucune preuve.

[44]On ne peut qualifier de déraisonnable l'apprécia-tion de l'arbitre selon laquelle, vu les faits, le Dr Chopra avait manqué à son obligation de loyauté en tant que fonctionnaire en exprimant de telles opinions et en attribuant des motivations illégitimes au ministre et à son Ministère. Cette conduite, a conclu l'arbitre, portait atteinte à l'impartialité et à l'efficacité auxquelles les fonctionnaires sont tenus et constituait à ce titre un manquement à l'obligation de loyauté du demandeur. Dans les circonstances, rien n'autorise la Cour à intervenir pour annuler l'appréciation finale de l'arbitre.

[45]Aucun argument convaincant n'a été avancé en faveur d'une modification de la sanction prononcée contre le Dr Chopra, soit une suspension sans traitement de cinq jours. Rien n'autorise la Cour à modifier cette sanction, confirmée par l'arbitre qui la décrit comme « tout à fait justifiée compte tenu des critères applicables aux sanctions disciplinaires ».

[46]Une ordonnance sera prononcée en faveur du rejet de la présente demande. Les deux parties ont demandé les dépens. Or, à mon sens, la présente demande soulevait une question encore d'actualité, soit les limites légitimes qu'il convient d'imposer à la liberté d'opinion et d'expression garantie par la Charte dans le cas des fonctionnaires, lesquelles limites découlent de l'obligation de loyauté envers l'employeur. Comme la présente espèce contribue selon moi à une définition plus précise de ces limites, j'estime que chacune des parties devrait supporter ses propres dépens.

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