Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A‐500‐05

2007 CAF 24

Sukhvir Singh Khosa (appelant)

c.

Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Desjardins, Décary et Malone, J.C.A.—Vancouver, 11 décembre 2006; Ottawa, 30 janvier 2007.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Motifs d’ordre humanitaire — Appel de la décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI), qui a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire de prendre, pour des motifs d’ordre humanitaire, des mesures spéciales en application de l’art. 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés rendant inexécutoire la mesure de renvoi prise contre l’appelant — L’appelant a été déclaré coupable de négligence criminelle causant la mort par suite d’une course de rue — La majorité a conclu que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAI était celle de la décision raisonnable — La SAI a agi de façon déraisonnable lorsqu’elle a consacré la totalité de son analyse à la question du remords de l’appelant sans prendre en considération la possibilité de réadaptation ou de récidive —  Appel accueilli (la juge Desjardins, J.C.A., dissidente).

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle judiciaire — La Section d’appel de l’immigration (SAI) a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire de prendre, pour des motifs d’ordre humanitaire, des mesures spéciales en application de l’art. 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés rendant inexécutoire la mesure de renvoi prise contre l’appelant — Le juge de première instance a rejeté le contrôle judiciaire de cette décision et a certifié la question de savoir si la norme de contrôle judiciaire applicable à l’égard des décisions de la SAI est celle de la décision manifestement déraisonnable — Il ressort de décisions récentes de la Cour suprême du Canada que la norme de contrôle judiciaire qu’il faut appliquer à ces décisions est celle de la décision raisonnable (la juge Desjardins, J.C.A., dissidente).

Il s’agissait d’un appel de la décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelant à l’encontre d’une décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire de prendre, pour des motifs d’ordre humanitaire, des mesures spéciales et d’accueillir l’appel (en application de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés) à l’encontre de la mesure de renvoi prise contre l’appelant pour grande criminalité. L’appelant a été déclaré coupable de négligence criminelle causant la mort : il avait participé à une course de rue. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis, qu’il a purgée au sein de la collectivité. Le juge de première instance a certifié deux questions, soit celles de savoir si la décision manifestement déraisonnable était la norme de contrôle judiciaire qu’il fallait appliquer à l’égard de la décision de la SAI et, si la réponse est affirmative, s’il était manifestement déraisonnable de la part de la SAI de refuser de prendre des mesures spéciales alors que l’appelant n’avait pas été incarcéré pour les crimes en question.

Arrêt (la juge Desjardins, J.C.A., dissidente) : l’appel doit être accueilli.

Le juge Décary, J.C.A. (le juge Malone, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le juge de première instance a eu tort d’examiner la décision de la SAI selon la norme de la décision manifestement déraisonnable. Selon des décisions récentes de la Cour suprême du Canada, la norme de la décision raison-nable s’applique en matière de décisions discrétionnaires faisant suite aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire visant directement les droits et les intérêts d’une personne par rapport au gouvernement lorsque cette décision discrétionnaire comporte « l’exercice d’un pouvoir spécial ou extraordinaire qui doit être appliqué de façon objective, sans parti pris et de bonne foi, après un examen attentif des facteurs pertinents ». En l’espèce, la question centrale avait trait à l’application, par la SAI, du facteur de la « possibilité de réadaptation ». Comme on ne saurait dire que la SAI détient des connaissances particulières relativement à la notion de la réadaptation, elle devrait déférer aux conclusions des juridictions pénales et expliquer, à tout le moins, pourquoi la réadaptation n’était plus une possibilité.

La SAI a consacré la totalité de son analyse à la question du remords et elle n’a pas dit un mot de la possibilité de réadaptation ou de récidive. Bien qu’elle ait pris acte des constats des juridictions pénales de la Colombie‐Britannique sur le facteur de la possibilité de réadaptation qui étaient favorables au demandeur, la SAI n’a pas expliqué pourquoi elle a tiré une conclusion opposée et elle semblait être obnubilée par le fait que l’infraction se rapportait à une course de rue, à telle enseigne que l’audience a pris l’allure d’un procès quasi‐pénal. Il n’appartenait pas à la SAI de réexaminer les décisions des juridictions pénales. La décision de la SAI n’était pas raisonnable. Il n’était pas nécessaire de répondre à la deuxième question de la manière dont elle était posée.

La juge Desjardins, J.C.A. (dissidente) : La spécialisation de la SAI consiste à apprécier précisément si les conditions d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sont remplies ou non, ce qui constitue une question contextuelle et fortement tributaire des faits. La question de savoir si l’intéressé a droit à une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est une question mixte de droit et de fait, qui appelle un degré élevé de retenue. À la lumière de l’analyse pragmatique et fonctionnelle, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a appliqué la norme de la décision manifestement déraisonnable.

La SAI a accordé de l’importance au fait que l’appelant, tout en ayant exprimé du remords, a continué de nier qu’il avait participé à une course de rue, montrant ainsi qu’il ne saisissait pas bien toute la portée de sa conduite. Le juge de première instance n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a déclaré qu’il n’était pas manifestement déraisonnable pour la SAI d’avoir choisi d’accorder davantage de poids que d’autres ne l’auraient peut‐être fait à son déni de participation à une course. La SAI, qui a pour mission en application de l’alinéa 67(1)c) de la Loi de considérer « les autres circonstances de l’affaire », a bien pris en compte les jugements des juridictions pénales, mais elle devait tirer sa propre conclusion à la lumière du texte à appliquer.

L’emprisonnement avec sursis demeure un emprisonne-ment. La réponse à la deuxième question était donc négative.

lois et règlements cités

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‐46, art. 220b) (mod. par L.C. 1995, ch. 39, art. 141).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‐7, art. 18.1(4)d) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‐2, art. 70(1)b) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1995, ch. 15, art. 13), 114(2) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 102).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1), 36(1), 67(1), 72(1), 74d).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; 2003 CSC 19; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84; 2002 CSC 3; Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92, [2004] 1 R.C.S. 609; 2004 CSC 23; Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 1 R.C.F. 409; 2006 CAF 126; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748.

décision différenciée :

Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1.

décisions examinées :

Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; motifs modifiés, [1998] 1 R.C.S. 1222; Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] D.S.A.I. no 22 (QL); Ribic c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL); R. v. Archer (2005), 202 C.C.C. (3d) 60; 34 C.R. (6th) 271; 203 O.A.C. 56 (Ont. C.A.); Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100; 2005 CSC 40; Sketchley c. Canada (Procureur général), [2006] 3 R.C.F. 392; 2005 CAF 404; R. v. Khosa, 2003 BCSC 221; conf. par sub nom. R. v. Bhalru (2003), 190 B.C.A.C. 42; 180 C.C.C. (3d) 225; 2003 BCCA 645; Prairie Acid Rain Coaliton c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [2006] 3 R.C.F. 610; 2006 CAF 31; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2006] S.C.C.A. no 197 (QL).

décisions citées :

R. v. J.S.M. (2006), 229 B.C.A.C. 302; 2006 BCCA 377; R. v. Laverty (1991), 8 B.C.A.C. 256 (C.A.); R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61; 2000 CSC 5; R. c. Wu, [2003] 3 R.C.S. 530; 2003 CSC 73.

doctrine citée

Ruby, Clayton C. Sentencing, 6th ed. Markham, Ont. : LexisNexis Butterworths, 2004.

APPEL de la décision de la Cour fédérale (2005 CF 1218) rejetant la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelant à l’encontre de la décision de la Section d’appel de l’immigration, qui a refusé d’exercer son pouvoir disrétionnaire de prendre, pour des motifs d’ordre humanitaire, des mesures spéciales rendant inexécutoire la mesure de renvoi ([2004] D.S.A.I. no 1268 QL) prise contre l’appelant. Appel accueilli, la juge Desjardins, J.C.A., étant dissidente.

ont comparu :

Daniel B. Geller pour l’appelant.

Helen C. H. Park pour l’intimé.

avocats inscrits au dossier :

Daniel B. Geller, Vancouver, pour l’appelant.

Le sous‐procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]Le juge Décary, J.C.A. : J’ai lu le projet de motifs de ma collègue la juge Desjardins. Malheureuse-ment, il m’est impossible de tirer les mêmes conclusions. Pour éviter les redites, j’accepte son exposé des faits qui figure dans la première partie de ses motifs.

La norme de contrôle qui est applicable

[2]Je ne puis malheureusement souscrire à l’opinion de ma collègue pour qui la norme de contrôle est celle de la décision manifestement déraisonnable. Après examen de certains arrêts récents de la Cour suprême du Canada portant sur des décisions faisant suite à des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, je suis d’avis que la norme applicable est celle de la décision raisonnable.

[3]Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la Cour suprême du Canada a jugé que c’est la norme de la décision raisonnable qui est applicable en matière de décisions discrétionnaires faisant suite aux demandes, fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, de dispense d’application de la règle selon laquelle les demandes de visas d’immigrant doivent être présentées à partir de l’étranger.

[4]L’arrêt Baker portait sur une autre disposition de la Loi sur l’immigration telle qu’elle était alors en vigueur (le paragraphe 114(2) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 102] de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‐2); il n’en reste pas moins que la Cour suprême s’est prononcée directement sur la question de la norme de contrôle applicable aux décisions faisant suite aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Et, même si, dans l’arrêt Baker, la Cour suprême a reconnu que la plupart des facteurs énoncés dans l’arrêt Pushpanathan [Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982] appelaient un surcroît de retenue, elle a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable. Si elle s’est prononcée en ce sens, c’est parce que, d’après moi, la décision visait « directement les droits et les intérêts d’un individu par rapport au gouvernement plutôt qu’elle n’évalue ou ne pondère les intérêts de divers groupes » (au paragraphe 60). Auparavant, au paragraphe 15, la juge L’Heureux‐Dubé s’était dite d’avis que, en pratique, la décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sert à décider si la personne qui a séjourné au Canada sera tenue de quitter l’endroit où elle a fini par s’établir. C’est là, poursuit‐elle, « une décision importante qui a des conséquences capitales sur l’avenir des personnes visées ».

[5]Dans l’arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, la Cour suprême du Canada a dit, au paragraphe 32, qu’« une disposition ou une loi qui vise essentiellement à résoudre des différends ou à statuer sur les droits de deux parties appelle moins de déférence ». L’arrêt Dr Q accorde une importance au « paradigme judiciaire conventionnel mettant en cause un pur lis inter partes dont l’issue est largement tranchée par les faits présentés devant le tribunal », paradigme qui peut exister lorsqu’un tribunal exerce ses pouvoirs. Le paradigme est présent en l’espèce, puisque la Commission [section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié] a entendu des témoignages, apprécié la preuve et appliqué les critères juridiques pour savoir si elle exercera ou non le pouvoir de dispense que lui confère la Loi [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27].

[6]Dans l’arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, au paragraphe 26, la Cour suprême a dit que, dans les appels interjetés en vertu de l’alinéa 70(1)b) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1995, ch. 15, art. 13] de l’ancienne Loi sur l’immigration, qui accordait à certaines personnes, au motif que, « eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, ils ne devraient pas être renvoyés du Canada », le droit de faire appel des mesures de renvoi prononcées contre eux, la Commission « n’a pas une fonction de gestion ou de surveillance, elle statue sur les droits d’individus face à l’État », un facteur qui milite en faveur d’une norme de contrôle moins accommodante. Plus loin dans ses motifs, au paragraphe 90, la Cour suprême cite la décision Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] D.S.A.I. no 22 (QL), où la Commission a jugé qu’une telle décision discrétionnaire comporte « l’exercice d’un pouvoir spécial ou extraordi-naire qui doit être appliqué de façon objective, sans parti pris et de bonne foi, après un examen attentif des facteurs pertinents » (à la page 2). La norme de la décision manifestement déraisonnable, dont on peut affirmer « qu’il doit s’agir d’une décision frôlant l’ab-surde » (arrêt Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92, [2004] 1 R.C.S. 609, au paragraphe 18), est difficilement conciliable avec l’exercice de ce pouvoir spécial ou extraordinaire.

[7]La situation en l’espèce diffère de celle de l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3. La décision du ministre de rendre un avis de « danger pour la sécurité du Canada » était en cause, et la Cour suprême a jugé qu’une telle décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable, lors même qu’elle se rapporte aux droits de la personne et met en jeu des intérêts humains fondamentaux (paragraphe 32). Les connaissances spécialisées du ministre en matière de sécurité nationale ont été l’élément décisif de l’arrêt de la Cour suprême (voir paragraphe 31).

[8]Par ailleurs, dans la présente affaire, la question centrale, ainsi que l’a signalé le juge de première instance [2005 CF 1218, au paragraphe 6], a trait à l’application, par la Commission, du facteur de la « possibilité de réadaptation », à savoir le deuxième des sept facteurs énoncés par la Commission dans l’affaire Ribic c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL), et avalisés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chieu, aux paragraphes 40, 41 et 90.

[9]La réadaptation est une notion de droit pénal; on ne saurait dire que la Commission détient des connaissances particulières en la matière. La Commission pourrait sans doute tirer une conclusion autre que celle des juridictions pénales en raison de faits ou d’éléments de preuve nouveaux, par exemple, du témoignage du délinquant devant la Commission, mais la Commission doit à tout le moins déférer aux conclusions des juridictions pénales, par exemple expliquer pourquoi la réadaptation n’est plus une possibilité.

[10]La retenue dont il faut faire preuve à l’égard des jugements des juridictions pénales s’explique par la complexité de la tâche consistant à apprécier le danger que constitue tel ou tel délinquant pour le public. Tout comme les cours d’appel provinciales tendent à s’incliner devant les peines prononcées par les juges du fond, la SAI [Section d’appel de l’immigration] doit être réticente à remettre en question les conclusions des juridictions pénales sur des aspects qui relèvent sans ambiguïté de leur domaine de spécialisation. Sur ce point, les observations formulées par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. Archer (2005), 202 C.C.C. (3d) 60, au paragraphe 171, sont à propos :

[traduction]  Le principe de la retenue judiciaire s’explique dans une large mesure par le rôle essentiel du juge de première instance dans l’administration de la justice pénale et par ses liens étroits avec la collectivité où les infractions ont été commises. Comme le disait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. v. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, au paragraphe 91 :

Du fait qu’il sert en première ligne de notre système de justice pénale, [le juge qui inflige la peine] possède également une qualification unique sur le plan de l’expérience et de l’appréciation. Fait peut‐être le plus important, le juge qui impose la peine exerce normalement sa charge dans la communauté qui a subi les conséquences du crime du délinquant ou à proximité de celle‐ci. De ce fait, il sera à même de bien évaluer la combinaison particulière d’objectifs de détermination de la peine qui sera « juste et appropriée » pour assurer la protection de cette communauté. La détermination d’une peine juste et appropriée est un art délicat, où l’on tente de doser soigneusement les divers objectifs sociétaux de la détermination de la peine, eu égard à la culpabilité morale du délinquant et aux circonstances de l’infraction, tout en ne perdant jamais de vue les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent. [Non souligné dans l’original.]

[11]Dans les cas où, comme je le disais plus haut, au paragraphe 9, la Commission peut éventuellement mettre en doute le constat de réadaptation fait par la juridiction pénale provinciale, la Commission doit, à tout le moins, prendre en considération les facteurs généralement associés à la notion de réadaptation, une notion de droit pénal. En l’espèce, il s’agit notamment de l’absence de casier judiciaire (à part l’infraction en cause), l’absence de déclarations de culpabilité pour conduite dangereuse antérieures, la manière dont l’intéressé a répondu à la surveillance dans la collectivité, enfin le passé récent du délinquant, notamment l’élévation de son niveau de scolarité et ses antécédents sur le marché du travail. Pour les facteurs de réadaptation en droit pénal, voir l’arrêt R. v. J.S.M. (2006), 229 B.C.A.C. 302 (C.A.), et l’arrêt R. v. Laverty (1991), 8 B.C.A.C. 256 (C.A.); ou plus généralement, voir Clayton C. Ruby, Sentencing, 6e édition (Markham : LexisNexis Butterworths, 2004), aux pages 214 (le jeune âge comme circonstance atténuante), 286 (la conduite de la défense), 315 (l’absence de casier judiciaire et le statut de délinquant primaire), 336 (l’évaluation du dossier), 651 (infractions commises par de jeunes délinquants), 879 à 886 (négligence criminelle entraînant la mort).

[12]Je conclus donc que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, essentiellement parce que la décision contestée n’est pas visée par une clause privative rigoureuse, elle n’est pas une décision polycentrique, elle concerne des facteurs humains et que, en ce qui a trait au facteur de la possibilité de réadaptation, elle ne relève pas du domaine de spécialisation de la Commission.

[13]En parvenant à cette conclusion, je suis conforté par les propos suivants du juge Major, s’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour suprême, dans l’arrêt Voice Construction Ltd., au paragraphe 18 :

Dans l’arrêt Dr Q, précité, notre Cour a confirmé que, dans la détermination de la norme de contrôle applicable à la décision d’un tribunal administratif, l’intention du législateur est la considération centrale (étant entendu que le rôle constitutionnel des tribunaux judiciaires—assurer le respect de la primauté du droit—continue de primer). Si le législateur n’exige que peu ou pas de déférence envers la décision du tribunal administratif, il faut alors que celui‐ci ait rendu une décision correcte. S’il exige une grande déférence, la norme de la décision manifestement déraisonnable s’applique. Aucun facteur ne détermine à lui seul l’application de cette norme. Lorsque la décision émane d’un tribunal spécialisé habilité par une loi solidement ancrée dans des politiques d’intérêt général et que la nature de la question relève clairement de l’expérience relative du tribunal, lequel bénéficie de la protection d’une clause privative absolue, il s’agit là de circonstances commandant l’application de la norme de la décision manifestement déraisonnable. En raison de sa nature même, cette norme est rarement appliquée. Il est difficile de définir l’expression « décision manifestement déraisonnable », mais on peut affirmer qu’il doit s’agir d’une décision frôlant l’absurde. Entre la décision correcte et la décision manifestement déraisonnable, là où le législateur demande une certaine déférence envers la décision du tribunal, la norme appropriée est celle de la décision raisonnable. Dans chaque cas, la détermination de la norme de contrôle applicable exige la prise en compte de tous les facteurs pertinents : voir Pushpanathan, précité, par. 27. [Non souligné dans l’original.]

[14]Puisque le juge de première instance n’a pas suivi la norme de contrôle applicable, il m’incombe, au stade de l’appel, de me pencher sur la décision de la Commission en appliquant la norme de contrôle applicable, c’est‐à‐dire celle de la décision raisonnable (voir l’arrêt Dr Q, au paragraphe 43).

Application de la norme de la décision raisonnable

[15]La Commission a examiné, directement au paragraphe 15 de ses motifs [Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] D.S.A.I. no 1268 (QL)], et indirectement, au paragraphe 23, le facteur de la possibilité de réadaptation. En voici le texte :

En me penchant sur le deuxième facteur énoncé dans la décision Ribic, j’ai pris en considération les expressions de remords de l’appelant pour sa participation à l’infraction, la possibilité qu’il se réadapte et les risques qu’il récidive. Le fait que l’appelant continue de nier que c’est sa participation à une « course de rue » qui a eu des conséquences tragiques est une source de complications pour le tribunal. À mon avis, le rejet continu d’une partie de sa culpabilité dénote que l’appelant ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite. Je garde en même temps à l’esprit que l’appelant a montré quelques remords à l’audience pour son excès de vitesse sur la voie publique et note que le juge de première instance a constaté de même, comme en font foi les actes judiciaires. Cette expression de remords est un facteur favorable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Toutefois, elle ne ressort pas, à mon sens, comme une caractéristique irrésistible en l’espèce étant donné les admissions mitigées de l’appelant à l’audience. Son refus de reconnaître qu’il prenait part à une course contre un autre véhicule et que c’est cette conduite, et non la vitesse jumelée à la crevaison, qui a entraîné la mort de Mme Thorpe, joue contre l’appelant. Ce dernier accepte sa responsabilité en ce qui concerne la vitesse excessive, mais il ne reconnaît pas la conduite téméraire précise qui l’a mené à faire une course automobile sur une voie publique ou en rejette la responsabilité.

[. . .]

Le conseil de l’appelant a présenté de longues observations pour faire valoir qu’il n’appartient pas à la SAI d’infliger une peine additionnelle à l’appelant pour l’infraction que ce dernier a commise. Il a d’ailleurs tout à fait raison : le tribunal serait malvenu d’assumer un tel rôle. Le système de justice pénale a déterminé la culpabilité de l’appelant et lui a infligé une peine en conformité avec les principes de la détermination de la peine au Canada. Le rôle de la SAI est différent de celui des tribunaux pénaux. Il s’agit en l’espèce d’une demande de mesure spéciale. La législation canadienne en matière d’immigration prévoit que le résident permanent déclaré interdit de territoire pour grande criminalité peut être renvoyé du pays. Lorsqu’elle est saisie d’un appel relatif à une mesure de renvoi, la SAI doit tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire, mettre en équilibre les divers facteurs qui jouent pour et contre la prise d’une mesure spéciale et rendre une décision en conséquence. Le conseil de l’appelant presse le tribunal de conclure que l’appelant ne constitue pas un danger pour la société canadienne, et partant, de rendre une décision favorable à l’appelant. Je prends bonne note des conclusions du juge de première instance pour ce qui est des risques de récidive et l’absence de casier judiciaire, mais il n’en demeure pas moins, puisque l’appelant refuse de reconnaître sa conduite et d’accepter la responsabilité des conséquences découlant de sa conduite insouciante, savoir s’engager dans une course automobile sur la voie publique, qu’il y a trop peu de preuve qui me permettrait de conclure que l’appelant ne représente pas un risque pour le public. Même si j’en arrivais à une telle conclusion, je suis d’avis que les facteurs pertinents soupesés ne feraient pas pencher la balance en faveur de l’appelant et je refuse, pour cette raison, de prendre des mesures spéciales vu les circonstances de l’espèce.

[16]Au paragraphe 15, la Commission expose d’emblée ce qu’elle se propose de faire, c’est‐à‐dire prendre en compte « les expressions de remords de l’appelant pour sa participation à l’infraction, la possibilité qu’il se réadapte et les risques qu’il récidive ». Cependant, à ma grande surprise, je constate qu’elle consacre la totalité de son analyse à la question du remords et elle ne dit pas un mot de la possibilité de réadaptation ou de récidive, puis, au paragraphe suivant, elle poursuit « l’examen des autres circonstances pertinentes en l’espèce ». Autrement dit, la Commission néglige de faire intégralement la tâche qu’elle est tenue d’accomplir et qu’elle a dit elle‐même qu’elle accomplirait.

[17]En outre, je constate également à ma grande surprise que, lorsque la Commission, au paragraphe 23 de sa décision, revient indirectement sur le facteur de la possibilité de réadaptation, elle prend simplement acte des constats des tribunaux de la Colombie‐Britannique sur ce point, constats qui sont favorables à l’appelant, sans expliquer pourquoi elle tire la conclusion opposée et défavorable à l’appelant en ce qui a trait au facteur de la possibilité de réadaptation. La totalité de la preuve se rapportant à la conduite de l’appelant après l’imposition de sa peine va incontestablement dans le sens des constats des juridictions pénales. Or, la Commission passe sous silence cette preuve ainsi que ces constats.

[18]Il ressort manifestement du procès‐verbal de l’audience que le président de l’audience—qui est l’auteur de la décision des membres majoritaires de la SAI—et l’avocat de la Couronne ont été quelque peu obnubilés par le fait que l’infraction se rapportait à une course de rue, à telle enseigne que, à plusieurs reprises, l’audience a pris l’allure d’un procès quasi‐pénal, pour ne pas dire d’un nouveau procès pénal. L’appelant a dû répondre à des questions portant sur des définitions juridiques, questions qui l’ont laissé perplexe, par exemple la définition de l’intention criminelle et celle de la négligence criminelle, des questions à propos desquelles il ne savait évidemment rien et à propos desquelles on ne devait pas s’attendre à ce qu’il sache quoi que ce soit. Des questions lui ont aussi été posées, qui constituaient manifestement des tentatives de réexamen et de rectification des conclusions tirées par les tribunaux de la Colombie‐Britannique. On eût dit que la Commission, ou du moins le président de l’audience, exprimait son désaccord avec la peine imposée à l’appelant et voyait dans la décision relative aux motifs d’ordre humanitaire une occasion de corriger le tir.

[19]Inutile de dire qu’il n’appartient pas à la Commission de réexaminer les décisions des juridictions pénales. Les observations que j’ai faites, dans un contexte légèrement différent, dans l’arrêt Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigra-tion), [2007] 1 R.C.F. 409 (C.A.F.), au paragraphe 39, sont tout à fait pertinentes en l’espèce :

[. . .] il n’est tout simplement pas loisible au représentant du ministre d’aller, indirectement ou accessoirement, au‐delà de la déclaration de culpabilité en cause.

[20]En fin de compte, cette décision est déraisonna-ble, ou, pour reprendre les propos du juge Iacobucci dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56, une décision :

[. . .] qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé.

[21]Dans ces conditions, il ne m’est pas nécessaire de me pencher sur les autres questions soulevées par l’appelant.

Dispositif

[22]Pour ces motifs, je suis d’avis que la décision de la Commission doit être annulée.

[23]Je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler le jugement de première instance, de faire droit à la demande de contrôle judiciaire, d’annuler la décision de la Commission et de renvoyer l’affaire à une autre formation de la Commission, pour nouvel examen.

[24]Les deux questions certifiées étaient les suivantes :

(i)            La décision manifestement déraisonnable est‐elle la norme de contrôle judiciaire qu’il faut appliquer à l’égard d’une décision de la Section d’appel de l’immigration qui refuse que des mesures spéciales soient prises sur la base de considérations humanitaires, conformément au paragraphe 67(1) de la LIPR?

(ii)           Si la réponse à la première question est affirmative, était‐il manifestement déraisonnable de la part de la Section d’appel de l’immigration de refuser que des mesures spéciales soient prises alors que la personne qui devait être renvoyée pour grande criminalité n’avait pas été incarcérée pour les crimes en question?

[25]Je répondrais à la première question par la négative et dirais que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Même s’il ne m’est pas nécessaire de répondre à la deuxième question en raison de la manière dont elle est posée, je dirai que, quelle que soit la norme applicable, l’idée de certifier des questions de cette nature ne devrait pas être encouragée parce que, en définitive, elles invitent la Cour à élever en principes juridiques le simple examen d’un facteur donné, dans des circonstances données.

Le juge Malone, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[26]La juge Desjardins, J.C.A. (dissidente) : Appel est interjeté d’un jugement du juge en chef Lutfy rejetant la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelant à l’encontre d’une décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SAI). La SAI a refusé d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), c’est‐à‐dire le pouvoir de prendre, pour des motifs d’ordre humanitaire, des mesures spéciales rendant inexécutoire la mesure de renvoi prononcée conformément à l’alinéa 36(1)a) de la Loi, ainsi rédigé :

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

[27]Le pouvoir de la SAI de prendre des mesures spéciales en application de l’alinéa 67(1)c) de la Loi est formulé ainsi :

67. (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

[. . .]

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a—compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché—des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales. [Je souligne.]

[28]L’appelant, M. Khosa, est résident permanent du Canada; il est né en Inde en 1982. Il a immigré au Canada avec ses parents en 1996, à l’âge de 14 ans. Lui et un autre accusé, Bahadur Singh Bhalru, ont tous deux été déclarés coupables de négligence criminelle causant la mort, infraction réprimée par l’alinéa 220b) [mod. par L.C. 1995, ch. 39, art. 141] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‐46 : ils avaient participé à une course de rue durant la soirée du 13 novembre 2000. Les faits se sont produits à la Marine Drive, à Vancouver. Ils se sont soldés par le décès d’une piétonne innocente qui a été frappée par le véhicule de l’appelant. L’appelant et M. Bhalru ont été condamnés à une peine d’emprison-nement de deux ans moins un jour avec sursis, assortie de diverses conditions. L’appelant a fait appel de la déclaration de culpabilité prononcée contre lui, ainsi que de la peine imposée. Les deux appels ont été rejetés.

[29]M. Khosa a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité, aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la Loi, et une mesure de renvoi a été prononcée contre lui par la Section de l’immigration (D.A., vol. 1, à la page 000394). Il a fait appel de la mesure de renvoi pronon-cée contre lui. Il n’a pas contesté la validité de la mesure de renvoi, mais a plutôt sollicité des mesures spéciales fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Les com-missaires majoritaires de la SAI ont rejeté son appel.

[30]Le juge de première instance a rejeté la demande de contrôle judiciaire et certifié les deux questions suivantes :

(i)            La décision manifestement déraisonnable est‐elle la norme de contrôle judiciaire qu’il faut appliquer à l’égard d’une décision de la Section d’appel de l’immigration qui refuse que des mesures spéciales soient prises sur la base de considérations humanitaires, conformément au paragraphe 67(1) de la LIPR?

(ii)           Si la réponse à la première question est affirmative, était‐il manifestement déraisonnable de la part de la Section d’appel de l’immigration de refuser que des mesures spéciales soient prises alors que la personne qui devait être renvoyée pour grande criminalité n’avait pas été incarcérée pour les crimes en question?

QUESTIONS EN LITIGE

[31]Le présent appel soulève les trois points suivants :

1) La décision manifestement déraisonnable est‐elle la norme de contrôle judiciaire qu’il faut appliquer à l’égard d’une décision de la Section d’appel de l’immigration qui refuse que des mesures spéciales soient prises sur la base de considérations humanitaires, conformément à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR?

2) La norme de contrôle a‐t‐elle été correctement appliquée par le juge de première instance lorsqu’il a examiné la décision de la SAI?

3) Si la réponse à la première question est affirmative, était‐il manifestement déraisonnable de la part de la Section d’appel de l’immigration de refuser que des mesures spéciales soient prises alors que la personne qui devait être renvoyée pour grande criminalité n’avait pas été incarcérée pour les crimes en question?

1) LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE À UNE DÉCISION DE LA SAI

[32]Dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100, la Cour suprême du Canada semble s’être écartée de la pratique suivie depuis longtemps consistant à détermi-ner, après analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle applicable à la décision de la SAI de prononcer une mesure d’expulsion. La Cour suprême a plutôt décidé d’invoquer l’alinéa 18.1(4)d) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‐7. Dans l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), [2006] 3 R.C.F. 392, la Cour d’appel fédérale, après examen de l’arrêt Mugesera rendu par la Cour suprême du Canada, a conclu, au paragraphe 67, qu’il est néanmoins sage de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada désavoue clairement cette démarche.

[33]Le but général de l’analyse pragmatique et fonctionnelle est de dégager l’intention du législateur. Il faut tenir compte de quatre facteurs contextuels pour connaître le degré de retenue que commande la décision visée par le recours en contrôle judiciaire. Il s’agit des facteurs suivants : 1) la présence ou l’absence d’une clause privative ou d’un droit d’appel prévu par la loi; 2) la spécialisation du tribunal administratif par rapport à celle de la juridiction de contrôle concernant le point soulevé; 3) l’objet du texte de loi, et celui de la disposition concernée, et 4) la nature de la question.

[34]S’agissant du premier facteur, je conclus que les dispositions visant respectivement la demande d’autori-sation et les questions à certifier (c’est‐à‐dire le paragra-phe 72(1) et l’alinéa 74d) respectivement de la Loi), dispositions qui se situent quelque part entre une clause privative et un droit d’appel, mais ne sont ni l’un ni l’autre, n’indiquent pas vraiment le niveau de retenue judiciaire que commande la décision de la SAI.

[35]Le deuxième facteur exige la prise en compte de trois éléments : 1) la spécialisation du tribunal adminis-tratif concerné; 2) la spécialisation de la Cour par rapport à celle du tribunal administratif; et 3) la nature de la question particulière soumise au décideur administratif compte tenu de cette spécialisation : voir l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, au paragraphe 33.

[36]Dans l’arrêt Pushpanathan, la Cour suprême du Canada a dit, au sujet de la spécialisation de la Section du statut de réfugié, que « [l]’expertise de la Commission consiste à apprécier de façon exacte si les critères nécessaires pour obtenir le statut de réfugié ont été respectés et, plus particulièrement, à apprécier la nature du risque de persécution auquel sera confronté le requérant s’il est renvoyé dans son pays d’origine » (au paragraphe 47). On peut dire en l’espèce que la spécialisation de la SAI consiste à apprécier précisément si les conditions d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sont remplies, ou non. C’est là le genre de décision que la SAI est régulièrement appelée à rendre. La question est une question contextuelle et fortement tributaire des faits, qui « demande principale-ment l’appréciation de faits relatifs au cas d’une personne et ne porte pas sur l’application ni sur l’interprétation de règles de droit précises » : voir l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 61. Je conclus donc que la spécialisation de la SAI réside dans la constatation de faits.

[37]La Cour fédérale dispose d’une compétence plus élevée que celle de la SAI en ce qui a trait aux questions de droit. En ce qui concerne les questions de fait, sa compétence n’est cependant pas plus élevée que celle de la SAI. La SAI est mieux placée que la Cour pour apprécier et peser les éléments de preuve et pour se prononcer sur la crédibilité d’un témoin ou la véracité d’un témoignage. Dans cette affaire, la SAI devait tenir compte, au vu des circonstances du dossier, des facteurs exposés dans la décision Ribic c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL), facteurs ultérieurement confirmés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, pour décider si elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire et accorder à l’appelant une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire compte tenu de l’interdiction de territoire prononcée contre l’appelant pour grande criminalité. Il s’agit là de facteurs que la SAI elle‐même a construits et qu’elle applique depuis plus de 15 ans (arrêt Chieu, au paragraphe 41).

[38]Le troisième facteur, à savoir l’objet du texte de loi, traduit l’intention du législateur de conférer à la SAI le large pouvoir d’autoriser des résidents permanents frappés de mesures de renvoi à demeurer au Canada lorsqu’il est équitable de le faire : arrêt Chieu, au paragraphe 66. Cependant, le point à décider n’est pas polycentrique, puisqu’il concerne directement les droits et intérêts d’une personne dans ses rapports avec l’État, plutôt que la mise en balance des intérêts de divers groupes, ce qui peut avoir pour effet de diminuer le degré de retenue judiciaire.

[39]Finalement, la question de savoir si l’intéressé a droit à une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est une question mixte de droit et de fait, qui se rattache à l’application d’un critère juridique à un ensemble de faits. Les questions de fait et les questions mixtes de droit et de fait appellent un degré élevé de retenue.

[40]Puisque les deuxième et quatrième facteurs (à savoir la compétence de la SAI et la nature de la question) militent en faveur d’un degré élevé de retenue et que le troisième facteur (l’objet du texte de loi) confère une grande latitude à la SAI, je conclus que la norme applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable.

[41]Le juge de la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant en ce sens. Les parties n’ont pas contesté sa conclusion à cet égard.

2) LA NORME DE CONTRÔLE CI‐DESSUS A‐T‐ELLE ÉTÉ CORRECTEMENT APPLIQUÉE PAR LE JUGE DE PREMIÈRE INSTANCE LORSQU’IL A EXAMINÉ LA DÉCISION DE LA SAI?

La décision de la SAI

[42]Les commissaires majoritaires de la SAI ont passé en revue toutes les preuves testimoniales et documentaires et appliqué chacun des facteurs de la décision Ribic. Ils ont accordé de l’importance au fait que l’appelant, tout en ayant exprimé du remords, a continué de nier qu’il avait participé à une course de rue. Ils ont exprimé l’avis que cette attitude de la part de l’appelant montrait qu’il ne saisissait pas bien toute la portée de sa conduite. Le remords qu’il a montré était un facteur qui militait en faveur de la prise de mesures spéciales, mais les commissaires majoritaires ont estimé que ce n’était pas là un élément décisif vu la portée restreinte de l’aveu de l’appelant au cours de l’audience. Ils ont conclu ainsi, aux paragraphes 23 et 24 de leurs motifs :

Le conseil de l’appelant presse le tribunal de conclure que l’appelant ne constitue pas un danger pour la société canadienne, et partant, de rendre une décision favorable à l’appelant. Je prends bonne note des conclusions du juge de première instance pour ce qui est des risques de récidive et l’absence de casier judiciaire, mais il n’en demeure pas moins, puisque l’appelant refuse de reconnaître sa conduite et d’accepter la responsabilité des conséquences découlant de sa conduite insouciante, savoir s’engager dans une course automobile sur la voie publique, qu’il y a trop peu de preuve qui me permettrait de conclure que l’appelant ne représente pas un risque pour le public. Même si j’en arrivais à une telle conclusion, je suis d’avis que les facteurs pertinents soupesés ne feraient pas pencher la balance en faveur de l’appelant et je refuse, pour cette raison, de prendre des mesures spéciales vu les circonstances de l’espèce.

J’ai tenu compte des chances de succès du sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dans les circonstances, mais j’en arrive à la conclusion, compte tenu de tous les facteurs pertinents, y compris la situation de l’appelant et celle de sa famille, que les faits de l’espèce ne justifient pas la prise de mesures spéciales. Le défaut de l’appelant de reconnaître ou d’accepter sa responsabilité à l’égard de la conduite précise qu’il a adoptée laisse entendre qu’il ne servirait à rien de surseoir à la mesure de renvoi en cause.

[43]Le commissaire dissident était disposé à suspendre pour trois ans l’exécution de la mesure de renvoi.

La thèse de l’appelant

[44]L’appelant soutient que l’opinion des commissai-res majoritaires est manifestement déraisonnable. Les commissaires majoritaires ont mis en doute les conclusions de fait des juridictions pénales sans avoir eu l’avantage d’une procédure réfléchie. Ils ont accordé un poids excessif à certaines des observations des tribunaux de la Colombie‐Britannique et aucun poids à d’autres éléments des motifs de leurs jugements. Ils ont notamment fait une large place au fait que l’appelant niait manifestement avoir été impliqué dans une course de rue. Ils ont totalement laissé de côté le fait que M. Khosa était rongé de remords et aussi qu’il s’était trouvé, comme l’avaient dit les juridictions pénales, dans une « course spontanée » assortie de limites précises, par exemple le fait qu’il stoppait toujours son véhicule à un feu rouge. En outre, de dire l’appelant, les commissaires majoritaires n’ont fait absolument aucun cas de son témoignage concernant la ferme familiale en Inde et ont tiré des conclusions déraisonnables à partir de son témoignage.

ANALYSE

Le remords et la course de rue

[45]L’appelant a témoigné devant la SAI avec l’aide d’un interprète, mais n’avait pas témoigné devant les juridictions pénales.

[46]Sur la question du remords de l’appelant, au cours de son témoignage devant la SAI, il a présenté ses excuses aux proches de la femme décédée des suites du malheureux  accident.  La  juge  de  première  instance [R. v. Khosa, 2003 BCSC 221, au paragraphe 56] qui a présidé à l’instance pénale, la juge Loo, a conclu que, [traduction] « par sa manière de se comporter immédiatement après avoir appris le décès de Mme Thorpe, et depuis l’accident, il [l’appelant] a montré du remords » (D.A., vol. 1, pages 000386‐000387). Ce point a été noté par la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique [sub nom. R. v. Bhalru (2003), 190 B.C.A.C. 42 (C.A.)], qui a elle aussi fait des observations favorables sur les perspectives de réadaptation de M. Khosa.

[47]En ce qui concerne la course de rue, l’appelant a reconnu devant la SAI qu’il « roulait vite » et que son « comportement au volant était exceptionnellement dangereux ». Il n’a pas reconnu cependant qu’il avait participé à une course (paragraphes 10 et 11 des motifs du jugement de la Cour fédérale). La Cour d’appel de la Colombie‐Britannique [au paragraphe 6] a dit que, [traduction] « au procès pénal, la juge Loo a conclu que M. Khosa et M. Bhalru avaient engagé leurs Camaros dans une course le long de Marine Drive, à des vitesses dépassant 100 kilomètres à l’heure » (D.A., vol. 1, page 000266, au paragraphe 6). La Cour d’appel de la Colombie‐Britannique a aussi dit que [traduction] « la juge Loo a qualifié de “course spontanée” la compétition engagée entre M. Khosa et M. Bhalru » et que « elle a fait une distinction entre ce genre de course et les courses conçues comme telles et mieux organisées auxquelles des “coureurs automobiles fervents” pourraient participer » (D.A., vol. 1, à la page 000266, au paragraphe 10).

[48]La SAI s’est référée, lorsqu’elle a suivi le critère Ribic, aux deux éléments que sont le remords et la course de rue. Les commissaires majoritaires ont fait les observations suivantes, au paragraphe 15 :

En me penchant sur le deuxième facteur énoncé dans la décision Ribic, j’ai pris en considération les expressions de remords de l’appelant pour sa participation à l’infraction, la possibilité qu’il se réadapte et les risques qu’il récidive. Le fait que l’appelant continue de nier que c’est sa participation à une « course de rue » qui a eu des conséquences tragiques est une source de complications pour le tribunal. À mon avis, le rejet continu d’une partie de sa culpabilité dénote que l’appelant ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite. Je garde en même temps à l’esprit que l’appelant a montré quelques remords à l’audience pour son excès de vitesse sur la voie publique et note que le juge de première instance a constaté de même, comme en font foi les actes judiciaires. Cette expression de remords est un facteur favorable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Toutefois, elle ne ressort pas, à mon sens, comme une caractéristique irrésistible en l’espèce étant donné les admissions mitigées de l’appelant à l’audience. Son refus de reconnaître qu’il prenait part à une course contre un autre véhicule et que c’est cette conduite, et non la vitesse jumelée à la crevaison, qui a entraîné la mort de Mme Thorpe, joue contre l’appelant. Ce dernier accepte sa responsabilité en ce qui concerne la vitesse excessive, mais il ne reconnaît pas la conduite téméraire précise qui l’a mené à faire une course automobile sur une voie publique ou en rejette la responsabilité.

[49]Les commissaires majoritaires ont accordé une grande importance à la course de rue. Ils ont qualifié de « relatif » le remords de l’appelant, alors que le commissaire dissident a accordé moins de poids à ses dénégations, et il a mis l’accent sur le fait que la course avait été spontanée, non planifiée et de courte durée.

[50]Le juge de la Cour fédérale a examiné soigneusement les déclarations faites par l’appelant devant la SAI, ainsi que les conclusions des juridictions pénales de la Colombie‐Britannique sur la question du remords de M. Khosa et sur celle de la course de rue. Comme il l’a expliqué, au paragraphe 36 de son jugement, les commissaires majoritaires de la SAI « ont choisi d’accorder davantage de poids que d’autres ne l’auraient peut‐être fait à son déni de participation à une “course” ». Il a ajouté que, contrairement aux juridic-tions pénales, la SAI a eu la possibilité d’apprécier le témoignage de M. Khosa. Il est arrivé à la conclusion que l’évaluation faite par la SAI n’était pas manifeste-ment déraisonnable (paragraphes 36, 37 et 39 des motifs du jugement de la Cour fédérale). Le juge en chef Lutfy s’est exprimé en ces termes :

Après un examen attentif du dossier, je suis convaincu que les commissaires majoritaires ont bien pris en compte la preuve pertinente, y compris les conclusions des cours criminelles sur les questions de « la course » et des remords. Lorsqu’ils ont apprécié l’expression de remords par M. Khosa, ils ont choisi d’accorder davantage de poids que d’autres ne l’auraient peut‐être fait à son déni de participation à une « course ». La conclusion de la SAI sur la question des remords semble différer de celle des cours criminelles. La SAI a toutefois eu l’occasion, ce qui n’a pas été le cas pour les cours criminelles, d’apprécier le témoignage de M. Khosa.

Le tribunal de trois membres de la SAI, tous des juges des faits en l’espèce, a entendu le même témoignage et examiné le même dossier. L’appréciation faite par les membres a divergé, particulièrement sur la question des remords. On demande en bout de ligne à la Cour d’apprécier à nouveau, au regard de l’ensemble des facteurs énoncés dans la décision Ribic, la preuve dont la SAI disposait. Ce n’est pas là le rôle d’un tribunal siégeant en révision.

[. . .]

En résumé, je n’ai pu en arriver à la conclusion que l’avis majoritaire était manifestement déraisonnable ou, selon les termes de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, qu’il était fondé sur une conclusion de fait erronée « tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments » dont on disposait. Simplement dit, même si l’on devait estimer l’avis dissident plus attrayant, le dossier est tel en l’espèce qu’il serait fautif sur le plan juridique pour la Cour d’annuler la décision majoritaire.

[51]Le juge de la Cour fédérale n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle. La SAI a pour mission, en application de l’alinéa 67(1)c) de la Loi, de considérer « les autres circonstances de l’affaire ». En l’espèce, la SAI a bien pris en compte les jugements des juridictions pénales. Cependant, elle devait tirer sa propre conclusion à la lumière du texte à appliquer. Elle a mené sa propre enquête pour savoir si des mesures spéciales devaient être prises. Elle devait, ce faisant, tenir compte des objets de la Loi, exposés au paragraphe 3(1); il s’agit notamment « de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité » (motifs et décision de la SAI, D.A., vol. 1, à la page 000032). Elle a eu le loisir d’observer l’appelant au cours de son témoignage. Cette évaluation faite par la SAI est distincte de celle qu’ont faite les juridictions pénales.

[52]Les commissaires majoritaires ont été évidemment troublés par ce qu’ils ont vu comme l’irresponsabilité manifestée par M. Khosa lorsqu’il a nié ce qui était l’une des conclusions principales des juridictions pénales, à savoir la course de rue. Ils ont donc estimé qu’il ne comprenait pas toutes les conséquences de sa conduite. Les autres facteurs de réadaptation, à savoir les faibles « risques de récidive et l’absence de casier judiciaire » (au paragraphe 23 des motifs de la SAI) étaient neutralisés par un remords qui pour eux était relatif (au paragraphe 15 des motifs de la SAI).

[53]Cette conclusion des commissaires majoritaires relevait tout à fait de la compétence de la SAI.

La ferme familiale

[54]La deuxième prétention de l’appelant se rapporte à l’interrogatoire énergique mené par le président de l’audience de la SAI à propos de la ferme familiale du grand‐père en Inde, ainsi qu’à la prétendue mauvaise interprétation de la preuve par les commissaires majoritaires. L’appelant dit que le président de l’audience n’a pas retenu le fait que, après le décès du grand‐père, quelques jours après l’implication de l’appelant dans l’accident de la route, son père songeait à vendre la ferme familiale en Inde et à revenir au Canada.

[55]Au paragraphe 4 de leurs motifs, les commissaires majoritaires ont résumé le témoignage de l’appelant selon lequel son grand‐père était décédé environ deux mois avant l’audience et que le père de l’appelant songeait à vendre la ferme familiale en Inde et à revenir au Canada en permanence avec le produit de la vente pour créer ici une entreprise. Les commissaires majoritaires de la SAI ont aussi évoqué le fait que M. Khosa avait une sœur qui habitait en Inde avec son mari et leurs enfants et qu’ils songeaient à immigrer un jour au Canada. Au paragraphe 18, les commissaires majori-taires se sont référés à ces témoignages antérieurs selon lesquels « le père de l’appelant, étant donné la mort récente de son père, souhaite vendre les terres familiales et s’installer en permanence au Canada ». Ils ont à nou-veau évoqué le fait que sa sœur vit en Inde et qu’elle‐ même et son mari songeaient à immigrer au Canada dans un avenir proche. Les commissaires majoritaires ont alors conclu que « [à] l’heure actuelle, il est clair qu’il y a, en Inde, des membres de la famille immédiate de l’appelant, la famille étendue de ce dernier ainsi que des biens familiaux, incluant une maison familiale » (non souligné dans l’original).

[56]La SAI a pour obligation d’évaluer toutes les circonstances de l’affaire « au moment où il en est disposé » de l’appel (alinéa 67(1)a) de la Loi). Elle a mentionné les projets de la famille, mais semble avoir aussi accordé du poids à la situation telle qu’elle était au moment de l’audience. Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau l’importance que les commis-saires majoritaires ont donnée à une portion du témoi-gnage de l’appelant par rapport à l’autre, à savoir les intentions de la famille, avec tous leurs impondérables. Il est aujourd’hui bien établi en droit que la Cour doit s’abstenir de revenir sur les décisions de la SAI portant sur le poids qu’elle a attribué aux divers facteurs dont elle doit tenir compte.

[57]La deuxième prétention de l’appelant n’a pas été examinée par le juge de la Cour fédérale, qui s’est prononcé uniquement sur ce qu’il a appelé le « principal argument » avancé par M. Khosa, à savoir sa participa-tion à la course et les remords qu’il a exprimés (au paragraphe 33 des motifs du juge de la Cour fédérale).

CONCLUSION

[58]Dans un arrêt récent, Prairie Acid Rain Coalition c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [2006] 3 R.C.F. 610 (C.A.F.), au paragraphe 14 (autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée [[2006] S.C.C.A. no 197 (QL)]), la Cour a fait les observations suivantes au sujet de son rôle lorsqu’est formé un appel contre un jugement de la Cour fédérale portant sur une demande de contrôle judiciaire :

Cependant, dans une jurisprudence plus récente, la Cour suprême a adopté le point de vue selon lequel la cour d’appel se met à la place du tribunal de première instance pour réviser la décision administrative [. . .] La cour d’appel établit la norme de contrôle appropriée, puis décide si elle a été appliquée correctement [. . .] Concrètement, cela signifie que la cour d’appel elle‐même révise la décision administrative en appliquant la norme de contrôle approprié [Non souligné dans l’original.]

Le juge de la Cour fédérale a appliqué la bonne norme de contrôle. Il n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a dit que la décision de la SAI n’était pas manifestement déraisonnable. L’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

3) SI LA RÉPONSE À LA PREMIÈRE QUESTION EST AFFIRMATIVE, ÉTAIT‐IL MANIFESTEMENT DÉRAISONNABLE DE LA PART DE LA SECTION D’APPEL DE L’IMMIGRATION DE REFUSER QUE DES MESURES SPÉCIALES SOIENT PRISES ALORS QUE LA PERSONNE QUI DEVAIT ÊTRE RENVOYÉE POUR GRANDE CRIMINALITÉ N’AVAIT PAS ÉTÉ INCARCÉRÉE POUR LES CRIMES EN QUESTION?

[59]En conclusion, le juge de la Cour fédérale a relevé que, même si l’appelant n’avait pas été incarcéré, la mesure de renvoi conservait néanmoins son effet.

[60]Le fait que la personne à renvoyer pour cause de grande criminalité n’a pas été incarcérée pour les actes criminels considérés n’est pas décisif. L’emprison-nement avec sursis demeure un emprisonnement. La peine est purgée dans la collectivité plutôt qu’en milieu carcéral : arrêt R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61, aux paragraphes 20 et 21; arrêt R. c. Wu, [2003] 3 R.C.S. 530, au paragraphe 3.

CONCLUSION

[61]Je rejetterais donc l’appel et répondrais ainsi aux deux questions certifiées :

i) La décision manifestement déraisonnable est‐elle la norme de contrôle judiciaire qu’il faut appliquer à l’égard d’une décision de la Section d’appel de l’immigration qui refuse que des mesures spéciales soient prises sur la base de considérations humanitaires, conformément au paragraphe 67(1) de la LIPR? Oui.

ii) Si la réponse à la première question est affirmative, était‐il manifestement déraisonnable de la part de la Section d’appel de l’immigration de refuser que des mesures spéciales soient prises alors que la personne qui devait être renvoyée pour grande criminalité n’avait pas été incarcérée pour les crimes en question? Non.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.