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[2000] 1 C.F. 227

A-564-98

Sa Majesté la Reine (appelante)

c.

Hollinger Inc. (intimée)

Répertorié : Canada c. Hollinger Inc. (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Létourneau et Rothstein, J.C.A.—St. John’s, 6 juillet; Ottawa, 22 juillet 1999.

Impôt sur le revenu Calcul de l’impôtPertes en capital Appel d’une décision de la C.C.I. accueillant l’appel interjeté à l’égard d’une nouvelle cotisation refusant, en vertu de l’art. 55(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, des pertes en capital demandées dans la déclaration d’impôt de 1986L’intimée a subi d’importantes pertes en capital, par le truchement d’une suite planifiée d’opérations intervenues au cours d’une très brève période, lors de la vente d’actions sans valeurLe ministre a soutenu que les actions dépréciées ne sont ni des biens en immobilisation ni des stocksSelon Friesen c. Canada, la Loi ne reconnaît que deux catégories de biens : les stocks et les biens en immobilisationLa thèse de l’appelante donnerait naissance à une troisième catégorie non envisagée par la Loi ni reliée au genre de revenu ou de sources de revenu visées par la LoiElle entraînerait un vide injustifié et de l’incertitude quant à la qualification des différents biensLes actions constituent des immobilisations dont la vente donne lieu à un gain ou à une perte en capital.

Impôt sur le revenu Pratique Appel d’une décision de la C.C.I. accueillant l’appel interjeté à l’égard d’une nouvelle cotisation refusant, en vertu de l’art. 55(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, des pertes en capital demandées dans la déclaration d’impôt de 1986Le contribuable a subi d’importantes pertes en capital, par le truchement d’une suite planifiée d’opérations intervenues au cours d’une très brève période, lors de la vente d’actions sans valeurLe ministre a soutenu pour la première fois devant la C.C.I. que les actions dépréciées ne sont ni des biens en immobilisation ni des stocksSelon l’affaire Banque Continentale, la Couronne n’est pas autorisée à invoquer un nouveau motif pour étayer sa nouvelle cotisation après l’expiration du délai de prescriptionNon applicable en l’espèce parce que la date d’expiration du délai n’a pas été mise en preuveL’affaire Banque Continentale portait sur l’éventuelle iniquité que subirait le contribuable si l’avis qui lui est donné du nouveau fondement est inadéquat et s’il est privé de l’occasion de répondrePoint de vue étayé par la récente modification législative permettant d’avancer un nouvel argument à l’appui d’une cotisation après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation, sous réserve du pouvoir discrétionnaire de la Cour de refuser d’entendre ce nouveau moyen s’il risque de causer un préjudice au contribuableLa Couronne a le droit de faire valoir le nouveau fondement avancé.

Juges et tribunaux Stare decisisAppel d’une décision de la C.C.I. accueillant l’appel du contribuable interjeté à l’égard d’une nouvelle cotisation ayant trait à la perte en capital occasionnée lorsque des actions sans valeur ont été acquises puis vendues au cours d’une brève période dans le cadre d’un stratagème visant à réduire les impôts à payer au CanadaBien que préoccupée par l’issue, la Cour doit trancher l’affaire en fonction de la légalité et non de la moralité de l’opération; elle est obligée, tant par la courtoisie entre juges que par la doctrine du stare decisis, de suivre l’arrêt de la C.A.F. dans Nova Corp. of Alberta c. R. qui ne peut faire l’objet d’une distinction avec la présente affaire.

Il s’agissait d’un appel d’une décision de la C.C.I. accueillant l’appel formé à l’égard d’une nouvelle cotisation refusant, en vertu du paragraphe 55(1), les pertes en capital demandées par l’intimée dans sa déclaration de revenu de 1986. L’intimée a acquis des actions sans valeur d’une filiale établie aux États-Unis d’une société canadienne par le truchement d’une suite planifiée d’opérations intervenues au cours d’une brève période. En raison du prix de base rajusté des actions acquises et de la somme négligeable pour laquelle elle a vendu ces actions, l’intimée a subi une perte en capital considérable qui lui a permis de réduire ses propres gains en capital dont le montant était fort élevé. Selon le paragraphe 55(1) alors en vigueur, lorsque les circonstances dans lesquelles une opération a été effectuée permettent de croire raisonnablement que le contribuable a disposé d’un bien de façon à artificiellement ou indûment occasionner une perte ou augmenter le montant de sa perte résultant de la disposition, la perte est alors calculée comme si cette réduction ne s’était pas produite. En appel à la Cour canadienne de l’impôt, le ministre a pour la première fois soulevé l’argument suivant lequel les actions dépréciées ne constituaient ni un bien en immobilisation ni des stocks. Bien qu’aucune opération fictive n’ait eu lieu, le stratagème n’avait pas d’objet commercial et avait été mis sur pied uniquement en vue d’obtenir un avantage fiscal.

Voici les questions en litige : 1) si, à la lumière de l’arrêt Banque Continentale du Canada c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 358, dans lequel on a conclu que la Couronne n’est pas autorisée à invoquer un nouveau motif pour étayer sa nouvelle cotisation après l’expiration du délai de prescription, l’appelante pouvait faire valoir pour la première fois devant la Cour de l’impôt un argument ayant pour effet, après l’expiration du délai applicable en matière de nouvelle cotisation, de changer du tout au tout le fondement de la nouvelle cotisation dont le contribuable a déjà fait l’objet; 2) si les faits de l’arrêt Nova Corp. of Alberta c. R., [1997] 3 C.T.C. 291 (C.A.F.), peuvent être distingués de ceux en l’espèce; et 3) si les actions dépréciées constituaient un bien en immobilisation.

Arrêt : l’appel est rejeté.

Le juge Létourneau, J.C.A. (le juge Rothstein, J.C.A., souscrivant à ces motifs) : 1) Il était impossible de déterminer si le délai de quatre ans fixé en matière de nouvelle cotisation avait expiré lorsque le nouveau fondement de la nouvelle cotisation a d’abord été soulevé parce que le dossier ne révélait pas quand la cotisation initiale a été établie. Comme le délai de prescription n’a pas été mis en preuve, le principe énoncé dans l’affaire Banque Continentale ne pouvait s’appliquer.

Le juge Bastarache a affirmé dans l’arrêt Banque Continentale que « [l]a Couronne n’est pas autorisée à invoquer un nouveau fondement pour justifier une nouvelle cotisation après l’expiration du délai prévu à cette fin ». Cet énoncé n’a pas pour effet d’imposer une procédure formelle à suivre ou une limite procédurale lorsqu’on fait valoir un nouveau fondement. Ce passage fait mention de la Couronne, non du ministre. On y parle d’« invoquer un nouveau fondement », ce qui renvoie à la pratique actuelle de la Couronne qui consiste à invoquer, dans ses actes de procédure, un nouvel argument au soutien de la cotisation. Le juge Bastarache se préoccupait de l’éventuelle iniquité dont le contribuable serait victime si l’avis qui lui est donné du nouveau fondement, peu importe sa forme, est inadéquat ou donné trop tard et que le contribuable se voit privé d’une occasion suffisante de répondre. Cette opinion est étayée par la récente modification de l’article 152 qui a pour effet d’écarter l’arrêt Banque Continentale et d’autoriser la présentation d’un nouvel argument à l’appui d’une cotisation après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation, sous réserve du pouvoir discrétionnaire de la Cour de refuser d’entendre ce nouveau moyen s’il est susceptible de causer un préjudice au contribuable en raison du changement tardif. La modification n’était pas applicable en l’espèce puisqu’elle n’était pas en vigueur lorsque la question a été débattue devant la Cour canadienne de l’impôt. Mais, elle donnait une idée de l’orientation qu’il faut suivre. Exiger que l’avis approprié à donner au contribuable concernant l’existence d’un nouvel argument à l’appui de la cotisation doive nécessairement prendre la forme d’une nouvelle cotisation établie par le ministre entraînerait un formalisme inutile que ne justifiaient ni l’arrêt Banque Continentale ni la modification subséquente de l’article 152. Le ministre ne peut changer le montant d’une cotisation dans ses actes de procédure, mais il peut y invoquer des arguments au soutien de la cotisation, même s’ils ne font pas l’objet d’un avis de nouvelle cotisation. La Couronne était autorisée à débattre, comme elle l’avait fait devant la Cour de l’impôt, du nouveau fondement avancé dans sa réponse.

2) Les opérations effectuées pour transférer la perte au contribuable dans l’affaire Nova Corp. étaient analogues à celles intervenues en l’espèce. La Cour y a conclu que la perte découlant de la disposition demandée par le contribuable était purement attribuable à l’application de la Loi et que le contribuable n’avait rien fait pour influer sur le produit de la disposition dans le cadre des opérations ou pour augmenter le prix de base rajusté des actions. Bien que la participation de l’intimée dans l’organisation des opérations en l’espèce ait peut-être été plus grande que celle du contribuable dans l’arrêt Nova Corp., les faits de la présente affaire ne pouvaient, à la lumière de la conclusion tirée relativement aux biens en immobilisation, être distingués de ceux de l’affaire Nova Corp. Tant la doctrine du stare decisis que celle de la courtoisie entre juges exigeaient que l’arrêt Nova Corp. soit suivi puisqu’il n’y avait pas d’erreur fondamentale ni d’omission manifeste de tenir compte des dispositions législatives pertinentes ou de la jurisprudence obligatoire, ce qui, dans l’intérêt de la justice, aurait obligé le tribunal à s’écarter de l’interprétation antérieurement donnée par la présente Cour du paragraphe 55(1) ou aurait justifié une telle mesure.

3) Le fait d’accepter la thèse de la Couronne selon laquelle les actions dépréciées ne constituaient pas des biens en immobilisation ni des stocks aurait forcé la Cour à s’écarter de l’arrêt Friesen c. Canada où la Cour suprême du Canada a statué d’une part que la Loi mettait en place un régime simple ne reconnaissant que deux catégories de biens : les biens en immobilisation et les stocks, et de l’autre que la qualification d’un bien était liée au genre de revenu que celui-ci produira, savoir un revenu d’entreprise ou un gain en capital. La thèse de la Couronne donnerait naissance à une troisième catégorie de biens indéterminée non envisagée par la Loi ni reliée au genre de revenu ou de sources de revenu visés par la Loi. Il était difficile de savoir sur quelle base il serait alors possible de déduire les pertes ou d’imposer le vendeur pour les profits réalisés par suite de la disposition des actions. Cette situation aurait entraîné un vide injustifié dans la Loi de même que de l’incertitude quant à la qualification des différents biens. Il faut décider de la qualification des actions dépréciées en fonction des deux catégories fondées sur le revenu établies par la Loi. La Cour de l’impôt a à juste titre conclu que les actions constituaient des immobilisations puisque leur vente aurait normalement donné lieu à un gain en capital ou à une perte en capital. Le placement s’était finalement révélé infructueux. La décision de vendre un mauvais placement aux conditions les plus avantageuses possible ne changeait pas la nature de ce placement ou de son utilisation. L’argument de la Couronne voulant que les actions n’aient pas constitué des biens en immobilisation lors de toutes les opérations a été rejeté.

Même si le fait qu’une société ait été en mesure de rapatrier une énorme perte subie aux États-Unis et d’ainsi réduire sa responsabilité fiscale au Canada était préoccupant, il s’agissait en l’espèce d’examiner la légalité et non la moralité de l’opération.

Le juge en chef Isaac (souscrivant au dispositif seulement) : Je suis d’avis de rejeter l’appel (i) pour les motifs prononcés par le juge Marceau, J.C.A. dans l’arrêt Nova Corp of Alberta c. R.; (ii) pour des raisons de courtoisie entre juges; et (iii) parce que l’alinéa 55(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu a été abrogé et remplacé par des dispositions qui prohibent les agissements auxquels l’appelante et d’autres personnes se sont livrées.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Income Tax Act, 1952, (R.-U.), 15 & 16 Geo. 6, ch. 10, art. 526.

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 152 (mod. par L.C. 1999, ch. 22, art. 63.1).

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 53(1)f.1) (édicté. par S.C. 1977-78, ch. 1, art. 21; 1979, ch. 5, art. 14), 55(1) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 48, art. 24; abrogé par L.C. 1988, ch. 55, art. 33), 85(4) (mod. par S.C. 1974-75-76, ch. 26, art. 48), 245(1) (mod. par L.C. 1988, ch. 55, art. 185).

Loi de 1998 modifiant l’impôt sur le revenu, L.C. 1999, ch. 22, art. 63.1(2),(3).

JURISPRUDENCE

DÉCISION SUIVIE :

Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103; (1995), 127 D.L.R. (4th) 193; [1995] 2 C.T.C. 369; 95 DTC 5551; 186 N.R. 243.

DÉCISION APPLIQUÉE :

Nova Corp. of Alberta c. R., [1997] 3 C.T.C. 291; (1997), 97 DTC 5229; 212 N.R. 321 (C.A.F.); demande d’autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1997] 3 R.C.S. xiii; (1997), 228 N.R. 94.

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Banque Continentale du Canada c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 358; (1998), 163 D.L.R. (4th) 430; 98 DTC 6501; 229 N.R. 44.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Bishop (Inspector of Taxes) v. Finsbury Securities, Ltd., [1966] 3 All E.R. 105 (H.L.); McLeod (C.) c. M.R.N., [1990] 1 C.T.C. 433; (1990), 90 DTC 6281; 33 F.T.R. 306 (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS CITÉES :

Wiebe (J.E.) c. M.R.N., [1989] 1 C.T.C. 411; (1989), 89 DTC 5179; 98 N.R. 159 (C.A.F.); Wiebe (J.E.) c. M.R.N., [1988] 1 C.T.C. 2308; (1988), 88 DTC 1234 (C.C.I.); Camp Kahquah Corp. c. Canada, [1998] A.C.I. no 397 (C.C.I.) (QL); Bowens c. R. (1994), 5 C.C.P.B. 47; [1994] 2 C.T.C. 2404; 94 DTC 1853 (C.C.I.); McKervey A. c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2015; (1992), 92 DTC 1570 (C.C.I); Bell v. Cessna Aircraft Co. (1983), 149 D.L.R. (3d) 509; [1983] 6 W.W.R. 178; 46 B.C.L.R. 145; 36 C.P.C. 115 (C.A.C.-B.); Janssen Pharmaceutica Inc. c. Apotex Inc. (1997), 72 C.P.R. (3d) 179; 208 N.R. 395 (C.A.F.).

APPEL d’une décision de la Cour de l’impôt accueillant un appel interjeté à l’égard d’une nouvelle cotisation refusant, en vertu du paragraphe 55(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, les pertes en capital demandées par l’intimée dans sa déclaration de revenu de 1986 (Hollinger Inc. c. R., [1998] 4 C.T.C. 2424; (1998), 98 DTC 1913 (C.C.I.)). Appel rejeté.

ONT COMPARU :

John R. Shipley et Jag S. Gill, pour l’appelante.

Warren J.A. Mitchell, c.r., pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Le sous-procureur général du Canada, pour l’appelante.

Thorsteinssons, Vancouver, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge en chef Isaac : J’ai eu l’avantage de lire les motifs du jugement que M. le juge Létourneau propose de prononcer dans le cadre du présent appel.

[2]        Comme M. le juge Létourneau, j’estime que le présent appel devrait être rejeté, mais j’arrive à cette conclusion pour trois raisons : premièrement, pour les motifs exposés par le juge Marceau, J.C.A. dans les regrets qu’il formule dans l’arrêt Nova Corp. of Alberta c. R.[1]; deuxièmement, pour des raisons de courtoisie judiciaire; troisièmement, et c’est le plus important, parce que l’alinéa 55(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu [S.C. 1970-71-72, ch. 63 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 48, art. 24; abrogé par L.C. 1988, ch. 55, art. 33)] a été abrogé et remplacé par des dispositions qui prohibent les agissements auxquels l’appelante et d’autres personnes se sont livrées dans le cadre des opérations décrites dans les motifs de M. le juge Létourneau.

[3]        Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[4]        Le juge Létourneau, J.C.A. : Il s’agit d’un appel interjeté à l’égard d’une décision du juge Bowman de la Cour canadienne de l’impôt [[1998] 4 C.T.C. 2424] par laquelle ce dernier a confirmé la validité d’un ingénieux stratagème conçu par l’intimée. Grâce à celui-ci, l’intimée, par le truchement d’une suite planifiée d’opérations qui sont intervenues au cours d’une très brève période (du 5 novembre 1986 au 22 décembre 1986), a acquis des actions sans valeur d’une filiale établie aux États-Unis, Coseka Resources (U.S.A.) Ltd. (Coseka U.S.) d’une société canadienne, Coseka Resources Ltd. (Coseka). En raison du prix de base rajusté élevé des actions qu’elle a acquises et de la somme négligeable pour laquelle elle a vendu ces actions, l’intimée a subi une perte en capital considérable qui lui a permis de réduire ses propres gains en capital dont le montant était fort élevé.

[5]        De fait, lorsqu’elle a déposé sa déclaration de revenus de 1986, l’intimée s’est prévalue d’une perte en capital de 113 723 980 $ et d’une perte en capital déductible de 56 861 990 $. Le montant de la perte en capital se fondait sur le prix de base rajusté d’environ 52 p. 100 des actions de Coseka U.S. qu’elle avait acquises (113 724 000 $) moins le produit de la disposition de ces actions sans valeur, c.-à-d. 20 $. S’appuyant uniquement sur le paragraphe 55(1) [mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 48, art. 24] de la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi) en vigueur à l’époque (paragraphe anti-évitement applicable aux pertes et aux gains en capital), le ministre du Revenu national (ministre) a refusé la perte en capital demandée par l’intimée. Voici le texte de cette disposition :

55. (1) Aux fins de la présente sous-section, lorsque les circonstances dans lesquelles ont été effectuées une ou plusieurs opérations de vente ou d’échange, ou autres transactions de quelque nature que ce soit, permettent de croire raisonnablement que le contribuable a disposé d’un bien de façon à artificiellement ou indûment

a) réduire le montant de son gain résultant de la disposition,

b) occasionner une perte résultant de la disposition, ou

c) augmenter le montant de sa perte résultant de la disposition,

le gain ou la perte du contribuable, selon le cas, résultant de la disposition du bien, est calculée comme si une telle réduction, perte ou augmentation, selon le cas, ne s’était pas produite.

[6]        Le paragraphe 55(1) a été abrogé en septembre 1988 [L.C. 1988, ch. 55, art. 33] puis remplacé par le paragraphe 245(1) [S.C. 1970-71-72, ch. 63] (lui-même remplacé depuis [L.C. 1988, ch. 55, art. 185]) qui avait un objectif identique au paragraphe 55(1), mais dont la portée était plus large et le libellé sensiblement différent :

245. (1) Dans le calcul du revenu aux fins de la présente loi, aucune déduction ne peut être faite à l’égard d’un débours fait ou d’une dépense faite ou engagée, relativement à une affaire ou opération qui, si elle était permise, réduirait indûment ou de façon factice le revenu.

[7]        L’intimée a interjeté appel de la décision du ministre à la Cour canadienne de l’impôt. Dans sa réponse à l’avis d’appel donné par l’intimée, le ministre a pour la première fois soulevé un nouvel argument qui, devant nous, constitue maintenant son principal moyen, ce qui relègue le fondement initial de la nouvelle cotisation, savoir le paragraphe 55(1), au rôle d’argument subsidiaire.

[8]        De façon générale, le ministre fait maintenant valoir que, pour l’application du paragraphe 85(4) [mod. par S.C. 1974-75-76, ch. 26, art. 48] et de l’alinéa 53(1)f.1) [édicté par S.C. 1977-78, ch. 1, art. 21; 1979, ch. 5, art. 14] de la Loi, les actions de Coseka U.S. (les actions dépréciées) achetées par l’intimée ne constituaient plus des biens en immobilisation puisqu’elles n’avaient plus aucune valeur comme placement, quel que soit leur propriétaire. De l’avis du ministre, ces actions ne constituaient pas une source de revenu en soi et elles ne faisaient pas partie d’une structure productive de revenu intégrée à une autre source de revenu. Elles ne pouvaient permettre de réaliser un revenu et n’ont été vendues que pour donner lieu à une perte fiscale.

[9]        En outre, comme Coseka a favorisé la vente de ses pertes, le ministre estime qu’il s’agit d’un geste manifeste et concret montrant un changement d’intention quant aux raisons pour lesquelles les actions étaient détenues par Coseka. Les actions n’étaient plus détenues à titre de placement et, par conséquent, ne pouvaient plus être considérées comme des biens en immobilisation. S’appuyant sur la décision rendue par la Chambre des lords dans l’affaire Bishop (Inspector of Taxes) v. Finsbury Securities, Ltd.[2], le ministre a soutenu dans son mémoire des faits et du droit que les actions dépréciées faisant l’objet des opérations ne sont ni des biens en immobilisation ni des stocks parce que l’ensemble de l’opération va au-delà de la sphère d’activité de l’entreprise du contribuable et qu’il constitue un mécanisme purement factice étranger au commerce et visant à obtenir un avantage fiscal.

[10]      Pour bien comprendre les arguments présentés par les parties, il est nécessaire de donner une brève description du stratagème par lequel l’intimée a acquis les actions dépréciées. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a utilement et succinctement exposé les principales caractéristiques de ce stratagème et je reproduis donc le passage suivant qui se trouve aux pages 2426 et 2427 de sa décision :

Les actions de Coseka U.S. n’avaient qu’une valeur symbolique. Si elle les avait vendues, Coseka aurait subi une perte en capital importante équivalant à peu près à leur PBR [prix de base rajusté]. Cette perte n’aurait eu pour elle aucune valeur car elle n’avait aucun gain en capital duquel elle aurait pu déduire la perte. Il fallait donc trouver un moyen de tirer profit de la perte éventuelle.

Les gains en capital de Hollinger étant élevés, les mesures suivantes ont été élaborées et mises en œuvre dans le but de lui permettre d’utiliser les pertes éventuelles de Coseka. L’avocat de l’intimée a dit de ces mesures qu’elles avaient été « arrêtées d’avance », ce qui est juste. Elles ont été orchestrées par les procureurs de l’appelante.

1.   Coseka a fait constituer en société 346045 Alberta Limited (« 346045 »), dont elle détenait la totalité des actions.

2.   Coseka a fait constituer en société 353380 Alberta Ltd. (« 353380 »), dont toutes les actions étaient détenues par 346045.

3.   Coseka a conclu avec 341063 Alberta Ltd. (« 341063 »), une compagnie avec laquelle elle n’avait pas de lien de dépendance, une convention écrite d’option aux termes de laquelle, en contrepartie de 15 000 $, elle accordait à 341063 une option, qui pouvait être levée avant le 30 décembre 1986, d’acheter les 2 050 actions ordinaires, les 240 actions privilégiées, les 150 actions privilégiées de série B et les 1 396 actions privilégiées de série C de Coseka U.S. émises et en circulation, le prix d’achat étant de 0 01 $ l’action.

4.   341063 appartenait à Phelps Drilling International Limited (« Phelps »), dont Bramalea Limited détenait 24 p. 100 des actions. Bramalea détenait 68 p. 100 des actions de Coseka.

5.   Par une convention d’achat datée du 24 novembre 1986, qui reprenait pour l’essentiel une lettre d’intention du 7 novembre 1986, l’appelante s’est engagée à acheter à Coseka pour 4 000 000 $ les 10 actions émises et en circulation de 346045, la conclusion de l’opération étant prévue pour 14 h le 16 décembre 1986.

6.   Dans cette convention, Coseka garantissait qu’à la date de conclusion de l’opération les seuls éléments d’actif de 346045 seraient les actions de 353380 et les seuls éléments d’actif de 353380 seraient 1 068 actions ordinaires, 125 actions privilégiées, 79 actions privilégiées de série B et 728 actions privilégiées de série C de Coseka U.S. (environ 52 p. 100 de la totalité de ses actions émises et en circulation), qui faisaient l’objet de l’option accordée à 341063.

7.   La convention comportait une condition selon laquelle l’appelante devait s’assurer que le PBR des actions de Coseka U.S. détenues par 353380 était d’au moins 100 000 000 $.

8.   Les actions de Coseka U.S. avaient fait l’objet d’un nantissement et d’une hypothèque en faveur de la Banque Royale du Canada. Le 9 décembre 1986, la banque a accordé la libération à l’égard de ceux-ci en contrepartie de la promesse de Coseka de lui verser la moitié du montant net que Coseka toucherait pour les actions de 346045 de même que la moitié du montant qu’elle toucherait par suite d’une opération semblable conclue avec Westbridge Capital Corporation relativement au reste des actions de Coseka U.S.

9.   Le 12 décembre 1986, Coseka a vendu et transféré à 353380 les 1 068 actions ordinaires, les 125 actions privilégiées, les 79 actions privilégiées de série B et les 728 actions privilégiées de série C de Coseka U.S. mentionnées au paragraphe 6. 353380 a reconnu que ces actions étaient visées par l’option accordée à 341063 et elle a conclu une convention d’option semblable avec 341063.

10  Le 18 décembre 1986, 346045 a été dissoute et les actions de 353380 qu’elle détenait ont été transférées à l’appelante. Le certificat de dissolution de 346045 est daté du 18 décembre 1986. À la suite de la dissolution de 346045, l’appelante a fait dissoudre 353350, et les actifs de celle-ci, soit approximativement 52 p. 100 des actions émises de Coseka U.S., ont été transférés à l’appelante.

11. Le 19 décembre 1986, 341063 a avisé l’appelante qu’elle levait son option d’acheter les actions de Coseka U.S. et, le 22 décembre 1986, l’appelante a vendu ces actions à 341063 pour 20 $.

[11]      Il n’est pas contesté que l’ensemble du stratagème n’avait aucun objet commercial et qu’il a été mis sur pied uniquement en vue d’obtenir un avantage fiscal sous le régime de la Loi. Cependant, aucune opération fictive n’a eu lieu puisqu’il s’agit d’une série d’opérations ayant force obligatoire et ayant mené à l’acquisition des actions dépréciées par l’intimée.

[12]      Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a accueilli l’appel de l’intimée. Toutefois, à la lumière de la preuve dont il était saisi, il a réduit le prix de base rajusté des actions à 92 000 000 $. Cette conclusion n’est pas en litige devant nous.

[13]      Le juge a également conclu que les actions n’avaient pas cessé de constituer des biens en immobilisation parce que Coseka avait décidé de vendre un placement improductif. De plus, il a rejeté l’argument du ministre fondé sur les alinéas 85(4)b) et 53(1)f.1) de la Loi parce que selon lui, comme Coseka n’était propriétaire d’aucune action de la société qui s’est portée acquéreur du bien, ces dispositions ne s’appliquaient pas en l’espèce.

[14]      C’est à la lumière de ces faits et de ce contexte juridique que le présent appel doit être tranché.

[15]      Dans son mémoire, l’intimée a soulevé deux questions préliminaires et, lors de l’audience, il a été convenu qu’il serait opportun de débattre de ces deux points en premier. La Cour a décidé de surseoir à sa décision et je me prononcerai maintenant sur ces points préliminaires.

Questions préliminaires soulevées par l’intimée

[16]      L’intimée a fait valoir que, compte tenu de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Banque Continentale du Canada c. Canada[3], l’appelante n’était pas autorisée à invoquer pour la première fois devant la Cour canadienne de l’impôt un argument qui a pour effet, après l’expiration du délai de prescription applicable en matière de nouvelle cotisation, de changer du tout au tout le fondement de la nouvelle cotisation dont le contribuable a déjà fait l’objet.

[17]      Elle a également soutenu, en ce qui concerne les dispositions anti-évitement prévues au paragraphe 55(1) de la Loi, que le présent tribunal était lié par l’arrêt antérieur Nova Corp. of Alberta c. R. de la présente Cour[4]. Suivant l’intimée, le fait de ne pas suivre la règle du stare decisis et le principe de la courtoisie entre juges donnerait naissance à rien de moins qu’une loterie judiciaire dans le cadre de laquelle on pourrait s’attendre à ce que la présente Cour rende des décisions différentes selon la composition du tribunal.

Arrêt Banque Continentale

[18]      La nouvelle cotisation établie par le ministre en application du paragraphe 55(1) se fondait sur l’hypothèse suivant laquelle les actions dépréciées acquises par l’intimée avaient toujours constitué des biens en immobilisation, mais que l’intimée s’était livrée à des agissements abusifs en augmentant artificiellement ou indûment le montant de sa perte découlant de la disposition de ce bien. Il ne fait aucun doute à la lecture de la réponse donnée par le ministre à l’avis d’appel de l’intimée qu’il allègue que le prix de base rajusté des actions dépréciées a été transféré par Coseka[5]. De plus, le paragraphe 55(1) s’appliquait uniquement aux pertes et aux gains en capital, et le contrôleur des contributions ayant établi la nouvelle cotisation a confirmé dans son témoignage qu’il avait traité les actions dépréciées comme des biens en immobilisation[6].

[19]      La thèse maintenant soutenue par l’appelante voulant que les actions dépréciées ne soient pas des biens en immobilisation constitue de toute évidence une révocation de son allégation antérieure mal fondée. Il est toutefois impossible, sur la foi de la preuve déposée devant nous et devant le juge de la Cour canadienne de l’impôt, de décider si le délai de prescription fixé en matière d’établissement de nouvelles cotisations était expiré lorsque ce nouveau fondement a d’abord été soulevé par le ministre. Nous savons qu’un avis de nouvelle cotisation a été donné le 4 février 1993, mais le dossier ne révèle pas quand la cotisation initiale de l’intimée a été établie, moment à partir duquel le délai de prescription de quatre ans commence à courir.

[20]      D’un autre côté, le ministre a fait valoir pour la première fois le 12 septembre 1994, dans sa réponse à l’avis d’appel de l’intimée, que Coseka ne détenait pas les actions dépréciées à titre de biens en immobilisation le 12 décembre 1986[7] et que le transfert de ces actions à la filiale de deuxième rang (353380 Alberta Ltd.) à cette date ne constituait pas un transfert de biens en immobilisation[8]. Il affirme plutôt que les actions dépréciées sont devenues un actif engagé dont Coseka se serait servie lors d’une opération commerciale ou d’une entreprise à but lucratif par laquelle elle avait l’intention de vendre sa perte fiscale en vue d’en tirer profit. Par conséquent, la Cour canadienne de l’impôt était saisie de la question depuis au moins septembre 1994 et il est toujours impossible de déterminer si, à ce moment, le délai de prescription pour l’établissement d’une nouvelle cotisation était expiré. Comme la date d’échéance du délai n’a pas été mise en preuve, j’estime que le principe énoncé dans l’arrêt Banque Continentale sur lequel se fonde l’intimée, savoir que la Couronne n’est pas autorisée à invoquer un nouveau motif pour étayer sa nouvelle cotisation après l’expiration du délai de prescription, ne peut être appliqué en l’espèce.

[21]      Cependant, l’avocat de l’intimée fait valoir que l’arrêt de la Cour suprême Banque Continentale va plus loin. À son avis, il fixe également la marche à suivre lorsqu’un nouveau fondement est avancé à l’appui d’une nouvelle cotisation. L’avocat soutient en effet que si le ministre était autorisé, sous le régime des dispositions législatives en vigueur à l’époque, à changer le fondement de la nouvelle cotisation dans le délai de prescription applicable, il pouvait uniquement procéder de manière officielle soit en délivrant à nouveau une nouvelle cotisation soit en modifiant la nouvelle cotisation existante. Par conséquent, le simple fait d’alléguer ce nouveau fondement dans la réponse ne peut suffire à valablement soulever la question ni à éviter l’expiration du délai de prescription. Le ministre s’est appuyé sur l’affirmation suivante du juge Bastarache[9] :

La Couronne n’est pas autorisée à invoquer un nouveau fondement pour justifier une nouvelle cotisation après l’expiration du délai prévu à cette fin.

[22]      Avec égards, je ne partage pas cette prétention que le juge Bastarache a voulu imposer une procédure formelle à suivre ou une limite procédurale du genre de celle soumise par l’intimée.

[23]      En premier lieu, le passage cité fait mention de la Couronne, non du ministre. Si le juge Bastarache avait mentionné le ministre, il aurait été possible d’en déduire qu’il visait le processus d’établissement d’une nouvelle cotisation en soi. En second lieu, on y parle d’« invoquer un nouveau fondement pour justifier la nouvelle cotisation », ce qui renvoie à la pratique actuelle de la Couronne qui consiste à invoquer, dans ses actes de procédure, un nouvel argument au soutien de la cotisation[10]. De fait, immédiatement après cette affirmation, le juge Bastarache cite et approuve l’affaire McLeod (C.) c. M.R.N.[11] dans laquelle la Couronne s’est vue refuser l’autorisation de modifier ses actes de procédure pour invoquer un nouveau fondement justifiant une nouvelle cotisation parce que le délai de prescription était expiré. Bien que, dans cette affaire, le juge Collier ait refusé la modification parce que le délai prévu était expiré, il n’a jamais mis en doute le droit de la Couronne de présenter de nouvelles allégations à l’instruction ni de faire valoir un nouveau moyen pour justifier la cotisation.

[24]      Il ressort sans équivoque des pages 367 et 368 de ses motifs que le juge Bastarache se préoccupait de l’éventuelle iniquité dont le contribuable serait victime si l’avis qui lui est donné du nouveau fondement, peu importe sa forme, est inadéquat ou donné trop tard et que, par conséquent, le contribuable ne bénéficie pas d’une occasion suffisante de répondre :

Les contribuables doivent savoir sur quelle base repose la cotisation qui leur est transmise afin de pouvoir présenter les éléments de preuve appropriés pour la contester […] Pour pouvoir permettre à l’appelante d’établir une nouvelle cotisation en l’absence de conclusions de fait tirées en première instance, notre Cour devrait se transformer en tribunal de première instance à l’égard de la nouvelle demande.

[25]      Je suis conforté dans cette opinion par la récente modification législative apportée par le projet de loi C-72 [Loi de 1998 modifiant l’impôt sur le revenu, L.C. 1999, ch. 22, art. 63.1(2)] à l’article 152 de la Loi [L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1], modification qui écarte, à cet égard, l’arrêt Banque Continentale de la Cour suprême. Le paragraphe 152(9), sanctionné le 17 juin 1999, prévoit la possibilité d’avancer un nouvel argument à l’appui d’une cotisation après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation, sous réserve du pouvoir discrétionnaire conféré à la Cour de refuser d’entendre ce nouveau moyen s’il est susceptible de causer un préjudice au contribuable en raison du changement tardif. Ce paragraphe est ainsi rédigé :

63.1 […]

(2) L’article 152 de la même loi est modifié par adjonction, après le paragraphe (8), de ce qui suit :

(9) Le ministre peut avancer un nouvel argument à l’appui d’une cotisation après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation, sauf si, sur appel interjeté en vertu de la présente loi :

a) d’une part, il existe des éléments de preuve que le contribuable n’est plus en mesure de produire sans l’autorisation du tribunal;

b) d’autre part, il ne convient pas que le tribunal ordonne la production des éléments de preuve dans les circonstances.

[26]      La modification n’est pas applicable dans la présente instance puisqu’elle n’était pas en vigueur lorsque la question a été débattue devant la Cour canadienne de l’impôt[12]. Mais, elle donne une idée de l’orientation qu’il faut suivre dans ce genre d’affaires. Exiger que l’avis approprié à donner au contribuable concernant l’existence d’un nouvel argument à l’appui de la cotisation doive nécessairement prendre la forme d’une nouvelle cotisation établie par le ministre entraînerait un formalisme inutile que ne justifient ni la décision de la Cour suprême ni la modification subséquente de l’article 152. Cela ne signifie pas que le ministre peut changer le montant d’une cotisation dans ses actes de procédure, mais seulement que les arguments étayant la cotisation peuvent être invoqués dans ces actes, même s’ils ne font pas l’objet d’un avis de nouvelle cotisation. Reconnaître au ministre le droit de modifier le montant d’une cotisation dans un acte de procédure reviendrait à lui permettre d’interjeter appel de sa propre cotisation, notion qui a été expressément rejetée par les tribunaux[13].

[27]      En conclusion, je crois que l’objection préliminaire de l’intimée fondée sur l’arrêt Banque Continentale n’a aucune valeur en l’espèce et que l’appelante est donc autorisée à débattre, comme elle l’a fait devant la Cour canadienne de l’impôt, du nouveau fondement avancé dans sa réponse. L’intimée a été informée de manière complète et en temps opportun de ce nouveau moyen et elle a eu amplement le temps de se préparer puisque l’audition de l’appel s’est tenue plus de trois ans et demi plus tard. Tous les éléments de preuve pertinents avaient été déposés devant le juge de la Cour canadienne de l’impôt. Non seulement l’intimée n’a-t-elle formulé aucune objection à ce moment, mais les deux parties ont même présenté au juge leurs conclusions relatives au nouveau fondement de la nouvelle cotisation. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt s’est prononcé sur le fond de la question et nous sommes à bon droit saisis du motif d’appel invoqué par l’appelante à l’égard de cet aspect de la décision du juge. Je vais examiner ce motif après avoir traité de la seconde objection préliminaire.

Affaire Nova Corp. et applicabilité de la doctrine du stare decisis et de la courtoisie entre juges

[28]      L’avocat de l’appelante a cherché, tant devant la Cour canadienne de l’impôt que devant la présente Cour, à établir une distinction entre les faits de l’espèce et ceux de l’arrêt Nova Corp.[14]. Il soutient avec insistance que, au contraire de ce qui s’est passé dans l’affaire Nova Corp., les avocats de l’intimée avaient pris part dès le début à la série d’opérations et avaient contribué à l’organisation, à la direction et à l’exécution des opérations. J’ai minutieusement examiné la décision Nova Corp. de la présente Cour. Dans cette affaire, les opérations effectuées pour transférer la perte à Nova Corp. étaient analogues à celles intervenues en l’espèce. La Cour à la majorité y a conclu que la perte découlant de la disposition demandée par Nova Corp. était purement attribuable à l’application des dispositions de la Loi et que Nova Corp. n’avait rien fait pour influer sur le produit de la disposition dans le cadre des opérations ou pour augmenter le prix de base rajusté des actions[15].

[29]      Dans la présente affaire, il ne fait aucun doute que l’intimée a, par l’entremise de ses avocats, joué un rôle actif en favorisant, ou en faisant en sorte de favoriser, la conclusion des opérations par Coseka. L’avocat de l’appelante a peut-être raison d’affirmer que la participation du contribuable a été plus grande en l’espèce que dans l’affaire Nova Corp. Je conviens toutefois avec le juge de la Cour canadienne de l’impôt que la contribution de l’intimée « n’a pas créé ni accru la perte inhérente ou la perte qui a finalement été subie. La perte existait indépendamment de [l’intimée], et les activités de ses procureurs visaient à faire en sorte que soient respectées les exigences de forme qui conditionnent l’application des règles précises établies par le législateur[16] ». Pour reprendre les termes employés par notre collègue le juge d’appel McDonald dans l’arrêt Nova Corp., l’intimée ne peut être punie « pour avoir tiré pleinement parti de l’application de la Loi, dans la forme où elle existait à ce moment »[17]. J’estime en outre qu’une partie mérite encore moins d’être punie si elle veille réellement à ce que les exigences de la Loi soient en tout point respectées de manière que certaines dispositions particulières de la Loi puissent s’appliquer conformément à l’intention du législateur.

[30]      Compte tenu de la conclusion que j’ai tirée plus haut en ce qui a trait aux biens en immobilisation, les faits de la présente affaire ne peuvent faire l’objet d’une distinction avec ceux de l’affaire Nova Corp. Dans cette situation, tant la doctrine du stare decisis, fondée sur la nécessité que les règles de droit soient d’une certitude absolue[18], que celle de la courtoisie entre juges nous obligent à suivre le précédent jurisprudentiel établi par l’arrêt Nova Corp. L’appelante n’a pas réussi à montrer que, dans cette affaire, le tribunal s’était rendu coupable d’une erreur fondamentale ou d’une omission manifeste de tenir compte des dispositions législatives pertinentes ou de la jurisprudence obligatoire, ce qui, dans l’intérêt de la justice, nous aurait obligés à nous écarter de l’interprétation antérieurement donnée par la présente Cour du paragraphe 55(1) de la Loi ou aurait justifié une telle mesure.

[31]      Il me reste maintenant à décider si les actions dépréciées constituaient des biens en immobilisation pour Coseka et sa filiale 353380 Alberta Ltd.

Les actions dépréciées constituaient-elles des biens en immobilisation lors de toutes les opérations?

[32]      Comme il a déjà été mentionné, l’avocat de l’appelante s’appuie sur l’arrêt Bishop, rendu en 1966 par la Chambre des lords, pour affirmer qu’en l’espèce, les actions dépréciées acquises par l’intimée ne sont ni des biens en immobilisation ni des stocks.

[33]      Dans l’affaire Bishop, Finsbury Securities Ltd. (Finsbury), société dont l’activité consistait dans des opérations sur valeurs mobilières, avait conclu avec d’autres sociétés quelque 15 séries d’opérations équivalant à des « opérations de démembrement à terme » (« forward stripping operations ») par lesquelles Finsbury avait acquis de ces sociétés des actions privilégiées conférant des droits particuliers. Dans le cadre du stratagème conçu pour éviter le paiement d’impôts, les actions privilégiées devaient être conservées pour une période de cinq ans tandis que l’actif disponible des sociétés serait distribué à titre de dividendes sur ces actions, entraînant, année après année, la diminution de la valeur des actions jusqu’à ce qu’elles atteignent une valeur insignifiante.

[34]      On a donc soumis à la Chambre des lords, par voie d’exposé de cause, la question de droit suivante : les commissaires ont-ils commis une erreur de droit lorsqu’ils ont conclu que les actions faisaient partie des stocks de Finsbury? Cependant, à la page 108 de la décision, lord Morris of Borth-y-Gest a plutôt affirmé que la question à résoudre était de savoir si les opérations de Finsbury devaient être considérées comme des opérations commerciales de la nature de celles entreprises par un courtier en valeurs mobilières.

[35]      La Couronne a allégué que les actions constituaient des immobilisations et non des stocks ou un actif engagé puisque Finsbury avait acquis ces actions pour une période de cinq ans pour les intégrer à la structure du capital de la société et en tirer un revenu. Finsbury a au contraire soutenu que les actions faisaient partie de ses stocks.

[36]      Lord Morris of Borth-y-Gest a expressément conclu que ni l’un ni l’autre des arguments soulevés par les parties n’était fondé. Il a plutôt affirmé que la seule opération qu’il avait examinée, qui était représentative des autres, n’était nullement, à la lumière des faits particuliers, une initiative ou une entreprise à caractère commercial au sens de la définition prévue à l’article 526 de la Income Tax Act, 1952 [(R.-U.), 15 & 16 Geo. 6, ch. 10] britannique, mais bien un mécanisme totalement artificiel, étranger au commerce, élaboré pour obtenir un avantage fiscal.

[37]      Je me trouve malheureusement dans l’obligation d’exprimer mon désaccord avec l’opinion que cette conclusion signifie que les actions privilégiées ne constituaient ni des biens en immobilisation ni des stocks. Lord Morris of Borth-y-Gest ne parlait pas des actions, mais bien des opérations elles-mêmes qui, selon lui, ne présentaient pas les caractéristiques associées au commerce des valeurs mobilières. En d’autres termes, il a répondu par la négative à la question qu’il avait définie à la page 108, c’est-à-dire que les opérations ne devaient pas être considérées comme des opérations commerciales de la nature de celles entreprises par un courtier en valeurs mobilières qui, en raison de la définition du terme « commerce » (« trade ») donnée à l’article 526, comprenaient toute initiative ou entreprise ayant une nature commerciale. Par conséquent, Finsbury n’avait pas acquis les actions pour en faire le commerce et celles-ci ne faisaient pas partie de son entreprise commerciale.

[38]      En plus de mener à un résultat malheureux et peu souhaitable, le fait d’accepter en l’espèce la thèse de l’appelante selon laquelle les actions dépréciées ne constituent pas des biens en immobilisation ni des stocks nous obligerait à nous écarter de l’arrêt de la Cour suprême du Canada Friesen c. Canada[19].

[39]      Or, dans cet arrêt, le juge Major, prononçant les motifs unanimes de la Cour sur ce point[20], a statué que la Loi met en place un régime simple qui ne reconnaît que deux grandes catégories de biens : les stocks et les biens en immobilisation. Selon la Loi, la qualification d’un bien est liée au genre de revenu que celui-ci produira, savoir un revenu d’entreprise ou un gain en capital.

[40]      La thèse de l’appelante donnerait naissance à une troisième catégorie de biens, vague et indéterminée, qui n’est pas envisagée dans la Loi ni reliée au genre de revenu ou de sources de revenu visés par la Loi. Il est difficile de savoir sur quelle base il serait alors possible de déduire les pertes ou d’imposer le vendeur pour les profits réalisés par suite de la disposition des actions. Cette situation entraînerait un vide injustifié dans la Loi de même que de l’incertitude quant à la qualification des différents biens. L’avocat de l’appelante n’a pu expliquer ce qu’il adviendrait de ces actions dépréciées ni préciser le statut qui leur serait accordé si nous acceptions son argument et arrivions à la conclusion qu’il ne s’agissait ni de biens en immobilisation ni de stocks. À mon avis, la thèse avancée par l’appelante est insoutenable, et il faut décider de la qualification des actions dépréciées en fonction des deux catégories fondées sur le revenu établies par la Loi.

[41]      À cet égard, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a à juste titre conclu que les actions appartenant à Coseka constituaient des immobilisations puisque leur vente aurait normalement donné lieu à un gain en capital ou à une perte en capital. Le placement s’est finalement révélé infructueux. Je conviens avec le juge que la décision de Coseka de vendre ce mauvais placement aux conditions les plus avantageuses possible n’a pas changé la nature de ce placement ou de son utilisation. Je rejetterais l’argument de l’appelante voulant que les actions n’aient pas constitué des biens en immobilisation lors de toutes les opérations.

[42]      À l’instar de mes collègues dans l’arrêt Nova Corp., je suis préoccupé par le fait qu’une société, comme l’intimée, ait été en mesure de rapatrier des pertes de 92 millions de dollars subies aux États-Unis et d’ainsi réduire sa responsabilité fiscale au Canada. Cependant, comme le juge d’appel Desjardins l’a signalé dans l’affaire Nova Corp., il s’agit en l’espèce d’examiner la légalité et non la moralité de l’opération. Je suis lié par les règles de droit qui existaient à l’époque et qui autorisaient ce genre d’opération.

[43]      Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

Le juge Rothstein : Je souscris à ces motifs.



[1]  [1997] 3 C.T.C. 291 (C.A.F.); autorisation d'interjeter appel à la C.S.C. refusée, [1997] 3 R.C.S. xiii.

[2]  [1966] 3 All E.R. 105 (H.L.).

[3]  [1998] 2 R.C.S. 358, à la p. 366.

[4]  [1997] 3 C.T.C. 291 (C.A.F.).

[5]  Dossier d'appel, vol. 1, à la p. 43, par. (y).

[6]  Voir le témoignage de M. Kirwin, dossier d'appel, vol. 3, aux p. 278, 279 et 285.

[7]  Dossier d'appel, vol. 1, à la p. 46, par. (c).

[8]  Id., à la p. 49, par. 21.

[9]  Banque Continentale du Canada c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 358, à la p. 366.

[10]  La validité de cette pratique a été confirmée par la présente Cour dans l'arrêt Wiebe (J.E.) c. M.R.N., [1989] 1 C.T.C. 411 (C.A.F.). Voir également les affaires suivantes: Wiebe (J.E.) c. M.R.N., [1988] 1 C.T.C. 2308 (C.C.I.); Camp Kahquah Corp. c. Canada, [1998] A.C.I. no 397 (C.C.I.) (QL); Bowens c. R. (1994), 5 C.C.P.B. 47 (C.C.I.); McKervey A. c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2015 (C.C.I.).

[11]  [1990] 1 C.T.C. 433 (C.F. 1re inst.).

[12]  La disposition modificatrice [art. 63.1(3)] énonce que le paragraphe s'applique aux appels réglés après la date de sanction de la Loi:

63.1 […]

(3) Les paragraphes (1) et (2) s'appliquent aux appels réglés après la date de sanction.

L'art. 152(9) établit sans équivoque que le terme « appel » employé dans cette disposition renvoie aux appels interjetés en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu qui étaient en instance devant la Cour canadienne de l'impôt au moment de la sanction royale. Ce paragraphe ne s'applique pas aux appels formés sous le régime de la Loi sur la Cour fédérale qui, comme en l'espèce, étaient toujours en instance.

[13]  Banque Continentale du Canada c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 358, à la p. 366.

[14]  Nova Corp. of Alberta c. R., [1997] 3 C.T.C. 291 (C.A.F.).

[15]  Id., aux p. 307 et 308.

[16]  [1998] 4 C.T.C. 2424 (C.C.I.), à la p. 2431.

[17]  [1997] 3 C.T.C. 291 (C.A.F.), à la p. 307.

[18]  Bell v. Cessna Aircraft Co. (1983), 149 D.L.R. (3d) 509 (C.A.C.-B.), à la p. 511; Janssen Pharmaceutica Inc. c. Apotex Inc. (1997), 72 C.P.R. (3d) 179 (C.A.F.).

[19]  [1995] 3 R.C.S. 103.

[20]  Voir la p. 121 où les juges Iacobucci et Gonthier souscrivent à cette opinion.

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