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A-501-04

2005 CAF 221

Administration de pilotage des Laurentides (appelante/demanderesse)

c.

Gestion C.T.M.A. Inc. et Navigation Madeleine Inc. et Les propriétaires et autres personnes ayant un droit sur le navire C.T.M.A. Voyageur (intimés/ défendeurs)

et

Corporation des Pilotes du Bas Saint-Laurent (intervenante)

Répertorié : Administration de pilotage des Laurentides c. Voyageur (Le) (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juges Desjardins, Décary et Pelletier, J.C.A.--Montréal, 31 mai; Ottawa, 10 juin 2005.

Droit maritime -- Pilotage -- Appel d'une décision de la Cour fédérale qui a rejeté l'action réclamant 1 860 265,34 $ en droits de pilotage pour le navire Voyageur entre 1987 et 2002 -- La Cour fédérale a décidé que les droits dus relativement aux trois dernières années précédant immédiatement l'introduction de l'action n'étaient pas prescrits selon la période de prescription de trois ans mais elle a rejeté l'action dans sa totalité en raison d'une insuffisance de preuve -- L'art. 44 de la Loi sur le pilotage prévoit que des droits de pilotages sont payables par le navire assujetti au pilotage obligatoire, sauf si une administration le dispense du pilotage obligatoire -- L'agent du navire est solidairement responsable du paiement des droits en vertu de l'art. 42 -- L'action contre Gestion C.T.M.A. Inc., société de gestion qui est l'unique actionnaire de Navigation Madeleine Inc., est rejetée -- Elle n'est pas « l'agent d'un navire » au sens de l'art. 42 -- L'appelante a le pouvoir, en vertu de l'art. 20(1)c), de prendre des règlements généraux concernant la dispense des droits relatifs au pilotage obligatoire -- Le terme « dispense » au sens de l'art. 44 constitue une exception importante et elle n'existe que dans les cas prévus dans les règlements adoptés en vertu de l'art. 20(1)c) -- La défense de dispense de droits relatifs au pilotage obligatoire est fondée sur un échange de lettres donnant à penser que le Voyageur n'est pas assujetti au pilotage obligatoire, sauf s'il y a urgence ou détresse -- L'appelante doit savoir qu'un navire est assujetti au pilotage obligatoire pour accorder une dispense -- L'appelante n'avait pas de raison de dispenser le Voyageur des droits puisqu'elle pensait qu'il n'était pas assujetti au pilotage obligatoire -- La Cour fédérale a conclu que l'échange de lettres entre l'appelante, les pilotes et les associations de pilotes concernant l'emploi des services de pilotage a perpétué un malentendu au sujet de la jauge nette du navire -- Les parties étaient convaincues que le Voyageur n'était pas assujetti au pilotage obligatoire, sans égard au contexte de l'échange de lettres.

Code civil -- L'art. 2904 du Code civil du Québec suspend la prescription si la personne est dans l'impossibilité d'agir -- La Cour fédérale a conclu que l'appelante n'avait pas démontré qu'il lui avait été impossible de découvrir la vraie jauge nette du navire Voyageur en raison de la faute des intimés -- L'échange de correspondance entre l'appelante et les intimés concernant l'emploi des services de pilotage qui indique que l'appelante était convaincue que le Voyageur n'était pas assujetti au pilotage obligatoire était un facteur déterminant dans la conclusion de la Cour -- Il n'y avait aucune preuve que les intimés se sont livrés à des manoeuvres dolosives pour camoufler la jauge nette réelle du navire -- La « faute » des intimés de ne pas payer les droits ne doit pas être confondue avec la « faute » menant à la suspension de la prescription en vertu de l'art. 2904 -- L'art. 2925 prévoit une prescription pour l'action qui tend à faire valoir un « droit personnel » -- Le « droit personnel » est la faculté qu'a une personne d'exiger qu'une autre personne lui procure un avantage qui fait l'objet de l'obligation -- Il est habituel d'appeler le droit personnel une « créance » et l'obligation une « dette » -- La nature du « droit personnel » n'est pas modifiée par sa source (c.-à-d. législative, réglementaire, contractuelle ou coutumière) -- L'art. 44 de la Loi sur le pilotage concernant le paiement d'une pénalité n'échappe pas à l'emprise de l'art. 2925 C.c.Q. -- La prescription applicable est celle de trois ans -- Les droits de pilotages dus au-delà de trois ans avant l'introduction de l'action sont prescrits.

Il s'agissait d'un appel à l'encontre d'une décision de la Cour fédérale qui a rejeté l'action de l'appelante concernant une réclamation de 1 860 265,34 $ en droits de pilotage impayés pour le navire Voyageur entre 1987 et 2002. L'appelante a invoqué l'article 44 de la Loi sur le pilotage, lequel prévoit que des droits de pilotage sont payables par un navire assujetti au pilotage obligatoire, sauf si une administration le dispense du pilotage obligatoire. Les intimés ont soulevé trois moyens de défense: l'appelante avait la possibilité de poursuivre l'un des intimés, Gestion C.T.M.A. Inc.; l'appelante avait accordé au Voyageur une dispense en 1992; et l'action de l'appelante était prescrite par l'article 2925 du Code civil du Québec. Bien que la Cour fédérale ait accepté l'argument de l'Administration selon lequel les droits dus jusqu'à trois ans avant l'introduction de l'action (mars 2000) n'étaient pas prescrits, elle a rejeté l'action dans sa totalité parce qu'elle a estimé que la preuve concernant les droits impayés qui n'étaient pas prescrits était insuffisante.

Arrêt : l'appel est accueilli.

L'article 42 prévoit en partie que l'agent d'un navire est solidairement responsable du paiement des droits de pilotage. L'intimée C.T.M.A. Inc. n'était pas « l'agent d'un navire » au sens de l'article 42, puisqu'elle n'était pas une entité représentant un navire à certaines fins. La société de gestion qu'est Gestion C.T.M.A. Inc. n'est que l'unique actionnaire de la défenderesse Navigation Madeleine Inc., laquelle est la seule propriétaire du navire en cause. Même si le capitaine du Voyageur a à l'occasion inscrit Gestion C.T.M.A. dans la case « agent » lorsqu'il a rempli les fiches de pilotage, il n'y avait aucune preuve pour démontrer qu'elle était assimilable à un « agent » au sens de l'article 42. L'action intentée contre Gestion C.T.M.A. Inc. a donc être rejetée.

La « dispense » dont traite l'article 44 de la Loi n'est pas définie dans la Loi et ne se retrouve ailleurs dans celle-ci qu'à l'alinéa 20(1)c) qui donne à l'appelante le pouvoir de prendre des règlements généraux concernant la dispense du pilotage obligatoire. L'argument selon lequel l'appelante avait dispensé le navire du pilotage obligatoire était fondé sur un échange de lettres donnant à penser que le Voyageur n'était pas assujetti au pilotage obligatoire sauf dans le cas d'urgence ou de détresse. Il ne peut y avoir de « dispense », au sens de l'article 44 de la Loi, que dans les cas prévus dans un règlement adopté en vertu de l'alinéa 20(1)c). Une « dispense » de pilotage obligatoire constitue une exception importante à l'application d'une Loi dont l'objectif premier est d'assurer la « sécurité de la navigation » et la Cour ne devrait pas aller au-delà de ce que l'article 5 du Règlement de l'Administration de pilotage des Laurentides permet. Pour accorder une « dispense », l'appelante doit savoir qu'un navire est assujetti au pilotage obligatoire. En l'espèce, comme l'appelante croyait que le navire n'était pas assujetti au pilotage obligatoire, il n'y aurait eu aucune raison pour elle de dispenser le Voyageur de droits qu'il n'avait pas à payer.

Les articles pertinents du Code civil du Québec concernant la prescription sont les articles 2904, 2922 et 2925. Selon l'article 2904 C.c.Q., la prescription est suspendue si la personne est dans l'impossibilité d'agir. La Cour fédérale a conclu que l'appelante n'avait pas démontré qu'elle avait été dans l'impossibilité d'agir. Le juge s'était bien instruit en droit et la conclusion à laquelle il en était arrivé en était une de fait. Il a rappelé, avec raison, que la prescription est suspendue lorsque l'impossibilité d'agir résulte de la faute du débiteur de l'obligation et, après avoir examiné avec soin la preuve, il en est arrivé à la conclusion que l'appelante n'était pas dans l'impossibilité de découvrir la vraie jauge nette du Voyageur. Le facteur déterminant a apparemment été l'échange de correspondance entre l'appelante et les intimés, laquelle indiquait que l'appelante était convaincue que le Voyageur nétait pas assujetti au pilotage obligatoire au cours de la période en question. Les intimés ne s'étaient pas livrés à des manoeuvres dolosives aux fins de camoufler aux yeux de l'appelante, des pilotes et des corporations de pilotes, le montant réel de la jauge nette du navire. Le capitaine du navire a fait appel aux services de pilotage jusqu'à ce que l'appelante l'informe que ces services ne lui seraient offerts qu'en cas d'urgence ou de détresse. En se basant sur la preuve, le juge a conclu qu'il y avait eu un malentendu sur la jauge nette réelle dès le début et que ce malentendu, par l'entremise d'un échange de correspondance concernant l'emploi des services de pilotage, a été perpétué par l'appelante, les pilotes et les associations de pilotes. Ils étaient tous convaincus que le Voyageur n'était pas assujetti au pilotage obligatoire et les intimés, qui se savaient en principe assujettis en raison de la jauge nette réelle du navire, croyaient bénéficier d'une dispense. En concluant ainsi, la Cour fédérale s'est appuyée sur une preuve qui lui permettait de tirer les inférences qu'elle en a tirées. De plus, la « faute » des intimés de ne pas payer les droits en raison de la jauge nette réelle du navire ne devait pas être confondue avec celle menant à la suspension de la prescription, pour laquelle il y avait insuffisance de preuve.

La règle générale concernant la prescription d'une action pour faire valoir un « droit personnel » se trouve à l'article 2925 C.c.Q. Le concept de « droit personnel » est bien établi en droit civil et c'est la faculté qu'a une personne d'exiger qu'une autre personne lui procure un avantage qui fait l'objet de l'obligation. Il est habituel d'appeler le droit personnel une créance et l'obligation une dette. Le fait qu'une obligation ait une source statutaire ne modifie en rien son caractère personnel. C'est la nature du droit exercé qu'il faut examiner, pas sa source, laquelle peut être législative, réglementaire, contractuelle, coutumière, etc. L'article 44 de la Loi concernant le paiement d'une pénalité n'est pas de nature pénale et n'échappe pas à l'emprise de l'article 2925 C.c.Q. La responsabilité établie à l'article 44 n'est pas différente de celle établie à l'article 42. La prescription applicable étant celle de trois ans, les droits dus plus de trois ans avant l'introduction de l'action (le 31 mars 2003) étaient prescrits et ne pouvaient plus être réclamés.

Enfin, le juge a commis une erreur en n'acceptant pas la demande de l'appelante de consacrer du temps aux parties pour qu'elles fassent leurs observations concernant le quantum de la réclamation pour les trois dernières années et celle des intimés d'ordonner la mainlevée de la saisie.

lois et règlements cités

Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2904, 2922, 2925.

Loi sur le pilotage, L.R.C. (1985), ch. P-14, art. 18, 20(1)c), 40, 42, 44.

Loi sur les compagnies, L.R.Q., ch. C-38.

Règlement de l'Administration de pilotage des Laurentides, C.R.C., ch. 663, art. 5.

jurisprudence citée

décisions examinées :

A/S Ornen c. Duteous (Le), [1987] 1 C.F. 270; (1986), 4 F.T.R. 122 (1re inst.); Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3; (1998), 162 D.L.R. (4th) 1; 228 N.R. 5.

décisions citées :

Western Great Lakes Pilots' Assn. (District 3) c. Navitrans Shipping Agencies Inc. (2002), 223 F.T.R. 283; 2002 CFPI 915; Giguère c. Parenteau, [1990] R.D.J. 598 (C.A. Qué.); Chouinard c. Centre hospitalier St. Mary's, [2002] R.J.Q. 12; [2002] R.R.A. 27 (C.A. Qué.); Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; (2002), 211 D.L.R. (4th) 577; [2002] 7 W.W.R. 1; 10 C.C.L.T. (3d) 157; 30 M.P.L.R. (3d) 1; 286 N.R. 1; 219 Sask. R. 1; 2002 CSC 33; Longpré c. Gouin, [2003] R.J.Q. 1459 (C.A. Qué.); Pires c. Zaccheo, [1998] R.J.Q. 2973 (C.A. Qué.); Nadeau c. Nadeau, [1999] R.L. 330 (C.A. Qué.); Basil Holding Corp. c. Côte St-Luc (Ville), [1998] R.L. 661 (C.S. Qué.); Commission des normes du travail c. Perreault, J.E. 2002-2144 (C.Q.).

doctrine citée

Mignault, P. B. Droit civil canadien, tome II. Montréal : Librairie de droit et de jurisprudence, 1896.

Tancelin, Maurice et Daniel Gardner. Jurisprudence commentée sur les obligations, 8e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 2003.

APPEL à l'encontre d'une décision de la Cour fédérale ((2004), 258 F.T.R. 210; 2004 CF 939) qui a rejeté l'action de l'appelante réclamant des droits de pilotage impayés pour le navire Voyageur au motif que la réclamation était prescrite et qu'il pas suffisamment de détails pour juger si durant les dernières années où le Voyageur naviguait, il y avait des droits de pilotage impayés qui n'étaient pas prescrits. Appel accueilli.

ont comparu :

Guy P. Major pour l'appelante.

Francis Gervais pour les intimés.

avocats inscrits au dossier :

Guy P. Major, Montréal, pour l'appelante.

Deveau, Lavoie, Bourgeois, Lalonde & Associés, S.E.N.C., Laval, pour les intimés.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

[1]Le juge Décary, J.C.A. : L'Administration de pilotage des Laurentides (l'appelante ou l'Administration) réclame des intimées une somme de 1 860 265,34 $ pour des droits de pilotage impayés entre 1987 et 2002 eu égard au navire le Voyageur. L'Administration s'appuie sur l'article 44 de la Loi sur le pilotage [L.R.C. (1985), ch. P-14], qui se lit comme suit :

44. Sauf si une Administration le dispense du pilotage obligatoire, le navire assujetti au pilotage obligatoire qui poursuit sa route dans une zone de pilotage obligatoire sans être sous la conduite d'un pilote breveté ou du titulaire d'un certificat de pilotage est responsable envers l'Administration dont relève cette zone des droits de pilotage comme si le navire avait été sous la conduite d'un pilote breveté.

[2]Les intimés ont fait valoir trois moyens de défense : le premier, sur lequel le juge de la Cour fédérale ne s'est pas prononcé (vraisemblablement en raison de la conclusion ultime à laquelle il en est arrivé de rejeter l'action), vise la possibilité qu'a l'Administra-tion de poursuivre l'un des intimés, Gestion C.T.M.A. Inc.; le second a trait à la dispense qui, à leur avis, aurait été accordée au Voyageur par l'Administration en 1992; le troisième invoque la prescription triennale de l'article 2925 du Code civil du Québec [L.Q. 1991, ch. 64] (le Code ou C.c.Q.).

[3]Le juge Lemieux, de la Cour fédérale, a rejeté l'argument de l'Administration fondé sur la dispense, mais il a retenu celui fondé sur la prescription triennale [Administration de pilotage des Laurentides c. Gestion C.T.M.A. Inc. (2004), 258 F.T.R. 210]. Bien que cette conclusion, à prime abord, fait en sorte que l'action doive être accueillie en partie (i.e. eu égard aux trois dernières des 15 années en litige), le juge l'a rejetée dans sa totalité, utilisant les termes suivants (2004 CF 939, au paragraphe 90) :

Pour tous ces motifs, l'action de la partie demanderesse est rejetée avec dépens au motif que la réclamation recherchée est prescrite. Je n'ai pas reçu suffisamment de détails pour juger si durant les dernières années où le « Voyageur » naviguait, il y avait des droits de pilotage impayés qui n'étaient pas prescrits. J'invite les parties à communiquer avec la Cour sur ce point s'il y a lieu.

[4]Ces mêmes arguments ont été plaidés devant nous, certains dans le cadre d'un appel incident que les intimés ont déposé et qui, à mon avis, n'était pas vraiment nécessaire. Un nouvel argument a été avancé par l'appelante, relativement aux dépens.

[5]Je traiterai des arguments dans l'ordre susdit.

Le statut de Gestion C.T.M.A. Inc.

[6]Du fait que le capitaine du Voyageur, en complétant à l'occasion les fiches de pilotage, a inscrit Gestion C.T.M.A. Inc. dans la case « agent », l'Administration soutient que Gestion C.T.M.A. Inc. est solidairement responsable des droits de pilotage en raison de l'article 42 de la Loi, qui se lit :

42. Le propriétaire, le capitaine et l'agent d'un navire sont solidairement responsables du paiement des droits de pilotage.

[7]Cet argument est sans mérite. « L'agent d'un navire », au sens de cet article, vise l'entité qui, dans le langage maritime, représente un navire à certaines fins. Le juge Dubé, dans A/S Ornen c. Duteous (Le), [1987] 1 C.F. 270 (1re inst.), aux pages 291 et 292, adoptait la définition suivante de « ship's agent » :

Le Lord juge Pearson, dans l'arrêt Blandy Brothers & Co., Lda. v. Nello Simoni, Ltd. [à la page 404] donne une définition de principe de l'agent maritime :

[traduction] L'agent maritime est, habituellement, le mandataire de l'armateur dans un port désigné et l'agent maritime donc, dans ce port, porte les souliers de l'armateur; aussi est-il raisonnable de supposer qu'il a le pouvoir de faire tout ce que l'armateur pourrait faire dans ce port.

(voir, aussi, Western Great Lakes Pilots' Assn. (District 3) c. Navitrans Shipping Agencies Inc. (2002), 223 F.T.R. 283 (C.F. 1re inst.), protonotaire Morneau).

[8]La société de gestion qu'est Gestion C.T.M.A. Inc. n'est que l'unique actionnaire de la défenderesse Navigation Madeleine Inc., laquelle est la seule propriétaire du navire en cause. Aucune preuve n'a été faite qui tendrait à démontrer qu'elle est assimilable à un « agent » au sens de l'article 42.

[9]L'action intentée contre Gestion C.T.M.A. Inc. devrait donc être rejetée quelles que soient les conclusions de la Cour eu égard aux autres questions.

La dispense

[10]La « dispense » (ou « waiver » dans le texte anglais) dont traite l'article 44 de la Loi n'est définie nulle part dans la Loi et ne se retrouve ailleurs dans celle-ci qu'à l'alinéa 20(1)c) qui donne à l'Administration le pouvoir de prendre des règlements généraux et d'« établir les circonstances dans lesquelles il peut y avoir dispense du pilotage obligatoire ».

[11]Dans le Règlement de l'Administration de pilotage des Laurentides, C.R.C., ch. 1268, l'article 5 a identifié trois situations donnant ouverture à une dispense :

5. (1) L'Administration peut dispenser du pilotage obligatoire un navire

a) qui doit arriver dans une zone de pilotage obligatoire, la quitter ou y effectuer un déplacement, si le propriétaire, le capitaine ou l'agent du navire s'est conformé aux prescriptions des articles 6, 7, 8, 9 ou 10, selon le cas, et si aucun pilote breveté n'est disponible au moment de l'arrivée, du départ ou du déplacement du navire, selon le cas; ou

b) pour lequel un ou plusieurs pilotes brevetés refusent d'exercer les fonctions de pilote, sauf le cas où l'Administration considère que le navire est peu sûr.

(2) Nonobstant le paragraphe (1), l'Administration peut dispenser un navire du pilotage obligatoire si le navire est en détresse, s'il se dirige vers un autre navire en détresse ou s'il entre dans la zone de pilotage obligatoire pour se mettre à l'abri.

[12]En l'espèce, la « dispense » résulterait d'une série de lettres, dont l'une en date du 22 juin 1992 adressée aux intimés par l'Administration et qui se lit comme suit (D.A., vol. 1, à la page 134) :

Nous avons été informés par le président de la corporation des pilotes du St-Laurent Central, M. Jean-Pierre Leroux, de ne plus affecter de pilotes au navire C.T.M.A. Voyageur puisque ce dernier n'est pas assujetti au pilotage obligatoire sauf s'il y a urgence ou détresse.

[13]Les intimés reconnaissent que cet échange de lettres, qui laisse entendre que le Voyageur n'est pas assujetti au pilotage obligatoire sauf s'il y a urgence ou détresse, ne tombe pas dans le cadre des situations décrites à l'article 5 du Règlement. Ils plaident, cependant, que cet article 5 n'épuise pas toutes les formes possibles de « dispense » et que l'échange de lettres équivaut à une forme inédite de dispense.

[14]Je ne suis pas de cet avis. Il ne peut y avoir de « dispense », au sens de l'article 44 de la Loi, que dans les cas prévus dans un règlement adopté en vertu de l'alinéa 20(1)c). Une « dispense » de pilotage obligatoire constitue une exception importante à l'application d'une Loi dont l'objectif premier est d'assurer la « sécurité de la navigation » (article 18 de la Loi) et la Cour ne devrait pas aller au-delà de ce que l'article 5 du Règlement permet.

[15]Pour accorder une « dispense », l'Administration doit savoir qu'un navire est assujetti au pilotage obligatoire. En l'espèce, comme l'Administration croyait que le navire n'était pas assujetti au pilotage obligatoire, il n'y aurait eu aucune raison pour elle de dispenser le Voyageur de droits qu'il n'avait pas à payer.

La prescription

[16]Les articles pertinents du Code civil du Québec sont les articles 2904, 2922 et 2925. Bien que la réclamation recouvre en l'espèce certaines périodes régies par le Code civil du Bas-Canada, il n'a pas été plaidé que les différences de textes entre les articles de l'ancien Code et ceux du nouveau Code aient quelque impact sur le sort du présent litige et je ne traiterai ici que des articles du nouveau Code :

Art. 2904. La prescription ne court pas contre les personnes qui sont dans l'impossibilité en fait d'agir soit par elles-mêmes, soit en se faisant représenter par d'autres.

[. . .]

Art. 2922. Le délai de la prescription extinctive est de dix ans, s'il n'est autrement fixé par la loi.

[. . .]

Art. 2925. L'action qui tend à faire valoir un droit personnel ou un droit réel mobilier et dont le délai de prescription n'est pas autrement fixé se prescrit par trois ans.

[17]L'appelante soutient qu'elle bénéficie d'une suspension de la prescription en vertu de l'article 2904 C.c.Q. parce qu'il lui aurait été impossible d'agir plus tôt en raison de la faute des intimés. Dans l'hypothèse où elle ne bénéficierait pas d'une suspension, elle prétend que c'est la prescription de dix ans établie à l'article 2922 C.c.Q. qui s'applique, plutôt que celle de trois ans établie à l'article 2925 C.c.Q.

La suspension

[18]Le juge Lemieux a conclu que l'Administration n'avait pas démontré qu'elle avait été « dans l'impossibilité en fait d'agir » que vise l'article 2904 C.c.Q.

[19]Le juge s'est bien instruit en droit et la conclusion à laquelle il en est arrivé en est une de fait (voir Giguère c. Parenteau, [1990] R.D.J. 598 (C.A. Qué.); Chouinard c. Centre hospitalier St. Mary's, [2002] R.J.Q. 12 (C.A. Qué.)), à l'égard de laquelle cette Cour ne saurait intervenir que s'il y avait erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235). Le juge a rappelé, avec raison et en s'appuyant sur les propos du juge Gonthier dans Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3, aux paragraphes 65 et 66, que la prescription est suspendue lorsque l'impossibilité d'agir résulte de la faute du débiteur de l'obligation. Il s'est ensuite employé à examiner avec force détails la preuve qui avait été déposée de part et d'autre et il en est arrivé à la conclusion que « l'ensemble des faits démontre que l'APL n'était pas dans l'impossibilité de découvrir la vraie jauge nette du Voyageur » (au paragraphe 76).

[20]Le facteur déterminant, à mon avis, encore qu'il n'ait pas été défini comme tel par le juge, est cet échange de correspondance, entre 1991 et 2002, qui indique que l'Administration, à tort ou à raison, était satisfaite que tout au long de cette période le Voyageur n'était pas assujetti au pilotage obligatoire.

[21]La thèse de l'appelante repose sur la prémisse que les intimés se seraient livrés à des « manoeuvres dolosives » depuis 1987, aux fins de camoufler aux yeux de l'Administration, des pilotes et des corporations de pilotes, le montant réel de la jauge nette du navire. Le juge Lemieux n'a vu aucune manoeuvre dolosive dans les agissements des intimés et le procureur de l'Administration a dû reconnaître à l'audience qu'il n'y avait au dossier aucune preuve du caractère « délibéré » des gestes reprochés. Le fait est que le capitaine du navire a fait appel aux services de pilotage jusqu'à ce que l'Administration l'informe que ces services ne lui seraient offerts qu'en cas de détresse ou de « demande ferme ». La conclusion du juge, à toutes fins utiles, est qu'il y a eu malentendu sur la jauge nette réelle dès la première fois où le Voyageur a pris un pilote à son bord en novembre 1987 (D.A., vol. 1, à la page 99) et que ce malentendu a perduré jusqu'en 2002. Les pilotes eux-mêmes et les associations qui les représentent (qui ont pourtant intérêt à ce qu'un navire soit assujetti au pilotage obligatoire), ainsi que l'Administration elle-même ont contribué à perpétuer ce malentendu. À preuve, cette lettre envoyée à l'Administration le 9 avril 1991 par la Corporation des pilotes du Saint-Laurent Central (D.A., vol. 1, à la page 130) :

Conformément à l'article 14.04 du contrat de service, la présente a pour objet de vous demander de ne plus affecter de pilotes au navire C.T.M.A. Voyageur, un navire non-assujetti au pilotage obligatoire, sauf dans les cas suivants :

a) s'il y a urgence ou détresse; ou

b) si le C.T.M.A Voyageur produit au Centre d'affectation une demande ferme d'un pilote avant l'embarquement de celui-ci, accompagnée d'une renonciation à corriger l'heure de départ prévue 4 heures avant ce dernier (article 8(b) du règlement de l'Administration de pilotage des Laurentides).

Nous vous saurions gré de plus de mettre en garde la compagnie que le capitaine du navire doit suivre les instructions du pilote qui en a la conduite, faute de quoi le service de pilotage ne deviendra disponible que dans les cas de détresse ou d'urgence seulement.

Vous comprendrez que cette demande est devenue nécessaire en raison du manque de discipline du capitaine qui affecte la qualité du service en général. [Mon soulignement.]

[22]Cette même corporation récidivait le 19 juin 1992 (D.A., vol. 1, à la page 132) en ces termes :

Effectif immédiatement, conformément à l'article 14.04 du contrat de service, la présente a pour objet de vous demander de ne plus affecter de pilotes au navire C.T.M.A. Voyageur, un navire non-assujetti au pilotage obligatoire, sauf s'il y a urgence ou détresse.

Vous comprendrez que cette demande est devenue nécessaire en raison de la mauvaise volonté manifeste de la Compagnie qui affecte la qualité du service en général. [Mon soulignement.]

[23]Ce qui devait mener l'Administration à envoyer aux intimés, le 22 juin 1992, avec copie à ladite corporation, la lettre que j'ai reproduite au paragraphe 12 de mes motifs.

[24]Il est vrai, comme le plaide le procureur de l'appelante, que ces lettres étaient écrites dans le cadre d'une querelle qui opposait les pilotes aux intimés relativement à l'emploi par ces derniers des services de pilotage. Le fait demeure, cependant, que l'Administra-tion, les pilotes et leurs corporations étaient convaincus que le Voyageur n'était pas assujetti au pilotage obligatoire, et que les intimés eux-mêmes, qui se savaient en principe assujettis en raison de la jauge nette réelle du navire, croyaient bénéficier d'une dispense. Cette conviction des intimés trouve par surcroît confirmation dans le fait que ce sont eux-mêmes, le 16 mai 2002, qui ont remis en cause ce qu'ils croyaient être une dispense en cherchant à la rendre applicable au navire Vacancier, entré en service le 1er juin 2002 (D.A., vol. 2, aux pages 206 et 218).

[25]Bref, en concluant comme il l'a fait, le juge Lemieux s'est appuyé sur une preuve qui lui permettait de tirer les inférences qu'il en a tirées. Le procureur de l'appelante confond, à mon avis, la « faute » des intimés qui mène à leur obligation de rembourser et qui est admise, soit le défaut de payer les droits auxquels ils étaient astreints en raison de la jauge nette réelle du navire, et la « faute » menant à la suspension de la prescription, cette faute n'ayant pas été établie à la satisfaction du juge du procès. Obligation il y a, certes, mais suspension de la prescription eu égard à l'acquittement de cette obligation, il n'y a pas.

[26]Il reste à déterminer quelle prescription est applicable.

La prescription applicable

[27]Appelé à décider laquelle de la prescription triennale établie par l'article 2925 C.c.Q. à l'égard d'un « droit personnel » ou de celle de 10 ans établie par l'article 2922 C.c.Q. à l'égard d'une créance dont le délai de prescription « n'est pas autrement fixé par la loi » s'appliquait, le juge Lemieux a choisi la triennale. C'est là une question de droit qui, bien sûr, est sujette, en appel, à la norme de la décision correcte.

[28]Bien qu'il puisse sembler à première vue que l'article 2922 soit la règle générale, la jurisprudence et les auteurs sont plutôt d'avis que la règle générale se trouve à l'article 2925. Ainsi que le disent Tancelin et Gardner, dans Jurisprudence commentée sur les obligations, Montréal : Wilson & Lafleur, 8e édition, 2003, à la page 930 :

L'article 2922 C.c.Q., qui remplace l'article 2242 C.c., constitue en principe le délai de droit commun. Mais c'est en fait l'article 2925 C.c.Q. qui représente la règle générale en ce domaine [. . .]

Par la généralité du critère de « droit personnel », la disposition est applicable à toute une série d'hypothèses où la prescription trentenaire était auparavant reconnue

(voir Longpré c. Gouin, [2003] R.J.Q. 1459, (C.A. Qué.), aux paragraphes 48 et 49). Ce que le texte même de l'article 2922 invite la Cour à vérifier d'abord, c'est si un délai de prescription plus court n'est pas ailleurs prévu par la loi, dont le Code. Ce n'est que si aucun délai de prescription plus court n'est applicable que l'article 2922 trouvera application.

[29]L'article 2925 vise « l'action qui tend à faire valoir un droit personnel ». Le concept de « droit personnel » est bien établi en droit civil. Mignault, dans Le droit civil canadien, tome II, aux pages 389 et 390, disait en 1896 que :

Le droit personnel est la faculté qu'a une personne d'exiger qu'une ou plusieurs autres personnes nommément désignées lui procurent un avantage, soit en faisant, soit en s'abstenant de faire une chose. La personne autorisée à exiger le bénéfice qui fait l'objet de l'obligation s'appelle créancier; celle qui est tenue de le procurer s'appelle débiteur. De là est venue l'habitude de désigner le droit personnel sous la dénomination de créance, et l'obligation sous le nom de dette.

[. . .]

Le droit que j'ai contre vous, à l'effet de vous contraindre d'exécuter telle obligation dont vous êtes tenu envers moi [. . .] est un droit personnel, une créance.

[30]Le fait qu'une obligation ait une source statutaire, comme en l'espèce, ne modifie en rien son caractère personnel. D'ailleurs, bon nombre de créances dites personnelles sont établies par statuts, tels la Loi sur les compagnies du Québec [L.R.Q., ch. C-38] (Pires c. Zaccheo, [1998] R.J.Q. 2973 (C.A. Qué.)) et le Code civil du Québec (Nadeau c. Nadeau, [1999] R.L. 330 (C.A. Qué.)) (voir aussi, Basil Holding Corp. c. Côte St-Luc (Ville), [1998] R.L. 661 (C.S. Qué.) et Commission des normes du travail c. Perreault, J.E. 2002-2144 (C.Q.)). C'est la nature du droit exercé qu'il faut examiner, pas sa source, laquelle peut être législative, réglementaire, contractuelle, coutumière, etc.

[31]Le procureur de l'appelante prétend qu'il s'agit ici d'une demande de paiement d'une pénalité, qui échapperait à l'emprise de l'article 2925 C.c.Q. Quel que soit le délai de prescription applicable au paiement d'une pénalité--ce sur quoi je ne me prononce pas--il est clair que l'article 44 de la Loi sur le pilotage ne constitue pas une disposition de nature pénale. Cet article se contente de rendre le navire « responsable envers l'Administration » (liable, to the Authority) au même titre que si le service de pilotage avait été rendu. La responsabilité établie à l'article 44 n'est pas différente de celle établie à l'article 42.

[32]La prescription applicable étant celle de trois ans, et l'action ayant été instituée le 31 mars 2003, il s'ensuit que les droits de pilotage dus avant le 31 mars 2000 ne peuvent plus être réclamés.

[33]Le juge Lemieux [au paragraphe 90] est cependant allé plus loin. Il s'est dit d'avis, traitant vraisemblablement des droits de pilotage payables après le 31 mars 2000, qu'il n'avait pas reçu « suffisamment de détails pour juger [. . .] y avait des droits de pilotage impayés qui n'étaient pas prescrits » et il a rejeté l'action dans sa totalité, tout en invitant les parties à communiquer avec lui sur ce point.

[34]Il me paraît évident que le juge ne se dessaisissait pas du dossier et que son jugement n'était pas arrêté puisqu'il invitait les parties à préciser, à la lumière de la preuve au dossier, le montant des droits qui n'étaient pas prescrits.

[35]Il avait en effet devant lui une réclamation qui faisait état de montants annuels pour chacune des années 1987 à 2002 (D.A., vol. 1, à la page 164) sans préciser le moment durant l'année où ces droits étaient devenus payables. Il y avait aussi au dossier une ordonnance de la protonotaire Tabib qui, après la tenue d'une conférence préparatoire, mentionnait que les parties avaient convenu de certaines admissions, dont celle à l'effet que « les montants réclamés par la demanderesse sont conformes au tarif et aux voyages effectués » (D.A., vol. 1, à la page 89). Il y avait enfin au dossier, dans l'exposé conjoint des faits déposé par les parties le 8 avril 2004, le paragraphe 21 dans lequel la partie défenderesse (les intimés), « sans reconnaître qu'elle doit les montants, a reconnu que si le Tribunal en venait à la conclusion que les montants sont dus, le montant réclamé est exact et ce montant, quant à son calcul et à son établissement, n'est pas remis en considération » (D.A., vol. 1, à la page 94).

[36]Qui plus est, répondant à l'invitation que leur lançait le juge à la toute fin de ses motifs, les procureurs des parties lui ont fait parvenir, les 5 et 7 juillet 2004 respectivement, leurs observations. Le procureur de l'appelante demandait au juge de « réserver au plus une demi-journée pour faire valoir les représentations qui s'imposent sur le quantum de la réclamation de la demanderesse [. . .] pour les trois dernières années ». Il manifestait également le désir de « faire certaines représentations quant aux frais de la cause » (D.A., vol. 1, à la page 50). Le procureur des intimés s'objectait, de son côté, à la demande de l'appelante pour le motif que le juge était devenu functus officio, mais demandait du même souffle au juge d'ordonner la mainlevée de la saisie qu'il avait omis d'ordonner (D.A., vol. 1, à la page 52). Il ne semble pas que le juge ait donné suite à aucune de ces demandes.

[37]Dans les circonstances, je suis d'avis que le juge a erré en n'acceptant pas la demande qui lui était faite de part et d'autre et que le dossier devrait lui être renvoyé pour qu'il se prononce sur les demandes que lui ont faites les procureurs des parties.

Dispositif

[38]J'accueillerais l'appel, j'infirmerais en partie le jugement de la Cour fédérale prononcé le 30 juin 2004, je rejetterais l'action sans frais à l'égard de Gestion C.T.M.A. Inc., je rejetterais l'action prise contre les autres défendeurs relativement à toute réclamation antérieure au 30 mars 2000 et je renverrais l'affaire au juge Lemieux pour qu'il se prononce sur les demandes que lui ont faites les procureurs des parties les 5 et 7 juillet 2004.

[39]Je n'accorderais pas de dépens en appel, chaque partie ayant eu sa part de succès.

La juge Desjardins, J.C.A. : J'y souscris.

Le juge Pelletier, J.C.A. : J'y souscris.

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