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[2000] 1 C.F. 304

T-491-97

British Columbia Native Women’s Society, Teresa Nahanee et Jane Gottfriedson (demanderesses)

c.

Sa Majesté la Reine (défenderesse)

et

La nation Squamish, en sa qualité de partie à l’accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières nations et de représentante de toutes les autres Premières nations qui sont parties audit accord-cadre (intervenante)

Répertorié : B.C. Native Women’s Society c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, protonotaire Hargrave— Vancouver, 22 décembre 1998 et 12 août 1999.

Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l’égalité Action en jugement déclarant qu’un accord-cadre constitue un manquement, de la part de Sa Majesté, à son obligation de fiduciaire, ainsi qu’une violation des droits garantis aux demanderesses par les art. 7 et 15 de la Charte et demande d’injonctionSa Majesté demande la radiation des passages de la déclaration où il est fait mention d’un accord-cadre qui prévoit une délégation de pouvoirs fédéraux qui permet à une Première nation signataire de soustraire ses terres aux dispositions de la Loi sur les Indiens portant sur la gestion des terresLa Loi sur les Indiens et l’accord-cadre ne renferment aucune disposition au sujet des droits de propriété matrimoniaux des femmes indiennes vivant dans des réservesL’accord-cadre n’est pas un traité auquel l’art. 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982 s’appliquerait, garantissant ainsi l’égalité entre les hommes et les femmesToutes les autres femmes canadiennes sont assujetties aux lois provinciales régissant le partage des biens matrimoniauxIl n’est ni évident, ni manifeste, ni indubitable que les passages de la déclaration où il est fait mention de l’accord-cadre n’ont pas la moindre chance d’être retenus.

Couronne Obligations de fiduciaireDélégationSa Majesté demande la radiation des passages de la déclaration où il est fait mention d’un accord-cadre qui prévoit une délégation de pouvoirs fédéraux qui permet à une Première nation signataire de soustraire ses terres aux dispositions de la Loi sur les Indiens portant sur la gestion des terresLes lois provinciales qui établissent les règles de partage des biens matrimoniaux ne s’appliquent pas aux terres des réserves, parce que ces lois provinciales entrent en conflit avec la Loi sur les IndiensLa Loi sur les Indiens et l’accord-cadre ne renferment aucune disposition au sujet des droits de propriété matrimoniaux des femmes indiennes vivant dans des réserves en cas de dissolution du mariageArgument soutenable selon lequel la Couronne est obligée, en tant que fiduciaire, de reconnaître aux femmes indiennes vivant dans des réserves les mêmes droits de propriété que ceux dont jouissent les autres Canadiennes en cas d’échec du mariageLe pouvoir de délégation, qui est une nécessité, n’est pas illimitéLe fait que la Couronne ne peut pas renoncer à exercer ses fonctions est un exemple des limites que comporte ce pouvoirLa délégation d’une obligation de fiduciaire pourrait constituer une abdication d’un pouvoir législatif par la CouronneIl n’est ni évident, ni manifeste, ni indubitable que les passages de la déclaration où il est fait mention de l’accord-cadre n’ont pas la moindre chance d’être retenus.

Peuples autochtones Terres Sa Majesté demande la radiation des passages de la déclaration où il est fait mention d’un accord-cadre qui prévoit une délégation de pouvoirs fédéraux permettant à une Première nation signataire de soustraire ses terres aux dispositions de la Loi sur les Indiens portant sur la gestion des terresLes lois provinciales qui régissent le partage des biens matrimoniaux ne s’appliquent pas aux terres des réserves, parce que ces lois provinciales entrent en conflit avec la Loi sur les IndiensLa Loi sur les Indiens et l’accord-cadre ne renferment aucune disposition au sujet des droits de propriété matrimoniaux des femmes indiennes vivant dans des réserves en cas de dissolution du mariageSi l’on applique les principes dégagés dans l’arrêt Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99, on peut soutenir que la Couronne est obligée, en tant que fiduciaire, de reconnaître aux femmes indiennes vivant dans des réserves les mêmes droits de propriété que ceux dont jouissent les autres Canadiennes en cas d’échec du mariageOn peut également soutenir que la délégation d’une obligation de fiduciaire pourrait constituer une abdication d’un pouvoir législatif par la CouronneLes passages contestés de la déclaration ne sont pas frivoles.

Droit administratif Contrôle judiciaire Jugements déclaratoires Action en jugement déclarant que l’accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières nations constitue un manquement à l’obligation de fiduciaire de Sa Majesté et porte atteinte aux droits que la Charte garantit aux demanderessesSa Majesté soutient que l’action est prématurée tant que les codes fonciers prévus par l’accord-cadre n’entreront pas en vigueur et elle réclame la radiation des passages de la déclaration où il est fait mention de l’accord-cadreLe jugement déclaratoire joue un rôle préventif; il n’est pas nécessaire qu’un préjudice ou un acte dommageable ait été effectivement commis ou menace de l’être; il suffit pour les demanderesses de faire la preuve d’un intérêt juridique quelconque ou de démontrer que l’un de ses droits est compromis ou est gravement menacéIl doit exister un lien de causalité entre l’acte reproché et le dommage éventuel en découlantPour que le tribunal rende un jugement déclaratoire, il faut qu’on lui démontre qu’un droit est concrètement (et pas seulement hypothétiquement ou spéculativement) compromisLe fait que le droit qui est compromis soit un droit éventuel n’empêche pas nécessairement d’obtenir un jugement déclaratoireS’il fallait attendre que les codes fonciers prévus par l’accord-cadre entrent en vigueur, le jugement déclaratoire deviendrait un outil de prévention moins efficace.

Pratique Actes de procédure Requête en radiation Passages de la déclaration faisant mention d’un accord-cadre prévoyant une délégation de pouvoirs fédéraux permettant à une Première nation signataire de soustraire ses terres aux dispositions de la Loi sur les Indiens portant sur la gestion des terresSaisi d’une requête en radiation pour absence de cause d’action valable, le tribunal doit tenir pour avérés les faits articulés dans la déclaration, et décider ensuite s’il est évident, manifeste et indubitable que l’action n’a aucune chance d’être accueillieDans le cas des autres motifs de radiation prévus à la règle 221, le critère est au moins aussi rigoureux, mais le tribunal tient également compte de tout affidavit pertinentPour épargner des frais et pour ménager ses ressources, le tribunal peut être tenté de radier trop facilement un acte de procédureCes exigences rigoureuses sont nécessaires pour éviter de priver un plaideur de son éventuel droit légitime de faire valoir son point de vue en justice et pour éviter d’entraver l’avancement ou le perfectionnement du droitIl n’est ni évident, ni manifeste, ni indubitable que les passages de la déclaration où il est fait mention de l’accord-cadre n’ont pas la moindre chance d’être retenus.

Il s’agit d’une requête en radiation de certains passages d’une déclaration qui, dans son ensemble, concerne la discrimination dont seraient victimes les femmes indiennes. Dans leur déclaration, les demanderesses affirment notamment que l’accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières nations (l’accord-cadre) est entaché d’irrégularités, étant donné qu’il ne tient pas compte des femmes indiennes vivant dans des réserves qui, à la différence de toutes les autres femmes canadiennes, n’ont en droit et en fait aucun droit de propriété matrimonial. Cette irrégularité serait discriminatoire, constituerait un manquement à l’obligation de fiduciaire de Sa Majesté et contreviendrait aux articles 7 et 15 de la Charte. Dans leur déclaration, les demanderesses concluent au prononcé d’un jugement déclarant que l’accord-cadre constitue un manquement, de la part de Sa Majesté, à son obligation de fiduciaire, ainsi qu’une violation des droits que la Charte garantit aux demanderesses. Elles réclament également une injonction provisoire interdisant à Sa Majesté de signer l’accord-cadre ou tout accord connexe avec une Première nation. Sa Majesté demande la radiation des passages de la déclaration où il est fait mention de l’accord-cadre pour absence de cause d’action valable et au motif que la demande est vexatoire, frivole et abusive. L’accord-cadre prévoit une délégation de pouvoirs fédéraux qui permet à une Première nation signataire de soustraire ses terres aux dispositions de la Loi sur les Indiens portant sur la gestion des terres. Elle ne garantit pas l’égalité des droits entre les hommes et les femmes. L’accord-cadre n’est pas un traité auquel le paragraphe 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982 s’appliquerait, garantissant ainsi l’égalité entre les hommes et les femmes. La Loi sur les Indiens ne renferme aucune disposition au sujet du sort des droits de propriété, notamment ceux portant sur le foyer conjugal, en cas d’échec du mariage ou de rupture d’une union de fait. Les demanderesses soutiennent que cette lacune porte atteinte à l’article 15 de la Charte, qui garantit le droit de tous à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, et à l’article 7 de la Charte, qui garantit le droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Les demanderesses allèguent que Sa Majesté est assujettie à une obligation de fiduciaire envers tous les Indiens, y compris les femmes indiennes mariées vivant dans des réserves. Cette présumée obligation est une obligation d’impartialité.

Les questions en litige sont les suivantes : 1) Sa Majesté est-elle tenue à une obligation de fiduciaire envers les demanderesses? 2) Cette obligation de fiduciaire peut-elle être déléguée? 3) Les demanderesses peuvent-elles obtenir le jugement déclaratoire et l’injonction qu’elles réclament ?

Jugement : la requête doit être rejetée.

Saisi d’une requête en radiation pour absence de cause d’action valable, le tribunal doit tenir pour avérés les faits articulés dans la déclaration, et décider ensuite s’il est évident, manifeste et indubitable que l’action n’a aucune chance d’être accueillie. Dans le cas des autres motifs de radiation prévus à la règle 221 des Règles de la Cour fédérale (1998), le critère est au moins aussi rigoureux, mais le tribunal doit tenir compte de tout affidavit pertinent. Pour épargner des frais et pour ménager ses ressources, le tribunal peut être tenté de radier trop facilement un acte de procédure. Ces exigences rigoureuses sont nécessaires pour éviter de priver un plaideur de son éventuel droit légitime de faire valoir son point de vue en justice et pour éviter d’entraver l’avancement ou le perfectionnement du droit.

1) L’obligation de fiduciaire à laquelle Sa Majesté est tenue envers les Indiens est en constante évolution. Les demanderesses avancent un argument soutenable, celui selon lequel la Couronne est obligée de reconnaître aux femmes indiennes vivant dans des réserves les mêmes droits de propriété que ceux dont jouissent les autres Canadiennes en cas d’échec du mariage ou de rupture d’une union de fait. Si l’on applique les principes dégagés dans l’arrêt Frame c. Smith pour déterminer s’il existe des rapports fiduciaires, on peut valablement soutenir que Sa Majesté dispose de la marge d’appréciation et des pouvoirs nécessaires pour corriger la situation actuelle, qu’elle peut exercer unilatéralement ses pouvoirs de manière à avoir un effet sur les intérêts juridiques ou pratiques des Indiennes mariées et des Indiennes habiles à contracter mariage vivant dans des réserves, et que les bénéficiaires éventuels de toutes ces mesures se trouvent dans une situation particulière de vulnérabilité.

2) Les demanderesses ne désirent pas contester les mesures réglementaires prises par chacune des Premières nations signataires en matière d’aménagement du territoire, mesures qui risquent d’être discriminatoires envers les femmes indiennes vivant dans des réserves. Toutefois, la délégation de pouvoirs devient une nécessité de plus en plus pressante, car il serait pratiquement impossible pour la Couronne d’énoncer, dans ses innombrables textes législatifs ou réglementaires, des règles détaillées d’application universelle. Le pouvoir de déléguer n’est pas illimité. Ainsi, la Couronne ne peut pas renoncer à exercer ses fonctions. On pourrait peut-être soutenir que, comme elle est tenue d’agir au mieux des intérêts des Indiens, la Couronne pourrait être tenue responsable de ne pas avoir agi au mieux des intérêts des femmes indiennes vivant dans des réserves. Essentiellement, la délégation d’une obligation de fiduciaire pourrait constituer une abdication d’un pouvoir législatif par la Couronne. Cet argument ne s’impose pas de lui-même, mais il n’est pas sans portée pratique.

3) Le jugement déclaratoire joue un rôle préventif, car il n’est pas nécessaire qu’un préjudice ou un acte dommageable ait été effectivement commis ou menace de l’être. Il suffit pour le demandeur de faire la preuve d’un intérêt juridique quelconque ou de démontrer que l’un de ses droits est compromis ou est gravement menacé. Il doit toutefois exister un lien de causalité entre l’acte reproché et le dommage éventuel en découlant. Pour qu’un tribunal puisse rendre un jugement déclaratoire, il faut qu’on lui démontre qu’un droit est concrètement—et pas seulement hypothétiquement ou spéculativement—compromis. Toutefois, le fait que le droit qui est compromis soit un droit éventuel n’empêche pas nécessairement d’obtenir un jugement déclaratoire. Sa Majesté soutient que l’action est prématurée tant que les codes fonciers prévus par l’accord-cadre n’entreront pas en vigueur, étant donné que les droits que possèdent quelqu’un sur une maison ou un immeuble situé dans une réserve ne sont touchés qu’une fois que le régime foncier est instauré. Cet argument ne tient pas compte de l’allégation que les demanderesses ont formulée dans leur déclaration et qui doit être tenue pour avérée, en l’occurrence que Sa Majesté a manqué à l’obligation à laquelle elle est tenue envers les femmes indiennes mariées ou aptes à contracter mariage qui vivent dans des réserves en ne prévoyant pas dans l’accord-cadre les mécanismes de protection contre la discrimination qui devraient s’y trouver. Si l’on devait ignorer cet aspect, le jugement déclaratoire deviendrait un outil de prévention moins efficace.

Pour déterminer si des passages de la déclaration devaient être radiés en vertu des autres motifs de radiation d’un acte de procédure qui sont prévus au paragraphe 221(1) des Règles (1998), la déclaration a été examinée en tenant compte des affidavits suivant lesquels les Premières nations devront élaborer dans leurs codes fonciers des règles et des modalités d’application qui s’appliqueront en cas d’échec du mariage et les Premières nations et Sa Majesté devront ratifier ce code foncier. Les Premières nations intervenantes affirment que ce sera là le moment opportun pour contester des codes fonciers déterminés des Premières nations. Là encore, cet argument est mal fondé. Le grief des demanderesses ne porte pas sur ce que les Premières nations peuvent ou ne peuvent pas faire, mais sur le fait que la Couronne a non seulement manqué à son obligation de fiduciaire dans l’accord-cadre, mais encore qu’elle a de fait cédé cette obligation.

Il est toutefois impossible d’affirmer qu’il est évident, manifeste et indubitable que les passages de la déclaration où il est fait mention de l’accord-cadre n’ont pas la moindre chance d’être retenus.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n" 44], art. 7, 15.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 35(4).

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 419.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 221.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; (1985), 18 D.L.R. (4th) 481; 12 Admin. L.R. 16; 13 C.R.R. 287; 59 N.R. 1; Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99; (1987), 42 D.L.R. (4th) 81; 42 C.C.L.T. 1; [1988] 1 C.N.L.R. 152; 78 N.R. 40; 23 O.A.C. 84; 9 R.F.L. (3d) 225.

DÉCISION EXAMINÉE :

Première nation de Fairford c. Canada (Procureur général), [1999] 2 C.F. 48 [1999] 2 C.N.L.R. 60; (1998), 156 F.T.R. 1 (1re inst.).

DÉCISIONS CITÉES :

Ricafort et al. c. Canada (1988), 24 F.T.R. 200 (C.F. 1re inst.); Burton c. Canada, [1996] F.C.J. no 1059 (C.F. 1re inst.) (QL); Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959; (1990), 74 D.L.R. (4th) 321; [1990] 6 W.W.R. 385; 49 B.C.L.R. (2d) 273; 4 C.C.L.T. (2d) 1; 43 C.P.C. (2d) 105; 117 N.R. 321; Dumont c. Canada (Procureur général), [1990] 1 R.C.S. 279; (1990), 67 D.L.R. (4th) 159; [1990] 4 W.W.R. 127; 65 Man. R. (2d) 182; [1990] 2 C.N.L.R. 19; 105 N.R. 228; Martel c. Bande de Samson, [1999] F.C.J. no 374 (1re inst.) (QL); Derrickson c. Derrickson, [1986] 1 R.C.S. 285; (1986), 26 D.L.R. (4th) 175; [1986] 3 W.W.R. 193; (1986), 1 B.C.L.R. (2d) 273; [1986] 2 C.N.L.R. 45; 65 N.R. 278; 50 R.F.L. (2d) 337; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; (1997), 153 D.L.R. (4th) 193; 99 B.C.A.C. 161; [1998] 1 C.N.L.R. 14; 220 N. R. 161; R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89; (1991), 66 C.C.C. (3d) 498; 8 C.R. (4th) 121; 8 C.R.R. (2d) 160; 129 N.R. 241; 51 O.A.C. 299; Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335; (1984), 13 D.L.R. (4th) 321; [1984] 6 W.W.R. 481; 59 B.C.L.R. 301; [1985] 1 C.N.L.R. 120; 20 E.T.R. 6; 55 N.R. 161; 36 R.P.R. 1; Algoma Central Railway c. Canada (1987), 10 F.T.R. 8 (C.F. 1re inst.).

DOCTRINE

Jones, D. P. and A. S. de Villars. Principles of Administrative Law, 2nd ed. Toronto : Carswell, 1994.

REQUÊTE en radiation, pour absence de cause d’action valable ou au motif que la demande est frivole ou vexatoire, de certains passages de la déclaration déposée dans une action en jugement déclaratoire et en injonction provisoire portant sur la délégation, par la Couronne, de son obligation de fiduciaire envers les femmes indiennes mariées relativement à l’accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières nations. Requête rejetée.

ONT COMPARU :

barbara findlay pour les demanderesses.

Charles G. Stein pour l’intervenante.

William Henderson pour l’intervenante.

Beverly Hobby pour la défenderesse.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dahl findlay Connors, Vancouver, pour les demanderesses.

Ratcliff & Company, North Vancouver, pour l’intervenante.

William Henderson, Toronto, pour l’intervenante.

Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]        Le protonotaire Hargrave : Les présents motifs font suite à une requête en radiation de certains passages d’une déclaration qui, dans son ensemble, concerne la discrimination dont seraient victimes les femmes indiennes mariées vivant dans des réserves, pour ce qui est de leurs droits de propriété en cas de dissolution du mariage, de même en fait que toutes les femmes indiennes qui vivent en union de fait ou qui envisagent le mariage ou la cohabitation avec un conjoint de fait. Dans leur déclaration, les demanderesses affirment notamment que l’Accord-cadre relatif à la gestion des terres conclu par les Premières nations suivantes : Westbank, Musqueam, Lheit-Lit’en, N’Quatqua, Squamish, Siksika, Muskoday, Cowessess, Cris Opaskwayak, Nipissing, Mississauga de Scugog Island, Chippewas de Mnjikaning, Chippewas de Georgina Island et le gouvernement du Canada (ci-après appelée l’accord-cadre), qui a été négocié par Sa Majesté et diverses Premières nations, est entaché d’irrégularités, étant donné qu’il ne tient pas compte des femmes indiennes vivant dans des réserves qui, à la différence de toutes les autres femmes canadiennes, n’ont en droit et en fait aucun droit de propriété matrimonial. Les demanderesses affirment que cette irrégularité est discriminatoire, qu’elle constitue un manquement à l’obligation de fiduciaire de Sa Majesté et qu’elle contrevient aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no44]].

[2]        Dans leur déclaration, les demanderesses sollicitent une large gamme de réparations. En ce qui concerne l’accord-cadre, les demanderesses, qui possèdent en l’espèce à la fois un intérêt personnel direct et un intérêt en qualité de représentantes, concluent au prononcé d’un jugement déclarant que l’accord-cadre constitue un manquement, de la part de Sa Majesté, à son obligation de fiduciaire, ainsi qu’une violation des droits que la Charte garantit aux demanderesses. Elles réclament également une injonction provisoire interdisant à Sa Majesté de signer l’accord-cadre ou tout accord connexe avec une Première nation. Ce sont les passages de la déclaration dans lesquels il est fait mention de l’accord-cadre que Sa Majesté désire faire supprimer.

[3]        J’en suis venu à la conclusion que la requête de la défenderesse doit être rejetée. Les passages de la déclaration dans lesquels il est question de l’accord-cadre ne constituent pas nettement, manifestement et indubitablement des conclusions qui n’ont pas la moindre chance de réussite.

L’ACCORD-CADRE

[4]        Le débat porte sur la légitimité des passages de la déclaration dans lesquels l’accord-cadre est mentionné. La Couronne affirme que ces passages devraient être supprimés.

[5]        L’accord-cadre prévoit une délégation de pouvoirs fédéraux « de gouvernement à gouvernement » entre diverses Premières nations et Sa Majesté la Reine du chef du Canada, de sorte que, si une Première nation signataire désire soustraire ses terres aux dispositions de la Loi sur les Indiens [L.R.C. (1985), ch. I-5] portant sur la gestion des terres, elle peut le faire et exercer ainsi « un contrôle sur leurs terres et sur leurs ressources pour l’usage et au profit de leurs membres » (voir le préambule de l’accord-cadre).

[6]        L’accord-cadre est passablement détaillé pour une entente générale. Les demanderesses s’inquiètent toutefois du fait que, malgré son exhaustivité, l’accord-cadre n’aborde pas la question de l’écart qui existe présentement entre, d’une part, les droits que possèdent, en cas de rupture du mariage ou d’une union de fait, les femmes indiennes vivant dans des réserves et, d’autre part, les droits dont bénéficient toutes les autres Canadiennes.

[7]        Je n’ai pas l’intention de citer les dispositions de l’accord-cadre ou des extraits des modifications assez détaillées qui lui ont été apportées. Toutefois, vu l’exhaustivité de l’accord-cadre—je songe par exemple à la partie IV, portant sur le pouvoir de légiférer—, l’absence de toute disposition portant sur l’égalité des droits entre les hommes et les femmes saute aux yeux, compte tenu surtout du climat actuel sur la question.

[8]        Malheureusement, l’accord-cadre n’est pas de la nature d’un traité auquel le paragraphe 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] s’appliquerait, garantissant ainsi l’égalité entre les hommes et les femmes.

[9]        C’est cette inégalité que les demanderesses désirent contester. Leur contestation ne vise pas les Premières nations intervenantes, que ce soit maintenant ou une fois que chacune d’entre elles aura instauré son code de gestion des terres, mais plutôt Sa Majesté et ce que l’on estime être les tergiversations et le refus de celle-ci de respecter son obligation de fiduciaire envers les femmes indiennes.

ANALYSE

Radiation d’actes de procédure

[10]      Sa Majesté invoque plusieurs moyens subsidiaires dans sa requête en radiation des passages de la déclaration où il est fait mention de l’accord-cadre. En effet, non seulement Sa Majesté affirme-t-elle que la contestation de l’accord-cadre ne repose sur aucune cause d’action valable, mais encore que les conclusions de la demande qui sont fondées sur l’accord-cadre sont à tout le moins vexatoires, frivoles et abusives. Bien que Sa Majesté ait déjà déposé une défense, il lui est encore loisible de faire valoir tous ces moyens subsidiaires. Cette situation tient au fait qu’une requête en radiation pour absence de cause d’action valable peut être présentée en tout temps en vertu de l’alinéa 221(1)a) [des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106]. Bien que le dépôt d’une défense non assortie de conditions rende irrecevable toute autre requête en radiation fondée sur les autres dispositions de la règle 221, la défense fondée sur des moyens analogues ne rend pas une telle requête irrecevable (voir, par exemple, les jugements Ricafort et al. c. Canada (1988), 24 F.T.R. 200 (C.F. 1re inst.), à la page 202, et Burton c. Canada, [1996] A.C.F. no 1059 (C.F. 1re inst.) (QL)), dans lequel j’ai résumé l’état du droit en ce qui concerne la Règle 419 [des Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663], qui a depuis été remplacé par la règle 221 (à la page 4 (QL)) :

Une requête en vue de faire radier une plaidoirie au motif qu’elle ne révèle aucune cause raisonnable d’action, aux termes de la Règle 419(1)a), peut être présentée en tout temps. Cependant, dans le cas d’une requête fondée sur les autres dispositions de la Règle 419(1), en l’occurrence, les alinéas c) et f), qui permettent de présenter une requête visant à faire radier une plaidoirie parce qu’elle est scandaleuse, futile ou vexatoire ou parce qu’elle constitue un emploi abusif des procédures de la Cour, le dépôt d’une défense empêche la présentation d’une demande de cette nature : voir, par exemple, l’arrêt Nabisco Brands Ltd. c. Procter & Gamble Co. (1985), 5 C.P.R. (3d) 417, p. 418 (C.A.F.). Toutefois, il existe une exception dans le cas où une partie qui demande la radiation a soulevé les mêmes objections à la déclaration tant dans la défense que dans la requête portant radiation : voir les arrêts Ricafort c. Canada (1988), 24 F.T.R. 200, p. 202 et Montreuil c. La Reine, [1976] 1 C.F. 528 p. 529.

[11]      Saisi d’une requête en radiation pour absence de cause d’action valable, le tribunal doit tenir pour avérés les faits articulés dans la déclaration, et décider ensuite, sans l’aide d’affidavits, s’il est évident, manifeste et indubitable que l’action n’a aucune chance d’être accueillie (voir, par exemple, les arrêts Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, aux pages 967 et suivantes; Dumont c. Canada (Procureur général), [1990] 1 R.C.S. 279, à la page 280; et Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, aux pages 486 et 487). Dans le cas des autres motifs de radiation prévus à la règle 221, le critère est au moins aussi rigoureux, mais le tribunal doit tenir compte de tout affidavit pertinent.

[12]      Les règles de droit relatives à la radiation des actes de procédure sont parfois qualifiées d’élémentaires. Il vaut toutefois la peine de les répéter car sinon, sans doute pour épargner des frais à tous les intéressés et pour ménager ses ressources, le tribunal peut être tenté de radier trop facilement un acte de procédure. En radiant un acte de procédure sans respecter rigoureusement les balises que constituent les exigences rigoureuses applicables en la matière, le tribunal prive un plaideur de son éventuel droit légitime de faire valoir son point de vue en justice tout en entravant parfois l’avancement ou le perfectionnement du droit. Mais, lorsqu’une instance est stérile et qu’elle n’a aucune portée pratique, il faut éviter de gaspiller les ressources de tous les intéressés.

Questions principales

[13]      Bien que les avocats aient effleuré certaines questions connexes, les trois questions principales qui se posent en l’espèce sont celles de savoir si Sa Majesté est tenue à une obligation de fiduciaire envers les demanderesses, si cette obligation de fiduciaire peut être déléguée et si les demanderesses peuvent obtenir le jugement déclaratoire et l’injonction qu’elles réclament. Si la réponse à l’une ou l’autre de ces questions est un non catégorique, en ce sens que les demanderesses ne peuvent obtenir gain de cause sur l’une ou l’autre des questions en litige, les passages de la déclaration portant sur l’accord-cadre doivent être radiés. J’examinerai d’abord la question de savoir si les demanderesses peuvent invoquer une quelconque obligation de fiduciaire. Pour réponde à cette question, il faut examiner la déclaration dans son ensemble.

Obligation de fiduciaire

[14]      Pour décider s’il y a lieu de radier les passages de la déclaration où il est question de l’accord-cadre, il faut examiner la déclaration dans son ensemble. Il faut en outre interpréter la déclaration [traduction] « de façon libérale et ne la radier que s’il est évident et manifeste qu’elle sera nécessairement rejetée au procès » (Martel c. Bande de Samson, [1999] F.C.J. no 374 (1re inst.) (QL), au paragraphe 2).

[15]      Dans leur déclaration, les demanderesses commencent par expliquer qui sont les parties et quelles sont leurs préoccupations. La British Columbia Native Women’s Society s’intéresse aux relations familiales et à l’éducation au sens large. Mme Nahanee est une femme squamish non mariée qui habitait avec un non-autochtone à l’extérieur de la réserve, mais qui a choisi de ne pas se marier pour éviter des problèmes de statut. Mme Gottfriedson vit depuis longtemps en union de fait non pas dans la réserve de son conjoint, mais dans sa propre réserve. Elle refuse de se marier, car elle ne veut pas quitter sa réserve. Elle vit sur un bien-fonds qui fait partie du patrimoine de sa mère. Il est incontestable que la Women’s Society et Mme Gottfriedson ont toutes les deux des préoccupations directes et actuelles, qui, dans un cas, sont d’ordre général, et, dans l’autre, sont plus particulières. Vu la jurisprudence antérieure sur la situation des Indiennes vivant dans des réserves, Mme Nahanee n’est, pour sa part, peut-être pas en mesure de mettre le doigt sur des difficultés concrètes et actuelles découlant de l’absence d’égalité entre les sexes en matière de droits de propriété, mais, avec d’autres Indiennes vivant dans des réserves, elle risque assurément de rencontrer plus tard des difficultés en raison de l’évidente inégalité de droits, inégalité qui existe tant en droit qu’en fait. C’est Sa Majesté et non l’intervenante que les demanderesses visent par leur action.

[16]      Les demanderesses soulignent que la Loi sur les Indiens comporte une lacune, étant donné que les lois provinciales qui régissent les relations familiales et qui établissent les règles de partage des biens matrimoniaux ne s’appliquent pas aux terres des réserves, parce que ces lois provinciales entrent en conflit avec la Loi sur les Indiens (voir, par exemple, l’arrêt Derrickson c. Derrickson, [1986] 1 R.C.S. 285, aux pages 293 et suivantes). Les demanderesses soutiennent que cette lacune porte atteinte à l’article 15 de la Charte, qui garantit le droit de tous à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, étant donné que la Loi sur les Indiens ne renferme aucune disposition au sujet du sort des droits de propriété, notamment ceux portant sur le foyer conjugal, en cas d’échec du mariage ou de rupture d’une union de fait.

[17]      Les demanderesses précisent également dans leur déclaration que, dans le cas de la plupart des maisons situées dans les réserves, les certificats de possession sont détenus par le mari et qu’en cas d’échec du mariage, la femme se retrouve le bec dans l’eau. C’est particulièrement le cas lorsque la femme a suivi son mari dans la réserve de celui-ci, car alors, suivant ce que les demanderesses affirment dans leur déclaration, pour des raisons tant historiques que pratiques, il n’y a pas d’endroit dans la réserve où la femme pourrait habiter après la rupture. Les demanderesses donnent des exemples pour illustrer ce problème aux paragraphes 34 à 37 de leur déclaration.

[18]      Aux paragraphes 38 à 46 de leur déclaration, les demanderesses allèguent que Sa Majesté est assujettie à une obligation de fiduciaire envers tous les Indiens, y compris les femmes indiennes mariées vivant dans des réserves. Cette obligation alléguée est une obligation d’impartialité. Les demanderesses affirment que l’absence de dispositions législatives appropriées a notamment pour effet de soumettre les femmes indiennes vivant dans des réserves à un traitement discriminatoire, en violation de l’article 15 de la Charte et de l’article 7 de la Charte, qui garantit le droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Je passe maintenant à l’examen de l’obligation de fiduciaire en question.

[19]      Malgré l’existence de plusieurs décisions récentes portant sur la nature de l’obligation de fiduciaire à laquelle Sa Majesté est tenue envers les Indiens—et il suffit à cet égard de rappeler les décisions citées par le juge Rothstein, tel était alors son titre, dans l’analyse qu’il a faite de l’obligation de fiduciaire dans le jugement Première nation de Fairford c. Canada (Procureur général), [1999] 2 C.F. 48 (1re inst.)—, force est de constater que l’obligation de fiduciaire à laquelle Sa Majesté est tenue envers les Indiens est une notion qui est en pleine évolution. Toutefois, ainsi que le juge Rothstein le souligne, à la page 77 du jugement Fairford, de nombreux juges se servent encore du guide qualifié de « rudimentaire » que Mme le juge Wilson, qui était dissidente, a proposé dans l’arrêt Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99, à la page 136, pour définir les caractéristiques générales de l’obligation fiduciaire :

Les rapports dans lesquels une obligation fiduciaire a été imposée semblent posséder trois caractéristiques générales :

(1) le fiduciaire peut exercer un certain pouvoir discrétionnaire.

(2) le fiduciaire peut unilatéralement exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière à avoir un effet sur les intérêts juridiques ou pratiques du bénéficiaire.

(3) le bénéficiaire est particulièrement vulnérable ou à la merci du fiduciaire qui détient le pouvoir discrétionnaire.

Ce guide des caractéristiques générales de l’obligation fiduciaire est particulièrement utile lorsqu’il s’agit de déterminer si la Couronne est tenue à une obligation de fiduciaire envers les femmes indiennes mariées ou habiles à contracter mariage qui vivent dans des réserves. Cette obligation consisterait à ne pas permettre que leurs droits de propriété soient de beaucoup inférieurs à ceux dont jouissent les autres Canadiennes. Il est essentiel de tenir compte de la nature de cette obligation fiduciaire pour déterminer si les passages suivants de la déclaration où il est question de l’accord-cadre devraient être radiés.

[20]      Ainsi que je l’ai déjà dit, l’obligation de fiduciaire à laquelle Sa Majesté est tenue envers les Indiens est en constante évolution. Même à la lecture de la décision la plus récente sur la question, l’arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, force est de constater que la nature, la portée et l’application de cette obligation n’ont pas encore été définies avec précision. À titre d’exemple, dans cet arrêt, le juge en chef fait remarquer que, dans le cas de la Couronne et des peuples autochtones, « les exigences de l’obligation de fiduciaire sont fonction du “contexte juridique et factuel” de chaque appel » (à la page 1108). Dans le cas qui nous occupe, l’avocate des demanderesses invoque un argument défendable, en l’occurrence que Sa Majesté est soumise à une obligation de fiduciaire envers les demanderesses, surtout lorsqu’on tient compte du critère rudimentaire formulé par Mme le juge Wilson dans l’arrêt Frame c. Smith (précité). L’avocate des demanderesses avance un argument soutenable, celui selon lequel la Couronne est obligée de reconnaître aux femmes indiennes vivant dans des réserves les mêmes droits de propriété que ceux dont jouissent les autres Canadiennes en cas d’échec du mariage ou de rupture d’une union de fait.

[21]      Plus précisément, si l’on applique les principes dégagés dans l’arrêt Frame c. Smith, on peut valablement soutenir que Sa Majesté dispose de la marge d’appréciation et des pouvoirs nécessaires pour corriger la situation actuelle, qu’elle peut exercer unilatéralement ses pouvoirs de manière à avoir un effet sur les intérêts juridiques ou pratiques des Indiennes mariées et des Indiennes habiles à contracter mariage vivant dans des réserves, et que les bénéficiaires éventuels de toutes ces mesures se trouvent dans une situation particulière de vulnérabilité.

Délégation de l’obligation de fiduciaire

[22]      Les demanderesses poursuivent leur raisonnement en faisant valoir que l’obligation de fiduciaire à laquelle la Couronne est soumise envers les Indiennes mariées vivant dans des réserves ne peut être déléguée aux bandes signataires par le biais de l’accord-cadre. L’avocate des demanderesses reconnaît qu’en principe, Sa Majesté peut déléguer ses pouvoirs, mais affirme qu’elle ne peut déléguer une obligation de fiduciaire qui aurait pour effet de contrevenir à la Charte. L’argument des demanderesses me cause certaines difficultés, qui ne sont toutefois pas insurmontables.

[23]      Certes, la Couronne ne peut déléguer aux Premières nations qui sont signataires de l’accord-cadre le pouvoir de prendre des règlements d’application qui violent la Charte. Pourtant, aucun règlement d’application n’a encore été pris. Pour le moment, l’avocate des demanderesses avance un argument qui n’est pas dépourvu de fondement, en l’occurrence qu’elle et les demanderesses ou elle et d’autres parties demanderesses ne désirent pas contester les mesures réglementaires prises par chacune des Premières nations signataires en matière d’aménagement du territoire, mesures qui, vu la situation passée, risquent fort d’être discriminatoires envers les femmes indiennes vivant dans des réserves. Cet argument est assez attrayant. Toutefois, la délégation de pouvoirs devient une nécessité de plus en plus pressante, car il serait pratiquement impossible pour la Couronne d’énoncer, dans ses innombrables textes législatifs ou réglementaires, des règles détaillées d’application universelle. Citant l’arrêt R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89, à la page 104, l’avocat de l’intervenante soutient que « Le pouvoir du Parlement de déléguer ses pouvoirs législatifs n’a pas été mis en doute ». Pourtant le pouvoir de déléguer n’est pas illimité. Ainsi, la Couronne ne peut pas aller jusqu’à renoncer à exercer ses fonctions. Dans leur ouvrage Principles of Administrative Law, 2e éd., 1994, Carswell, Jones et de Villars enseignent ce qui suit, à la page 28 :

[traduction] Bien que le Parlement fédéral et les législatures provinciales puissent déléguer leurs pouvoirs, ils ne peuvent se démettre de leurs fonctions de législateur, ni s’abolir eux-mêmes. Cette restriction au pouvoir de délégation est inhérente à la théorie de la souveraineté du Parlement : le souverain ne peut s’abolir lui-même. Il ne peut pas non plus créer un autre souverain. Il est cependant extrêmement difficile d’établir la distinction entre une délégation légitime et une délégation illégitime lorsqu’il s’agit de pouvoirs législatifs, et il semble que les tribunaux penchent en faveur de la première. Quoi qu’il en soit, le fait qu’on n’ait pas réussi, en appliquant ce principe, à faire invalider une loi n’enlève rien à l’importance primordiale que revêt, en droit constitutionnel, le fait d’avoir une idée des matières (telles que l’imposition de taxes) dont le législateur devrait s’occuper lui-même et ne déléguer à personne. D’ailleurs, de nos jours, beaucoup s’inquiètent au sujet de la quantité et de l’ampleur considérables des pouvoirs dont tous les degrés de la hiérarchie de l’organe législatif autorisent la délégation. Pour éviter que le Parlement et les assemblées législatives provinciales deviennent des institutions purement symboliques qui délèguent tous leurs pouvoirs réels à l’exécutif (qui dirige en règle générale le parti politique qui contrôle la majorité des sièges à l’assemblée législative), il faut essayer de fixer des limites légitimes à la délégation de pouvoirs. Or, l’existence théorique de ces limites a été reconnue par les tribunaux.

On pourrait peut-être soutenir que, comme la Couronne est tenue d’agir au mieux des intérêts des Indiens, par exemple en ce qui concerne l’obligation de fiduciaire exécutoire dont il était question dans l’arrêt Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335, la Couronne pourrait, dans le cas qui nous occupe, être tenue responsable de ne pas avoir agi au mieux des intérêts des femmes indiennes vivant dans des réserves. Essentiellement, la délégation d’une obligation de fiduciaire pourrait constituer une abdication d’un pouvoir législatif par la Couronne. Cet argument ne s’impose pas de lui-même, mais je ne suis pas prêt à dire qu’il est mal fondé et qu’il est sans portée pratique.

Jugement déclaratoire

[24]      Pour trancher la requête en radiation présentée par la Couronne, il importe de se demander si les demanderesses peuvent, dans une situation préventive, obtenir de la Cour qu’elle rende un jugement déclarant que l’accord-cadre constitue un manquement par Sa Majesté à son obligation de fiduciaire et qu’il va à l’encontre de la Charte.

[25]      Il y a lieu de rappeler ici les propos que le juge Dickson a tenus dans l’arrêt Operation Dismantle (précité), à partir de la page 455 au sujet des jugements déclaratoires. Le juge souligne que le jugement déclaratoire joue un rôle préventif, car il n’est pas nécessaire qu’un préjudice ou un acte dommageable ait été effectivement commis ou menace de l’être. Il suffit pour le demandeur de faire la preuve d’un intérêt juridique quelconque ou de démontrer que l’un de ses droits est compromis ou est gravement menacé. Mais les cas d’ouverture à ce type de jugement déclaratoire ne sont pas illimités, car il doit exister un lien de causalité entre l’acte reproché et le dommage éventuel en découlant. Le juge Dickson explique en détail ces principes. Je me contenterai de ne citer qu’un court extrait de ses propos aux pages 456 et 457 :

La répugnance des tribunaux à accorder réparation lorsqu’on ne peut pas faire la preuve du lien de causalité entre un acte et le dommage éventuel qui, prétend-on, en découlera est illustrée par les principes relatifs au jugement déclaratoire. D’après Eager, The Declaratory Judgment Action (1971), à la p. 5 :

[traduction] 3. Ce redressement [le jugement déclaratoire] ne peut généralement être obtenu lorsque la controverse n’existe pas actuellement, n’étant qu’éventuelle ou éloignée; on ne peut intenter l’action pour régler des litiges dont la naissance dépend d’un événement futur qui peut n’avoir jamais lieu.

4. Les questions conjecturales ou hypothétiques, les litiges feints ou les prétentions biaisées ne sauraient faire l’objet d’un jugement déclaratoire.

De même, Sarna a écrit : [traduction] « Le tribunal ne connaît pas de prétentions qui ne sont pas encore mûres, ni d’instances à seule fin de remédier à des litiges purement éventuels » : (The Law of Declaratory Judgments (1978), à la p. 179).

Il ne s’agit pas par là de nier le rôle préventif du jugement déclaratoire. Comme le juge Wilson le fait remarquer dans ses motifs, Borchard, dans Declaratory Judgments (2nd ed. 1941), à la p. 27, dit que :

[traduction] … il n’est pas nécessaire qu’un « préjudice » ou un « acte dommageable » ait été vraiment commis ou menace de l’être pour que le demandeur puisse demander à la justice d’intervenir; il n’a qu’à démontrer un intérêt juridique quelconque ou que l’un de ses droits est en péril ou est gravement menacé …

Néanmoins, la fonction préventive du jugement déclaratoire doit être fondée sur autre chose que des conséquences purement hypothétiques; il doit y avoir un intérêt juridique menacé qui soit identifiable avant que les tribunaux n’envisagent d’y avoir recours comme mesure préventive. Comme cette Cour l’a déclaré dans l’arrêt Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, un jugement déclaratoire peut influer sur des droits éventuels, mais non lorsque le litige en cause est purement hypothétique.

Bref, pour qu’un tribunal puisse rendre un jugement déclaratoire, il faut qu’on lui démontre qu’un droit est concrètement—et pas seulement hypothétiquement ou spéculativement—compromis. Toutefois, le fait que le droit qui est compromis soit un droit éventuel n’empêche pas nécessairement d’obtenir un jugement déclaratoire.

[26]      La requête en radiation présentée par la Couronne et appuyée par l’intervenante, la nation Squamish, repose essentiellement sur la prémisse que l’accord-cadre constitue simplement une loi habilitante qui crée uniquement un protocole d’entente entre les Premières nations et Sa Majesté. Sa Majesté affirme qu’à la date de l’audition de la présente requête, ce document n’avait été ni ratifié, ni même adopté par le Parlement. Cette dernière assertion n’entre pas dans la catégorie des éléments de preuve qui ne peuvent légitimement être analysés pour déterminer la validité de la cause d’action, car les demanderesses parlent de toute évidence d’un accord-cadre négocié. Les demanderesses ne prétendent pas que l’accord-cadre les a effectivement lésées ou qu’il leur cause présentement un préjudice. Je tiens ici à signaler que, bien que l’accord-cadre puisse constituer une mesure législative à l’étude, il s’agit en fait d’une entente signée, qui a été conclue le 12 février 1996 entre diverses Premières nations et le gouvernement canadien et qui a été considérablement modifiée le 12 mai 1998.

[27]      Sa Majesté soutient que l’action est prématurée, étant donné que la contestation ne peut être faite qu’une fois que les codes fonciers prévus par l’accord-cadre seront en vigueur. Elle ajoute que les droits que possèdent quelqu’un sur une maison ou un immeuble situé dans une réserve ne sont touchés qu’une fois que le régime foncier est instauré. Hormis le fait que l’action des demanderesses ne vise pas les Premières nations, cet argument ne tient pas compte de l’allégation que les demanderesses ont formulée dans leur déclaration et que je dois tenir pour avérée lorsque je me prononce sur la validité de la cause d’action, en l’occurrence que Sa Majesté a manqué à l’obligation à laquelle elle est tenue envers les femmes indiennes mariées ou aptes à contracter mariage qui vivent dans des réserves en ne prévoyant pas dans l’accord-cadre les mécanismes de protection contre la discrimination qui devraient s’y trouver. Si l’on devait ignorer cet aspect, le jugement déclaratoire deviendrait un outil de prévention moins efficace.

Autres motifs de radiation

[28]      J’ai, sans disposer d’éléments de preuve extrinsèques, examiné la question de savoir si les prétentions des demanderesses qui sont fondées sur l’accord-cadre devraient être radiées. En tenant pour avérés les faits articulés dans la déclaration et en leur appliquant les règles de droit pertinentes, je conclus que les passages contestés de la déclaration ne sont pas futiles au point de devoir être radiés. Sa Majesté invoque toutefois les autres motifs énumérés au paragraphe 221(1) des Règles (1998), notamment en affirmant que les actes de procédure sont scandaleux, frivoles et vexatoires ou qu’ils constituent un abus de procédure.

[29]      Pour déterminer si des passages de la déclaration devaient être radiés en vertu des autres motifs, j’ai examiné la déclaration en tenant compte des affidavits produits au soutien de la requête de la Couronne. Comme on peut le constater, suivant certains de ces affidavits, les Premières nations devront élaborer dans leurs codes fonciers des règles et des modalités d’application qui s’appliqueront en cas d’échec du mariage et les Premières nations et Sa Majesté devront ratifier ce code foncier. Les Premières nations intervenantes affirment que ce sera là le moment opportun pour contester des codes fonciers déterminés des Premières nations. Là encore, cet argument est mal fondé et ce, même en faisant abstraction du fait qu’on ne peut forcer un demandeur à poursuivre quelqu’un qu’il ne veut pas poursuivre (Algoma Central Railway c. Canada (1987), 10 F.T.R. 8 (C.F. 1re inst.), à la page 9, une décision du juge Strayer, maintenant juge à la Cour d’appel). Le grief des demanderesses ne porte pas sur ce que les Premières nations peuvent ou ne peuvent pas faire, mais sur le fait que la Couronne a non seulement manqué à son obligation de fiduciaire dans l’accord-cadre, mais encore qu’elle a de fait cédé cette obligation.

[30]      Le fait que les demanderesses aient tenté sans succès de faire modifier l’accord-cadre en recourant au processus politique ou qu’elles pourraient disposer plus tard d’une réparation quelconque contre les Premières nations ne transforme pas la présente action, comme l’intervenante le laisse entendre, en un outil de harcèlement et en une sorte d’abus de procédure. Au contraire, il est peut-être louable de vouloir résoudre les problèmes des demanderesses dès maintenant et de permettre à Sa Majesté et aux Premières nations de connaître avec précision la nature de leurs obligations.

[31]      Ayant conclu non pas à une absence de cause d’action valable, mais plutôt à l’existence d’une cause d’action défendable, je ne suis pas disposé, même en tenant compte des affidavits, de radier les passages de la déclaration portant sur l’accord-cadre ou sur les autres motifs énumérés à la règle 221, étant donné que les moyens tirés de l’accord-cadre ont de bonnes chances de permettre aux demanderesses d’obtenir un résultat pratique.

DISPOSITIF

[32]      Les moyens tirés de l’accord-cadre ne sont pas faciles, mais ils peuvent être plaidés sans hésitation. Il est possible qu’il existe un lien entre ce qui a été omis dans l’accord-cadre et un préjudice reconnaissable à un intérêt juridique qui a fort probablement été subi, compte tenu de l’évolution de l’histoire et des événements survenus jusqu’à maintenant.

[33]      Ainsi que je l’ai précisé, le préjudice reproché repose sur un manquement à une obligation de fiduciaire alléguée envers les femmes indiennes, obligation à laquelle, en supposant que les faits particuliers de la présente espèce en démontrent l’existence, la Couronne ne pourra peut-être pas se soustraire, soit en l’ignorant, soit en la déléguant aux Premières nations. Quant à la possibilité d’obtenir un jugement déclaratoire pour un préjudice prévu, ce moyen n’est lui non plus pas dépourvu de fondement.

[34]      La cause des demanderesses n’est pas facile. Il m’est toutefois impossible d’affirmer qu’il est évident, manifeste et indubitable que les passages de la déclaration où il est fait mention de l’accord-cadre n’ont pas la moindre chance d’être retenus.

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