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T‑1081‑04

2005 CF 1297

L’Alliance de la fonction publique du Canada (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le Conseil du Trésor (défenderesse)

Répertorié : Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor) (C.F.)

Cour fédérale, juge de Montigny—Ottawa, 6 avril; 21 septembre 2005.

Droits de la personne — Contrôle judiciaire d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne qui avait rejeté, la classant sans suite, la plainte de la demanderesse, en application de l’art. 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP) — La plainte alléguait une distinction illicite fondée sur le sexe, et donc contraire aux art. 7, 10 et 11 de la LCDP — Elle concernait la classification et la rémunération d’employés compris dans la catégorie professionnelle de la fonction publique fédérale qui regroupe les commis aux écritures et aux règlements (CR), une catégorie à prédominance féminine — Dans la plainte relative à la classification, la demanderesse affirmait que, en séparant le groupe CR et le groupe de l’administration des programmes (PM), et en appliquant des normes différentes pour mesurer la valeur des tâches des employés qui appartenaient à ces groupes, le défendeur exerçait une discrimination — La plainte de discrimination salariale fut renvoyée au Tribunal des droits de la personne — Le Tribunal a jugé qu’il y avait eu infraction à l’art. 11 de la LCDP, et il a ordonné le versement d’une réparation prenant la forme de rajustements salariaux paritaires, rétroactifs à 1985; il a aussi ordonné que les rajustements salariaux paritaires pour les périodes postérieures à sa décision deviennent partie intégrante des salaires — Alors que la partie de la plainte se rapportant à l’art. 11 était étudiée par le Tribunal, la Commission avait suspendu son enquête sur les aspects de la plainte relatifs aux art. 7 et 10, c’est‑à‑dire ceux qui concernaient la norme de classification — On a entrepris de développer un nouveau système de classification (la Norme générale de classification) pour générer des emplois non sexistes, et éliminer la discrimination, mais la réforme fut abandonnée parce qu’elle était « impraticable » — Dans son rapport, l’enquêteur a recommandé à la Commission de ne pas donner suite à la plainte en matière de classification déposée en vertu des art. 7 et 10 de la LCDP, en invoquant comme principal motif la fusion des groupes CR et PM — La Commission a accepté la recommandation de l’enquêteur, et elle a rejeté la plainte malgré l’opposition énergique de la demanderesse — Une demande formelle de motifs écrits a été refusée — Après réception d’un rapport d’enquête, la Commission peut soit demander au Tribunal d’instruire la plainte si elle est convaincue que l’examen de la plainte est justifié, soit rejeter la plainte — La Commission effectue un examen préalable de la plainte, elle ne statue pas sur le fond de la plainte — Elle doit évaluer s’il existe une preuve suffisante qui pourrait conduire le Tribunal à dire que la plaignante est victime d’une distinction illicite — Malgré la fusion des groupes CR et PM, les anciennes normes de classification prétendument discriminatoires continuaient de s’appliquer — Il n’était pas garanti qu’un nouveau régime de classification, conforme aux exigences de la LCDP, serait mis en application efficacement dans un avenir proche — La demanderesse avait droit à ce que ses allégations de distinction illicite soient examinées avec rigueur — En s’abstenant d’examiner l’un de ses arguments cruciaux, l’enquêteur, et finalement la Commission, ont manqué à leur obligation d’équité procédurale — La décision de la Commission était déraisonnable parce qu’elle n’était pas appuyée par une enquête adéquate et qu’elle n’était pas le résultat d’un raisonnement incontournable — Il y a eu aussi manquement à l’obligation d’équité procédurale parce qu’elle n’a pas motivé adéquatement sa décision, vu le caractère déficient de l’enquête, l’importance de la question posée et la longue période qui s’était écoulée depuis que la plainte avait été déposée.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle judiciaire — Contrôle judiciaire d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne qui avait rejeté, la classant sans suite, la plainte de la demanderesse, en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP), art. 44(3)b) — Application de l’approche pragmatique et fonctionnelle afin de déterminer la norme de contrôle à appliquer — La décision de la Commission de rejeter la plainte ou de la renvoyer au Tribunal doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable simpliciter — La question posée était une question mixte de droit et de fait, puisqu’elle concernait l’application de principes généraux, exposés dans la LCDP, à des circonstances précises — Il s’agissait de savoir si un manquement à l’obligation d’équité procédurale devait être revu selon la norme de la décision correcte — L’équité procédurale intéresse la manière dont la décision a été rendue tandis que la norme de contrôle s’applique au résultat des délibérations du décideur — Un manquement à l’équité procédurale aura généralement pour effet d’invalider automatiquement la décision contestée, et aucune recherche de la norme de contrôle ne s’impose alors.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — L’art. 44 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP), confère un large pouvoir discrétionnaire à la Commission  lorsqu’elle  fait un examen préalable des plaintes — Le même texte est employé pour le rejet d’une plainte ou pour son renvoi au Tribunal — La Cour ne doit intervenir que si la décision contestée est déraisonnable, c’est‑à‑dire si elle est dépourvue de fondement ou de cohérence logique — L’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) expose les facteurs permettant de dire s’il existe une obligation d’équité procédurale — La Commission est soumise à une obligation d’équité procédurale lorsqu’elle décide si le rapport d’enquête sera adopté ou rejeté, en application de l’art. 44 de la LCDP — Elle exerce, de par l’art. 44 de la LCDP, une fonction d’examen préalable qui se fonde sur les renseignements recueillis par l’enquêteur et figurant dans le rapport — Si la décision de la Commission repose sur une enquête déficiente, elle ne pourra être qualifiée de raisonnable puisque ses éléments probants sont alors insuffisants — L’obligation de mener une enquête neutre et rigoureuse est un élément de l’obligation d’équité procédurale — Le rapport d’enquête se focalisait uniquement sur le fait que les groupes professionnels CR et PM n’étaient plus séparés — C’était là ne pas reconnaître que le régime de classification n’avait jamais été modifié pour qu’en soient éliminés les présumés aspects discriminatoires — Lorsque les parties ont le droit de présenter des observations en réponse à un rapport d’enquête, elles peuvent corriger les omissions ou erreurs mineures en les portant à l’attention du décideur, par des observations — Lorsque les omissions ne peuvent être rectifiées, un contrôle judiciaire devient alors justifié, par exemple si l’omission considérée est d’une nature si fondamentale que le simple fait de la signaler au décideur ne suffira pas à la corriger — La demanderesse avait appelé l’attention de la Commission sur les lacunes apparentes du rapport d’enquête, mais l’omission était si fondamentale que la réponse de la demanderesse au rapport d’enquête ne pouvait pas corriger le problème — En règle générale, l’obligation d’équité ne requiert pas que des motifs accompagnent les décisions administratives, même si l’on a souvent souligné leur utilité pour des décisions équitables et transparentes — Mais l’obligation d’équité appelle des motifs écrits lorsque la décision revêt une grande importance pour l’individu, dans les cas où il existe un droit d’appel prévu par la loi — L’obligation de motiver une décision peut dans certains cas devoir être observée si la décision s’appuie sur un rapport ou sur les notes d’un subordonné — La Commission avait le devoir de faire davantage que simplement s’en remettre au rapport d’enquête, et elle devait expliquer sa décision ultime de rejeter la plainte — La Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale puisque la demanderesse ne pouvait pas véritablement saisir la décision à laquelle elle était arrivée, ni comprendre pourquoi les arguments avancés par elle avaient été rejetés.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne, en date du 3 mai 2004, qui avait rejeté, la classant sans suite, la plainte de la demanderesse, en application de l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP). Dans sa plainte, la demanderesse alléguait une distinction illicite fondée sur le sexe, et donc contraire aux articles 7, 10 et 11 de la LCDP. La plainte concernait la classification et la rémunération d’employés compris dans la catégorie professionnelle de la fonction publique fédérale qui regroupe les commis aux écritures et aux règlements (CR), une catégorie à prédominance féminine. La plainte renfermait deux accusations : 1) les membres du groupe CR étaient victimes d’une norme de classification discriminatoire, qui servait à mesurer la valeur de leur travail et de leur rémunération, en violation des articles 7, 10 et 11 de la LCDP; et 2) en séparant le groupe CR et le groupe de l’administration des programmes (PM), et en appliquant des normes différentes pour mesurer la valeur des tâches des employés qui appartenaient à ces groupes, le Conseil du Trésor exerçait une discrimination contre les membres du premier groupe, en violation des articles 7, 10 et 11 de la LCDP. L’accusation de discrimination salariale contraire à l’article 11 de la LCDP fut renvoyée au Tribunal des droits de la personne, qui jugea qu’il y avait eu infraction à l’article 11 et qui ordonna le versement d’une réparation prenant la forme de rajustements salariaux paritaires, rétroactifs à 1985. Il ordonna aussi que les rajustements salariaux paritaires pour les périodes postérieures à sa décision soient consolidés et deviennent partie intégrante des salaires. Alors que la partie de la plainte se rapportant à l’article 11 était étudiée par le Tribunal, la Commission avait suspendu son enquête sur les aspects de la plainte relatifs aux articles 7 et 20, aspects qui concernaient la structure et l’application de la norme de classification du groupe CR comme instrument d’évaluation des emplois. Les parties pouvaient ainsi élaborer un nouveau système de classification baptisé Norme générale de classification (NGC). Finalement, la NGC ne fut pas explorée davantage au motif qu’elle était « impraticable », et le défendeur annonça qu’il envisageait d’engager une réforme de la classification qui soit apte à répondre aux besoins particuliers de tel ou tel groupe professionnel. Un enquêteur de la Commission a rédigé un rapport d’enquête, qui recommandait à la Commission de ne pas donner suite à la plainte déposée en vertu des articles 7 et 10, parce que les groupes CR et PM avaient été fusionnés dans une nouvelle structure des groupes professionnels et que des plans non sexistes avaient été élaborés pour les nouveaux groupes professionnels. La demanderesse s’est énergiquement opposée à la recommandation en présentant des conclusions tenant lieu de réponse au rapport. La Commission a souscrit à la recommandation de l’enquêteur et a rejeté la plainte. La demanderesse a formellement demandé à la Commission de motiver sa décision, mais la Commission lui a répondu qu’elle n’avait pas l’obligation légale de motiver sa décision de rejet selon l’alinéa 44(3)b) de la LCDP. La Commission ajoutait que la Cour fédérale avait déjà jugé que, lorsque la Commission ne motive pas une décision et adopte la recommandation de l’enquêteur, le fondement de sa décision est le rapport de l’enquêteur. Les points litigieux étaient les suivants : quelle était la norme de contrôle à appliquer? La Commission avait‑elle commis une erreur lorsqu’elle avait décidé de rejeter les portions de la plainte se rapportant aux articles 7 et 10 et considéré qu’aucune suite ne s’imposait? La Commission avait‑elle manqué à l’équité procédurale parce qu’elle n’avait pas analysé et étudié la plainte d’une manière approfondie? Enfin, la Commission avait‑elle manqué à l’équité procédurale parce qu’elle n’avait pas motivé adéquatement sa décision?

Jugement : la demande doit être accueillie.

Sur réception d’un rapport d’enquête relatif à une plainte, la Commission peut demander au Tribunal canadien des droits de la personne d’instruire la plainte si elle est d’avis que, compte tenu des circonstances entourant la plainte, l’examen de celle‑ci est justifié. En revanche, lorsque la Commission est d’avis que, compte tenu de ces mêmes circonstances, l’examen de la plainte n’est pas justifié, alors elle rejette la plainte. Pour arriver à cette décision, la Commission doit se demander s’il existe dans la preuve un fondement raisonnable l’autorisant à passer à l’étape suivante, à savoir le renvoi de la plainte au Tribunal. La Commission fait un examen préalable de la plainte et ne statue pas sur le fond de la plainte. Pour savoir quelle norme est applicable dans un cas donné, il faut recourir à une analyse pragmatique et fonctionnelle en tenant compte de quatre facteurs contextuels : a) la présence ou l’absence d’une clause privative ou d’un droit d’appel; b) la spécialisation du décideur; c) l’objet du texte de loi et celui de la disposition légale en particulier; et d) la nature de la question. Eu égard à cette approche, la décision de la Commission de renvoyer une plainte au Tribunal ou de la rejeter doit être revue selon la norme de la décision raisonnable simpliciter. L’examen préalable mené par la Commission à ce stade constitue une question mixte de droit et de fait, puisqu’elle concerne l’application de principes généraux, exposés dans la LCDP, à des circonstances précises. Le texte de l’article 44 de la LCDP confère un large pouvoir discrétionnaire à la Commission lorsqu’elle fait un examen préalable des plaintes, et le même texte est employé pour le rejet d’une plainte ou pour son renvoi au Tribunal. En conséquence, la Cour ne doit intervenir que s’il est établi que la décision contestée est déraisonnable, c’est‑à‑dire dépourvue de fondement ou de cohérence logique.

La question de savoir si la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale lorsqu’elle a rendu sa décision doit être examinée selon la norme de la décision correcte. L’équité procédurale concerne la manière dont la décision a été prise, tandis que la norme de contrôle s’applique au résultat des délibérations du décideur. Certains des facteurs qui sont considérés dans la définition de l’obligation d’équité procédurale sont les mêmes que les facteurs considérés dans la tâche de savoir quelle est la norme de contrôle d’une décision discrétionnaire, mais l’obligation d’équité procédurale n’appelle aucune recherche de la norme de contrôle : un manquement à l’équité procédurale aura généralement pour effet d’invalider automatiquement la décision contestée. Les décisions de caractère administratif ou exécutif doivent respecter une obligation générale d’agir équitablement. Le contenu des règles de justice naturelle, tout comme le contenu de l’obligation d’agir équitablement, est déterminé en fonction des circonstances de chaque affaire. Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), la Cour suprême du Canada a exposé cinq facteurs qu’il convient de retenir pour définir l’obligation d’équité procédurale : la nature de la décision prise et la procédure suivie lorsqu’elle a été prise; la nature du régime légal et les termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme concerné; l’importance de la décision pour les personnes visées; les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; enfin les choix de procédure faits par l’organisme même, en particulier quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir sa propre procédure ou quand l’organisme est parfaitement à même de choisir la procédure qui convient le mieux aux circonstances. La Commission est soumise à une obligation d’équité procédurale lorsqu’elle se demande si le rapport d’enquête doit être adopté ou rejeté comme le prévoit l’article 44 de la LCDP. Les exigences de l’équité procédurale supposent que la preuve recueillie par l’enquêteur, ainsi que son rapport, donnent à la Commission l’information nécessaire pour qu’elle s’acquitte de sa fonction de filtrage des plaintes selon l’article 44 de la LCDP. Si la décision de la Commission devait être fondée sur une enquête déficiente, cette décision ne pourrait être qualifiée de raisonnable puisque ses éléments probants seraient insuffisants.

L’obligation de mener une enquête neutre et rigoureuse est un élément de l’obligation d’équité procédurale. En l’espèce, le rapport d’enquête se concentrait uniquement sur le fait que les groupes CR et PM n’étaient plus séparés, mais il ne reconnaissait pas un fait essentiel : le régime de classification n’avait jamais été réellement modifié ou changé afin que soient éliminés les aspects discriminatoires qui manifestement le caractérisaient. Même si les groupes CR et PM formaient officiellement désormais un seul groupe, les anciennes normes de classification continuaient d’être appliquées. On pouvait lire dans le rapport qu’il n’était pas possible de mesurer le caractère non sexiste d’un nouveau plan de classification tant qu’il n’était pas élaboré. En attendant, les emplois occupés par les membres du groupe CR continuaient d’être mesurés selon des normes qui étaient prétendument discriminatoires et dont la conformité à la LCDP n’avait pas été établie. Le fait que la Commission demeurait à disposition pour apporter conseils et appui dans l’élaboration de plans de classification non sexistes ne réglait en aucune façon la plainte qui avait été déposée plus de 20 ans auparavant. Par ailleurs, il n’était nullement garanti qu’un nouveau régime de classification, conforme aux exigences de la LCDP, serait mis en application efficacement dans un avenir proche. En se dispensant d’examiner l’un des arguments cruciaux de la demanderesse, l’enquêteur, et finalement la Commission, ont manqué à leur obligation d’équité procédurale. Il n’a pas été établi que la Commission ait jamais accepté la plainte comme valide, et il n’a pas non plus été prouvé que les moyens pris par l’employeur pour adopter la NGC ou toute autre réforme de la classification revenaient pour lui à admettre que la norme actuelle était véritablement discriminatoire. Comme il y avait désaccord sur le caractère discriminatoire du régime actuel, la Commission aurait dû examiner cette affaire plus attentivement.

La Commission ayant décidé, sur la foi du rapport d’enquête, de ne pas renvoyer la plainte au Tribunal, on ne saurait dire que cette décision était équitable dans la mesure où le rapport même était déficient. Lorsque les parties ont le droit de présenter des observations en réponse à un rapport d’enquête, elles peuvent corriger les omissions ou erreurs mineures en les portant à l’attention du décideur, par des observations. Ce n’est que lorsque les omissions ne peuvent être rectifiées qu’un contrôle judiciaire est justifié, par exemple lorsque l’omission est d’une nature si fondamentale que le simple fait de la signaler au décideur ne suffira pas à la corriger. La demanderesse avait appelé l’attention de la Commission sur les lacunes apparentes du rapport d’enquête. Elle s’était énergiquement opposée à la recommandation de l’enquêteur, pour qui la Commission devait s’abstenir de donner une quelconque suite à la plainte, elle avait réitéré ses vues selon lesquelles la norme de classification du groupe CR était discriminatoire, elle avait rappelé à la Commission que, si le fond de la plainte n’avait jamais été l’objet d’un examen en règle, c’était parce que le Conseil du Trésor avait assuré que la NGC résoudrait la question, et elle avait fait observer que tous les employés compris dans le groupe professionnel PA demeuraient classifiés selon l’ancienne structure CR/PM. L’omission était si fondamentale que la réponse de la demanderesse au rapport d’enquête ne pouvait pas corriger le problème. La Commission n’a pas abordé ces questions et n’a pour l’essentiel fait aucun cas de la position de la demanderesse. Au reste, les considérations administratives ou pécuniaires ne devraient pas influer sur la décision de la Commission de rejeter une plainte.

La Commission a manqué à l’équité procédurale parce qu’elle n’a pas motivé adéquatement sa décision. Vu le caractère déficient de l’enquête, l’importance de la question posée et la longue période qui s’était écoulée depuis que la plainte avait été déposée, la Commission se devait d’expliquer sa décision. En règle générale, l’obligation d’équité ne requiert pas que des motifs accompagnent les décisions administratives, même si l’on a souvent souligné leur utilité pour des décisions équitables et transparentes. Néanmoins, la Cour suprême a affirmé, dans l’arrêt Baker, que dans certains cas l’obligation d’équité appellera des motifs écrits (par exemple lorsque la décision revêt une grande importance pour l’individu, dans les cas où il existe un droit d’appel prévu par la loi). L’obligation de motiver une décision peut dans certains cas devoir être observée si la décision s’appuie sur un rapport ou sur les notes d’un subordonné. La LCDP prévoit l’obligation de motiver une décision dans certains cas précis, et c’est là le signe que les tribunaux devraient se montrer circonspects avant de recourir aux règles de l’équité procédurale pour imposer un fardeau que le législateur a choisi d’imposer dans des cas très particuliers. Il s’agissait ici de l’un de ces cas spéciaux où la Commission aurait dû faire davantage que s’en remettre au rapport d’enquête et aurait dû expliquer sa décision ultime de classer la plainte. En rejetant la plainte, la Commission a rendu une décision qui statuait sur les droits de la plaignante, sans même considérer ses arguments principaux, et en se fondant sur un rapport qui n’analysait même pas les allégations de distinction illicite. L’importance de motifs dans le cas présent était accentuée par le délai de 20 ans qui s’était écoulé depuis le dépôt de la plainte, et par le grand nombre des employés de la fonction publique fédérale qui allaient être touchés par la décision. La demanderesse ne pouvait pas véritablement saisir la décision à laquelle était arrivée la Commission et elle ne pouvait pas, en l’absence de motifs cohérents et explicites, comprendre pourquoi les arguments avancés par elle en réponse au rapport d’enquête avaient été rejetés.

lois et règlements cités

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, art. 2 (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 9), 3(1) (mod. par L.C. 1996, ch. 14, art. 2), 7, 10 (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 13(A)), 11, 40(1), 41 (mod. par L.C. 1994, ch. 26, art. 34(F); 1995, ch. 44, art. 49), 42(1), 43(1), 44 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 64; L.C. 1998, ch. 9, art. 24).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 26).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

MacLean c. Marine Atlantic Inc., 2003 CF 1459; Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574 (1re inst.); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

décision différenciée :

Larsh c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 508 (1re inst.) (QL).

décisions examinées :

A.F.P.C. c. Canada (Conseil du Trésor) (no 3), [1998] D.C.D.P. no 6 (QL); Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146 (1re inst.); Gardner c. Canada (Procureur général), 2004 CF 493; Gee c. Canada (Ministre du Revenu national — M.R.N.), 2002 CAF 4; Bourgeois c. Banque de commerce canadienne impériale, [2000] A.C.F. no 1655 (C.A.) (QL); S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539; 2003 CSC 29.

décisions citées :

Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; 2003 CSC 19; Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247; 2003 CSC 20; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; motifs modifiés [1998] 1 R.C.S. 1222; Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92, [2004] 1 R.C.S. 609; 2004 CSC 23; Canada (Procureur général) c. Grover, 2004 CF 704; Wang c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2005 CF 654; Singh c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 198; conf. par 2002 CAF 247; Chopra c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 787; Bradley c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 370 (C.A.) (QL); Tahmourpour c. Canada (Solliciteur général); 2005 CAF 113; Gardner c. Canada (Procureur général); 2005 CAF 284; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Canada (Procureur général) c. Cherrier, 2005 CF 505; Marchand Syndics Inc. c. Canada (Surintendant des faillites), 2004 CF 1584; Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2005 CF 401; Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑ Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249; 2002 CSC 11; Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602; Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3; Schut c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] A.C.F. n° 1255 (1re inst.) (QL).

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne qui a rejeté, la classant sans suite, en application de l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la plainte de la demanderesse où était alléguée une distinction illicite fondée sur le sexe. Demande accueillie.

ont comparu :

Andrew J. Raven pour la demanderesse.

Anne M. Turley pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP, Ottawa, pour la demanderesse.

Le sous‑procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]Le juge de Montigny : Les présents motifs font suite à l’instruction d’une demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse, l’Alliance de la fonction publique du Canada (l’AFPC), en vertu de l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 26] de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod., idem, art. 14)], pour que soit réformée et annulée la décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) datée du 3 mai 2004. Cette décision statuait sur une plainte en matière de droits de la personne déposée le 19 décembre 1984, plainte où était alléguée une distinction illicite fondée sur le sexe, et donc contraire aux articles 7, 10 [mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 13(A)] et 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne [L.R.C. (1985), ch. H-6] (la LCDP). La plainte concernait la classification et la rémunération d’employés compris dans la catégorie professionnelle de la fonction publique fédérale qui regroupe les commis aux écritures et aux règlements (CR).

LES FAITS

[2]Le 19 décembre 1984, la demanderesse déposait auprès de la Commission une plainte où elle affirmait que les membres du groupe professionnel CR, à prédominance féminine, employés par le Conseil du Trésor (le défendeur), étaient victimes d’une distinction illicite fondée sur le sexe. La plainte renfermait en fait deux accusations : 1) on y alléguait que les membres du groupe CR étaient victimes d’une norme de classifica-tion discriminatoire, qui servait à évaluer la valeur de leur travail et de leur rémunération, en violation des articles 7, 10 et 11 de la LCDP; et 2) on y affirmait aussi que [traduction] « en séparant le groupe des commis aux écritures et aux règlements et le groupe de l’administration des programmes, et en appliquant des normes différentes pour mesurer la valeur des tâches des employés qui appartiennent à ces groupes, le Conseil du Trésor exerce une discrimination contre les membres du premier groupe, en violation des articles 7, 10 et 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ».

[3]L’accusation de discrimination salariale contraire à l’article 11 de la LCDP fut renvoyée en octobre 1990 au Tribunal des droits de la personne. Le 29 juillet 1998, le Tribunal jugeait qu’il y avait eu infraction à l’article 11 et ordonnait le versement d’une réparation prenant la forme de rajustements salariaux paritaires, rétroactive-ment au 8 mars 1985. Il ordonnait aussi que les rajustements salariaux paritaires pour les périodes posté-rieures à sa décision soient consolidés et deviennent partie intégrante des salaires (A.F.P.C. c. Canada (Conseil du Trésor) (no 3), [1998] D.C.D.P. no 6 (QL)).  Cette décision du Tribunal fut par la suite confirmée par la Cour le 19 octobre 1999 (Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146 (1re inst.)).

[4]Durant toute la période au cours de laquelle la partie de la plainte se rapportant à l’article 11 était étudiée par le Tribunal des droits de la personne pour décision, la Commission menait son enquête sur les aspects de la plainte encore en suspens, c’est‑à‑dire ceux qui concernaient les articles 7 et 10. Les aspects de la plainte relatifs aux articles 7 et 10 concernaient la structure et l’application de la norme de classification du groupe CR comme instrument d’évaluation des emplois. La décision fut prise de laisser les parties continuer de travailler ensemble pour élaborer un nouveau système de classification baptisé Norme générale de classification (NGC). De 1997 à 2000, la Commission a suivi l’évolution du projet de NGC et offert assistance et encadrement pour les questions liées à l’équité salariale, par exemple le caractère non sexiste de la norme, l’évaluation des emplois et la pondération des facteurs.

[5]Au début de 2000, l’AFPC s’est inquiétée de la lenteur de l’examen de la plainte. La Commission a donc entrepris de voir où en était la NGC afin de juger notamment du caractère non sexiste de la norme (alors en cours d’établissement) et de son incidence sur les catégories professionnelles de la plaignante. En mai 2001, la Commission achevait son examen technique du caractère non sexiste de la NGC. Elle prenait note des trois composantes essentielles d’un système non sexiste : inclusivité et équilibre, clarté et intelligibilité, enfin application méthodique. Plusieurs questions clés étaient également mises en relief dans le rapport, notamment l’observation selon laquelle [traduction] « certaines caractéristiques professionnelles propres aux emplois à prédominance féminine ne semblent pas pleinement prises en compte dans la norme ».

[6]Le 8 mai 2002, le défendeur annonçait que, dans la réforme de la classification, la NGC n’était pas explorée davantage au motif qu’elle était « impratica-ble ». Plutôt que d’appliquer une norme unique et une structure unique de rémunération à plus de 150 000 postes de la fonction publique fédérale, le défendeur affirmait qu’il envisageait d’engager une [traduction] « réforme de la classification qui soit apte à répondre aux besoins particuliers de tel ou tel groupe profession-nel ». Des modes de mise en œuvre de la réforme de la classification furent définis, tandis que l’échéancier et la priorité des groupes allaient être discutés avec les ministères et les syndicats concernés avant qu’une décision finale soit prise.

[7]Ce nouvel exercice de réforme de la classification est censé concerner : a) l’élaboration de normes nouvelles, adaptées et non sexistes, qui répondent aux besoins particuliers de tel ou tel groupe professionnel; b) l’application courante des normes existantes lorsque cela est nécessaire, et les conseils touchant leur application; et c) la reconstitution du potentiel du système grâce à un suivi assidu, ainsi qu’au développement et à l’applica-tion d’un programme de pointe pour les conseillers techniques et les cadres hiérarchiques.

[8]Après réception de cette information, un rapport d’enquête fut rédigé, puis entériné le 12 janvier 2004. L’enquêteur de la Commission, M. D. Earle, recommandait que [traduction] « conformément à l’alinéa 44(3)b) de la LCDP, [. . .] la Commission ne donne aucune suite à la plainte déposée en vertu des articles 7 et 10 ».

[9]Après avoir reconnu que la NGC n’avait pas été mise au point, l’enquêteur a expliqué pourquoi il était arrivé à cette recommandation. Dans ce qui semble être les parties les plus saillantes de son rapport, il écrivait :

[traduction]

14. Les changements qui seront apportés par la réforme de la classification montrent que l’enquête de la Commission ne parviendra pas à résoudre les aspects de cette plainte qui concernent les articles 7 et 10. Les définitions du Groupe des services généraux et de ses sous‑groupes, en vigueur le 21 avril 1993, telles qu’elles ont été publiées dans la partie I de la Gazette du Canada le 8 mai 1993, ont été modifiées et remplacées le 18 mars 1999. Dans la nouvelle structure des groupes professionnels, les groupes CR et PM ont été fusionnés en un seul groupe — le groupe Services des programmes et de l’administration (PA). Les deux groupes opérationnels anciennement distincts, le groupe CR et le groupe PM, qui sont à l’origine des allégations fondées sur les articles 7 et 10, ne sont plus séparés.

15. La partie visée par la plainte a indiqué que, dans la réforme de la classification, des plans de classification non sexistes seront élaborés pour les nouveaux groupes professionnels, dont le groupe PA. Il n’est pas possible de mesurer le caractère non sexiste d’un nouveau plan de classification tant qu’il n’est pas élaboré.

[10]L’enquêteur ne recommandait aucune autre mesure concernant la plainte, mais il écrivait que la Commission [traduction] « demeurera à disposition pour apporter conseils et appui dans l’élaboration de plans de classification non sexistes, notamment un plan applicable au groupe PA ».

[11]Le rapport d’enquête a été communiqué aux parties, qui ont été invitées à s’exprimer. Par lettre datée du 30 janvier 2004, un représentant du défendeur a répondu au rapport, se limitant à dire que le Secrétariat du Conseil du Trésor souscrivait à la recommandation de l’enquêteur selon laquelle la Commission ne devrait donner aucune suite à la plainte. Par contre, l’AFPC, qui a envoyé ses observations le 26 février 2004, faisait savoir qu’elle s’opposait « énergiquement » à la recommandation de l’enquêteur. De l’avis de la demanderesse, la plainte avait été reconnue valide par la Commission depuis qu’elle avait été déposée en 1984, et [traduction] « l’unique raison pour laquelle la Commission n’a pas pris de mesures pour se prononcer officiellement sur le fond des aspects de la plainte portant sur l’article 7 et l’article 10 était les assurances qui à diverses époques avaient été données au personnel de la Commission, assurances selon lesquelles l’adoption de la Norme générale de classification (NGC) par le Conseil du Trésor résoudrait les questions de classification discriminatoire découlant généralement du système de classification du Conseil du Trésor, notamment les aspects discriminatoires de la norme de classification CR ». Le projet de NGC ayant été abandonné, l’AFPC croyait que la Commission devait intervenir, mener à terme son enquête et, si l’affaire n’était pas résolue dans l’intervalle, renvoyer la plainte au Tribunal. Les observations reçues de l’AFPC laissaient aussi apparaître que la fusion des groupes CR et PM pour former le nouveau groupe PA ne modifiait pas la manière dont ces employés étaient classifiés, évalués et rémunérés. Les observations de l’AFPC étaient accompagnées de barèmes de rémunération extraits de la convention collective la plus récente, qui confirmaient que les employés continuaient d’être rémunérés en tant que CR et selon l’ancien barème des CR.

[12]Chacune des parties a alors eu la possibilité de s’exprimer sur les observations faites par l’autre en réponse au rapport de l’enquêteur. Par lettre datée du 24 mars 2004, l’avocat de la demanderesse a présenté des observations en réponse aux observations du défendeur. Vu que le défendeur avait simplement souscrit à la conclusion ultime de l’enquêteur, l’AFPC n’avait rien à ajouter à ses observations du 26 février 2004. Par lettre datée du 25 mars 2004, le représentant du défendeur a réagi aux observations de l’AFPC en réitérant l’engagement de l’employeur envers une réforme de la classification, notamment [traduction] « la modernisation des mesures de contenu et d’évaluation des normes actuelles de classification afin de militer contre les préjugés sexistes ». Le défendeur écrivait aussi que l’étude en cours déterminait [traduction] « le meilleur moyen de résoudre les difficultés des groupes CR et PM, mais en le faisant dans le contexte global du groupe PA tout entier ».

LA DÉCISION CONTESTÉE

[13]La plainte, le rapport d’enquête, les observations des parties ainsi qu’une chronologie ont été communiqués à la Commission le 26 avril 2004 pour qu’elle délibère sur la plainte. Par lettre datée du 3 mai 2004, la Commission acceptait la recommandation de l’enquêteur et décidait, en application de l’alinéa 44(3)b) [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 64] de la LCDP, de rejeter la plainte et de la classer sans suite. Sa décision n’était pas motivée.

[14]Après réception de la lettre de la Commission, l’AFPC lui a demandé formellement le 12 mai 2004 de motiver sa décision. Par lettre datée du 7 juin 2004, l’avocate de la Commission a répondu à la lettre de la demanderesse. Elle écrivait que la Commission n’avait pas l’obligation légale de motiver sa décision de rejet selon l’alinéa 44(3)b) et que la Cour fédérale avait déjà jugé que, lorsque la Commission ne motive pas une décision et adopte la recommandation de l’enquêteur, le fondement de sa décision est le rapport de l’enquêteur.

LES DISPOSITIONS LÉGALES APPLICABLES [art. 2 (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 9), 3(1) (mod. par L.C. 1996, ch. 14, art. 2), 44(3) (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 64; L.C. 1998, ch. 9, art. 24)]

[15]

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfac-tion de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matri-monial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

[. . .]

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

[. . .]

10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

[. . .]

40. (1) Sous réserve des paragraphes (5) et (7), un individu ou un groupe d’individus ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission en la forme acceptable pour cette dernière.

[. . .]

41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

[. . .]

43. (1) La Commission peut charger une personne, appelée, dans la présente loi, « l’enquêteur », d’enquêter sur une plainte.

[. . .]

44. (1) L’enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l’enquête.

[. . .]

(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

(i) d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci est justifié,

(ii) d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci n’est pas justifié,

(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

LES POINTS LITIGIEUX

[16]La demande de contrôle judiciaire soulève les points suivants :

· Quelle est la norme de contrôle à appliquer?

· La Commission a‑t‑elle commis une erreur sujette à révision lorsqu’elle a décidé de rejeter les portions de la plainte se rapportant aux articles 7 et 10 et considéré qu’aucune suite ne s’imposait?

· La Commission a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale et a‑t‑elle commis une erreur de droit parce qu’elle n’a pas étudié et analysé la plainte d’une manière approfondie?

· La Commission a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale parce qu’elle n’a pas motivé adéquatement sa décision?

ANALYSE

1)            La norme de contrôle

[17]La décision contestée est la décision de la Commission de rejeter la plainte de l’AFPC en matière de droits de la personne. Sur réception du rapport d’enquête, la Commission peut demander au Tribunal canadien des droits de la personne d’instruire la plainte si elle est convaincue que « compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci est justifié ». En revanche, lorsque la Commission est convaincue que, « compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci n’est pas justifié », elle rejette la plainte (paragraphe 44(3) de la LCDP). Pour arriver à cette décision, la Commission doit se demander s’il existe dans la preuve un fondement raisonnable l’autorisant à passer à l’étape suivante, à savoir le renvoi de la plainte au Tribunal.

[18]Il convient de se rappeler que, à ce stade, la Commission ne statue pas sur le fond de la plainte ni sur les prétentions du plaignant. Sa fonction consiste plutôt à se demander si elle a devant elle une preuve suffisante justifiant le passage à l’étape suivante : Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, à la page 899 [S.E.P.Q.]; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, à la page 891.

[19]La Cour suprême du Canada a jugé qu’il n’existe que trois normes de contrôle possibles d’une décision administrative : la décision correcte, la décision raisonnable simpliciter et la décision manifestement déraisonnable. Pour savoir quelle norme est applicable dans un cas donné, il faut recourir à une analyse pragmatique et fonctionnelle en tenant compte de quatre facteurs contextuels : a) la présence ou l’absence d’une clause privative ou d’un droit d’appel prévu par la loi; b) la spécialisation du décideur par rapport à celle de la juridiction de contrôle en ce qui a trait à la question posée; c) l’objet du texte de loi et celui de la disposition légale en particulier; et d) la nature de la question—question de droit, question de fait ou question mixte de droit et de fait.

· Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, aux paragraphes 26 à 35;

· Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, aux paragraphes 24 à 27;

· Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, aux paragraphes 29 à 38;

· Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92, [2004] 1 R.C.S. 609, aux paragraphes 15 à 18.

[20]Appliquant la méthode fonctionnelle et pragmatique, mon confrère le juge O’Keefe est arrivé à la conclusion que la décision de la Commission de ne pas renvoyer une plainte au Tribunal doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable simpliciter (MacLean c. Marine Atlantic Inc., 2003 CF 1459). L’absence d’une clause privative ou d’un droit d’appel prévu par la loi était un facteur neutre, mais plusieurs facteurs commandaient une retenue particulière à l’endroit de la décision de la Commission, à savoir la spécialisation plus élevée de la Commission par rapport à celle de la Cour en ce qui a trait à l’établissement des faits et au filtrage des plaintes, le pouvoir discrétionnaire conféré par le législateur à la Commission quant à savoir s’il convient ou non de rejeter une plainte, enfin la nature de la question (question mixte de droit et de fait). Comme plusieurs autres de mes confrères, je fais mien ce raisonnement et j’arrive à la même conclusion. J’observe en passant que la Cour d’appel fédérale a tout récemment confirmé cette norme de contrôle dans la dernière décision mentionnée ci‑après :

· Canada (Procureur général) c. Grover, 2004 CF 704;

· Wang c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2005 CF 654;

· Gardner c. Canada (Procureur général), 2004 CF 493;

· Singh c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 198; confirmé par 2002 CAF 247;

· Chopra c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 787;

· Bradley c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 370 (C.A.) (QL);

· Gee c. Canada (Ministre du Revenu national— M.R.N.), 2002 CAF 4;

· Tahmourpour c. Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 113;

· Gardner c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 284.

[21]La Cour ne doit donc pas intervenir « à la légère » dans les décisions de la Commission. Le législateur fédéral a conféré à la Commission un large pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle examine les plaintes, ce qui suppose de la part de la Cour une certaine retenue. Ainsi que le rappelait le juge Strayer, de la Cour d’appel, dans l’arrêt Gee c. Canada (Ministre du Revenu national—M.R.N.), [au paragraphe 13] :

La présente Cour a à plusieurs reprises indiqué le degré de retenue judiciaire dont il faut faire preuve à l’égard de la Commission lorsqu’elle décide, après la réception d’un rapport d’enquête, si elle doit rejeter la plainte ou la renvoyer à un tribunal. Par exemple, il a été déclaré dans l’arrêt Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier ([1999] 1 C.F. 113 (C.A.)) :

L’exercice du pouvoir discrétionnaire

La Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude à l’exécution de sa fonction d’examen préalable au moment de la réception d’un rapport d’enquête. Les paragraphes 40(2) et 40(4), et les articles 42 et 44 regorgent d’expressions comme « à son avis », « devrait », « normalement ouverts », « pourrait avantageusement être instruite», « des circonstances », « estime indiqué dans les circonstances », qui ne laisse aucun doute quant à l’intention du législateur. Les motifs de renvoi à une autre autorité (paragraphe 44(2)), de renvoi au président du Comité du tribunal des droits de la personne (alinéa 44(3)a)) ou, carrément de rejet (alinéa 44(3)b)) comportent, à divers degrés, des questions de fait, de droit et d’opinion (voir Latif c. La Commission canadienne des droits de la personne, [1980]  1  C.F.  687  (C.A.),  à  la  page  698,  le   juge Le Dain), mais on peut dire sans risque de se tromper qu’en règle générale, le législateur ne voulait pas que les cours interviennent à la légère dans les décisions prises par la Commission à cette étape.

Plus récemment, dans l’arrêt Zundel c. Procureur général du Canada et al. ((2000), 267 N.R. 92, au paragraphe 5), la présente Cour a endossé une décision de la Section de première instance ([1999] 4 C.F. 289, aux paragraphes 46 à 49), selon laquelle la norme de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission prise en vertu de l’article 44, c’est‑à‑dire celle de déférer après enquête une question à un tribunal, devait être de savoir si la décision s’appuyait sur un motif rationnel. Dans l’arrêt Bradley c. Procureur général du Canada ((1999) 238 N.R. 76), la présente Cour a statué que la norme de contrôle d’une décision prise par la Commission en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi de rejeter une plainte au lieu de nommer un conciliateur était celle de la décision raisonnable. Avec respect, je suis d’accord avec mes collègues sur ce point et j’accepte que la norme de contrôle relative à l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui est conféré au sous‑alinéa 44(3)b)(i) de rejeter une plainte est celle de la décision raisonnable.

[22]En conséquence, la Cour ne doit intervenir que s’il est établi que la décision contestée est déraisonnable. Une décision déraisonnable est une décision qui est dépourvue de fondement ou de cohérence logique. Une cour de justice ne saurait intervenir du seul fait qu’elle serait peut‑être arrivée à une conclusion autre. La juridiction de contrôle doit plutôt se demander si la décision est foncièrement autorisée par le raisonnement du tribunal. La Cour suprême du Canada a dit expressément qu’« il y a souvent plus d’une seule bonne réponse aux questions examinées selon la norme de la décision raisonnable [. . .] [mais] [m]ême dans l’hypo-thèse où il y aurait une réponse meilleure que les autres, le rôle de la cour n’est pas de tenter de la découvrir lorsqu’elle doit décider si la décision est raisonnable » : Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, au paragraphe 51. Voir aussi les arrêts suivants : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 61; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, au paragraphe 41.

[23]La demanderesse et le défendeur souscrivent à cette analyse. Toutefois, la demanderesse prétend que la norme de contrôle devrait être la décision correcte quand la décision de la Commission ne porte pas carrément et uniquement sur le point de savoir s’il existe dans la preuve un fondement raisonnable permettant de passer à l’étape suivante, mais concerne plutôt un point de droit ou une question de justice naturelle ou d’équité procédurale.

[24]Il n’est pas contesté entre les parties que les questions d’équité procédurale et de justice naturelle ne sauraient être revues en fonction de la norme de la décision raisonnable, mais plutôt en fonction de la norme de la décision correcte. Cela vaudrait pour la question de savoir si l’enquête de la Commission était neutre et approfondie et celle de savoir si la Commission a motivé adéquatement sa décision. À mon avis, il s’agit là d’une mauvaise qualification de la question; mais je reviendrai bientôt sur cet aspect.

[25]Quant à l’argument selon lequel une norme de contrôle plus rigoureuse devrait s’appliquer quand une déclaration de la Commission intéresse un point de droit, la demanderesse n’a pas étayé cet argument d’une manière raisonnée. C’est un argument qui ne trouve aucun appui dans la jurisprudence, et il est d’ailleurs incompatible avec la qualification de la décision rendue par la Commission selon le paragraphe 44(3), une décision qui fait intervenir une question mixte de droit et de fait. L’examen préalable mené par la Commission à ce stade, comme nous l’avons vu précédemment, oblige la Commission à se demander s’il existe dans la preuve un fondement raisonnable pouvant conduire le Tribunal à dire qu’un plaignant a été l’objet d’une distinction illicite. Il s’agit là manifestement d’un exemple de question mixte de droit et de fait, puisqu’elle concerne l’application de principes généraux, exposés dans la LCDP, à des circonstances précises. Autrement dit, la décision de la Commission se rattache d’une manière complexe à des conclusions de fait; c’est le type même de décision qui, selon la jurisprudence, doit être évaluée d’après la norme de la décision raisonnable simpliciter.

[26]La demanderesse a aussi prétendu qu’une norme de contrôle plus rigoureuse devrait être appliquée quand la Commission rejette une plainte sans la renvoyer au Tribunal, parce qu’il s’agit d’une décision finale touchant les droits du plaignant. Une telle approche serait d’autant plus justifiée en l’espèce, vu le nombre de personnes qui seront touchées par la décision de la Commission. La demanderesse invoque ici l’obiter dictum que l’on trouve dans la décision Larsh c. Canada (Procureur général), au paragraphe 36, où le juge Evans, alors juge de la Cour, écrivait :

Pour l’examen de cet argument, je suis disposé à présumer que la décision par laquelle la Commission a rejeté les plaintes devrait faire l’objet d’un examen plus attentif que les décisions par lesquelles des plaintes sont déférées au Tribunal. Un débouté est, après tout, une décision définitive qui empêche le plaignant d’obtenir toute réparation prévue par la loi et qui, de par sa nature même, ne saurait favoriser l’atteinte de l’objectif général de la Loi, c’est‑à‑dire protéger les personnes physiques de toute discrimination, mais qui, s’il est erroné, risque de mettre en échec l’objet de la Loi.

[27]Cette remarque incidente du juge Evans doit être considérée dans son contexte. Elle avait été faite dans le cadre d’un argument présenté par l’avocate de la demanderesse, argument selon lequel la Commission fixerait le niveau de preuve à un niveau trop élevé si elle devait rejeter une plainte parce que l’agent qui avait prétendument fait une réflexion discriminatoire niait l’avoir faite et qu’aucun témoin indépendant ne pouvait confirmer le récit des faits présenté par la demanderesse. Néanmoins, nulle part le juge Evans n’a dit que la décision de la Commission de rejeter une plainte devrait toujours être évaluée selon la norme de la décision correcte. Il a même rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel la Commission devait toujours renvoyer la plainte au Tribunal dès lors que lui sont présentées des versions contradictoires de la conduite qui est l’objet de la plainte. Et il a insisté plusieurs fois sur le fait que le législateur fédéral avait investi la Commission du pouvoir de dire si une audience devant le Tribunal des droits de la personne est ou non justifiée.

[28]Avant de conclure sur cet argument, il faut signaler encore une fois que le texte de l’article 44 de la LCDP confère un large pouvoir discrétionnaire à la Commission lorsqu’elle fait un examen préalable des plaintes, et le même texte est employé pour le rejet d’une plainte ou pour son renvoi au Tribunal, c’est‑à‑dire « compte tenu des circonstances relatives à la plainte ». L’énoncé le plus clair de la norme de contrôle applicable à telles décisions se trouve dans l’arrêt Bourgeois c. Banque de commerce canadienne impériale, [2000] A.C.F. no 1655 (C.A.) (QL), où le juge Décary écrivait [au paragraphe 3] :

Le juge MacKay était d’avis, avec raison, que la norme de contrôle applicable au rejet d’une plainte par la Commission exige que la Cour fasse preuve d’un très haut degré de retenue à l’égard de la décision de la Commission, à moins qu’il y ait eu violation des principes de justice naturelle ou absence d’équité procédurale, ou à moins que la décision ne soit pas étayée par les éléments de preuve dont disposait la Commission.

[29]Cela dit, et bien que la décision de rejeter une plainte doive relever de la même norme de contrôle que la décision de renvoyer une plainte au Tribunal, l’observation du juge Evans n’est pas sans fondement et ne saurait être tout simplement écartée. Sans aller aussi loin qu’affirmer que chaque norme de contrôle constitue par elle‑même une échelle mobile, position qui jusqu’à maintenant a été rejetée par la Cour suprême, il est sans doute à propos d’examiner l’incidence de la décision de la Commission en évaluant la justesse des motifs censés la justifier.

[30]Revenant maintenant aux présumés violations des principes de l’équité procédurale, je suis d’avis qu’il convient de dissiper d’entrée de jeu une certaine confusion. Ainsi que le soulignait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 102, « [l]’équité procédurale concerne la manière dont le ministre est parvenu à sa décision, tandis que la norme de contrôle s’applique au résultat de ses délibérations ». Cette distinction a été reprise par la Cour fédérale à plusieurs occasions, notamment dans les jugements suivants : Gardner c. Canada (Procureur général); Canada (Procureur général) c. Grover; Canada (Procureur général) c. Cherrier, 2005 CF 505; Marchand Syndics Inc. c. Canada (Surintendant des faillites), 2004 CF 1584; enfin Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2005 CF 401.

[31]Cette confusion vient du fait que certains des facteurs qui sont considérés dans la définition de l’obligation d’équité procédurale sont les mêmes que les facteurs considérés dans la tâche de savoir quelle est la norme de contrôle d’une décision discrétionnaire (la nature de la décision qui a été prise, la spécialisation du décideur, le régime légal). Mais la Cour fédérale, suivant en cela la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249, a rappelé à maintes reprises que l’obligation d’équité procédurale ne requiert aucune recherche de la norme de contrôle : un manquement à l’équité procédurale aura généralement pour effet d’invalider automatiquement la décision contestée.

[32]Si la distinction entre les tribunaux administratifs qui exercent leurs fonctions selon ce qu’il est convenu d’appeler une optique « administrative » et ceux qui exercent leurs fonctions selon une optique « judiciaire » ou « quasi judiciaire » était autrefois essentielle lorsqu’il convenait de savoir si les règles de la justice naturelle s’appliquaient, ce n’est plus le cas depuis l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311. Désormais, les décisions de caractère administratif ou exécutif devaient respecter une obligation générale d’agir équitablement. Étant donné que les règles de justice naturelle tout comme l’obligation d’agir équitablement sont des normes variables, le juge Sopinka avait reconnu, dans l’arrêt S.E.P.Q., que [à la page 896] « la distinction entre [ces règles] s’estompe lorsqu’on approche du bas de l’échelle dans le cas des tribunaux judiciaires ou quasi judiciaires et du haut de l’échelle dans le cas des tribunaux administratifs ou exécutifs. » Par conséquent, le contenu de ces deux ensembles de règles est maintenant déterminé non pas tant par la nature des décisions prises par le tribunal qu’en fonction des circonstances de chaque affaire : Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602; S.E.P.Q.; Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3 (C.A.); Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574 (1re inst.).

[33]Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [[1999] 2 R.C.S. 817] la Cour suprême explicitait les facteurs qu’il convient de retenir pour définir l’obligation d’équité procédurale dans un ensemble donné de circonstances. S’exprimant pour la majorité, la juge L’Heureux‑Dubé avait énuméré cinq facteurs (considérés comme non limitatifs) à prendre en considération : la nature de la décision prise et la procédure suivie lorsqu’elle a été prise; la nature du régime légal et les termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme concerné; l’importance de la décision pour les personnes visées; les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; enfin les choix de procédure faits par l’organisme même, en particulier quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir sa propre procédure, ou quand l’organisme est parfaitement à même de choisir la procédure qui convient le mieux aux circonstances.

[34]Il a été jugé, dans l’arrêt S.E.P.Q., que la Commission doit observer l’obligation d’équité procédurale lorsqu’elle se demande si le rapport d’enquête doit être adopté ou rejeté comme le prévoit l’article 44 de la LCDP. Dans un obiter dictum, le juge Sopinka concluait que la Commission avait donc les obligations suivantes (à la page 902) :

[. . .] il incombait à la Commission d’informer les parties de la substance de la preuve réunie par l’enquêteur et produite devant la Commission. Celle‑ci devait en outre offrir aux parties la possibilité de répliquer à cette preuve et de présenter tous les arguments pertinents s’y rapportant.

La Commission pouvait prendre en considération le rapport de l’enquêteur, les autres données de base qu’elle jugeait nécessaires ainsi que les arguments des parties. Elle était alors tenue de rendre sa propre décision en se fondant sur ces renseignements.

[35]Évidemment, toutes ces conditions supposent que la preuve recueillie par l’enquêteur, ainsi que son rapport, donnent à la Commission l’information nécessaire pour qu’elle s’acquitte de sa fonction de filtrage des plaintes selon l’article 44 de la LCDP. Si la décision de la Commission devait être fondée sur une enquête déficiente, cette décision ne pourrait être qualifiée de raisonnable puisque ses éléments probants seraient insuffisants. C’est ce qu’exposait très clairement le juge Nadon, alors juge de la Cour fédérale, dans la décision Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), où il s’exprimait ainsi (à la page 598) :

Il semblerait à première vue qu’en remettant à la requérante une copie du rapport de l’enquêteuse et en lui permettant de répondre au rapport, la CCDP se soit conformée à la lettre des exigences établies dans les arrêts susmentionnés. Toutefois, à la base de ces exigences se trouve la présomption de l’existence d’un autre aspect de l’équité procédurale—que la CCDP disposait d’un fondement adéquat et juste pour évaluer s’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour justifier la constitution d’un tribunal.

Pour qu’il existe un fondement juste pour que la CCDP estime qu’il y a lieu de constituer un tribunal en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi, je crois que l’enquête menée avant cette décision doit satisfaire à au moins deux conditions : la neutralité et la rigueur.

[36]Je dois donc réarranger l’ordre des questions suivantes et considérer d’abord le rapport d’enquête pour savoir s’il était équitable et rigoureux. Je me pencherai ensuite sur la décision de la Commission de ne pas renvoyer la plainte au Tribunal et dirai si elle était raisonnable, eu égard à l’ensemble des renseignements qui ont été portés à sa connaissance. Finalement, je me demanderai si les motifs donnés par la Commission à l’appui de sa décision s’accordaient ou non avec son obligation d’équité procédurale.

2)            Le rapport d’enquête était‑il rigoureux et neutre?

[37]Comme je l’ai dit précédemment, l’obligation de mener une enquête neutre et rigoureuse est un élément de l’obligation d’équité procédurale. La rigueur est une notion abstraite qui ne se prête pas à une liste facilement vérifiable de choses à faire ou à ne pas faire. Dans la décision Slattery, le juge Nadon énonçait les paramètres à l’origine de l’impératif de rigueur dans le contexte d’une enquête menée par la Commission des droits de la personne (à la page 600) :

Pour déterminer le degré de rigueur de l’enquête qui doit correspondre aux règles d’équité procédurale, il faut tenir compte des intérêts en jeu : les intérêts respectifs du plaignant et de l’intimé à l’égard de l’équité procédurale, et l’intérêt de la CCDP à préserver un système qui fonctionne et qui soit efficace sur le plan administratif.

[38]Selon la demanderesse, le rapport d’enquête n’aborde pas et n’analyse pas le fond des allégations de l’AFPC. (L’essentiel de l’analyse de l’enquêteur se trouve au paragraphe 9 des présents motifs). Ces alléga-tions, doit‑on le rappeler, s’appuyaient essentiellement sur l’argument selon lequel le Conseil du Trésor exerce une discrimination à l’encontre du groupe CR en séparant ce groupe et le groupe PM et en appliquant des normes différentes pour mesurer la valeur des tâches exercées par ces deux groupes.

[39]Dans son rapport, l’enquêteur s’est concentré uniquement sur le fait que les groupes CR et PM n’étaient  plus  séparés, mais formaient désormais un seul groupe—le groupe PA. Toutefois, le rapport ne reconnaissait pas un fait essentiel : le régime de classifi-cation n’avait jamais été réellement modifié ou changé afin que soient éliminés les aspects discrimina-toires qui manifestement le caractérisaient. C’était là l’objectif du projet de NGC, mais ce projet avait été abandonné par le défendeur parce qu’il était paraît‑il « impraticable ». En conséquence, et même si les groupes CR et PM formaient officiellement désormais un seul groupe plus conséquent, il reste que les anciennes normes de classification continuent d’être appliquées, ainsi que l’attestent les barèmes de rémunération de la plus récente convention collective conclue entre l’AFPC et le Conseil du Trésor.

[40]Non seulement il n’est tenu aucun compte de cette information capitale, mais le rapport précise ensuite que [traduction] « il n’est pas possible de mesurer le caractère non sexiste d’un nouveau plan de classification tant qu’il n’est pas élaboré ». En attendant, les emplois occupés par les membres du groupe CR continueront d’être mesurés selon des normes qui sont prétendument discriminatoires et dont la conformité aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne n’a pas été véritablement examinée, encore moins établie à titre définitif.

[41]Ce n’est pas répondre que d’ajouter : « la Commission demeurera à disposition pour apporter conseils et appui dans l’élaboration de plans de classifi-cation non sexistes, notamment un plan applicable au groupe PA ». C’est là un engagement prospectif intéressant, mais il ne règle absolument pas la plainte qui a été déposée plus de 20 ans auparavant. Et il n’est nullement garanti qu’un nouveau régime de classifi-cation, conforme aux exigences de la Loi canadienne sur les droits de la personne, sera mis en application efficacement dans un avenir proche.

[42]Bref, je suis d’avis que l’AFPC avait droit, au nom de ses membres du groupe CR, à ce que ses allégations de distinction illicite soient examinées avec rigueur. En s’abstenant d’examiner l’un de ses arguments cruciaux—celui selon lequel les groupes CR et PM étaient encore séparés dans la pratique— l’enquêteur et, finalement, la Commission ont manqué à leur obligation d’équité procédurale. L’enquêteur aurait pu avoir de bonnes raisons d’agir ainsi si les allégations avaient été théoriques, mais ce n’était certainement pas le cas lorsqu’il a soumis son rapport.

[43]Cela dit, je reconnais avec le défendeur que la Commission n’a jamais accepté la plainte comme valide, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse. Cela équivaudrait à dire que, après l’acceptation du dépôt d’une plainte, la Commission doit renvoyer la plainte au Tribunal, ou que, après qu’un enquêteur considère au départ qu’une enquête complémentaire est justifiée, il ne peut pas changer d’avis en se fondant sur une preuve postérieure.

[44]Le défendeur n’a jamais admis non plus que la norme de classification du groupe CR est discriminatoire. Rien ne donne à entendre que les moyens pris par l’employeur pour adopter la NGC ou toute autre réforme de la classification reviennent pour lui à admettre que la norme actuelle est véritablement discriminatoire. Il en va de même pour la décision de fusionner les groupes CR et PM dans le nouveau groupe PA : il n’est avancé nulle part que, ce faisant, le défendeur reconnaissait que l’ancienne séparation des groupes CR et PM était discriminatoire.

[45]C’est précisément parce qu’il y a désaccord sur le caractère discriminatoire du régime actuel que la Commission aurait dû examiner cette affaire plus attentivement.

3) La Commission a‑t‑elle commis une erreur sujette à révision quand elle a décidé de ne pas renvoyer la plain-te au Tribunal?

[46]La Commission ayant décidé, sur la foi du rapport d’enquête, de ne pas renvoyer la plainte au Tribunal, on ne saurait dire que cette décision est équitable dans la mesure où le rapport même était déficient. Cela pourrait suffire à trancher de la question.

[47]Lorsque, comme ici, les parties ont le droit de présenter des observations en réponse à un rapport d’enquête, les parties peuvent corriger les omissions ou erreurs mineures en les portant à l’attention du décideur, grâce à leurs observations. Ce n’est que lorsque les omissions ne peuvent être rectifiées qu’un contrôle judiciaire est justifié, par exemple lorsque l’omission est d’une nature si fondamentale que le simple fait de la signaler au décideur ne suffirait pas à la corriger : Slattery; Schut c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] A.C.F. no 1255 (1re inst.) (QL).

[48]Le défendeur tient que la Commission a rendu sa décision après avoir examiné non seulement le rapport d’enquête, mais aussi les réactions des parties à ce rapport. Elle a aussi examiné les observations de chacune des parties sur les réactions de l’autre. La Commission a donc étudié l’ensemble des circonstances entourant la plainte, et la demanderesse aurait pu signaler les omissions et erreurs du rapport d’enquête.

[49]L’AFPC a effectivement appelé l’attention de la Commission sur les lacunes apparentes du rapport d’enquête. Elle s’est énergiquement opposée à la recommandation de l’enquêteur, pour qui la Commission devait s’abstenir de donner une quelconque suite à cette plainte, elle a réitéré ses vues selon lesquelles la norme de classification du groupe CR était discriminatoire, elle a rappelé à la Commission que, si le fond de la plainte n’avait jamais été l’objet d’un examen en règle, c’était parce que le Conseil du Trésor avait assuré que la NGC résoudrait la question, et elle a fait observer que tous les employés compris dans le groupe professionnel PA demeuraient classifiés selon l’ancienne structure CR/PM.

[50]Je suis d’avis que nous avons affaire à un cas où l’omission était si fondamentale que la réponse de l’AFPC au rapport d’enquête ne pouvait pas corriger le problème. Non seulement le rapport était‑il extrêmement bref sur la question, mais il ne donnait pas assez d’informations pour que l’objection de l’AFPC pût être véritablement étudiée. Quoi qu’il en soit, la Commission n’a pas abordé ces questions et n’a pour l’essentiel fait aucun cas de la position de l’AFPC.

[51]Finalement, le défendeur a fait valoir que [traduction] « la Commission fait un bien meilleur usage de ses ressources en apportant conseils et appui dans l’élaboration d’une nouvelle norme de classification pour le groupe PA plutôt qu’en constituant un tribunal chargé d’étudier une plainte qui devient théorique avec l’adoption de nouvelles normes de classification ». À mon avis, malheureusement, cet argument fait l’impasse sur l’essentiel et il est totalement hors de propos. L’alinéa 44(3)b) de la LCDP enjoint à la Commission de rejeter une plainte si elle est convaincue que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de la plainte n’est pas justifié. Les considérations administratives ou pécuniaires ne devraient pas influer sur la décision. Ainsi que le disait le juge Nadon dans la décision Slattery [à la page 607] :

Je ne puis conclure que le paragraphe 44(3) de la Loi permet à la CCDP de rendre des décisions en ne tenant absolument pas compte du bien‑fondé de la plainte. Si l’on permettait que des considérations purement administratives (comme les coûts, le temps) soient déterminantes, on pourrait concevoir des situations où le droit d’une personne à un recours sous le régime d’une loi relative aux droits de la personne dépendrait de la facilité avec laquelle l’on peut prouver qu’il y a eu violation des droits de la personne. Une telle façon de faire serait clairement en contradiction avec l’objectif de justice visé par la Loi, tel qu’il est énoncé à l’article 2, de donner effet au principe de l’égalité des chances.

[52]Il y a aussi l’argument selon lequel il peut se révéler plus utile pour les parties de faire trancher la question par le Tribunal. En se prononçant sur le caractère discriminatoire ou non de la classification actuelle, le Tribunal pourrait exposer des motifs et offrir des paramètres susceptibles d’aider les architectes d’un nouveau régime de classification. Comme c’est si souvent le cas, les avantages à court terme ne devraient pas nous dissimuler les retombées à long terme.

[53]Pour tous les motifs susmentionnés, j’arrive à la conclusion que la décision de la Commission est déraisonnable parce qu’elle n’était pas appuyée par une enquête adéquate et qu’il est donc impossible d’affirmer qu’elle est le résultat d’un raisonnement incontournable.

4) La Commission a‑t‑elle manqué à l’équité procédu-rale parce qu’elle n’a pas motivé adéquatement sa décision?

[54]L’argument final avancé par la demanderesse est que la Commission n’a pas motivé sa décision. L’AFPC avait prié la Commission de motiver sa décision après que celle‑ci eut été rendue, mais la Commission a indiqué qu’elle n’avait pas l’obligation légale d’exposer des motifs, ajoutant que le fondement de sa décision était le rapport d’enquête. La demanderesse reconnaît que, de façon générale, la Commission n’est pas juridiquement tenue d’exposer des motifs. Mais elle fait valoir que, en l’espèce, vu le caractère déficient de l’enquête, l’importance de la question posée et la longue période qui s’est écoulée depuis que la plainte a été déposée, la Commission se devait d’expliquer sa décision.

[55]Le défendeur affirme quant à lui que la jurisprudence n’a pas retenu l’argument de la demanderesse. Bien au contraire, la Cour d’appel fédérale est arrivée à la conclusion qu’une décision non motivée ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale puisque la loi ne requiert pas de motifs : Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne), aux pages 15 et 16. Finalement, le défendeur invoque aussi l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire S.E.P.Q., pour affirmer que le rapport d’enquête constitue les motifs de la Commission quand ce rapport est adopté par elle.

[56]Il ne fait aucun doute que, de manière générale, l’obligation d’équité ne requiert pas que des motifs accompagnent les décisions administratives, même si l’on a souvent souligné leur utilité pour des décisions équitables et transparentes. Mais la Cour suprême a affirmé, dans l’arrêt Baker, au paragraphe 43, que dans certains cas il en va parfois différemment :

À mon avis, il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l’obligation d’équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l’espèce, où la décision revêt une grande importance pour l’individu, dans des cas où il existe un droit d’appel prévu par la loi, ou dans d’autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise.

[57]Cela dit, l’obligation de motiver une décision peut dans certains cas être observée si la décision s’appuie sur un rapport ou sur les notes d’un subordonné. Cette option a été expressément envisagée dans l’arrêt Baker, pour tenir compte de la souplesse qui s’impose dans l’évaluation des exigences d’équité procédurale. Et c’est précisément la raison pour laquelle la Cour suprême, supposant, sans trancher la question, que l’absence de motifs dans une décision suffit en soi à justifier un contrôle, a jugé qu’il n’y avait pas déni de justice naturelle ou d’équité procédurale quand la Commission rejetait une plainte en se fondant sur la recommandation du rapport d’enquête : arrêt S.E.P.Q.

[58]Je n’ignore pas non plus que le législateur fédéral a dans certains cas précis imposé l’obligation de motiver une décision, par exemple quand la Commission décide de ne pas donner suite à une plainte pour les raisons exposées dans l’article 41 [mod. par L.C. 1994, ch. 26, art. 34(F); 1995, ch. 44, art. 49] (voir le paragraphe 42(1) de la LCDP). C’est là le signe que les tribunaux devraient se montrer circonspects avant de recourir aux règles de l’équité procédurale pour imposer un fardeau que le législateur a choisi d’imposer dans des cas très précis : Mercier, à la page 16; Gardner c. Canada (Procureur général), 2004 CF 493, au paragraphe 35.

[59]Tout bien considéré, et ayant à l’esprit que la plupart de ces précédents sont antérieurs à l’arrêt Baker, je suis néanmoins d’avis que nous avons ici affaire à l’un de ces cas spéciaux où la Commission aurait dû faire davantage que s’en remettre au rapport d’enquête et aurait dû motiver sa décision de ne pas renvoyer la plainte au Tribunal. Il est facile d’imaginer que le rejet d’une telle plainte aura de profondes répercussions sur les employés de la fonction publique fédérale qui sont encore classifiés et évalués selon une norme de classification qui remonte à près de 40 ans et qui est contestée pour son caractère discriminatoire. En rejetant cette plainte, la Commission a rendu une décision qui statuait sur les droits de la plaignante, sans même considérer ses arguments principaux, et en se fondant sur un rapport qui n’analyse même pas les allégations de discrimination; en agissant de la sorte, la Commission risque de prêter le flanc à l’idée selon laquelle elle néglige de donner effet au principe de l’égalité des chances inscrit dans l’article 2 de la LCDP.

[60]L’importance de motifs dans le cas présent est accentuée par le délai de 20 ans qui s’est écoulé et par le grand nombre des employés concernés. Ce sont là à mon avis des aspects non négligeables qu’il convient de garder à l’esprit quand on évalue la portée de la décision. Si l’issue d’une décision fondée sur des considérations humanitaires, dans un contexte d’immi-gration, peut avoir d’importantes répercussions sur une personne, on peut certainement en dire autant d’une décision susceptible de porter atteinte à la dignité, à l’amour‑propre et aux débouchés professionnels de milliers de gens. Dans ces circonstances très particuliè-res, je crois que la Commission avait le devoir de faire davantage que simplement s’en remettre au rapport d’enquête, et devait expliquer sa décision ultime de mettre un terme à cette plainte.

[61]Se fondant sur l’arrêt Baker de la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel fédérale écrivait, dans son arrêt le plus récent sur la question [Gardner, 2005 CAF 284, au paragraphe 28] :

L’obligation de donner des motifs est fondée sur l’intérêt qu’ont les individus de savoir comment ont été prises les décisions les visant [. . .]. Si, par suite d’une participation étroite au processus de décision, une personne comprend, ou a la capacité de comprendre le motif de la décision, l’obligation de la motiver variera en conséquence.

[62]Je comprends parfaitement que cela est plus susceptible de se produire quand la Commission ne suit pas la recommandation de l’enquêteur, en particulier quand elle rejette la plainte. Mais, en l’espèce, pour les motifs susmentionnés, je crois que la demanderesse ne pouvait pas véritablement saisir la décision à laquelle était arrivée la Commission et ne pouvait pas, en l’absence de motifs cohérents et explicites, comprendre pourquoi les arguments avancés par elle en réponse au rapport d’enquête avaient été rejetés.

DISPOSITIF

[63]La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de la Commission qui est contestée sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à la Commission pour nouvelle décision. Les dépens seront accordés à la demanderesse.

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